21 septembre 2011

Appendicite par Thomas Nispola

Thomas Nispola est journaliste professionnel, éditorialiste et rédacteur de Radici, le magazine culturel italien édité à Toulouse, qui s'adressait à l'origine aux émigrants et aux descendants des immigrants italiens, surtout installés dans le Sud-Ouest, et a trouvé depuis quelques années un lectorat bien plus large, celui des passionnés d'Italie comme celui des étudiants. 64 pages en couleurs, bilingue, avec une ligne éditoriale libre de toute soumission à un moment ou l'information est sérieusement malmenée en Italie, une présentation de plus en plus agréable et un contenu vraiment intéressant. Le texte que nous reproduisons ci-dessous est un extrait d'un article paru dans le numéro 48 de la revue. Il permet de mieux comprendre l'origine de ce mouvement dont les dérives xénophobes sont très inquiétantes. Si vous ne connaissez pas Radici, allez jeter un coup d’œil sur le site, c'est ICI.

"Padania. Ce nom est celui d’un pays imaginaire. Vous ne le trouverez pas dans Le Seigneur des Anneaux, Harry Potter ou une autre épopée de ce genre, mais dans les discours des membres de la Ligue du Nord (nom officiel : Lega Nord per l’Indipendenza della Padania). Né au début des années 90 comme fédération de ligues régionales autonomistes du nord de l’Italie (Liga Vèneta, Lega Lombarda, Piemont Autonomista, etc.), ce parti a rapidement accédé au pouvoir national grâce à une alliance avec Silvio Berlusconi (1994). Jalouse de sa spécificité, la Lega s’est cependant avérée intransigeante et s’est retirée du premier gouvernement Berlusconi, provoquant sa chute. L’épisode est connu sous le nom de "ribaltone"(litt. « grand retournement »). Suivit une dizaine d’années de vaches maigres pour la Lega, dont le discours se radicalise et dont les pratiques virent au folklore ("cérémonies" à Venise où le drapeau italien est abaissé et remplacé par le drapeau portant le "Soleil des Alpes", cérémonies païennes au cours desquelles les dirigeants recueillent l’eau du fleuve Pô à sa source – au pied du Monviso, à l’ouest du Piémont –, célébration de mariages selon un rite pseudo-celtique, etc.) Puis, au cours des années 2000, et particulièrement avec le troisième gouvernement Berlusconi en fonction depuis 2008, la Lega s’est à nouveau affirmée comme un acteur majeur sur le plan national. Ouverte à des collaborations avec des formations du sud de l’Italie comme le Movimento per le Autonomie (Sicile), avec lequel elle partage quelques intérêts, elle poursuit son chemin avec toujours les mêmes chevaux de bataille : réduire la pression fiscale sur les entrepreneurs du Nord (dont l’argent serait dilapidé par le gouvernement de Rome au profit de catégories sociales et de régions moins méritantes), lutter contre l’immigration et l’insécurité (systématiquement assimilées), réduire les gaspillages publics... Un programme que l’on qualifierait aujourd’hui de « populiste » et qui permet à la Lega de flirter avec les 10 % aux élections nationales, avec des pics approchant la majorité absolue dans quelques places fortes, notamment en Lombardie, comme Bergame ou Lecco, mais aussi en Vénétie, avec Trévise. C’est à Trévise que le maire Giancarlo Gentilini fait souvent parler de lui pour ses coups d’éclat. Régulièrement réélu depuis 1994, celui que l’on surnomme Lo Sceriffo a imprimé sa marque sur la ville, donnant un aperçu de ce que pourrait être une gestion du territoire à la charge exclusive de la Lega. Il est depuis 2007 imité par Flavio Tosi, maire de Vérone." (extrait)
© Thomas Nispola - Radici press - 2011.
 
La ligue en Vénétie s'organise. Comme si la sécession était dans les tuyaux... Les mouvements padaniens rêvent d'autonomie et prétendent que la sécession permettrait aux régions concernées de recouvrer enfin une aisance économique largement obérée selon eux par l'instabilité congénitale des populations du sud. Comme tous les mouvements xénophobes, l'étranger est dangereux, il est responsable de tous les maux et rien ne contraint les peuples élus à tendre la main à ces laisses pour compte. Ce "eux ou nous" et "nous avant tout sans eux" a galvanisé le peuple allemand jusqu'au massacre de millions de juifs et de tziganes. La peur de l'Islam la crise économique, une vision idyllique de l'histoire des peuples du nord de la péninsule, mènent à cet amalgame de nationalisme de plus en plus fascisant qui ne doit plus faire sourire : la ligue du Nord est arrivée au pouvoir. A Venise, comme ailleurs, des tas de gens, souvent honnêtes et intelligents la suivent et la soutiennent pourtant. Fasse que l'histoire ne se répète pas !

7 commentaires :

Anonyme a dit…
Merci de nous parler de ce magazine, que je ne connaissais pas. Si je comprends bien, après un passage rapide sur le site, il est rédigé en Français et en Italien ?
Lorenzo a dit…
Oui, dans les deux langues. Il est très diffusé parmi les classes d'italien des collèges et lycées mais mériterait d'être mieux connu en effet ! Il faut les soutenir.
Anonyme a dit…
C'est ce que je vais faire. Merci encore.
Pas très joyeux votre blog ces temps-ci. Que faire, pour Venise et pour tout le reste du monde ?
Soazig

Lorenzo a dit…
Il faut être optimiste mais réaliste.
Rester éveillés, soutenir les initiatives qui permettent de limiter les dégâts, défendre un tourisme respectueux, une conception soutenable et "organique" de l'usage des voyages etc... Ainsi, au moins, nous aurons fait ce qui pouvait être fait !

Condorcet a dit…
La Lega est d'autant plus dangereuse qu'elle sait se nourrir des incertitudes du présent et surtout se lover derrière certaines luttes des autochtones plus (comme la défense du patrimoine vénitien) ou moins légitimes(contre les "Vu' compra" entre autres).
ytaba36 a dit…
You write so well, and so evocatively of this wonderful city. Like your friend Claire, I was fortunate to see it many (30) years ago. Venice still holds my heart very tightly, and I hope I can come and adore her for many years to come.
Yvonne

douille a dit…
Heureusement la Lega n'a pas encore atteint le même score que la NVA chez nous en Belgique...

20 septembre 2011

Gigantesque opération de spéculation immobilière à Venise

Il s'agit en fait, on aurait envie de dire tout simplement, d'une vaste et gigantesque opération de spéculation immobilière conçu dans les années 90 et qui,pas à pas, s'achemine vers la réalisation en levant année après année les obstacles des lois et des règlements urbains. Le danger est aux portes de Venise désormais. en effet, tout est demeuré à l'état de plans et de projets tant que les sites concernés étaient protégés par un Plan d'Occupation des Sols favorable au maintien des terres agricoles, respectueux des sites naturels et historiques. Mais les promoteurs sont parvenus à contourner l'illégitimité de l'opération en obtenant la modification du POS ! La voie est libre désormais pour les promoteurs et, si personne n'a encore acheté le moindre m& de terrain constructible, les prix montent déjà par le jeu d'artifices bien connus par les spéculateurs. L'expulsion des agriculteurs et les travaux de voirie, d'adduction d'eau qui ont été réalisés ne sont que la partie la plus visible de l'opération. Ce qui est en jeu derrière tout cela, c'est l'équilibre écologique de la lagune et au-delà, l'avenir pur et simple de Venise et de son environnement. En effet, l'aéroport de Tessera agrandi de nouvelles pistes, les centres commerciaux et les centres d'affaires, comme les zones résidentielles de la nouvelle Tessera City, tout ce nouvel univers devra être desservi par des transports en commun. Déjà présent dans l'agglomération de Mestre, le tram sera étendu. Mais le plus grave, c'est qu'apparait maintenant la raison de cette ligne de métro souterrain, dont Tramezzinimag a déjà parlé, la fameuse et épouvantable Sublagunare dont on cherche par tous les moyens à imposer l'idée auprès de la population, faisant de cette aberration une nécessité vitale pour la Venise de demain ! Nécessité, ce projet dantesque dont tous les experts s'accordent à décrire le danger.

Le métro qui partirait de Tessera et mènerait les voyageurs, après un long périple sous la lagune, directement aux Fondamente Nuove et à l'Arsenal, déversant à ces deux stations plusieurs centaines de milliers de passagers par jour. L'argument était au départ la volonté de faciliter la circulation des pendulaires, ces vénitiens qui vivent à mestre et travaillent à Venise dans le centro storico ou le contraire. comme si le fait d'être parfois retardé par les flots de touristes était à ce point prégnant qu'il faille prendre le risque de détruire ce qui reste de l'éco-système lagunaire. heureusement, les exigences de sécurité imposées par les pompiers vénitiens ont apporté le premier bémol d'une longue série qui n'a pas échappé aux vénitiens, majoritairement opposés à l'idée même d'un métro : Il faudra obligatoirement prévoir le long du trajet, des issues de secours qui émergeront de plusieurs mètres au-dessus de l'eau et ressembleront à des champignons géants. Belle esthétique dans un environnement apprécié pour sa beauté sauvage que ces tours de métal et de béton. Ensuite, pour éviter les risques d'acqua alta, les stations seront construites à la hauteur d'un immeuble de deux étages. De quoi ravir les riverains... mais ce ne sont que d'infimes détails de cette gigantesque opération spéculative dont les seuls vrais bénéficiaires seraient les actionnaires des sociétés instigatrices, comme par exemple la société qui gère le Casino de Venise et aimerait bien un troisième établissement sur la terre ferme...





4 commentaires:


Magnolia75 a dit…
Consternant !!! Il faut espérer que ces "projets" aberrants ne verront jamais le jour !

Lorenzo a dit…
Cela rappelle les films du cinéma italien des années 50 : Fantasmi a Roma, Main basse sur la ville, etc... Rien ne change dans la péninsule et les années Berlusconi n'y sont pas pour rien...
Condorcet a dit…
Il règne ces dernières années comme une voracité de la destruction qui confine à la bêtise sidérale.
Condorcet a dit…
Ce PAT est une catastrophe qui va engager la ville (centre historique et terre ferme) pour quinze ans au moins : les conditions d'une fuite en avant foncière sont réunies.

Ciao, Eric e a presto !

Depuis le début du mois, Radio France a un nouvel envoyé permanent en Italie, Anaïs Feuga, à qui nous souhaitons la bienvenue. Venue de Metz, où elle était depuis adjointe au rédacteur en chef de la radio France Bleu Lorraine Nord, la nouvelle correspondante s'installe et nous n'avons pas encore eu de contact avec elle. Souhaitons-lui de se sentir aussi bien à Rome que le fut son prédécesseur, Eric Valmir qui intervient désormais le samedi matin sur France Inter dans une chronique sur la prochaine campagne électorale.
 
Qui est-elle ? La fiche de radio France nous apprend que la dame a 37 ans, qu'elle est diplômée de Sciences Po Strasbourg (promotion 95) et de l’école supérieure de journalisme de Lille, qu'elle a commence sa carrière à Europe 1 en 1996, qu'elle écrit (notamment dans la presse quotidienne régionale). elle a publié un ouvrage remarqué, Passion Charbon aux Editions Serpenoise, qui a obtenu le Prix de l’Académie Nationale de Metz et le Prix des Conseils généraux de Lorraine en 2002. En 1998, elle M6 Nancy en 1998 en qualité de rédactrice en chef adjointe. Après plusieurs collaborations dès 1999 à Radio France dans les régions (Lorraine, Belfort-Montbéliard, Breizh Izel, Bourgogne, Armorique et Périgord), elle est recrutée en 2000 à France Bleu Sud Lorraine, dont elle rejoint la rédaction l'année suivant. Depuis 2008, elle est adjointe au rédacteur en chef.

Difficile de trouver autre chose. Tramezzinimag n,'a pas encore eu la chance de s'entretenir avec la nouvelle correspondante à qui je souhaite, au nom de tous les lecteurs, français et italiens, une bonne installation et un bon travail à Rome. Elle succède à Eric Valmir, Fou d'Italie, qui a su montrer, durant les années de sa mission de correspondant, l'Italie telle qu'elle est, au-delà des clichés imposés par le régime de Berlusconi. Chacune de ses chroniques, complété par les billets de son blog, était un régal. Toujours enthousiaste, élégant jusque dans ses colères et ses répulsion, totalement professionnel dans sa pêche aux informations, il n' a jamais rien dit ni écrit qui ne corresponde à la véritable vérité de ce pays exsangue mais plein de volonté et de force qu'on ne regarde plus en France qu'à travers la focale floue et truquée des agences de notation et de la propagande berlusconienne.

Il est en Italie une médaille qui a une grande valeur morale et presque spirituelle, celle du Président de la république, qui fait de son récipiendaire une sorte de Juste dont les actions ou la pensée honorent l'Italie et son peuple. Eric Valmir mériterait cette médaille. En tout cas, Tramezzinimag lui décerne un tramezzini d'honneur à déguster en notre compagnie un de ces prochains jours sur le campo Santa Margherita. Prenons date !

Signalons le livre d'Eric, qui regroupe ses chroniques et des extraits de son blog. Tramezzinimag ne l'a pas encore lu mais nous en ferons prochainement un commentaire. En attendant, voici le lien vers les billets qu'il a écrit sur Venise : cliquer ICI.

1 commentaire:

Condorcet a dit…
Eric Valmir avait à cœur de comprendre l'Italie jusque dans ses fondements : je regretterai profondément sa culture et son sens de la mesure, son appétit de savoir et sa justesse de vue, ses analyses fines et son style enlevé.

19 septembre 2011

Coups de Cœur N°45

Taverna Ciardi
calle dell'Aseo
Cannaregio
, 1885
Tél. : 041 5241026

Sympathique ciccheteria typique où on sert les plats traditionnels. Armando Ciardi le propriétaire et son compère Giuliomaria Garbelotto sontde vrais vénitiens, parfois bougons, toujours passionnés. Ouverte en 2006, la maison semble avoir été là depuis toujours, tant on y respire l'authenticité. L'idée de départ : maintenir la tradition des bars à ciccheti qui disparaissent les uns après les autres au profit de restaurants à touristes chers et snobs. Chez Ciardi, on y grignote de très bonnes choses comme avant. Ne pas y demander des pizzas genovese-coca-cola, pas plus que des spaghetti bolognese, vous vous feriez mal voir. Ici, on mange des ciccheti, des vrais, et on boit du bon vin ! Tout est frais (pas de poisson surgelé comme c'est souvent le cas ailleurs) et préparé avec passion. "Question de rééducation" explique en substance le patron : "il faut de la pédagogie pour que les touristes comprennent la vraie gastronomie locale et que les vénitiens se souviennent du bien manger de chez nous". Prix modérés (pour 10 euros, un plat et un verre de vin à midi.) Situé calle de l'Aseo à deux pas de l'ex-Cinema Italia, sur le campo dell'Anconetta, tout près du Ghetto. En passant devant le 1859, vieille façade de briques moulurées, pensez à votre serviteur... J'y ai vécu deux ans dans un petit appartement tranquille, au rez-de-chaussée. Deux fenêtres sur jardin. Souvenirs de jeunesse.
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Vinicio Capossela
Marinai, profeti e balene

Label La Cupà - Warner
. 2011.

Découvert par hasard à Paris, chez un ami italien, "la nave sta arrivando", petit CD livré avec le numéro d'avril de Xl, le nouveau mensuel culturel de La Repubblicà. Emballé par le thème et les airs entendus, je me suis laissé emporter par la beauté du double album qui a suivi et qui a remporté un vif succès en Italie. Vinicio Capossela, auteur-compositeur et interprète, connu pour son magnifique CD, "Il ballo di san vito" et plus récemment par "Ovunque proteggi", plusieurs fois lauréat du prix Luigi Tenco, présente la mer, le voyage, les grands espaces de liberté qui depuis l'antiquité ont inspiré les plus grands auteurs. Homère, Joseph Conrad, Herman Melville, ils sont tous là dans cette musique très belle qui donne soif d'évasion et porte l'esprit vers le rêve. On le trouve sur le site d'Amazon et sur celui de la Fnac. C'est beau, plein de poésie et de vie. Écoutez-le vite, vous ne serez pas déçu !
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Alexandre Jollien
Le philosophe nu

Éditions Le Seuil

Recommandé par une fidèle lectrice, j'avais acheté ce livre avant de partir en vacances mais j'avais tant de choses à lire qu'il était resté sur mon bureau. Je l'ai ouvert ce matin pour ne le refermer qu'une fois ma lecture achevée. Un réel bonheur. Éprouvé dans sa chair, l'auteur né en 1975, tente ici de dessiner un art de vivre qui assume tout ce qui résiste à la volonté et à la raison. Il se met ainsi à nu pour ausculter la joie, l’insatisfaction, la jalousie, la fascination, l’amour ou la tristesse, bref tout ce qui s'avère plus fort que nous ; ce qui nous résiste… Comment vivre plus librement la joie quand les passions nous tiennent ? Comment oser un peu de détachement sans éteindre un cœur ? Convoquant Sénèque, Montaigne, Spinoza ou Nietzsche, il explore la difficulté de pratiquer la philosophie au cœur de l’affectivité. Loin des recettes et des certitudes, avec Houei-neng, patriarche du bouddhisme chinois, il découvre la fragile audace de se dénuder, de se dévêtir de soi. Dans l’épreuve comme dans la joie, il nous convie à renaître à chaque instant à l’écart des regrets et de nos attentes illusoires. Cette méditation inaugure un chemin pour puiser la joie au fond du fond, au plus intime de notre être.


Marcel ProustDu côté de chez Swann
Éditions La Martinière,
Coll. Point Deux, 2011

864 pages.
"Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles." Il y a bien longtemps que ce fondamental de la littérature m'est un coup de cœur. Non, ce qui est nouveau qui m'a emballé et trouve donc sa place dans cette rubrique, c'est le format du livre. On ne peut pas faire davantage poche. (80 x 118 mm : format in-12° comme les Elzevirs !) Le concept est intelligent et joyeux. Le livre - qui contient l'intégrale du texte de Proust en 864 pages - s'ouvre comme un carnet, la tranche étant en haut et non pas à gauche. Pratique, le livre posé sur une table reste ouvert et les pages se tournent de haut en bas et plus de droite à gauche. Dans la même collection existe un sympathique livre de cuisine consacré aux gâteaux et aux tartes par Christophe Felder. Chaudement recommandé par Tramezzinimag. Et en plus, le prix est plus qu'abordable (9,9€) ! Je ne résiste pas au plaisir de joindre le petit clip de présentation de la collection. Révolutionnaire et ma foi, pas désagréable à lire et feuilleter. Pratique et esthétique ! Pour davantage d'informations :
 

17 septembre 2011

Ce quotidien comme un havre

La foule qui se répand partout comme une nappe d'huile, et le bruit qu'elle porte avec elle donnent envie de fuir et le silence parait n'être plus qu'un rêve impossible quand on est en ville. Pourtant, et cela tient du miracle, il suffit de bifurquer quelques pas plus loin vers une ruelle biscornue et c'est soudain la douce paix retrouvée. 
 
La rumeur qu'atténuent les hautes façades un peu lépreuses devient comme une mélodie. Dans les grandes villes modernes, le tempo reste soumis au rythme de la pétarade des moteurs à explosion. Il suffit d'une mobylette agressive pour que l'harmonie s'effondre et heurte nos oreilles fatiguées, mais à Venise, la mélopée ne vient jamais choquer nos tympans. Dans le dédale des calle et des campielli où peu d'étrangers s'aventurent, il règne un calme merveilleux que j'ai toujours assimilé à celui de la vallée des Pyrénées où enfant je passais mes étés. Certes il manque le choral des oiseaux, les clochettes des troupeaux, le bruissement des feuilles dans les bois, mais l'air y est tellement rempli de vie et je soupçonne la lumière de participer à la symphonie.

Vous avez certainement déjà vécu cette sensation. La grande rue bruyante, écrasée par le soleil avec ses chalands affairés, la foule bigarrée qui se bouscule et ondoie parmi les étals.
Vos pas vous portent vers une ruelle un peu sombre. L'attrait de la fraîcheur sans aucun doute. Une vieille façade pleine de charme. L'étroit goulot dans lequel vous vous êtes engouffré ne laisse passer du soleil que une infime part de la riflessione de ses rayons et joue avec l'ombre. Il fait bien plus doux que dans la grande avenue, les odeurs sont plus froides. Des fenêtres ouvertes, des bribes de vie parviennent jusqu'à nos oreilles, musique, discussions, bouilloire qui siffle... Là encore, les odeurs accentuent les sons : odeurs de cuisine, de café ou de cire (à Venise, l'odeur de la cire est différente, mélange d'huile de lin et de térébenthine), ou ce parfum si particulier de la pierre mouillée quand quelqu'un vient de laver à l'eau savonneuse l'escalier de sa maison... Une seconde ruelle sur la droite, des cris d'enfant, la radio (avec le dimanche, le son d'un match commenté par un speaker excité) et quand c'est l'heure du repas, le bruit des fourchettes et des verres qui tintent... encore une ruelle, puis une autre. Toujours ce silence habité de mille petits riens, mélodie heureuse, allegro moderato d'un concerto pour un quotidien paisible. L'âme peu à peu s'aère et se réjouit, aucune humeur négative ne peut résister à l'harmonie des lieux, du temps, de la lumière, des odeurs. 
 
Comme dans un chemin de montagnes, au milieu des alpages avec les hauts sommets à l'horizon. Soudain, le bruit de l'eau et le calme frissonnement d'une barque qui glisse doucement. Des voix qui s'éloignent d'écho en écho. La lumière plus vive, puis un tout petit campo, avec son puits où dorment des chats. Le soleil qui semble se rappeler à nous... Pourquoi souhaiter autre chose que ce bonheur-là ? On ressort toujours de ces expériences intimes totalement vivifié et rédimé. Les troupeaux de touristes pressés trouvent même grâce à nos yeux et on se surprend parfois à les regarder avec un soupçon de joyeuse affection. Ce quotidien comme un havre.

14 septembre 2011

Plaisirs, par Dominique Rolin


Extrait de Plaisirs, Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Dominique Rolin. Éditions Gallimard, collection. L'Infini.2002.

Patricia Boyer de Latour — Vous avez longtemps parlé de la ville étrangère plutôt que de Venise...

Dominique Rolin — C'était l'époque où nous avions décidé, Jim et moi, de garder un anonymat total sur nos personnes et sur les lieux où nous irions. J'avais des amis qui connaissaient Venise et m'en avaient parlé avant que je n'y aille moi-même. Mais les gens décrivent Venise sans rien savoir... Ils n'en parlent pas vraiment, ils tournent autour, et c'est faux. Or cette ville a été pour nous un miracle, une sorte de transfiguration des choses. Alors, parler de la ville étrangère, c'était plus juste.
P.B.L. — Comment avez-vous découvert Venise ?
D.R. — Jusqu'en 1962, nous allions en Espagne. L'année suivante, nous avions décidé de nous rendre à Florence, puis de prendre un car jusqu'à Venise en passant par Ravenne, Vérone et Padoue. Donc, nous arrivons par la route un soir... Nous prenons un vaporetto, il faisait très beau, c'était le plein été. Et là, ç'a été « la » révélation, comme si tout d'un coup on nous offrait un lieu qui devait nous appartenir de toute éternité. À partir du Grand Canal, le vaporetto s'arrêtait à chaque station dans l'obscurité, la lumière du ciel mêlée aux lumières des réverbères. Jim portait deux valises énormes et nous avions réservé dans un petit hôtel près de la place San Marco. Au moment où nous découvrons cette place, devant la basilique Saint-Marc, nous avons été pris d'un sentiment quasiment religieux, comme si nous étions transportés dans un univers qui nous cernerait intimement. Il a posé ses valises et nous sommes restés dix minutes sans pouvoir parler... Puis nous sommes descendus à l'hôtel, nous avons dîné et... nous avons pris un café au Florian ! (Rires.) Nous sommes allés ensuite jusqu'au bord du quai. Il y avait à l'amarrage des gondoles serrées les unes contre les autres et soulevées par les vagues. On aurait dit des cygnes noirs. Je m'en souviens encore comme d'une découverte prodigieuse... Et ce fut tout pour ce jour-là !
Le lendemain matin, Jim s'est mis, comme chaque jour, au travail. Moi, je voulais apprendre la ville... Je me promenais donc jusqu'à l'heure du déjeuner ; l'après-midi, je rentrais vers six heures du soir, et nous ressortions pour dîner. Il allait tous les matins au Florian pour écrire à une table, toujours la même, loin de la lumière du jour et de la foule. Il a besoin de se fixer comme s'il y avait une sorte de rapport intime entre la circulation de son sang et de son esprit avec ce qui l'entoure. Je partais à l'aventure, seule.
J'aimais me perdre en suivant ces veines quasiment sanguines que sont les voies menant à la Giudecca, insoupçonnable pour moi, et dont personne ne m'avait parlé. Au moment où j'y suis arrivée pour la première fois, j'ai eu un coup au cœur... en découvrant cette ouverture sur les Zattere et sur la largeur du canal. À tel point que je me suis dit qu'on ne pouvait pas rester dans notre petit établissement enfoncé en pleine ville. Je suis entrée dans l'hôtel qui se trouvait là, j'ai demandé le prix des chambres à une vieille dame. Et là, elle m'ouvre une fenêtre sur la Giudecca... Quelle stupeur ! (Rires.) J'ai pensé : mais c'est ici qu'il faut vivre ! Tout se passait comme si notre vie nous attendait là depuis toujours. À la fin de cette matinée, je suis allée le rejoindre en lui disant : « Il faut que tu voies ça. » Et nous avons tout de suite retenu une chambre pour l'année suivante, la chambre aux trois fenêtres (une à l'ouest sur le petit canal perpendiculaire, deux sur la Giudecca dont l'une réfléchit toute la chambre et l'autre la circulation des bateaux) que l'on nous a gardée chaque fois.

P.B.L. — Venise est devenue votre secret.
D.R. — Vous êtes la seule personne que nous ayons vue ensemble à Venise, il n'y en a pas d'autre. Ce dîner à quatre, avec le photographe qui vous accompagnait, était tout à fait exceptionnel... Cela semblait indiscret, et c'était le contraire. Il y a eu des occasions de rencontres avec d'autres pour un film ou un vernissage, mais jamais je ne suis entrée dans son monde à lui, ni lui dans le mien. J'avais le sentiment que cela nous arrachait à notre rêve. J'ai été surprise qu'il me dise : « Tu viens dîner avec nous », mais il a eu raison.
L'ennui, c'était les Parisiens en visite à Venise qui, me reconnaissant, venaient à moi comme si ça allait de soi, sans vouloir savoir que j'avais ma vie ici et que je m'opposais à ce qu'ils y entrent. Les gens n'ont pas la faculté de se construire une muraille de Chine derrière laquelle se préserver... Ils croient à la transparence pour eux-mêmes et pour les autres, mais ce n'est pas vrai ! Quand ils m'accostaient alors que j'étais assise à ma table, presque toujours la même sur un certain ponton le matin entre huit et onze heures, je leur disais : « Excusez-moi, mais je travaille. » Ils finissaient tout de même par se rendre à l'évidence : je n'avais pas envie de les admettre dans mon cercle ni de sympathiser. Cela ressemblait à une agression amicale, parce que bien entendu ils n'avaient pas de secret à défendre de leur côté et, avec innocence, ils cherchaient à casser le mien. Je me défendais. Il faut être très vigilant, ignorer le monde extérieur, se protéger par une couche de silence et de refus, qui très vite est sensible aux autres. D'ailleurs, Venise est notre propriété quand nous y sommes ! (Rires.) J'aime la gaieté des Vénitiens, avec qui j'ai un contact merveilleux ; cette liberté qu'ils ont dans le rire, la beauté de leurs regards, leur discrétion... Et je remarque qu'ils ont toujours respecté mon travail. On se salue si on se connaît, ce qui crée une sorte d'affection tranquille et distante.

P.B.L. — Quel a été l'impact de Venise sur votre écriture ?
D.R. — Très profond, sans que je m'en sois aperçue d'abord. Sa lumière du Sud en particulier, pour la femme du Nord que je suis, a beaucoup compté. J'ai changé le mouvement de mon écriture à ce moment-là, au début des années soixante, en plein phénomène du nouveau roman. La littérature était devenue une prison, et, grâce à ce courant qui n'a pas duré longtemps, mais suffisamment pour qu'on se libère des clichés romanesques, on n'était plus enfermés dans un livre écrit une fois pour toutes au XIXe siècle. L'ouverture était là, et la liberté gagnée pour chaque écrivain qui le voulait. Cela a correspondu au début de mes séjours deux fois par an à Venise.
À partir de ma découverte de la ville étrangère, ça a été comme si je pouvais avoir un univers complet en lui-même. Paris contenait mon enfance, mes expériences ; et Venise, tout le côté magique... J'ai aimé me promener du côté de San Margherita, près du magnifique musée des Tintoret, dans la Venise populaire, j'aimais entrer dans les petits cafés, passer le seuil des églises. Nous sommes beaucoup allés dans les musées, nous avons vu des expositions majeures : Titien, Vénitien par excellence, charnel, religieux, génial ; Francis Bacon, que j'ai découvert là. Nous avons assisté à des concerts inoubliables, nous avons beaucoup regardé, observé, écouté, entendu... Ce sont des moissons d'émotions, de sensations. Teresa Stich-Randall et Gabriel Bacquier dans le Don Juan de Mozart, Beethoven au palais des Doges, le pape lors d'un concert à la Fenice, un choc pour nous... Nous n'avions pas de places. Il y avait des barrages policiers partout, mais le type qui filtrait les entrées a compris que c'était capital pour Jim d'y assister, il nous a fait entrer.
Nous avons très vite élu domicile dans ce quartier devenu le nôtre au bord de la Giudecca. Le délice consistait à s'installer sur la terrasse pour voir passer la foule. (Rires.) On allait rituellement à la Salute, ou bien dans l'autre sens jusqu'à la station maritime. Il y avait là un escalier, un écriteau : accès interdit. Ici commençait un autre monde, celui des bateaux battant pavillon de lieux improbables comme Monrovia, Nassau, Alexandrie ou d'ailleurs encore... Et nous étions fascinés par leur entrée dans le port, précédés de petits remorqueurs.
Depuis 1963, j'ai vu des nouveau-nés dans leur landau qui sont devenus des vieillards ! (Rires.) Et des adolescents, des jeunes mariés, des femmes un peu mûres, des matrones... Je me souviens aussi d'un homme très âgé, perclus de rhumatismes, qui poussait une chaise devant lui et s'y asseyait quand il était épuisé. Au fond, ce n'était pas un si mauvais moyen de circulation... Un autre, un peu fou, mesurait les distances en faisant des gestes, il était enfermé dans une sorte de mathématique étrange... Il y avait Eugenio, le « chanteur de Venise » sur lequel j'ai écrit une nouvelle dans L'infini, un mendiant extraordinaire au regard très bleu, assez beau, très pauvre, qui chantait en sortant de sa poche des bouts de papier et collait tout contre ses yeux pour en déchiffrer les mots. Un jour, il a disparu...

P.B.L. — Comment avez-vous aimé vivre à Venise ?
D.R. — J'adorais les pontons, les Zattere avec les cafés installés dessus. Et celui qui est en face de notre hôtel est devenu mon lieu de travail. Nous descendions dès huit heures du matin, Jim remontait ensuite dans la chambre jusqu'à onze heures et tout l'après-midi après le déjeuner.
J'aime respirer l'odeur de Venise, son climat. Quand il pleut, j'écris dans la chambre avec Jim. « Est-ce que je ne te dérange pas ? » lui ai-je demandé un jour. « Au contraire, tu m'aides », m'a-t-il répondu. Et c'est vrai que nous écrivons dos à dos sans nous gêner. Mais s'il fait beau, je préfère écrire dehors. À Paris, jamais je ne pourrais m'installer dans un café, comme le faisait Nathalie Sarraute, qui s'y rendait tous les matins à neuf heures. Chaque écrivain a sa méthode.
À Venise être dehors, c'est être à l'intérieur d'un univers lumineux. Je m'y suis tout de suite acclimatée merveilleusement. Devant moi, il y avait trois péniches
amarrées chargées d'approvisionner en eau les grands navires ; voir ces péniches qui ne cessent de monter et descendre le long du canal est un spectacle d'une grande beauté. Le moindre souffle d'air ressemble à une respiration murmurante quasiment humaine. La ville ne se tait à aucun moment, il y a toujours le clapotis de l'eau le long des quais. Et pourtant ce n'est pas vraiment humain, mais d'une tranquillité magique. Cela s'intègre à la vision que nous avons de la ville, ça entre dans notre façon personnelle de penser, de chercher les mots, d'écrire comme si nous étions portés par une vibration particulière. C'est très vivant, animé, et toute la ville est encerclée par cela.

P.B.L. — Comment pensez-vous à Venise quand vous êtes à Paris ?
D.R. — Ça dépasse l'ordre de la pensée... J'y pense comme si un réseau de canaux de Venise me traversait en permanence. La réalité, les bruits de Venise, les vagues, les mouettes, les touches de soleil partout alentour offrent un sentiment de liberté que nous aimons entre tous. Quand nous avons découvert Venise, nous avons eu l'impression d'être arrivés au port, à notre port, notre anse de repos et de méditation.
Mais j'adore Paris, la plus belle ville du monde ! et mon quartier, le VIIe arrondissement, est magnifique. Je n'évoque jamais Venise avec nostalgie. La vie y est gaie, les Vénitiens sont joyeux. En fait, Venise est un jardin maritime posé sur une île, qui ne me quitte pas. Si je n'y vais pas davantage, ce n'est pas grave. Venise est en nous.
© www.gallimard.fr, 2002

3 commentaires:

anita a dit…
...magnifiquement émouvant !.... merci ! anita
VenetiaMicio a dit…
Merci Lorenzo, j'aime beaucoup, c'est beau, tendre et émouvant. à bientôt Danielle
Gérard a dit…
Clair. Limpide. Dressé. Très classe. Ces cygnes noirs. Une aube de lait. Vrai et, pour tout dire, Délicieux.

12 septembre 2011

Le Bal du Siècle ou la dernière fête du Palais Labia (Suite et fin)



(Suite et fin de l'article paru le 07/12/2010,
pour fêter le 60e anniversaire de ce bal inoubliable, en écho à l'article de Maïté paru le 03/09/2011 sur son blog "Ma Venise".)
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Le 3 septembre 1951, Carlos de Beistegui donna en sa somptueuse demeure vénitienne nouvellement restaurée à grands frais, le fameux palazzo Labia, célèbre pour ses fresques de Tiepolo, certainement le plus fameux bal costumé du XXe siècle, connu depuis sous le nom de "Bal du siècle". La soirée, l'une des plus fastueuses de l'après-guerre, réunit plus de 1500 invités costumés, dont la liste peut se lire comme un supplément de l'Almanach du Gotha et du Bottin Mondain la princesse Hohenloe, le Marquis de Cuevas, Barbara Hutton, Leonor Fini, l'Aga Khan, Lady Churchill venue seule sans son mari qui avait décliné l'invitation et préféra rester au Lido où le couple séjournait. Jusqu'au dernier moment, on parla de la venue de la princesse Margaret d'Angleterre et même du roi de Grèce. Jean Gabin à l'affiche d'un film en compétition n'était plus à Venise ce jour-là. Il était de toute manière trop peu mondain pour être sur les listes.

La Mostra du cinéma venait de commencer, amenant à Venise, acteurs, producteurs et cinéastes, la belle Gene Tierney et Orson Welles en tête.L'actrice américaine Irene Dunne, arrivée la veille pour la Mostra n'avait pas reçu de carton, mais elle transportait dans ses bagages un magnifique costume de velours vert, au cas où. Il fallut de longues tractations entre les producteurs Hollywood et le milliardaire pour qu'elle fut invitée... une heure avant le début du bal. Daisy Fellowes, "la femme la plus élégante du monde", dans une somptueuse robe de Christian Dior, en reine des Indes, portait un collier de pierreries spécialement monté pour l'occasion qu'elle ne remit plus jamais ensuite. Le maître de maison ayant interdit l'approche du palais aux bateaux à moteur, ce fut en gondole, selon l'antique tradition, que tous les invités se rendirent au bal. Quelques uns arrivés en taxi devant la gare ou par le casino voisin, vinrent ensuite à pied par l'entrée sur le campo della chiesa où la foule s'était amassée et qu'on distrayait avec des funambules et des pantomimes. Robert Doisneau, Cecil Beaton et André Ostier furent les photographes de la soirée. Le peintre Alexandre Serebriakoff a également peint une série d’aquarelles représentant différents moments du bal.

 
Les costumes étaient somptueux. certains étaient l'œuvre de Salvador Dali, de Christian Dior, de Nina Ricci, Jacques Fath et de Pierre Cardin, alors débutant. Les ateliers de ces grands couturiers travaillèrent pendant plusieurs mois à la confection des somptueux costumes dont on parle encore soixante ans après. Le prince Jean-Louis de Faucigny-Lucinge écrivit en se remémorant l'événement : "Beistegui décida de donner la Fête des Fêtes sur le thème le plus logique en ces lieux : la Venise de Longhi et de Casanova, et de lui réserver l'ampleur d'un spectacle de cour. Il en fut ce qu'il espérait. […] Les invités étaient venus de tous les coins de l'Europe, de Lady Clementine_Churchill au vieil Aga Khan, en passant par les plus belles princesses romaines ou napolitaines. […] Car Carlos de Beistegui tenait aux références : nom, talent, beauté, notoriété, et — j'ajoute — amitié, car c'était un ami très fidèle. "Jean Cocteau s'est également intéressé à l'évènement : "Bal de Venise. Beistegui n'avait pas invité la méchante fée : le journalisme. Donc, son bal est un désastre et il a plu. La vérité c'est qu'il n'a pas plu et que le bal était une réussite. Le peuple de Venise adore les fêtes et applaudissait les costumes. […] Beistegui avait refusé huit millions des Américains pour filmer le bal." Paul Morand, qui était l'un des invités, évoqua l'œuvre de Beistegui dans son livre consacré à Venise : "Palais aux fresques si renommées en leur temps que Reynolds et Fragonard avaient fait le voyage de Venise pour les copier (...) L'histoire des Labia : un demi-siècle de puissance outrageante, de vaisselle d'or jetée par les fenêtres, de murs vierges confiés au talent de Tiepolo, de Zugno, de Magon, de Diziani ; ruinés par Napoléon, les Labia avaient cédé l'édifice (...). Notre fastueux ami B. avait décidé de tenir tête au temps ; reconstituer un palais, c'est dire non au gouffre, c'est comme d'écrire le Temps perdu. Son œuvre terminée, B. s'en désintéressait."
Certains membres de la Jet-set d'après-guerre, comme par exemple la milliardaire (et ambassadrice) Perle Mesta, amie et soutien des Kennedy, convoquèrent la presse pour signifier au monde que s'ils n'en étaient pas, c'était bien voulu de leur part : "je veux qu'il soit bien compris que je n'y vais pas", lança-t-elle aux journalistes...


Ce fut une splendeur. En ces années où le monde libre essayait
d'oublier les séquelles de la guerre, de ses privations et de ses drames, la peur du communisme et montée de la guerre froide, la fête commença vraiment vers 22 heures.
Sous un ciel dégagé, le grand canal et le canal de Cannaregio où se mire l'imposante façade du palais Labia, étaient couverts d'embarcations. Au milieu de dizaines de lampions flottants, les gondoliers en grande tenue ou parfois costumés comme du temps de la République, amenaient les invités jusqu'au ponton recouvert d'un somptueux tapis ancien. Comme pour la Regata Storica, de nombreux vénitiens avaient pris place le long des rives sur des barques pour mieux apercevoir les personnalités qui arrivaient.Toutes les fenêtres des immeubles voisins avaient été louées au tarif de 80.000 lires par personne (une somme pour l'époque !). Le prince Aga Khan, classiquement vêtu d'un domino vénitien, arriva parmi les premiers, suivi de Barbara Hutton habillée en Mozart, dans un costume valant plus de 15.000 dollars, puis le Prince et la Princesse Chavchavadze couverte de bijoux devenue Catherine II...


Un peu avant minuit, des trompettes naturelles sonnèrent et les 1.500 invités furent introduits dans la grand salle de bal du palais sous les fresques de Tiepolo, par le maître des lieux vêtu d'une toge de damas écarlate, portant une longue perruque bouclée et grandi par des talons comp
ensés de plus de 40 cm (il ne mesurait en vérité qu'1 mètre 68). Le sol avait été recouvert d'un plancher en trompe-l’œil reproduisant les motifs d'un tapis de la Savonnerie qui avait nécessité plusieurs centaines d'heures de travail aux décorateurs. Il aura fallu plusieurs semaines de préparation, et les invitations furent envoyées six mois avant, afin de permettre aux happy few concernés d'organiser leur agenda et de prévoir leur costume ?


La musique classique, les ballets, les menuets et les valses laissèrent la place aux rumbas,
sambas, charlestons très à la mode dans ces années-là. Dans les salons, de somptueux buffets couverts d'écrevisses, de jambons, de saumons en gelée et autres délices étaient pris d'assaut.
Le champagne coula à flots jusqu'à l'aube. Dans le cortile du palais, Don Carlos, très royal, avait organisé une fête pour les gens du commun comme il disait : on pouvait y trouver à boire mais c'était payant. Il y avait un spectacle gratuit de marionnettes et un mât de cocagne avec des prix pour ceux qui parviendraient à grimper au sommet. Les deux mondes parfois se mêlaient.

 
C'est ainsi qu'on a pu voir la très distinguée Madame Louis Arpels (l'épouse du célèbre joaillier parisien), en train de danser avec un jeune vénitien en chemise ouverte montrant des pectoraux avantageux. Comme les images d'un film, l'expression la plus affirmée de la Dolce vita. Tous s'amusèrent magnifiquement. Pourtant ce n'était pas l'objectif de tous ces gens. S'affirmait dans leur participation à cette extraordinaire fête, la volonté d'en finir avec les terribles années de guerre, avec les blessures qui restaient loin de s'être cicatrisées. L'amusement vint en prime, après que tous se furent montrés les uns aux autres et, ensemble, au monde. Parmi les invités, certains pourtant n'étaient pas dupes et confièrent aux journalistes qu'ils étaient certains que que cette oisiveté, toute cette gabegie de luxe ostentatoire, ces dépenses somptuaires pour un seul soir, était en train de disparaître et sombreraient bientôt dans l'oubli. "Je ne crois pas", déclara le prince Aga Khan, alors que la soirée touchait à sa fin, "qu'il nous soit donné de voir encore quelque chose comme cela."