14 juin 2006

Bon, on y va les gars ?...

... au lieu de papoter.


© copyright Claire Normand - 2006
 
posted by lorenzo at 21:25

La Chine exporte ses algues


Décidément 2006 est l’année de la Chine à Venise. Après la verroterie et les dentelles made in China, le cinéma et la nourriture, la Chine a fait un cadeau empoisonné à la Sérénissime : les algues géantes. Les bonnes vieilles algues puantes des canaux vénitiens ne sont plus celles d’avant. On ne s’en est pas vraiment rendu compte, mais les rives de la Cité parlent chinois dorénavant.
 
Car depuis une bonne dizaine d’années, ces algues de Venise dont le monde parle en se bouchant le nez avec des grimaces très significatives, sont en réalité un produit d’importation, une imitation parfaite fabriquée en Chine, infiltration sournoise. Due au hasard certainement mais qui se montrent aujourd’hui en grand nombre et au grand jour. Mammamia, le péril jaune envahit Venise ! De février à juin, la terrible Undaria pinnatifida se répand, se reproduit et s’étale…

On accuse déjà la France, d’où serait venue en 1992 une pauvre huître porteuse, à l’apparence innocente, qui transportait sous sa coquille la terrible ogresse chinoise. Avec les frontières si poreuses de l’espace Schengen, aucun douanier n’a vérifié ce qu’elle transportait, la bougresse ! Depuis, elle est l’espèce dominante partout sur la Lagune, surtout à Venise et à Chioggia… Mais ne vous fiez pas à son origine. Il ne s’agit pas d’une contrefaçon, d’un ersatz. Fabrication soignée, bonne tenue, chinoise certes, un peu exotique mais bon, répondant tout à fait aux critères attendus : l’odeur – nauséabonde-, l’aspect non pas jaune mais vert amande à l’œil nu et gluant. Tout en elle dénote une authentique recherche de style qui confirme bien son origine orientale. Et puis que voulez-vous, c’est ainsi, les algues de chez nous n’avaient qu’à mieux se tenir et apprendre à résister à l’envahisseur. Il ne manque plus qu’à la parfumer au santal ou à l’ambre mais cela finirait de dénaturer complètement Venise, puisque l’odeur de ses canaux… 
Mais trêve de plaisanterie, cette demoiselle japonaise (en fait comme il sied à un sujet du Mikado, native du Japon elle a d'abord colonisé volontairement les eaux chinoises à l'invitation des autorités de Pékin) n'est pas n'importe qui. Arrivée par hasard avec un naissain d'huitres, elle intéresse beaucoup de monde par ses qualités nutritives. Très riche - en fait l'une des algues les plus riches en composants nutritionnels - elle apporte peut-être la solution aux problèmes alimentaires de l'humanité : Déjà, de nombreux laboratoires en vendent sous forme de pétales séchées, de comprimés ; en poudre aussi. Le seul inconvénient demeurant son odeur très forte. Mais lyophilisée, compactée, reconditionnée, on oublie ce qu'elle fut avant, entre deux eaux...
Aussi paradoxal que cela puisse paraître aux vénitiens, notre demoiselle algue est cependant reconnue comme espèce menacée car si elle s'implante facilement en mer ouverte autant que dans les lagunes, les lacs et les étangs, elle demeure fragilisée par la pollution des eaux. Bref, quand vous serez à Venise, même en tordant le nez devant son peu délicat parfum, ne lui en voulez pas, soyez indulgent. Et après tout, après le sel, les épices, les soieries, les algues seront peut-être la solution naturelle au renouveau de l'économie vénitienne...
posted by lorenzo at 20:56

11 juin 2006

Cher Vaporetto

Lu dans le Gazzettino de ce dimanche une information qui dénote l'état d'esprit actuel à Venise. Rien n'est vraiment contre les touristes, mais on a pris conscience de l'imminence d'une catastrophe si rien n'est fait en grand et avec suivi pour canaliser les flots de visiteurs et retenir le peu de vie active et de vie normale dans la Cité des Doges.
Pas un centime en plus ou en moins pour les vénitiens, mais les touristes eux vont faire les frais de l'augmentation des tarifs sur une ligne. Une hausse des prix faite rien que pour eux. Non pas par discrimination, enfin, si un peu : ceux qui s'entêtent à prendre d'assaut la ligne 1 se verront demander 8 euros au lieu de 5 pour pouvoir monter à bord. Il ne s'agit pas, selon la Ca'Farsetti (la Mairie), de pénaliser les visiteurs, mais de réduire le volume des passagers de cette ligne de transport qui devrait être réservée aux vénitiens qui vivent et travaillent à Venise. Vu qu'à ce jour, aucun des moyens mis en place pour dissuader les touristes d'utiliser cette ligne "professionnelle" n'a fonctionné, la municipalité vise au cœur : le portefeuille. Ce sera peut-être 7,5 ou 9 euros, on ne sait pas encore. Mais l'idée est de rendre évident que la ligne 1 trop chère est à délaisser pour les autres lignes, comme la 4, la 3 ou la 82. La décision est prise. Il ne reste plus qu'au Conseil de délibérer, ce sera chose faite le 30 juin. Ainsi en ont décidés hier l'Assesseur au tourisme, l'Avocat Augusto Salvadori, l'Assesseur à la Mobilité Enrico Mingardi, le Président de l'ACTV Marcello Panettoni, après un entretien au Palazzo Cavalli. Comme l'a dit Salvadori : "È una battaglia per la vivibilità" / c'est une bataille pour la vivibilité (sic). 
posted by lorenzo at 21:37

08 juin 2006

Marcel Proust écrit sur Venise, genèse de la Recherche

En 1919, Marcel Proust faisait paraitre un texte sur Venise dans le quatrième numéro des Feuillets d'Art, qu'il reprendra plus tard, revu, modifié, corrigé dans A La Recherche du Temps perdu. Je vous en livre quelques lignes, telles qu'elles parurent cette année-là.
.
… Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille et Une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide, aucun voyageur ne m'avaient parlé. Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues pu deviner cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C'était un de ces ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès caché dans un entrecroisement de ruelles comme ces palais de contes orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu'il n'est allé qu'en rêve.
.
Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, la belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calle me faisait rebrousser chemin malgré moi et je me trouvais brusquement ramené au Grand Canal. Et comme il n'y a pas, entre le souvenir d'un rêve et le souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne cet étrange flottement qui offrait une vaste place, entourée de palais romantiques à la méditation du clair de lune.
.
Quand j'appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme Putbus, et par conséquent sa femme de chambre, venaient d'arriver à Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques jours ; l'air qu'elle eut de ne pas prendre ma prière en considération ni même au sérieux, réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé d'obéir), - cette volonté de lutte, désir qui me poussait jadis à imposer brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à me conformer à la leur, après que j'avais réussi à les faire céder. Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus habile de ne pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement ne me répondit même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était sérieux ou non. Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation sur la terrasse, devant le canal, et m'y installai, regardant se coucher le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel, un musicien chantait "sole mio"…
Marcel Proust
Extraits de « à Venise »
in Feuillets d'Art , n°4, 15 décembre 1919, pp. 1-12

03 juin 2006

COUPS DE CŒUR N°6

Johannes Brahms
Sonates pour piano, Variations et Fugues, 
Anatol Ugorski, piano
Deutsch Gramophon, 
1997.
 Entendu l'autre jour à la radio une chose extraordinaire : La chaconne en ré mineur de la partita BWW 1004 en ré mineur de Jean Sebastien Bach, transcrite par Brahms pour la main gauche interprétée – célébrée – par Anatol Ugorski. Magistral ! Le disque longtemps resté indisponible chez Deutsche Gramophonn, (car l'interprète a eu quelques soucis de santé et la maison de disques n'avait réédité que son interprétation de pièces de Messiaen). Je viens de le trouver en Import, toujours dans la même maison de disques mais avec une couverture différente. Deux CD magiques. Ecoutez cette interprétation incroyable de la grande chaconne transcrite par Brahms, qui devait travailler sa main gauche et n'arrivait pas à avancer dans la composition de ses symphonies, vous verrez c'est simplement sublime.

01 juin 2006

Journal d'un adolescent - juin 1982

1er juin 1982, 10 heures. 
Doux soleil sur la lagune. La barque a glissé doucement sur les canaux tranquilles. Il faisait un peu frais ce matin mais le soleil maintenant éclate comme en été. presque trop chaud. Nous voguons vers le Lido. Des motoscafi nous croisent, un cargo grec vient de saluer la ville en entrant dans le chenal. Ou bien était-ce nous qu'il honorait au passage ? Des pêcheurs nous encouragent en agitant leur casquette. Impression incroyable que celle qui nous saisit à chaque fois, lorsque debouts sous le soleil de l'Adriatique, nous voguons. Nos corps, dans un rythme identique, impeccable harmonie dont nous sommes fiers, avancent et reculent en suivant le mouvement de nos rames. Le glissement de la barque sur l'eau me rappelle un bruit de soie froissée. L'image d'une jolie fille en robe de bal me vient en mémoire. Etait-ce ici à Venise ou autrefois, dans ces improbables soirées bordelaises où nous nous enivrions d'odeurs et de sensations, persuadés d'être les rois d'un monde merveilleux protégé et immuable ? La chaleur nous envahit et décuple nos forces. Nous avançons, tendus dans l'effort. Mon coéquipier pousse des "han, han" auxquels répondent le bruissement de nos rames sur les forcole ; un rictus presque méchant déforme son visage. Il transpire. Comme lui, je suis en nage. 

J'aime cette sensation quand l'effort est extrême, presque sensuel et qu'enfle en nous cette sensation de plénitude. Le vent, toujours présent à cet endroit de la lagune, comme une caresse rend nos mouvements plus légers. Nous approchons du Lido. Le ciel est incroyablement bleu. Nous accostons près du cimetière juif, là où le ponton de bois est un peu en pente. Au retour, nous utiliserons le moteur. 

Notre bon pupparin amarré, nous sautons à terre, les jambes un peu douloureuses et remontons par les avenues qui longent les immeubles sans beauté, près de l'hôpital. Il y a sur ce chemin une patisserie où nous allons trouver de quoi récompenser notre effort. Les meilleures tartes aux amandes de toute la lagune. Des sortes de petits paniers en pâte sablée tendre à souhait remplie de cette pâte sucrée, parfumée avec les morceaux d'amande qui fondent dans la bouche... 

Nous avons rendez-vous avec Julia et Marina qui ont dormi sur place, dans la maison d'une tante de Marina, partie pour Milan. Il y aura aussi ce garçon anglais que j'aime beaucoup. Son père est de Venise et sa mère de Londres. Il est intelligent, beau, raffiné et aime, comme nous voguer sur la lagune et se baigner la nuit au Lido. Il sort avec une fille gentille qui aimerait retourner avec lui à Londres mais qui devra attendre de finir ses études. 

La maison est dans un désordre inimaginable. Il fait tellement chaud que toutes les fenêtres sont ouvertes. les rideaux volent au vent. C'est beau comme une image de film.

Une chanson de Tom Waits nous accueille. Après un verre de vin blanc bien frais, nous partons pour les murazzi. Ce sera notre première baignade. L'eau est fraîche. 

De nombreux baigneurs nous ont devancé pourtant. Les rochers sont chauds et parfumés comme en été. Près de nous, deux très jeunes garçons nus, plongent et replongent en riant. 

Incroyable sensation de plénitude. Comme une journée de plein été. 

Nous regagnons Venise vers 19 heures. Le moteur ronronne, les avirons gisent sous nos pieds. Éreintés, nous parlons peu. Federico a pris un coup de soleil sur le nez. Anna et sa sœur Graziella rentrent avec nous. Il fait doux. La lagune est remplie d'odeurs sucrées. L'eau est d'un vert d'émeraude. "Une lumière de cinéma" dit Federico. 

Dîner ensuite au Paradiso Perduto, après avoir retrouvé les autres au baretto, à Santa Margherita. Antonio le serveur est en pleine forme. Il est aux petits soins et nous rejoint dans la salle du fond. 

Il voudrait que j'aille écouter son groupe, Death in Venice. Il voudrait bien davantage aussi ce me semble. Federico et les autres se moquent de ma tête quand il me fait comprendre son attirance et que je reste la bouche ouverte. Mais qu'ont-ils tous ?

Tout le monde a un peu bu. Les filles sont belles. J'ai la tête qui tourne.

Tom Waits encore en fond sonore. Blue Valentine... Comme un générique pour illustrer notre journée sur la lagune. Demain, les premiers certificats de la maîtrise. A la grâce de Dieu.

30 mai 2006

Le séjour de Marcel Proust à Venise

La petite photo agrandie et pas très nette que j'ai mis l'autre jour en illustration d'une phrase qu'aurait pu dire un personnage de la Recherche a suscité bien des réactions et des interrogations. Profitons-en pour rétablir une vérité et en finir avec les approximations de certains guides.
 
Marcel Proust, lorsqu'il débarque en 1900 à Venise en compagnie de sa mère, n'est pas descendu au Danieli dont il parle bien entendu (c'était le rendez-vous mondain comme le Florian ou le Quadri, pour le thé ou le dîner). Il loge à l'Albergo Europa, hôtel de qualité lui aussi mais situé de l'autre côté de San Marco, près de San Moïse et du Ridotto, à la Ca'Giustiniani devenu depuis le siège de la Biennale. Verdi y logeait quand il dirigeait ses opéras à la Fenice, Théophile Gautier y séjourna aussi. Sur la photo jaunie, vous noterez une terrasse de bois avec des balustrades et des lampadaires juste au dessus du niveau de l'eau. Au fond, une guérite de bois. Cette terrasse, aujourd'hui remplacée par un balcon en pierre d'Istrie, était située alors devant le palais, à hauteur des ouvertures du rez de chaussée. On voit bien à gauche la forme des encorbellements qui entourent les fenêtres de l'entresol juste au-dessus des ouvertures carrées du rez de chaussée. On retrouve ces sculptures sur la gravure du XIXe qui montre le palais avant que soit installée cette terrasse - solarium.
A quoi peut penser Marcel Proust ? A Albertine dit quelqu'un sur un site. Je crois qu'il laisse simplement son regard errer devant lui, l'animation du Grand Canal, le traghetto qui passe non loin, les peotte remplies de fruits et de légumes, les gondoles qui transportent de belels vénitiennes et de riches anglais romantiques. Il a tellement voulu ce voyage depuis tant d'année comme sa grand-mère qui elle, n'y viendra jamais. Il pense à Ruskin que sa mère a traduit pour lui dans le train, aux tableaux de Guardi, de Gentile Bellini, de Carpaccio dont il se servira dans la Recherche. Il songe peut-être à une de ces mélodies ampoulées de son ami Reynaldo Hähn qui séjourne à Venise lui aussi, ou aux magnifiques costumes de Mariano Fortuny qu'il vient de découvrir, non loin de là dans le palais du brillant espagnol... 
Mais ces détails sur le séjour de Proust à venise me donnent envie de continuer à parler de peinture. Celle que l'écrivain aimait et dont il a rempli les décors de ses chapitres tout au long de la Recherche, mais aussi dans ses lettres, ses articles. Il y a aussi dans la Venise d'aujourd'hui des choses à dire à propos de peinture : l'exposition de la collection Pontus Hulten à Santo Stefano, l'ouverture du Palais Grassi revu par François Pinault, la grande fête que le milliardaire breton a donné à l'Arsenal pour ses 920 invités, somptueuse réception où Marcel Proust aurait été à l'aise, auprès de la Duchesse de Marlborough et de l'Impératrice d'Iran

J'aimerai vous parler aussi de la réouverture de la Ca'Pesaro, le musée d'art moderne de Venise où de nouvelles salles se sont ouvertes à la gloire des artistes vénitiens contemporains. La restauration du Palais Fortuny aussi et les projets en cours. Voilà de nombreux articles en perspective... Mais où vais-je trouver le temps d"écrire tout cela... Je cherche, je cherche...

29 mai 2006

III - Carpaccio, maître de la lumière

Il aurait travaillé dans l'atelier des Bellini. Ce fils de fourreur a passé sa vie à surprendre par ses innovations, sa fougue, son sens de la lumière. Au XXe siècle il se serait passionné pour le cinéma, les possibilités que l'éclairage donne à l'expression des idées et des sentiments. Tarkovsky aurait été son ami comme Renoir ou Visconti...
.
Même apothéose dans la lumière que Giovanni Bellini. Avec un je ne sais quoi de plus vigoureux que les années nouvelles ont apporté comme une manière plus libre de sentir cette lumière que l'air et le soleil distillent encore de nos jours à Venise.
.
Tantôt il transpose en noble fête de l'âme la beauté des cortèges et le faste discret des légendes imprégnées de réalité quotidienne. Ne prenait-il pas ses modèles dans la rue, ces garçons et ces filles dont on retrouve aujourd'hui encore le même tracé dans le profil, la même démarche gracieuse et la même allure si fière quand on les regarde passer dans les calli et les campi de la Venise d'aujourd'hui. Les pantalons étroits des garçons, leurs bonnets colorés roulés sur leurs cheveux longs, les mèches ondulées des filles qui tombent sur leurs nuques racées, les jeunes vénitiens d'aujourd'hui sont les portraits vivants des modèles du peintre.
.
Tantôt il enclot dans une chaude ambiance rousse et dorée la vie de Saint Georges, à moins qu'il n'associe, sans aigreur, l'ironie à l'orchestration des gris colorés pour évoquer deux courtisanes et leurs chiens ou encore qu'il ne fasse participer à une scène émouvante un paysage peuplé de monuments et de maisons aux tons vieil ivoire jauni que des restaurations récentes magnifient.


Nous sommes à l'orée du seicento, tout près de Giorgione et du Titien : l'esprit antique et l'esprit chrétien s'interpénètrent pour exprimer noblement, pieusement, vigoureusement, tout ce qui se voit, tout ce qui se sent, tout ce qui se suggère. C'est Vivaldi dans ses pièces pour violoncelle et luth qui résonne dans ma tête en parcourant les salles de l'Accdemia comme aussi le Ravel d'Ondine, mais mes rapprochements feront bondir experts et musicologues. Qu'ils pardonnent mes raccourcis barbares comme je leur pardonne volontiers leurs assommantes disgressions sur la technique et les descriptions chirurgicales pour ne pas dire anatomiques qu'ils font des œuvres que j'aime, moi, avec mes tripes et mon cœur.


posted by lorenzo at 15:02

II - Mantegna, après Bellini

...Même transparence lumineuse que chez Giovanni Bellini, avec moins d'enveloppe et cependant plus de fougue, plus de force dans le dessin, le trait plus vif. Quel était son caractère à ce Mantegna qui en épousant Nicolosia, devint le beau-frère de Giovanni et de Gentile ?  
et puis ce modelé implacable, précis et ample, qui donne à chaque personnage sa forme définitive, synthèse des innombrables aspects de son être. Quelle puissance, quelle force ! Mantegna était apparemment un passionné ; un être vif, tout de nerfs et de chair. Pas un tiède. Un être de passion. Passion véhémente que reflètent les physionomies, traits tendus par le choc des désirs violents ou nimbés de ferveur sereine. 

Autour des êtres humains et de leurs avatars, des paysages fantastiques, souvent étranges, à la fois réels et surnaturels : rochers rouges aux arêtes précises, villes de rêve, ruines et vestiges antiques (copiés dans l'atelier de son maître, Squarcione, qui possédait une collection d'antiques rares à cette période chez un particulier) herbes et feuillages, ciels tragiques aux transparences glacées, toute la nature transposée dans une ambiance pathétique et noble.


26 mai 2006

I - Giovanni Bellini, comme une musique de Chopin

Lors d'un de ces dîners enquiquinants dans lesquels je me retrouve parfois à Bordeaux, ma voisine, qui venait de voir l'exposition sur les peintres vénitiens qui est maintenant à Caen, se rappelait une conférence que j'avais donnée sur les Allées de Tourny il y a bien longtemps. A la demande d'une association de retraités voyageurs en partance pour les côtes de l'Adriatique, j'avais parlé de l'art et de la vie à Venise. 

"Vous m'aviez fait découvrir Bellini" me dit-elle. Venant d'une femme âgée aussi distinguée, élégante et intelligente, cette petite phrase fut pour moi un très agréable compliment. Je ne sais pas bien parler en public et je n'aime pas ça. J'avais pensé avoir été assez soporifique. Je n'avais fait que lire des notes préparées pour l'occasion. De retour de cette soirée, j'ai recherché dans mes cartons le texte de cette causerie. Je voulais comprendre ce que j'avais pu dire de tellement marquant pour qu'une dame fut à ce point attirée par mes paroles. Rien de transcendant en vérité. Je m’étais contenté de laisser parler mon cœur.  Rarement une œuvre m'a autant touché que celle de Giovanni Bellini. Voici un court extrait de cette réflexion vieille de vingt ans...

J'avais introduit le chapitre sur la peinture vénitienne avec des extraits du cours de Zorzi sur l'art vénitien qui inaugura mon cursus universitaire vénitien :
"...Il semble vraiment que depuis l'antiquité grecque, nulle civilisation n'ait lié avec autant de bonheur l'art et le quotidien. La plupart des grandes œuvres – le plus souvent à dominante religieuse – œuvres de commande de Carpaccio, du Titien, du Tintoret, du Véronese, sont à la gloire de Venise, elles manifestent la toute puissance financière, économique, politique et militaire de la sérénissime. Pourtant, et c'est vrai surtout pour le Titien et Veronese, les plus grands chefs-d’œuvre naissent en une merveilleuse apothéose de couleur et de lumière au moment même où la puissance vénitienne agonise..."
Mais vous voulez mon sentiment, il y a pour moi trois noms qui expriment vraiment Venise, sa lumière, l'air qu'on y respire encore aujourd'hui, loin de la foule, des hordes de touristes : Bellini, Mantegna, Carpaccio. Le Bellini dont je parle, c'est bien sûr Giovanni, fils de Jacopo, dont les vierges encore imprégnées de l'or des icônes, se voilent dans une mélancolie délicat ; frère de Gentile, dont les paysages évoquent le vrai visage de la cité. Il apparaît comme l'incarnation même du cinquecento vénitien. Un précurseur, un inventeur. Un génie. Son art s'apparente à la musique. Il est tout entier rythme et vibrations. En regardant ses toiles, et vous trouverez certainement ce rapprochement hasardeux, paradoxal, voire outré, mais j'entends les nocturnes de Chopin. Vous savez par exemple la première sonate de l'opus 37 interprétée par Maurizio Pollini... Pas d'arabesques, de volutes décoratives, mais une composition simple, sans rien de dramatique ni d'ampoulé, basée sur un accord secret des nuances. Comme chez Chopin. 
Traits fermes, nets, qui laissent deviner la souplesse des corps sous les lourds vêtements et fait frémir sur les visages le duveté délicat de la chair. Impressionniste avec quatre siècles d'avance, Giovanni Bellini n'en reste pas moins solidement équilibré, s'attachant honnêtement à la réalité des choses – et quelle réalité ! – mais la transposant en méditation émue, analyse profonde, chant à l'unisson des sens et de l'âme... Nulle tristesse même dans l'abandon de la Vierge reconnaissant déjà dans l'enfant qu'elle tient sur ses genoux le crucifié qu'elle verra mourir... "Avec Bellini" dit MaryMcCarthy,"le paradis est sur cette terre, quelque part dans les collines près d'Asolo" (En observant Venise, Salvy ed., 1994)