01 novembre 2005

Deux novembre

par Paolo Barbaro

Ils sont combles, ces jours-ci, les bateaux pour San Michele, l'Ile des morts : cimetière de Venise, gonflé d'arbres et de tombes jusque sur les eaux. Une île lumineuse et obscure, entre les mouvements continus de la marée et les coups de vent, hantée par les barques funèbres argentées qui foncent avec anges et trompettes. Mais aujourd'hui, il y a trop de gens, nous changeons de direction, nous allons rendre visite aux plus antiques lieux des morts, aux cimetières abandonnés, encore dissimulés dans la cité.
Notre recherche commence un peu au hasard, en tâtonnant : nous savons qu'il y a çà et là des campisanti (cimetière au pluriel). A Venise, prend le sens de place sacrée où coexistaient les vivants et les morts comme dans ces cimetières antiques en Egypte) et des calli dei Morti : certains espaces solitaires à côté des églises, des renflements subits ou des affaissements sur de petites places cachées, sont souvent d'anciens cimetières. De certains, on se souvient, d'autres non; parfois ils surgissent brusquement, avec une terrible évidence, à un pas des carrefours les plus fréquentés. Tant la présence des morts a pénétré pendant des siècles la grande et dense ville des vivants.
Dans ce dédale, la recherche est plus difficile que prévue, l'amalgame vie-mort résiste : il faut dépasser le double silence des pierres encore vivantes et des souvenirs qui s'enfoncent toujours davantage dans le temps. Les lieux existent, mais ils nous échappent, les guides et les cartes parfois ne nous aident en rien. La seule référence précise est très lointaine : une île sur la lagune nord, Sant'Ariano, qui tirait son nom de ces lieux fantomatiques. Le vert de l'île rassemblait tous les fils des labyrinthes que nous recherchons : quand les cimetières de la ville débordaient sous l'effet de la succession des générations ou des tourbillons de la peste, on les vidait et on les déchargeait dans cette île qui, au long des siècles, s'est gonflée en une courte colline. Lesrestes de nos ancêtres se retrouvent sur l'eau en strates régulières. On les découvre sur un bon bout de lagune, mais il semble impossible que si peu de traces soient restées de tant d'histoires, de drames, de folies. De temps en temps, même en pleine ville, resurgissent des restes humains oubliés depuis lors : peut-être ici aussi, quand on traverse ces belles places, marche-t-on sur les lieux des morts, échappés à Sant'Ariano. 
Mais voici un endroit sans équivoque, selon nos cartes : le pont des morts, à San Nicolo dei Mendicoli, l'église la plus ancienne de Venise. Le pont est devant l'église, entre le campanile des temps barbares et l'oratoire raffiné. Le lieu est désert, extraordinairement paisible et légèrement sinistre avec ces orbites creusées que présente le port désarmé. Des bandes de verdure de chaque côté du canal; un portique-crypte émouvant, avec la réunion de restes de tombes, de sculptures rongées. Le campo-santo de San Nicolo se trouvait par là. Deux jeunes s'embrassent passionnément, contre les montants du campanile, avec ce désir ardent de poursuivre la vie, même si l'inscription terrible du cadran solaire là-haut, memento fugis, etc..., ne laisse pas d'issue. Peut-être est-ce, dans l'absolu, le plus beau lieu des morts de Venise fréquenté par quelques vivants; et en même temps le plus incertain : est-il uniquement d'un côté du canal, ou aussi de l'autre ?
Nous cherchons les noms des rues, cela devrait nous aider. Finalement, on découvre quelques traces de lettres noires sur le mur, à l'angle et sous les réverbères ; mais on ne lit plus rien. "Le pont des Morts" est donc devenu, pour qui passe, ignorant, un pur moyen anonyme de franchir le canal.
L'église a été restaurée depuis peu, les noms de rues alentour ont disparu. Qu'est-ce qu'une inscription sur un mur, nous demandons-nous, quand en fait le lieu parle tout seul. Et pourtant les noms donnent une réalité aux choses, l'écriture perpétue la mémoire, la maintient vivante. Et ce sont les rares souvenirs de nos morts les plus lointains, auxquels nous sommes tous apparentés. Là où les noms de leurs lieux ont aussi disparu, les morts sont morts deux fois et à jamais.
Derrière l'église de san Nicolo, nous prenons le pont de la Piova et nous arrivons à l'Angelo Raffaele pour trouver, ainsi que le marquent les cartes, le Campo "derrière le cimetière". L'endroit est à l'écart de toute circulation; ici s'interrompt cette suite intermittente de pas qui, à Venise, ne cesse jamais. Il n'y a qu'un magasin de fleurs, vide, sur toute la place, et il n'y a même pas de fleuriste. Pas une âme, entre ces cubes blancs, en surplomb, de l'église. C'est rare à Venise qu'ils soient aussi blancs et aussi brillants, surréels : plus habités par eux peut-être que par nous. Mais l'inscription "derrière le cimetière", l'énorme inscription blanche et noire, dont nous nous souvenons bien, a été effacée : elle se trouvait là, sur une maison gothique. Une belle couche de peinture rouge-marron, et tout a disparu. Le grand crucifix mural sert en vain de signal : par là, amis, vers les morts. Personne ne le suit plus.
alors nous allons à San Basilio, dans le Campiello, à côté des fameux squeri. Ici, c'est encore plus évident. Les vieilles marques ont été volontairement recouvertes par de nouvelles, le Campiello dei Morti est devenu un quelconque Campiello Sartorio. L'espace en terre battue qui, dans notre mémoire, marquait l'ancien cimetière entre les maisons, a été recouvert d'un vilain pavement; seule la bande de pierre grise est restée, où autrefois les vieux allumaient à cette époque de l'année de petites lumières rouges et vertes...
posted by lorenzo at 19:52

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