26 septembre 2007

La Giudecca cernée par le tourisme de luxe

Au moment où s’ouvre à la Giudecca l’immense hôtel Hilton des Mulini Stucky, je me suis dit qu’une petite promenade dans ce quartier si calme et si agréable changerait un peu les lecteurs de Tramezzinimag. Combien sommes-nous à débarquer sur cette île et, laissant les dizaines de monuments et de chefs-d’œuvre croisés à chaque pas dans le centre historique, savons y retrouver la tranquillité et l’authenticité de la vraie Venise ? J'avoue que j'y vais peu et c'est dommage.
 
Entourée maintenant par les deux ensembles hôteliers les plus luxueux et les plus chers de la ville: la villa Cipriani à l’Ouest de l’île, près de San Giorgio et le gigantesque Hilton Resort à l’autre bout, dans ce qui fut longtemps un quartier misérable, une zone industrielle comme le XIXe siècle anglais ou prussien en avait répandu dans la plupart des agglomérations européennes, la Giudecca est-elle en train de perdre son âme ? A voir les enfants courir sur les campi, les personnes âgées qui profitent des derniers rayons de soleil en ce début d’automne, les commères qui bavardent en attendant leur tour chez le coiffeur ou l’épicier, on sent bien que non. Comme dans d'autres quartiers un peu éloignés, il y règne une atmosphère authentique que ne troublent pas les hordes de touristes en visite guidée.

De tout temps, la Giudecca a été un quartier de rencontres et de mélanges. Des familles de pêcheurs et d’ouvriers cohabitaient avec des familles patriciennes qui avaient bâti là des demeures somptueuses au milieu de grands et magnifiques jardins. L’air y était plus pur disait-on, et bien meilleur pour aider les enfants à grandir. Il y a avait des couvents mais aussi des casini, ces villégiatures de plaisir qui n’étaient pas toujours - contrairement à ce que certains esprits salaces aiment à faire croire - des bordels de luxe. On trouvait aussi beaucoup de potagers et de vergers, des vignes même. Un lieu de villégiature encore lié à la simplicité rurale des premiers temps. Puis avec la chute de la République, l'occupation autrichienne, la misère galopante, la Giudecca est devenue un monde à part. Le refuge d’un peuple en haillons dont les enfants souvent réduits à la mendicité partaient en barque le matin pour essayer de gagner trois sous à la porte des auberges de luxe où à la sortie des restaurants et des théâtres. Des chantiers de construction navale, des ateliers industriels et les fameux moulins drainaient un prolétariat mal payé et mal nourri qui contrastait avec l’image laissée par l’histoire de ce peuple grandiose. Les choses se sont heureusement améliorées. On vit aujourd'hui aussi confortablement à la Giudecca que du côté de Dorsoduro ou de San Polo. 
 
Les logements y sont même le plus souvent rénovés. Des constructions neuves à l’architecture osée bien que toujours inspirée par le modèle vénitien abritent de nombreuses familles et il reste encore davantage d’autochtones que d’étrangers.

Beaucoup de choses à y voir certes mais le plus simple est encore de s’y promener sans but. Visiter les trois églises du Redentore, des Zitelle et, ma préférée, la petite Sta Eufemia, essayer d’apercevoir les allées du jardin d’Eden et admirer les trois au quatre casinos qui existent encore dont celui de la marquise Rapazzini, (qui appartint
au milieu du 18ème siècleau célèbre Giorgio Baffo, sénateur et magistrat de Venise, mais aussi poète érotique).
 
Quelques bars où les pâtisseries sont particulièrement bonnes à l’heure du café. Mais aussi l’inévitable Harry’s Dolce beaucoup décrié mais que j’aime bien. Sa terrasse en face des Zattere, le délicieux club Sandwich, les pâtisseries à se damner. Le thé y est bon, le Bellini bien entendu excellent et les enfants ne sont pas oubliés qui ont droit à une version sans alcool ! L’hiver, une seule table est agréable : celle près de la vitrine qui permet de regarder le canal de la Giudecca et l’autre rive…

La Giudecca. C’est là que Michel-Ange, exilé de Florence en 1529, vint se reposer dans la paix de l’ïle "per vivere solitario" se disant prêt à abandonner le monde. Et Alfred de Musset rêvait d’y vivre et d’y mourir… On y cultivait aussi les fruits de l’esprit : c’est non loin des Zitelle qu’Ermolano Barbaro créa son académie philosophique, au numéro 10 de la fondamenta San Giovanni. Une inscription sur la façade en rappelle l’existence… Un peu plus loin, on peut voir les vestiges de la maison de campagne des Princes Visconti de Milan, la fameuse "Rocca Bianca" qui abrita de nombreuses fêtes et où séjournèrent tout ce que la Renaissance a compté de célébrités.

Mais je m’éloigne de mon sujet avec ma sempiternelle gourmandise. En fait, je voulais tenter de vous décrire toute l’authenticité de la vie à la Giudecca. Et vous parler de l’association ARCI Giovani Luigi Nono et de la manifestation "Veci Zoghi in campo" (littéralement "jeux d'autrefois sur la place") qu’elle organise depuis maintenant une dizaine d’années. L’idée est de proposer aux enfants du quartier - et aux autres - de retrouver les jeux en usage autrefois dans les rues de Venise. Je vous avais déjà parlé de cet ouvrage sympathique qui énumère ces jeux de rue dans ce paradis des enfants qu’est Venise, sans le danger des voitures (*). Chaque année cette association invite donc les enfants à redécouvrir les jeux de rues qui faisaient les délices de leurs parents ou de leurs grands parents. Du temps où nos chères têtes blondes n’avaient pas la triste habitude de s’abêtir devant la télévision ou les jeux vidéos.

Il y a derrière les Zitelle un énorme îlot de verdure que peu de vénitiens connaissent et qui n’a même pas de véritable nom. Giudecca 95 est sa seule dénomination. "Il giardino" pour les riverains. Face à la lagune, boisé, avec pour seul bâtiment la bibliothèque de quartier et un foyer de personnes âgées, c'est le poumon du quartier des Zitelle. L'association y montre depuis dix ans les Campanon, peta busa, cimbali, ara che vegno, l’omo nero : autant de jeux qui avaient leurs règles précises et qui sont pratiquement abandonnés aujourd’hui. Marco Bassi, l’initiateur de ces journées annuelles explique qu’en montrant aux enfants les jeux qui se pratiquaient encore il y a vingt ans dans les rues de Venise, l'association espère les convaincre à sortir de leurs habitudes télévisuelles. Même les parties de calcio organisées par les curés dans les cours des paroisses n’ont plus autant d’adeptes. Il y a toujours un feuilleton ou un show télévisé qui semble plus important.
 
Dans ce jardin, les enfants trouvent par exemple des monceaux d’argile qu’ils peuvent utiliser de mille manières. Les filles en font des plats pour leurs poupées, les garçons des constructions éphémères… Peu à peu les parties endiablées de ballon prisonnier ou de loup qui court font de nouveaux adeptes. Grâce à cette initiative la municipalité installe un peu partout des aires de jeux : Balançoires, toboggans, tourniquets, bacs à sable sont maintenant à la disposition des enfants dans pleins d’endroits imprévus pour leur plus grand bonheur. Et puis ce qui est merveilleux dans ce genre d’action c’est que jeunes et anciens se retrouvent et communiquent autrement. Les uns expliquent les jeux de leur enfance, les autres en redemandent. C’est comme ça que Venise résiste et que la vie perdure dans ces îlots de tranquillité que la vie moderne ne détruit jamais tout à fait. Comme le soulignait Mario Mariuzzo :
"tous sont conscients que nous perdons peu à peu une part importante de notre histoire commune en oubliant nos usages et nos traditions. Se rappeler comment les petits vénitiens occupaient leurs loisirs quand il n’y avait ni jouets sophistiqués ni informatique ni télévision, c'est résister à la normalisation qui peu à peu risque de détruire la Venise des vénitiens".

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