03 janvier 2007

Toute la population sur la place

La municipalité attendait 35.000 personnes pour la soirée du nouvel an sur la Piazza. Ce furent plus de 60.000 personnes qui se sont finalement rassemblés sous les fenêtres du Doge et au milieu du plus beau salon du monde pour admirer le spectacle pyrotechnique offert par la ville. Belle fête, une sorte de carnaval avant l’heure avec beaucoup de rires et de danses. Une population joyeuse, parfois un peu excitée mais toujours bon enfant.

60.000… Pratiquement le chiffre officiel de la population du centre historique en ce début d’année. La population vénitienne est maintenant tombée en dessous du seuil de 70.000 habitants ! Tous les habitants de Venise peuvent maintenant se réunir sur la Piazza. Lorsque j’étais étudiant, le nombre d’habitants du centre historique venait de descendre à 80.000 habitants. Cent ans avant, du temps de mes grands parents, il y avait plus de 120.000 habitants. Je crois que les troupes napoléoniennes pénétrèrent dans une Venise peuplée de près de 200.000 personnes…

62.000 habitants au 1er janvier 2007 Et ce phénomène va se poursuivre puisque les spécialistes prévoient moins de 60.000 habitants en 2010 ! Les causes sont multiples : logements trop chers ou insalubres, vie quotidienne devenue trop chère, de moins en moins d’emploi en dehors des métiers – certes honorables – de serveur, de porteur de bagages ou de vendeur de souvenirs. Trente fois moins de boulangeries, de boucheries, de merceries, de papeteries, de drogueries et de quincaillerie qu’il y a trente ans ! C'est pareil partout me direz-vous, mais ici c'est encore plus visible et dramatiuqe... Cent fois plus de boutiques à touristes… Et des masses de plus en plus nombreuses déferlant sur la ville. Terrible constat. L’agonie sera longue et pénible.

Mais, en dépit des hordes qu’on ne peut plus arrêter, nombreux sont ceux qui cherchent des solutions ou du moins des aménagements. C’est ainsi que les monuments comme les musées peu à peu s’aménagent pour accueillir ces hordes sans trop de dommage. C’est ainsi que la municipalité cherche le moyen de réguler la transformation des logements en chambre d’hôtes et autres studios loués aux étrangers. Mais comment freiner l’exode des administrations, des entreprises du tertiaire qui avaient leur siège – ô combien prestigieux – à Venise ? Le développement industriel s’il a pu pallier une grande partie du problème de l’emploi au début du XXe siècle a apporté tellement de nuisances qu’il n’est pas envisageable, surtout dans le contexte actuel de la mondialisation, de le redéployer. Attirer des entreprises quand la plupart s’en vont ? Ce qui attire ce sont les palais vacants que l’on rénove et aménage pour des soirées somptueuses mais qui n’apportent rien à la ville que la préservation de ses monuments. Cacciari mise sur l’art contemporain et la création… Pourquoi pas, mais on flirte toujours ainsi avec la calcification de la Cité des Doges : musée ou laboratoire de création, ce n’est pas ce qui fait vivre une ville et rouvrira boucheries et épiceries…

Égoïstement, nous qui avons la chance extraordinaire de pouvoir nous rendre souvent à Venise, d’y avoir un logement, des amis, des habitudes, nous cherchons à préserver notre ville et c’est parfois au détriment des vénitiens eux-mêmes et de la ville après tout. Plus nombreux seront les étrangers à choisir de vivre quelques mois dans l’année à Venise, à louer ou à acheter des pieds à terre ici comme d’autres sur la Côte d’Azur ou en Dordogne, plus difficile sera la recherche de logements pour les vénitiens de souche. Le problème ne se pose qu’avec ceux qui comme moi vont et viennent, s’installent quelques semaines et repartent. Le reste du temps la maison est vide ou au mieux prêtée à des amis ou louée… Si au moins nous vivions toute l’année à Venise… Peut-être faudrait-il encourager les forestieri à rester toute l’année. Après tout, le climat est très bon à Venise. Peu de pollution, une vie calme, les attraits d’une grande ville et d’un village en même temps. En Périgord, des villages ont repris vie grâce aux nouveaux colons britanniques ou hollandais. Cela ne s’est jamais fait sans grincement de dents mais au moins les maisons sont restaurées, occupées, les écoles rouvertes, des magasins apparaissent là où il fallait prendre sa voiture et faire trente kilomètres pour trouver un supermarché… On pourrait envisager l’obligation pour l’étranger d’apprendre le vénitien et de suivre des cours de vie vénitienne… On pourrait imposer un quota d’artistes, d’écrivains, de créateurs et de simples retraités amoureux de la ville pour ne pas en faire une sorte de Greenwich village artificiel, ghetto de vieillards ou d’artistes argentés… Et puis, il faut briser le globe sous lequel on a enfermé la ville. Depuis sa création, elle a bougé, elle s’est reconstruite, transformée, agrandie… Construisons là ou il y a de la place – et il y en a – laissons aux jeunes architectes italiens – Venise en regorge – la possibilité de s’exprimer et d’innover en partant des contingences locales certes très prégnantes mais nécessaires à respecter pour que se pérennise l’idée même de Venise. Le pont autrichien était déjà une aberration, alors le béton armé, la brique industrielle ou les structures de verre et de bois ne sont pas des audaces mais des conneries (pardonnez cet écart de langage). Venise est propriétaire de nombreux bâtiments mais les aménager en logements salubres coûterait une fortune. En l’état, peu sont habitables selon les critères d’aujourd’hui. Démolissons ce qui n’a pas un caractère extraordinaire et majeur pour le patrimoine de l’humanité. Il y a des friches à Venise, des îles vides, des terrains vagues. Ne les laissons pas aux spéculateurs de Las Vegas ou de Disney Corporation. Plus de projets d’hôtels de trop grand luxe pour happy few asiatiques ou américains. Offrons des logements locatifs abordables et les familles reviendront, les écoles rouvriront, les commerces réapparaîtront. A l’ère de l’ultra technologique pourquoi ne pas délocaliser à Venise ? Un statut spécial pour les entreprises italiennes ou étrangères créatrices d’emploi (je ne sais quelle est la marge de manœuvre de la municipalité et de la région en Italie en matière de taxes et d’imposition, mais je sais que n’importe quelle entreprise qui se verrait offrir 50, 100 ou 200 logements gratis en échange de l’implantation d’une unité de production ou de bureaux administratifs y réfléchirait à deux fois). Avoir son siège à Venise, pouvoir loger ses employés à moindre frais, qui n’en voudrait pas ? Mais je ne suis ni un élu, ni un économiste et mes idées sont peut-être naïves.

Je vois seulement quand je passe dans les rues combien la ville change. Rien qu’en sortant de chez moi pour aller acheter le journal quand j’habitais Cannareggio, Calle del’Aseo, derrière le Cinéma Italia, et que le kiosque de la lista di Spagna était fermé, je partais vers la gare, je passais devant trois coiffeurs, une quincaillerie, un droguiste, cinq épiciers, deux marchands de fruits et légumes, trois boulangeries, une mercerie, deux bouchers, un charcutier, quatre boulangers, un marchande de jouets, deux buralistes (ils vendaient encore du sel à cette époque), un serrurier, deux drapiers, un marchande de bonbons, un grand magasin Standa, quatre pharmacies, un nombre incalculable de petits bars avec des stands de Totocalcio, un réparateur de radios et télévisions, un négoce de vaisselle et d’articles ménagers, une salle des vente, six restaurants, un libraire, deux antiquaires, un parfumeur, un ébéniste, un plombier, trois bijoutiers, deux pressings, et des magasins de vêtements. Il y avait certes déjà un marchand de gravures et deux boutiques de souvenirs… L’énumération est fastidieuse, je sais, mais je voudrais faire comprendre à celui qui découvre Venise aujourd’hui combien il est triste de se promener dans des rues figées dans un passé artificiel, vides de leurs commerces ou remplies de boutiques attrape gogos Made in Taïwan. Imaginez combien les rues étaient bruissantes, les conversations animées, la vie bouillonnante partout, et cela depuis un millenaire… Aucune nostalgie dans ces lignes, je rêve seulement que la vie revienne dans ces rues et sur ces campi autrement qu’artificiellement avec des carnavals populaires et des fêtes de luxe pour les riches...

Il faut des enfants qui courent et nous bousculent, des vieux qui discutent assis au soleil, des marchands qui apostrophent les ménagères pour faire remarquer la beauté de leurs fruits et de leurs légumes venus des îles de la lagune, des pêcheurs qui offrent le produit de leur pêche, des livreurs qui se faufilent en criant gare… Même le touriste s’en trouvera bien, rien de tel que la vraie vie pour marquer un voyage non ? Allez du côté du marché du Rialto un matin vers 11 heures ou bien à Castello, sur la Viale Garibaldi, devant Santi Apostoli, et la vie qui fuse sous vos yeux dans ces endroits, c’est la vie et l’animation qu’on pouvait trouver partout dans Venise autrefois. De même à l’heure de la passeggiata, à San Luca ou à San Bartolomeo, les campi étaient nors de gens, tous ou presque avaient moisn de vingt ans. A Sto Stefano leurs aînés se retrouvaient, étudiants, jeunes ménages. Les familles sortaient à San Polo, Santa Maria Formosa, ailleurs encore. Une foule innombrable sortait des maisons et se retrouvait dans un brouhaha tellement chaleureux que le plus agoraphobe d’entre vous se serait senti comme seul avec des amis ou en famille… La passeggiata existe encore mais évidemment les figurants sont moins nombreux. La production n’a plus les mêmes moyens. Imaginez ce que cela sera lorsqu’on ouvrira le matin les portes de Venise aux hordes... De vrais figurants ceux-là se mettront en place et comme dans une sorte d'écomusée, singeront les gestes de leurs ancêtres : gondoliers, souffleurs de verre, marins, provéditeurs et conseillers en toge, mitrons portant sur leur tête les paniers remplis de croissants fumants, les lavandières avec leur panières de linge, les étudiants leurs livres sous le bras. On peut imaginer à certaines heures, comme la relève de la garde devant Buckingham Palace, des sortes de ballets comme Broadway ou Las Vegas savent en créer : gondoliers regagnant leur gondole, apprentis et serveuses, étudiants et religieuses qui s’agiteront en musique sous le crépitement des flashes des hordes qui en auront pour leur argent. Allez, ne vous en faites pas Venise-disneyland, cela pourrait ne pas être dans très longtemps. Parfois, je prie pour qu’Al Gore se soit trompé et que la montée des eaux soit pour demain et qu’on en finisse avec ce cauchemar !

Mais soyons résolument optimistes, les autorités cherchent des solutions et parfois proposent de bonnes choses. Les Moulins Stucky qui seront à la fois un hôtel de luxe et des logements sociaux, l'arsenal réorganisé et ré-exploité, la venue de la collection Pinault au Palais Grassi, d'autres projets de qualité qui créeront des emplois ailleurs que dans le tourisme... Et puis que diable, Venise reste toujours aussi belle et les jeunes qui s'en éloignent sont remplacés par de jeunes vénitiens d'adoption qui la découvrent : visiteurs ébahis, étudiants déterminés, certains resteront et formeront la Venise de demain. Je suis certain que tous, vénitiens d'adoption ou de souche, ils refuseront de devenir des sortes d'indiens dans une réserve, imbibés d'alcool et d'ennui ! Quant aux touristes, ils ne seront plus une horde de consommateurs ignares et pressés, mais des voyageurs informés et bien élevés dont l'émerveillement sera teinté de respect et de sollicitude.

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