24 février 2006

Zola dit Venise


"[Venise,] c'est bon pour un repos après une grande douleur. Il faut y laisser bercer sa vie. Pour un long travail aussi. La ville du silence."


Emile Zola (in Mes Voyages, 1894)
posted by lorenzo at 23:29

Les spectateurs et la Fenice : une histoire d'amour.

Mardi dernier, un "blackout" vocable anglais que les italiens utilisent volontiers pour parler des grèves qui perturbent la vie courante de la péninsule, avait empêché l'ultime répétition d'un opéra et les mises au point techniques nécessaires à la bonne marche du spectacle. L'oeuvre, présentée en création mercredi, n'avait donc pas pu l'être en entier ce qui avait provoqué quelques mouvements d'humeur parmi les spectateurs. L'administration du théatre avait alors proposé le remboursement partiel des billets.

Le Gazzettino de ce matin s'est fait l'écho d'une belle histoire d'amour qu'il faut absolument faire connaitre tant l'attitude des uns et des autres a été superbe et très noble. Les abonnés ont fait savoir qu'ils se félicitaient de l'attention et du respect démontrés à leur égard à l'occasion de la Première de l’œuvre de Ermano Wolf Ferrari, "I quatro rusteghi" donnée que partiellement suite à l'annulation de la répétition générale du matin suite à la grève générale qui a laissé la ville sans électricité pendant une bonne partie de la journée. Vittorio et Yaya Coin, Barbara di Valmarana, Luciana Malgara, Lucia Zavagli, Jérome Zieseniss, Pier Paolo Campostrini, mélomanes vénitiens bien connus dans la Cité des Doges, se sont faits les porte-paroles des abonnés et ont refusé purement et simplement l'offre très courtoise du théatre. Celui-ci proposait un remboursement des billets et d'une partie du prix de l'abonnement. 


"Ce que nous avons vu du spectacle a été très beau et cela nous a vraiment plu" a dit Vittorio Coin au Superintendant Giampaolo Vianello. Personne parmi les abonnés n'a demandé à être remboursé. L'attitude de l'administration de la Fenice a été des plus courtoises, montrant un respect des spectateurs hélas peu répandu dans les théâtres modernes, en proposant aux spectateurs présents à cette soirée inaugurale un peu mouvementée, le remboursement de 60% du prix du billet. Cette correction vis à vis du public est tout à l'honneur de la Fenice et méritait d'être citée en exemple. D'autant plus que cette décision a été prise à un moment où la Fondation de la Fenice traverse une crise économique terrible. En dépit de ces difficultés financières, la Fondation n'a pas voulu mettre de côté la considération du public sans qui les spectacles n'existeraient pas. Cette belle réaction prend toute sa valeur quand on sait combien le spectacle inachevé a été applaudi par une salle archi-comble, démontrant ainsi la qualité de la production en dépit des difficultés techniques imprévues. 

"Nous aimons trop notre Fenice pour accepter un quelconque remboursement" ont déclaré en chœur les spectateurs. Belle leçon : tout un public qui soutient son opéra. Une administration qui prend le risque d'accroître son déficit par respect de son public ! Belle leçon vraiment. Je vais paraitre grandiloquent - ce qui réjouira mes détracteurs - mais je tiens cette attitude pour typique des vénitiens, qui ont tous les défauts sauf celui d'être mesquins. Depuis toujours (c'est ce que le monde entier a détesté chez elle), la Sérénissime République a donné des leçons (des exemples ?) de noblesse, de grandeur et d'efficacité au monde civilisé. Ce petit évènement en est l'illustration.

posted by lorenzo at 22:27

23 février 2006

Un festin de roi...

J'ai diné ce soir, seul, comme un roi. Un repas simple à réaliser, délicieux et gourmand, comme on devait en savourer dans l'antique République de Venise : un plat de polenta. Goldoni en parle dans ses mémoires (cité par Agnès Michaux, dans son anthologie "le roman de Venise", paru chez Albin Michel en 1996)...

"Nous emplirons d'eau une grande marmite et nous la poserons sur les flammes. Quand l'eau commencera à murmurer, je prendrai cette poudre belle comme de l'or qu'on appelle farine jaune et petit à petit je la ferai tomber dans la marmite dans laquelle tu traceras des cercles et des lignes de ta cuillère savante. Quand la matière deviendra dense, nous l'enlèverons du feu et tous deux ensemble, avec une cuillère chacun, nous la ferons passer de la marmite sur un plat. Nous étalerons ensuite une abondante portion de beurre frais, et ensuite ? Et ensuite Arlequin et Rosaura, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, chacun une fourchette à la main, prendront deux ou trois bouchées d'un seul coup de cette polenta fameuse et feront un festin de roi..."
Carlo Goldoni
La Donna di garbo, 1743

Simple à cuisiner, bien qu'il existe mille variantes et autant de possibilités de recettes, la polenta est un régal. Coupée en carrés, j'en ai presque toujours d'avance au frais. Elle peut se servir en purée pour accompagner volailles et rôtis où elle remplit avec aisance le même rôle que le délicieux yorkshire pudding des dimanches britanniques, celui de notre purée de pommes de terre ou du riz pilaf : elle permet de savourer les jus et les sauces. Dans les Landes, on fait des "cruchades", sortes de galettes de polenta frites à l'huile et servies chaudes après avoir été recouvertes de sucre... Agréable canapé quand on les recouvre de saumon, de tapenade, de caviar d'aubergine, de guacamole, la polenta se fait alternative aux blinis...

Ce soir, j'en ai fait revenir quelques morceaux à la poële avec un soupçon d'huile d'olive, je les ai dressé brûlants sur une assiette. J'y ai mis du beurre qui a doucement fondu, du parmesan fraîchement râpé. J'y ai ajouté de fines tranches de jambon de San Daniele, des lanières de carottes et de radis noir crus , de la mozarella (de la vraie, faite avec du lait de bufflesse) coupée en lamelles et un oeuf poché. J'ai arrosé les crudités et l'oeuf d'un peu de vinaigre balsamique. Le festin était prêt. Ah, j'oubliais, il y avait un peu de tapenade maison, pour la couleur. Un régal accompagné d'un verre de Bardolino à la saveur très ample, très longue. Un festin de roi vous dis-je ! 

"Un beau jour, entre l'Oglio et le Brenta, Vint au monde la polenta"
(chanson populaire de Vénétie)
posted by lorenzo at 23:05

22 février 2006

Le temps qu'il fait


Temps maussade sur la lagune. Il faisait 6° aujourd'hui. Il pleuvra certainement demain, selon la météo. Le vent soufflera encore plus fort qu'aujourd'hui et en chassant les nuages, ramènera pour dimanche un ciel dégagé et un soleil presque printanier.

posted by lorenzo at 23:03

21 février 2006

Bons baisers 1900 de Venise

Bons baisers 1900 de Venise

posted by lorenzo at 01:31

C'est aujourd'hui le carnaval des enfants

Joli programme encore aujourd'hui pour le carnaval 2006, qui bat son plein dans la joie, et apparemment dans la bonne humeur. Tous les participants, forestieri (étrangers) et vénitiens, se préparent à un après-midi marathon de danses et de jeux traditionnels. Il y aura même des marionnettes.


Relancé spontanément il y a plus de vingt ans, le carnaval est devenu un rendez-vous obligé pour les vénitiens et le monde entier. Les attractions ne manquent pas. Aujourd'hui par exemple, dès 15 heures, sur la piazza San Marco, ce sera le "bal della quadrilla e del laccio d'amore" (cette danse traditionnelle des mariages depuis les temps très reculés) présenté par un groupe de danseurs venu de Lauro, en Campanie. A 18 heures, concert de "Il suono improvviso" sous la direction de Paolo Vianello qui ouvrira la danse sur la piazzetta Pendant ce temps au Gazebo, pour les amateurs de musique classique, ce sera l’Opéra de chambre de Venise qui se produira.
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Mais cette journée est avant tout celle des enfants. Car, cette année encore, les organisateurs ont pensé à eux. Le groupe "Lion e Mandragola", sur le campo San Polo, présentera de 15 heures à 18 heures, un spectacle intitulé "Scusate il disturbo, stiamo giocando per voi" (excusez le dérangement, nous sommes en train de jouer pour vous), une série de jeux traditionnels auxquels les enfants participeront. "Macrame", le laboratoire de fabrication de masques leur permettra d'apprendre l'art ella maschera. Puis entrera en scène "L'aprisogni" (l'ouvre-rêves), le théatre de marionnettes et juste après, ce sera un bal costumé rien que pour les enfants.
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Au Rialto, ça va déménager de 19 heures à 23 heures, sous la férule des "Cacao Brothers Dj and Guest". Point de ralliement des jeunes qui auront la possibilité de danser jusqu'à 4 heures du matin (rarissime à Venise où dès 1 heure, le silence d'habitude se fait total dans les night clubs) puisque ce sera la "Carnival Night". La gigantesque piste de danse est installée à la gare maritime de San Basilio, située assez loin du centre historique et des habitations, histoire de ne pas déranger ! 
Autre information utile (et agréable) : aujourd'hui encore comme pendant toute la durée du carnaval, il est possible de faire un tour en gondole, de nuit, à un prix discount (excusez le langage) grâce à l'Association "Gondolieri di Venezia - Assemblea dei Bancali". La seule condition : être masqué.
C'est aussi aujourd'hui, le premier rendez-vous du festival de théatre de Maurizio Scaparro, sous l'égide de la Biennale. Je vous en ai déjà parlé. Placé sous le double signe du "dragon et du lion", la manifestation débute à l' Ateneo Veneto (à côté de la Fenice) à 17 heures avec "La Cina raccontata da Calvino, Parise, Terzani, Ricci, Xianyong" (la Chine racontée par...). Federico Rampini, correspondant de la Biennale à Pékin, parlera de la croissance de ce pays incroyable qui abrite le cinquième de la population terrestre pendant que Donato Sartori se souviendra des terribles journées de Tienanmen. Invité par la Biennale, il présentera des masques témoignages du massacre.
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Mais revenons à la fête. A 19 heures, sur le petit Campiello del Milion, (derrière le Théatre Malibran), la Compagnia della Calza - I Antichi" dont j'ai le privilège d'être membre diplômé, donnera vie à la première lecture publique et intégrale des temps modernes de l'ouvrage de Marco Polo, "Il Milione". Les vénitiens comme les étrangers présents à Venise sont invités à venir lire le texte. Cette manifestation, baptisée "Un Milione di letture", veut contribuer à bâtir un travail collectif de narration populaire, destiné à devenir un DVD sous le titre "Tutto il Milione recitato a più voci".
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A la corderie de l'Arsenal, on peut admirer les somptueux costumes du film "Le dernier empereur"de Bertolucci, et son pendant à Ca'Pesaro, l'exposition "Dalla Cina a Venezia", mérite le détour : vêtements d'apparat, porcelaine et jades de la dynastie Qing (1644-1911). Il ne vous reste plus ensuite qu'à vous rendre au Malibran, où à 20 heures, la Fondazione Teatro La Fenice - Circuito Cinema Comunale (dirigé par mon ami Roberto Ellero), présentera en avant-première, "Wu Ji", le colossal péplum chinois de Chen Kaige, projeté à Berlin il y a quelques jours, ("promise" en anglais et en français "la légende des cavaliers du vent" ). D'après mes informations, le public de Berlin a souvent rigolé devant la grandiloquence des scènes mais les costumes et les décors sont somptueux et l'atmosphère fabuleuse. Voilà, il fera bon se déchausser ce soir en rentrant d'une pareille journée. Gageons que les enfants dormiront bien !
posted by lorenzo at 01:25

Il regarde par la fenêtre, en attendant les barbares...

 
"En attendant les barbares", l'esthète à sa fenêtre regarde couler l'eau du canal. La lumière qui joue sur les briques du pont, les reflets à la surface de l'eau qui se tendent et se détendent comme des flammes multicolores lui procurent depuis toujours une joie ineffable. Il pense. Tant de grâce. Toute cette harmonie que les iconoclastes bientôt détruiront. 

 
Beaucoup déjà ont fui. Lui restera. Tant qu'un souffle de vie traversera son corps, il demeurera, là, comme le gardien d'un temple sacré. Mais peu à peu la sauvagerie s'empare des esprits et danse avec les âmes. Il le sait bien. Qu'y peut-il l'esthète à sa fenêtre ? Sans dégoût, sans regret ni colère, il referme les volets verts délavés et tire le lourd rideau de soie jaune. 

 
Il ferme les yeux. Il ferme son coeur. Pour ne pas voir ce que son univers parfait d'équilibre et de pure beauté devient peu à peu. Il doit rester. Qui mieux que lui pourra raconter combien le décor de ce monde était parfait... Allons, attendons les barbares. A quoi bon résister ? Ils sont à nos portes, n'est-ce pas. Notre monde était bien beau. Regardez ce qu'ils en font, ces pauvres déséspérés...

posted by lorenzo at 01:06

19 février 2006

Danses et réjouissances, Carnaval bat son plein !

C'était ce soir au palazzo Dandolo, le fameux bal du Ridotto où, après un spectacle de Commedia dell'Arte, els invités ont pu se restaurer comme au temps de la République avant de danser une bonne partie de la nuit avec l'orchestre "offerta musicale" sous la conduite d'un maître de danse. Costumes parfaitement authentiques réalisés par les ateliers Tiepolo dirigés par la maîtresse de cérémonie, la charmante baronne Romana Von Schilgen. Demain dimanche, ce sera le traditionnel vol de l'ange qui a failli être supprimé. Finalement maintenu dans la grande tradition carnavalesque, ce "volo del turco" (car le premier qui eut l'audace de ce défilé dans les airs fut un turc), aura lieu comme il se doit sur la Place Saint Marc : Un funambule déguisé en oiseau ou en ange, je ne sais plus, marchera sur un filin jusqu'en haut du campanile en jetant des confettis à la foule. Il se dirigera ensuite, toujours sur un fil, vers la loggia del Doge, le balcon d'apparat du Palais des doges sur la Piazzetta. Un déjeuner au Danieli suivra pour les Happy few... 
posted by lorenzo at 00:55

18 février 2006

Comme un souvenir qui me revient en mémoire

En retrouvant, parmi les vieux papiers de ma malle aux souvenirs, une invitation vieille de 24 ans, j'ai eu un brusque flash-back, inattendu, et les détails d'une journée très particulière me sont revenus avec une incroyable précision...
 
Le Centro Tedesco (Centre culturel allemand) de Venise donnait une réception au palazzo Barbarigo della Terrazza, à l'occasion d'une conférence sur l'architecture et la restauration de Venise. Je m'y étais rendu avec Luisa, cette jeune espagnole magnifique dont j'étais doucement en train de tomber amoureux. Cette joie enfantine qui me prit lorsque je me préparais pour la soirée. Luisa qui logeait chez Biasin et que j'avais connu un jour où j'étais de garde à l'hôtel. elle arrivait de Malaga, avec son sac à dos. Plus que tout, ce dont je me souviens, c'est sa voix, sa douce voix avec ce petit accent espagnol, tellement délicieux dans la bouche des femmes de ce pays. Ce soir là, en nouant ma cravate, j'avais envie de pleurer tant cette atmosphère heureuse, cette plénitude que grâce à Luisa je ressentais depuis quelques jours, remontait de loin... Il y avait eu la maladie de mon père puis sa mort, le départ de la vieille grande maison où mon adolescence s'était sentie tellement en sécurité. Il m'avait fallu affronter le monde, les difficultés, les problèmes d'argent. Puis vint la maladie de ma mère... J'avais envie de prendre tous nos ennuis à bras le corps et je voulais tout résoudre. J'avais aussi envie de fuir, de suivre ma voie, cet appel qui m'a poussé durant cinq longues années à tout quitter pour écrire. A Venise. Luisa m'aidait sans s'en rendre compte à renouer avec mon passé, mon milieu, mes goûts. Avant elle, Anna et Annette, mes deux amies allemandes rencontrées au cours d'italien de la Dante Alighieri à l'Arsenal, avaient secoué ma paresse. Elles me conduisaient à l'église vaudoise, le dimanche entendre le sermon. Elles me poussaient dans les musées et me firent pénétrer dans cette délicieuse Casa Gradella où Annette, la petite nièce de Reynaldo Hähn, habitait.
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J'attendais Luisa. Je me sentais fort, j'étais beau, tout propre, bien habillé. Je m'étais défait avec peine de cette odeur terrible, si caractéristique de la misère qui me collait à la peau lorsque j'allais faire le ménage des chambres réquisitionnées dans les pensions et les petits hotels par la Commune, pour loger les "sfrattati", ces vieillards sans famille mis dehors par les propriétaires préférant des appartements vides à des loyers trop bas et bloqués. Elle sonna. J'allais la chercher. Dans la rue étroite, cette silhouette si distinguée faisait un contraste tel au milieu de la grisaille du quartier, que les gens se retournaient. Aucune affectation dans sa tenue. Elle était mince. Elle portait une jupe écossaise en taffetas et une veste jaune. En repensant à elle ce soir, j'entends la chanson de Chet baker "the wind", la trompette évoque le sourire de ma belle espagnole. Le xylophone, le piano, puis le saxo et les cordes posent le décor de ce moment où mon destin aurait pu basculer. Il faisait presque nuit je crois. La calle de l'Aseo était comme un trait de lumière entre les deux falaises des immeubles du ghetto. Luisa était debout devant moi, me souriant. Immobile. J'ai eu envie de la prendre dans mes bras et de ne plus jamais la quitter. Prendre sa main, l'embrasser. Je pensais pleurer. elle ne comprit pas mon visage crispé, mon hésitation. Elle aussi ne savait plus très bien. Elle repartait le lendemain pour Rome. Je n'ai pas su... Il y avait si longtemps.
Palazzo Barbarigo. Après la conférence, le cocktail, sur la terrase, la plus belle de tout Venise, donnant sur le grand canal. La nuit était pleine d'étoiles comme il se doit. Un ciel d'encre couvert de petits points lumineux au-dessus de nous...Un bassin au milieu. Partout de jolies femmes élégantes, charmantes, couvertes de bijoux scintillant comme les étoiles du ciel... De beaux jeunes hommes bien vêtus aux antiques manières. Je titubais un peu. Était-ce le champagne, mon attirance pour Luisa où toute cette ambiance qui me manquait tellement au-dessous de nous, le Grand canal avec ses bateaux qui glissaient doucement ? Et la lune et les étoiles. Notre petit groupe resta un long moment assis près de la balustrade. Il y avait-là Giusi Gradella, qui a tant de classe et un charme fou, son mari magistrat, Anna ravie (elle avait participé à l'organisation de la fête) et Annette Hähn, joyeuse. 


Après je ne me souviens que d'une chose... La chanson de Nat King Cole entendue ou rêvée ? "unforgettable" et Luisa marchant vers moi, dans le chuintement du taffetas de sa jupe... Unforgettable... Sa veste jaune, courte, (comme celle de Julie Andrews dans la "Mélodie du bonheur") mettait en valeur ses hanches rondes et fines. Je crois qu'elle portait aussi des collants et des chaussures jaunes. Elle arriva en me tendant la main. Nous nous sommes promenés dans les salons ainsi, nous tenant par la main.  
Elle partait le lendemain pour Rome. Elle attendait un mot, un geste. En vain. Nous étions sortis ensemble ces derniers jours bien sur, mais rien qui put présager cette tension, ce désir devenu tellement fort... En regardant le carton, je me souviens encore de notre conversation. Presque une dispute. Elle s'entêtait à résumer Veronèse en une sorte d'hédoniste voluptueux et lui préférait Giorgione qu'elle décrivait comme un contemplatif effrayé par la beauté. J'ai su bien plus tard qu'elle avait raison. Son regard sur l'art était incisif, naturel, spontané. Qu'il s'agisse du Greco, de De Chirico, Velasquez ou Bellini, elle allait droit à l'essentiel. 
Ce fut pareil à son retour. Elle vint me rejoindre dans ma petite chambre et me laissa exprimer mon désir jusqu’où la décence et la morale de notre éducation le permirent. Elle m'aimait. Je crois que moi aussi je l'aimais. J'avais tellement peur de ce sentiment depuis une rupture que je portais en moi comme une plaie inguérissable.
Il y avait eu depuis ce cataclysme plusieurs aventures. Marie de L., blessure récente encore béante et qui me faisait trembler. Y penser des années après me fait toujours tressaillir. Je brûlais d'amour pour cette belle fille qui n'avait pas vingt ans. Mais le destin m'avait fait déjà croiser les pas de celle qui allait devenir ma femme six ans plus tard... Au moment de me déclarer, un dimanche après-midi, dans le salon de cette vieille maison de campagne où un ami nous avait convié. L'atmosphère était électrique. Marie attendait. Il fallait que je me décide.  La journée passait. La maison était remplie de bruits. Puis soudain le silence, tout le monde avait disparu. Nous étions seuls, elle et moi... J'avais déjà rencontré celle qui deviendra ma femme. J'hésitais. Je ne dis rien que des banalités sur le jardin, les amis qui nous recevaient... Marie épousa l'année d'après un garçon bien tranquille, notre aîné de dix ans... Voilà ce que j'avais en mémoire quand j'accompagnais Luisa à la gare. Nous avons échangé quelques lettres que j'ai retrouvé au fond de ma malle... 

Et puis un matin, elle est revenue. C'était l'été, j'étais parti me promener avec Agnès, la fille du consul. Ma logeuse croyant bien faire expliqua à Luisa que j'étais sorti avec ma fiancée... Je n'ai plus jamais revu Luisa. Je ne sais même pas ce qu'elle est devenue. Est-elle retournée à Venise avec un mari, des enfants... Aime-t-elle toujours autant s'asseoir comme elle le faisait, rejetant sa tête en arrière pour contempler le ciel et les étoiles, laissant ses beaux cheveux flotter dans l'air dans un geste si pur, si parfait ? Là c'est "change partners" de Bing Crosby qui me vient à l'esprit... Comme si le couple que nous formions dansait et tournoyait sur la terrasse du palais Barbarigo, sous un ciel étoilé, par une nuit de pleine lune, il y a plus de vingt ans... Peut-être après tout n'était-ce qu'un rêve ?

posted by lorenzo at 12:50