23 septembre 2011

Les hordes ne sont pas responsables

Mon amie Claire, qui séjourne à Venise comme elle le fait plusieurs fois dans l'année pour ses affaires, vient de m'adresser un texto pour le moins inhabituel. D'ordinaire mesurée, elle a rarement un mot plus haut que l'autre et le respect qu'elle manifeste en toutes circonstances pour les autres, est bien connu de son entourage. Pourtant, cette fois, ses mots expriment un désarroi qu'hélas nous sommes nombreux aujourd'hui à partager : "Je suis écœurée par cette marée de touristes déversée chaque jour par d'énormes navires. Impossible de reconnaître la Venise des années 70-80 que nous avons connu et où il faisait si bon vivre." Inquiète de virer à la vieille ronchon, elle me dit son bonheur de se réfugier à Murano où ses activités l'appellent. La foule y est moins dense et moins longtemps.

Bien sur ces hordes de touristes sont faites d'individus qui ont comme nous tous le droit de venir admirer les beautés incroyables de la Sérénissime ; et il faut se réjouir bien sur de la démocratisation des voyages. Nous ne pouvons qu'apprécier les facilités d'aujourd'hui qui permettent de visiter le monde à peu de frais. Mais Venise est en train de sombrer sous ce flot ininterrompu de visiteurs. 21 millions de personnes qui envahissent chaque année des lieux rendus fragiles par le temps, la pollution et où ne vivent plus qu'un peu plus de 50.000 habitants... Le mal est sans issue. On ne peut interdire le tourisme, il est impossible de réguler ces flux à la croissance exponentielle et les pires conclusions apparaissent ça et là dans les rapports officiels. La récente initiative de Venessia.com qui organisa avec un humour grinçant l'inauguration de Veniceland, vaste parc d'attractions sur le modèle de Dysneyland. On n'avait jamais été aussi près de la réalité qui semble attendre Venise et les vénitiens et le cauchemar revient souvent qui montre un vénitien - le dernier - ouvrir le matin et fermer le soir les portes de la cité-lunapark... 
 
Les élus planchent depuis trente ans maintenant sur les moyens de sauver la ville et ses habitants. Toutes tendances politiques confondues, personne à ce jour n'a trouvé la solution : taxe de séjour, numerus clausus quotidien, nouveaux itinéraires, blocage des autorisations d'ouverture de commerces touristiques et de création de nouveaux hébergements... Rien n'y fait. Les vénitiens continuent de fuir le centre historique pour les banlieues modernes et équipées, les commerces de proximité disparaissent les uns après les autres, les écoles et les dispensaires ferment leurs portes. A chacun de nos séjours, nous constatons la disparition d'un commerce, l'ouverture d'une boutique ou d'un bar à touristes, des immeubles entiers sont vides et il y a moins de linge aux fenêtres, moins d'enfants sur les campi à la sortie des écoles et dans les églises, les rares paroissiens s'excusent presque d'occuper les lieux pour rendre grâce au Seigneur empêchant ainsi les visites...

Pourtant la magie des lieux reste entière, fascinante qui suffoque à chaque fois comme à la première fois. Mais combien de temps encore pourrons-nous profiter tous autant que nous sommes, de ce trésor unique ? Pourtant la Venise vivante est toujours là, à quelques pas de la foule. En faisant l'effort de sortir des circuits touristiques, on se retrouve assez vite dans des lieux paisibles où le bruit de la foule n'est plus que lointaine rumeur. Mais si ces lieux sont tranquilles, ils sont aussi de plus en plus dénués de vie : tel marchand de fruits et légumes qui se dressait sur cette petite place, a disparu. Plus loin, la petite école maternelle a fermé ses portes, là le droguiste qui vendait aussi des bonbons est remplacé par un cyber-point... Le progrès, l'évolution des choses et des esprits me dira-t-on...

Certes, il faut aller avec son temps et aucune civilisation n'est immortelle. Les plus belles créations humaines meurent toutes un jour, mais l'agonie de Venise dont nous sommes les témoins est douloureuse pour ceux qui l'aiment avec passion. A ce point de notre raisonnement, tout est question d'état d'esprit et de mentalité. Il y a ceux qui ont décidé de serrer les poings et de ne voir que ce qu'ils aiment voir à Venise, les reflets, la lumière, les milliers de sollicitations esthétiques qui semblent échapper aux outrages du temps. Ils vont à travers la ville, le visage marqué d'un sourire béat et les yeux tout imbibés d'émotion. Ils vibrent au même rythme que l'histoire de la ville. La foule ne les encombre pas, ces bienheureux ne la voient pas. Ils passent (le plus souvent possible) quelques jours au milieu de l'histoire, de la beauté et du calme. 
 
Venise est pour eux comme une princesse assoupie qui bouge juste assez encore pour les accueillir et ils en sont chaque fois très émus. Il y en a d'autres qui évoluent aussi dans les méandres de la ville, fascinés eux aussi mais indifférents à la foule qu'ils y ont toujours connu. Ils ont souvent la chance d'être propriétaires et peu à peu, ils ont l'illusion de devenir vénitiens, comme les vacanciers du Cap Ferret se sentent arcachonnais ou ceux de l'ïle de Ré se pensent rétais... N'avoir que quelques fournisseurs attitrés pour remplir leur frigo ne les surprend pas, ils vont au restaurant. ils ignorent les centaines de boutiques qui existaient là auparavant et la foule très dense de vénitiens qu'on croisait avant les matins au marché, vaut pour eux celle qui joue les figurants désormais... Leur béatitude masque les problèmes mais eux au moins - dans leur grande majorité - respectent la ville et son art de vivre. Ils seront peut-être un jour, et nous avec eux, les ultimes habitants de Venise sans jamais avoir été réellement vénitiens...

4 commentaires:

Condorcet a dit…
Ce que j'ai vu cette année de Venise m'inquiète beaucoup : la hausse exponentielle des hébergements touristiques n'a d'égale que la marchandisation sans cesse plus accrue des activités.

Douille a dit…
Avec le temps, je trouve tes articles de plus en plus en phase avec les opinions... En effet la foule "n'en peut rien"...
dominique a dit…
bonjour Lorenzo, tout d'abord bravo et merci pour ce blog (que je visite régulièrement) j'aime particulièrement le ton de votre billet d'aujourd'hui d'autant plus que j'ai eu le bonheur de visiter Venise en plein hiver (janvier 2006).J'étais venue chercher les brumes des aquarelles de Turner, donc je ne sais pas ce que sont les hordes de touristes, j'ai de magnifiques photos de la pace San Marco vide. J'ai même eu la chance d'avoir un peu de neige.
Mais ce qui me pousse à vous faire ce petit clin d'oeuil est votre remarque sur les touristes ferretcapiens qui se prennent pour des arcachonnais !!! rien à voir mon bon Monsieur! Temoin privilégiée puisque j'habite Andernos puis maintenant Cassy depuis 22 ans, je compte les points entre les 4 populations: le sud du Bassin, le fond du Bassin, la presqui'île du Ferret et les touristes. Et je peux vous dire que c'est du sport, les enjeux entre projets d'aménagements et protection du milieu naturel fagile donnent lieu à de vifs échanges parfois cocasses voire houleux lors de réunions publiques.Le Bassin d'Arcachon aussi est une lagune, où les modestes pignots se prennent pour des palines.
a binetôt
cordialement
Dominique

Michelaise a dit…
oui oui, belle analyse et ???? car comment sortir de l'impasse dont le tourisme de masse n'a fait que révéler le manque définitif d'issue ???

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