22 février 2016

Venise : Triste constat



Cette photo de l'ami Enzo Pedrocco, prise récemment sur la Fondamenta Sant'Anna dans le sestier de Castello montre ce à quoi conduit l'ignoble laissé-aller des responsables de la Sérénissime. Peu à peu, lentement mais inexorablement,  au nom de la liberté économique, ils laissent périr Venise. "Vision emblématique des tristes et désolantes conséquences de cette monoculture touristique" commente l'auteur du cliché. Une charcuterie ferme et laisse la place à une boutique d'articles pour gogos. Ailleurs, il s'agira d'une boulangerie, d'une échoppe de cordonnier, d'un coiffeur ou d'un marchand de jouets... Peu à peu la ville se vide de sa substance pour se transformer en un simple parc d'attractions, un luna-park envahi par des touristes distraits et pressés. Quelle tristesse.
 
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15 février 2016

Un parfum de Craven A (2)


Antoine se dirigeait vers le campo. Il y avait peu de monde encore dans les rues. Des retardataires se hâtaient de franchir le portone du Palazzo Recanati, siège du lycée artistique. Il se sentait paisible et détendu. Pas de cours pour lui, aujourd'hui, le professeur avait prévenu de son absence. Après la colazione avec ses amis, ce sera de longues heures à la bibliothèque. Betti préférait celle de Ca'Foscari, Stefano et lui, les hautes salles de la Querini Stampalia. Il se répétait ces vers de Rimbaud découverts la veille en exergue d'un roman médiocre qu'on lui avait offert :
C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
L'air et le monde point cherchés. La vie.
- Était-ce donc ceci ?
- Et le rêve fraîchit.
Je ne sais plus qui a écrit que c'est dans le sombre de la nuit qu'il est beau de croire à la lumière. Propos d'un ravi, d'un fou de dieu ou d'un pauvre illuminé qui ne voudrait pas voir la vie comme elle est, terrible et absurde ? Niaiserie ? Certainement pour bon nombre de nos contemporains dans un monde devenu difficile et où les repères s'effacent rendant nos pas hésitants. Quiconque a vécu assez longtemps à Venise a fait l'expérience de cette rédemption de l'âme. Même sujet au doute, au désarroi ou à la peine, la guérison se fait soudaine des plus douloureuses blessures qu'un cœur peut avoir à endurer. Il suffit la plupart du temps d'aller dans les rues de la Sérénissime, la nuit plus particulièrement et de marcher jusqu'à ce que la fatigue et l'instinct nous pousse à rentrer...


Je ne connais pas de chagrin qui ne s'efface ou du moins reprenne miraculeusement place parmi les simples dysfonctionnements de l'existence, après deux bonnes heures de promenade nocturne des Fondamente Nuove à la pointe de la douane - exception peut-être de l'horrible période où la municipalité avait autorisé un milliardaire iconoclaste à remplacer le lampadaire des amoureux et des pêcheurs qui siège depuis Fançois-Joseph à l'extrême pointe des Zattere, aux pieds de la Fortune dorée des magazzini qui abritent ses collections d'art contemporain, par un adolescent et une grenouille) - quand les touristes ont regagné leurs pénates et que la nuit s'étend sur la ville. Pas un cri, plus un appel, les cloches même se sont tues et l'absence de véhicules à moteur, tout concourt à faire des lieux un monde de silence habité mais vide aussi. Cet endroit unique produit une atmosphère unique, "un cas de beauté, un paysage mental" écrit Paolo Barbaro dans son Lunario veneziano. Nous sommes sur une île et sur une île, on est bien plus seul avec soi-même que sur la terre ferme. cela ouvre au poète un univers de cauchemar ou de rêve. 

Antoine lisait de la poésie la nuit dans son petit taudis de la calle del'Aseo. Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, La Tour du Pin... Mallarmé était son préféré. Quand les vers du poète faisaient remonter en lui mille rancœurs ou des désirs inattendus, il partait le long des ruelles, traversait San'Alvise et arpentait le pas vif le pavé des quais qui font face aux îles. Il avait ainsi besoin de marcher, longtemps. Le casque de son walkman emplissait ses oreilles des mêmes musiques : Après un rêve de Fauré pour les moments de grande nostalgie, le Gloria et le Magnificat de Vivaldi pour les jours de fougue et de détermination, la sonatine de l'Actus Tragicus de Bach ou, plus prosaïquement, les chansons de Simon &Garfunkel ou bien encore le "Walk in the wild side" de Lou Reed dont il comprendra le sens que bien plus tard, arrivé à l'âge adulte et bien loin de Venise...
Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:
Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous les rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts:
Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité
Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul
.
Il était arrivé en Italie sans vraiment savoir pourquoi. Il fuyait les derniers mois où le deuil et le chagrin s'étaient emparés de sa vie. La mort de son père, son échec à l'université, sa rupture avec celle qu'il avait tant aimé... Rien que de très banal. Pourquoi Venise ? L'appel du sang ? Trop romantique. La facilité ? Il y était venu tant de fois depuis son enfance ? Il aurait été bien en peine de trouver une réponse. Il savait seulement qu'il lui fallait être là. Pour revivre. Pour se construire. Et il avait croisé Anna. Enfin.

à suivre.

10 février 2016

Un parfum de Craven A (1)

Un matin comme les autres. le ciel était gris mais on sentait dans l'air que la journée serait ensoleillée. Antoine n'aimait pas que le ciel fut bleu quand il devait s'enfermer dans la bibliothèque. De toute manière, en ce moment, il n'aimait rien. Il croyait être triste, il n'était que maussade. Jaloux. aigri. Même sa propre image que reflétaient les vitrines ne trouvait grâce à ses yeux. Il se sentait laid, petit. Il était seul. Le vaporetto n'arrivait pas. Il allait être en retard. Assis sur la banquette en bois du pontile, il regardait ses pieds. Il les trouvait ridicules ses pieds. Quelle idée stupide d'avoir mis des chaussettes dans ses baskets. Il allait sûrement transpirer. Il faisait déjà chaud, pourtant 9 heures sonnait à peine au campanile voisin. Un mendiant passa devant lui en maugréant. Des écoliers piaillaient. Una gita scolastica comme il y en a tant à Venise. Une religieuse les rejoint avec un diable chargé de bidons d'huiles d'olive. L'idée le fit sourire : une bonne sœur toute de blanc vêtue transportant un diable sur les eaux de la lagune... Chacun allait vers son destin du jour. Sa vie à lui, que serait-elle aujourd'hui ? Dans ses écouteurs résonnait une chanson de Cat Stevens, "Morning has broken". Tout un programme. Il allait vraiment être en retard. Le vaporetto approchait enfin. Il allait retrouver Betti et Stefano, les deux seuls étudiants avec qui il se sentait bien ou pas trop mal. Ils s'étaient retrouvés après le premier cours de l'année au baretto du campo Santa Margherita. Betti était une habituée des lieux depuis le lycée et Stefano, arrivé un an plus tôt d'Ancône et qui partageait avec elle et deux autres filles le même appartement, avaient ri de retrouver leur camarade français dans la petite salle du fond où ils prirent l'habitude de se retrouver chaque jour ou presque après les cours. Thé chaud et Craven A sans filtre... Lecture aussi, car Antoine n'est jamais sorti sans un livre dans sa poche ou à la main. En ce moment, c'est Mallarmé qui l'accompagne dans son quotidien.
(à suivre)

02 février 2016

Lettre à mes lecteurs

Biens Chers Lecteurs, 

Il est difficile de trouver sur la toile des informations sympathiques et véridiques concernant notre Venise au quotidien. Envahie par les barbares depuis tant d'années, mille guides sont publiés, des centaines d'articles paraissent dans les journaux du monde entier qui présentent une Venezialtra, avec des adresses à ne pas manquer, des lieux à visiter à tout prix et aussitôt 21 millions de touristes se précipitent et endommagent le peu qui reste d'authenticité. En me promenant sur le net il y a quelques mois, et sur les recommandations d'une vieille amie vénitienne, j'avais découvert le blog de Riako, alias Chiara Regazzini, pétulante (et c'est un compliment, pas de l'ironie) jeune étudiante de la Ca'Foscari, apparemment grande amoureuse de Venise dans le même sens que nous, chers lecteurs. Son post sur les choses à voir et à faire qui ne coûtent rien (et font du bien pour paraphraser un adorable petit livre que j'ai offert naguère à l'un de mes enfants) est une petite merveille d'authenticité que Tramezzinimag ne peut que confirmer. en voici, peu ou prou, la traduction. Que l'auteur de ce blog soit remerciée pour sa plume, sa faconde et l'emprunt que j'avais fait à son site. Malheureusement la jeune fille a cru que nous avions volontairement entrepris de piller sa créativité en reproduisant - en français - l'essentiel de ses billets. Beaucoup de précipitation et d'inattention ont fait que les deux billets, postés à la suite l'un de l'autre et qui depuis nous avaient valu de nombreux commentaires sympathiques le plus souvent avec des rajouts et des notes diverses, l'ont été sans aucune mention de l'inventeur du texte original. Nos compléments aux notes de la jeune étudiante devaient être complétés par de jolies photos d'amis très chers de notre blog, Pierre et Christine. Hélas, trois fois hélas, rien de tout cela ne fut mis en œuvre et les billets parurent sans aucun mention de droit ni citation du texte original qui avait servi de charpente à notre projet. J'en suis marri - et ma petite équipe tout autant. Entre temps, et après un échange assez virulent, mais toujours courtois, les billets ont été supprimés manu militari par les sbires de Google, notre hébergeur (!), Chiara et Lorenzo sont devenus amis sur Fesse de Bouc... Ironique époque où un blog qui fêtera bientôt sa douzième année d'existence et a collationné à ce jour un peu plus de 1.745.000 visiteurs, est censuré par un Big Brother yankee dénué de toute empathie et encore plus de culture (savaient-ils seulement de quoi ces billets parlaient ?), conséquence d'une distraction jamais constatée auparavant. Mais cela est de bonne guerre. La propriété culturelle est en danger avec les médias modernes qui sont rapidement incontrôlables.< A la place de la jeune femme, j'aurai agi de même : j'aurai d'abord cherché à joindre le présumé plagiaire, pour comprendre et savoir à qui j'avais à faire. Ce qu'elle fit, mais Tramezzinimag est souvent aux abonnés absents en ce moment tant votre serviteur est occupé ailleurs. Et je la félicite de savoir aussi bien défendre ses intérêts et sa plume, et par là le principe même de la création culturelle. C'est Google après tout qui manque cruellement de nuance, mais ça on le savait... Je remercie aussi les nombreux lecteurs qui m'ont écrit pour m'assurer de leur soutien et de leur étonnement devant cette censure quand, comme le souligne Maryse "Il eut suffit d'un rectificatif et de republier les billets avec les différentes mentions légales", et cette sympathique remarque de Frédéric : "Quelle publicité vous faites à un blog inconnu (méchant) David inconnu contre un (gentil et célèbre) Goliath, apprécié de tous et notoirement connu depuis 2005, a fait parler de lui". Merci les amis, mais la loi est claire et en l'état, nous avons été un peu légers avec cette distraction. Acte manqué ? Fatalité ? Merci en tout cas pour votre soutien et vos encouragements. 

Venezianamente, 

Lorenzo

Lettre à mes lecteurs

Biens Chers Lecteurs,

Il est difficile de trouver sur la toile des informations sympathiques et véridiques concernant notre Venise au quotidien. Envahie par les barbares depuis tant d'années, mille guides sont publiés, des centaines d'articles paraissent dans les journaux du monde entier qui présentent une Venezialtra, avec des adresses à ne pas manquer, des lieux à visiter à tout prix et aussitôt 21 millions de touristes se précipitent et endommagent le peu qui reste d'authenticité.

En me promenant sur le net il y a quelques mois, et sur les recommandations d'une vieille amie vénitienne, j'avais découvert le blog de Riako, alias Chiara Regazzini, pétulante (et c'est un compliment, pas de l'ironie) jeune étudiante de la Ca'Foscari, apparemment grande amoureuse de Venise dans le même sens que nous, chers lecteurs. Son billet sur les choses à voir et à faire qui ne coûtent rien (et font du bien pour paraphraser un adorable petit livre que j'ai offert naguère à l'un de mes enfants) est une petite merveille d'authenticité que TraMeZziniMag ne peut que confirmer. en voici, peu ou prou, la traduction. Que l'auteur de ce blog soit remerciée pour sa plume, sa faconde et l'emprunt que j'avais fait à son site. Malheureusement la jeune fille a cru que nous avions volontairement entrepris de piller sa créativité en reproduisant - en français - l'essentiel de ses billets.

Beaucoup de précipitation et d'inattention ont fait que les deux billets, postés à la suite l'un de l'autre et qui depuis nous avaient valu de nombreux commentaires sympathiques le plus souvent avec des rajouts et des notes diverses, l'ont été sans aucune mention de l'inventeur du texte original. Nos compléments aux notes de la jeune étudiante devaient être complétés par de jolies photos d'amis très chers de notre blog, Pierre et Christine. Hélas, trois fois hélas, rien de tout cela ne fut mis en œuvre et les billets parurent sans aucun mention de droit ni citation du texte original qui avait servi de charpente à notre projet. J'en suis marri - et ma petite équipe tout autant.

Entre temps, et après un échange assez virulent, mais toujours courtois, les billets ont été supprimés manu militari par les sbires de Google, notre hébergeur (!), Chiara et Lorenzo sont devenus amis sur Fesse de Bouc... Ironique époque où un blog qui fêtera bientôt sa douzième année d'existence et a collationné à ce jour un peu plus de 1.745.000 visiteurs, est censuré par un Big Brother yankee dénué de toute empathie et encore plus de culture (savaient-ils seulement de quoi ces billets parlaient ?), conséquence d'une distraction jamais constatée auparavant. Mais cela est de bonne guerre. La propriété culturelle est en danger avec les médias modernes qui sont rapidement incontrôlables. A la place de la jeune femme, j'aurai agi de même : j'aurai d'abord cherché à joindre le présumé plagiaire, pour comprendre et savoir à qui j'avais à faire. Ce qu'elle fit, mais TraMeZziniMag est souvent aux abonnés absents en ce moment tant votre serviteur est occupé ailleurs. Et je la félicite de savoir aussi bien défendre ses intérêts et sa plume, et par là le principe même de la création culturelle. C'est Google après tout qui manque cruellement de nuance, mais ça on le savait...

Je remercie aussi les nombreux lecteurs qui m'ont écrit pour m'assurer de leur soutien et de leur étonnement devant cette censure quand, comme le souligne Maryse "Il eut suffit d'un rectificatif et de republier les billets avec les différentes mentions légales", et cette remarque de Frédéric : "Quelle publicité vous faites à un blog inconnu (méchant) David inconnu contre un (gentil et célèbre) Goliath, apprécié de tous et notoirement connu depuis 2005, a fait parler de lui".

Merci les amis, mais la loi est claire et en l'état, nous avons été un peu légers avec cette distraction. Acte manqué ? Fatalité ? Merci en tout cas pour votre soutien et vos encouragements.

Venezianamente,

Lorenzo

01 février 2016

Non Tibi sed Petro...

© Alain Hamon - Venise. Tous Droits Réservés .
Le silence de l'hiver, quand les frimas engourdissent les doigts et les esprits, ce pauvre Tramezzinimag est bien délaissé par son auteur... Que le lecteur lui pardonne à l'aulne de ses propres paresses, car les journées sont courtes et la nuit tombe vite. A Venise pourtant, déjà carnaval pointe son nez. Quittée hier, grise et brumeuse, embellie comme toujours par le silence et ses ciels bas, elle va se parer bientôt de couleurs et d'artifices, ses rues et ses campi se gorgeront de bruits et de cris joyeux. Pourtant, quelle lassitude à l'idée de ces fantasmagories de pacotille, la fête sera jolie pourtant aux yeux de certains, mais tellement peu authentique et bruyante. 

.La foule qui envahit tellement souvent et par vagues les plus célèbres spots de la Sérénissime ne fait que reproduire le mouvement perpétuel des flots quand ils pénètrent les bouches d'accès à la lagune. L'image de ces milliers de personnes qui s'avancent, joyeux, étonnés, attentifs ou distraits, me fait penser à l'Ouverture pour une fête académique de Johannes Brahms. Même force, même rythme, même joie et étonnement. Heureux d'être loin de la piazza au moment où j'écris ces lignes mais souriant à l'image de ces gens qui découvrent peut-être pour la première fois l'ordonnancement parfait de la place, le palais, la basilique, le campanile et les Procuratie. 

.La plupart ne verront rien d'autre que de vieux et somptueux bâtiments et la masse de visiteurs autour d'eux. Combien remarqueront sur le sol, devant le portail principal de San Marco, le losange blanc qui barre la pierre de marbre rouge ? Qui saura que c'est à cet endroit précis que l'Empereur Frédéric Barberousse s'agenouilla devant le pape Alexandre III le 23 juillet 1177. Un pan de l'histoire du monde que la plupart des visiteurs ne connaissent pas et qui en intéresseraient certainement peu. Pourtant, ce moment, immortalisé par de nombreux artistes et dont ont ainsi gardés la mémoire les pavés de Venise (cf. Tramezzinimag, billet du 07/10/2013), est riche de signification et d'importance pour comprendre le monde et, in spite of, le monde d'aujourd'hui. 

.La malle aux souvenirs, quand on l'entrouvre laisse se répandre des parfums très divers. Surannés, certains sont bien doux à notre âme, d'autres portent tellement d'amertume que nous en avions vite oublié les fragrances. Mes lecteurs savent combien Venise est constitutive de celui que je suis devenu. Mes origines, mon sang tout d'abord, ma jeunesse, mes années d'apprentissage, tout a contribué à ce que la Sérénissime fabrique cette construction parfois chaotique qu'est mon cœur. Chacun son Ithaque. Une chanson de Queen entendue par hasard à l'instant me ramène plus de trente ans en arrière. le Baretto Rosso, (le premier et l’authentique, situé au numéro 3665 de Dorsoduro) appelé aussi à l'époque I do Draghi, juste en face du campanile de Santa Margherita. Les amis qui s'y réunissaient chaque jour ou presque, après les cours : Betti, Stefano son colocataire, Agnès la fille du consul, Pier le joueur d'échecs... Plus tard Violaine et Rebecca (la seule à être restée), Marina et Julia, Pippo, Francesco, Manfred... Nos soirées passées à refaire le monde, nos fous-rires, nos ballades en barque le long des canaux, et sur la lagune... Ces nuits dans les îles abandonnées ou sur la plage du Lido, les feux de bois, le projecteur de la Guardia da Finanza qui venait s'assurer que rien de répréhensible ne se déroulait dans ces lieux déserts, les longues explications, les papiers qu'il fallait montrer sans trembler... 

.Notre jeunesse, une simple musique oubliée la fait rejaillir. Appris l'autre jour qu'une amie perdue de vue depuis si longtemps est aujourd'hui à la retraite, qu'un autre, exilé à Rome est mort il y a peu... Le temps qui passe et les souvenirs qui s'éloignent et deviennent chaque jour davantage pris dans la brume... Cette image qui me revient de Venise la nuit, l'hiver. La bruine, fine et glacée, le sol des rues qui brille, le silence. Comme un air de violon... 

.Le chat dort à côté de moi, tranquille. Il ne se doute pas combien la nostalgie s'avère douloureuse parfois. Mais l'évocation des jours anciens n'est jamais vraiment triste quand il s'agit de Venise. Bien sûr nous avons changé. Bien sûr la ville n'est plus la même. Rien ne sera jamais plus comme avant, mais peu importe, notre jeunesse, nos expériences, nos souvenirs sont là. ils demeurent. Venise aussi demeure. Éternelle ? Certainement pas d'un point de vue physique, mais omniprésente à jamais dans le cœur de ceux qui ont été ensorcelés par elle... Niaiserie certainement, mais réalité avérée pour ce qui est de mon âme et de ma vie... "Joie et plaisirs de ma vie"...

17 janvier 2016

Quand Venise accueille un jeune pape de fiction

Une curieuse effervescence sur la Piazza ces derniers jours. On s'affairait autour d'un homme en blanc, une silhouette familière entourée de prélats... Saint Marc était le décor cette semaine de la suite du tournage, commencé à Rome l'été dernier, d'une série réalisée sous la houlette de Paolo Sorrentino pour la télévision. L'histoire (une fiction évidemment) de Pie XIII, premier pape américain de l'histoire, très jeune incarné par le britannique Jude Law. La série qui devrait compter huit épisodes est coproduite par Canal Plus, Sky et HBO, The Young pope, devrait être diffusée avant la fin de l'année 2016. Avec aussi Cécile de France et Ludivine Sagnier. Pour les amateurs, plus d'informations en cliquant ICI




15 janvier 2016

Uchronie : Et si les vénitiens avaient pris Constantinople en 1453 ?

La revue en ligne NONFICTION proposait récemment à ces lecteurs le premier volet d'une Chronique Uchronique consacrée à Venise : Que ce serait-il passé si les Vénitiens, et non pas les Ottomans, s'étaient emparés de la capitale de l'empire byzantin en 1453 ? Voici cet essai que nous avons trouvé fort intéressant.

Un coup de vent : voilà tout ce qui aurait suffi pour que les Ottomans ne prennent pas Constantinople le 29 mai 1453, mettant fin à l’Empire romain d’Orient. Pas le grand vent du large, non, mais de simples vents étésiens, ces vents estivaux du nord que connaissent bien les marins italiens, catalans ou grecs qui sillonnent la Méditerranée.

Nous sommes le 15 mai 1453, dans l’ouest de la mer Égée, à six cent kilomètres de Constantinople assiégée, et la flotte vénitienne se prépare à défendre la ville en danger. Expérimentée et rapide, elle serait capables d’atteindre Constantinople en quelques jours. Parmi les rangs ottomans, le bruit court même qu’elle aurait déjà atteint Chio. Mais Jacopo Loredan, le capitaine général, ne veut pas prendre la responsabilité sur lui : il sait qu’il aura des comptes à rendre au Sénat à son retour, et il attend des ordres.

Car la capitale byzantine a été prise d’assaut par les Turcs ottomans, avec à leur tête le jeune sultan Mehmed II, avide de conquête. Une fois encore, l’empereur byzantin s’est tourné vers l’Occident pour demander une aide militaire que tous les princes lui promettent mais que personne ne veut financer. Il faut dire que c’est la troisième fois en cinquante ans que les Ottomans sont sous les murs de la ville. On a fini par s’habituer à recevoir les appels à l’aide de ces Grecs à demi-hérétiques, à grand peine réconciliés au catholicisme à Florence en 1452. Et puis personne ne se sent directement concerné par ces problèmes orientaux quand l’Europe elle-même est en pleine ébullition. Personne sauf peut-être ceux qui commercent en Orient, au premier rang desquels Venise, la République maritime, qui a même orchestré une première prise de Constantinople en 1204, avant de la perdre en 1261. Alors Venise a envoyé sa flotte, mais avant de s’engager seule dans le combat, elle attend des nouvelles.

Imaginons que les nouvelles soient parvenues à Venise, et que la flotte soit venue au secours de Constantinople. Peu s’en faut, car le 3 mai les défenseurs de la ville désespérés ont lancé un ultime appel au secours. Voyant que les Ottomans avaient pris pied sur la Corne d’Or, et se rappelant peut-être que c’est par là que les envahisseurs occidentaux avaient conquis la ville en 1204, ils ont envoyé en éclaireur un brigantin vénitien maquillé en navire ottoman. Sa mission : savoir si la flotte vénitienne que l’on attend depuis le début du printemps arrivait enfin. En effet, si la ville risque de tomber, c’est avant tout par manque d’hommes et de vivres : à peine y a-t-il assez de défenseurs pour occuper toute la longueur des murs assiégés. Mais les murs, eux, résistent solidement, à condition d’être réparés entre deux assauts.

Le navire réussit à franchir les lignes ennemies, il s’échappe de la ville, descend le Bosphore jusqu’à Gallipoli, arrive en Mer Egée et ne voit personne. Ses marins décident courageusement de retourner dans la ville assiégée. Et là l’histoire change. La fameuse bourrasque venue du nord bloque les Dardanelles : ils arrivent à court de vivres, décident finalement de ne plus lutter contre les vents, et rejoignent Négrepont, en Eubée, une place forte vénitienne où ils seront en sécurité. Ils arrivent probablement vers le 15 mai, et rencontrent donc la flotte de Loredan. Ils peuvent lui transmettre deux nouvelles importantes.
 

La première, c’est que la ville ne tiendra pas : les défenseurs sont à bout, la ville tombera, c’est une question de jours. La seconde, c’est que la communauté des marchands vénitiens bouclés dans Constantinople au début du siège s’est fermement impliquée dans la défense. Ils ont voté et choisi de rester jusqu’au bout aux côtés des Grecs, se sont fait attribuer des points stratégiques et les clés de plusieurs portes. Leur baïle est sorti de son simple rôle de consul à la tête des Vénitiens : il est désormais installé dans la demeure de l’empereur, le palais des Blachernes, au sud de la Corne d’Or, car c’est un des points les plus chauds de la bataille. Enfin, les armes vénitiennes ont été stockées dans l’arsenal impérial, ce qui rend complexe toute tentative de fuite. Tandis qu’au Nord de la Corne d’Or, à Pera, les Génois, éternels rivaux des Vénitiens, étaient habilement restés neutres, ce qui leur assurait une meilleure position dans de possibles traités à venir avec un sultan ottoman maître de Constantinople.

Dès lors Loredan réévalue la situation : il ne s’agit plus seulement de porter secours aux Grecs, mais bien à des Vénitiens, et qui plus est des patriciens, dont les familles le soutiendront sûrement au retour de sa mission. De plus, la politique ambigüe de Venise lui semble désormais inutile : à présent que des Vénitiens tiennent tête aux Ottomans depuis le palais des Blachernes, à quoi bon feindre de respecter la paix signée avec Mehmed II ? Dans l’urgence il prépare la flotte, navigue contre les vents qui soufflent la journée, use de la rame, et arrive à Constantinople le 27 mai 1453.  Il traverse les lignes maritimes ennemies, les Vénitiens s’empressent d’ouvrir la chaine qui défendait la Corne d’Or, et les deux groupes font leur jonction. Ils renforcent les remparts, se font attribuer les clés de chaque porte et ramènent l’empereur aux Blachernes sous prétexte de le protéger. L’aventurier génois Giovanni Giustiniani est blessé à la Porte Saint-Romanin, et ses hommes, craignant de rester sans solde, se rallient aux Vénitiens. L’assaut du 28 mai est brisé. Dans le camp ottoman, c’est une victoire politique pour le parti de la paix. Çandarlı Halil Pasa, ancien proche du père de Mehmed II et connu pour ses bons rapports avec les Grecs, rappelle sa méfiance face aux dépenses militaires et aux troubles politiques que génèrent les défaites. Constantinople ne menace pas l’intégrité du territoire ottoman, elle irrigue le commerce dans la région et accueille en son sein des marchands turcs : il faut arrêter cette folie. Le 29 mai au matin, les Ottomans plient bagages.

Mais dans la ville même les rapports de force sont transformés : Loredan refuse de rendre le palais et les portes, sa flotte occupe le port de Prosphorion, à l’ouest de la porte de Perama. Il contrôle les entrées et les sorties, conserve les armes stockées dans l’arsenal, marque son respect envers un Constantin XI tenu sous bonne garde et ménage également la haute aristocratie. Venise réagit rapidement : elle accepte cette conquête imprévue et fait en sorte qu’elle dure : l’Union est abandonnée, la population est libre de rester orthodoxe et personne ne touche aux biens des ecclésiastiques. L’empereur est invité à Venise qu’il ne quittera plus : on l’installe en grandes pompes dans l’île de San Erasmo où lui est construit un palais-prison, dans lequel sont également installés une série d’ouvrages en grec. Cette île deviendra un des hauts lieux de l’Humanisme européen, d’autant plus important qu’aucun afflux d’immigrés grecs ne vient pourvoir les universités européennes en maîtres compétents. Venise est le cœur battant de la Renaissance, et les Florentins s’y rendent pour puiser le savoir à la source.
 

À Constantinople, Venise en profite pour éliminer ses rivaux génois une bonne fois pour toutes : leurs marchands se voient interdire l’entrée dans les murs de Constantinople, leurs bateaux ne peuvent plus naviguer vers la Mer Noire où ils ravitaillaient leurs comptoirs, et leur séjour-même à Péra est soumis à un tribut. La politique de monopole vénitien fait disparaitre les Génois de la Méditerranée orientale. Ils investissent alors très tôt dans les ports atlantiques, dont le développement se trouve accéléré. Ce sont des Génois qui bâtissent les premiers forts de la Côte de l’Or en Guinée, s’aventurent vers le sud, et découvrent le Nouveau Monde en 1481, en cherchant à dépasser par l’ouest le creux de vent extrêmement dangereux qui caractérise le Golfe de Guinée. Principaux banquiers de la couronne de Portugal, ils arrivent à empêcher la formation d’un monopole et sont actifs dans le commerce comme dans la colonisation.

Dans le même temps, Venise devient la première puissance esclavagiste en Méditerranée. L’importation d’esclaves circassiens, tcherkesses, slaves, arméniens et grecs était déjà pratiquée, mais Venise a réussi à s’imposer comme le seul partenaire commercial du Khanat de Crimée. Dès lors, la République maritime organise ses débouchés, institutionnalise ses fournitures au sultanat mamelouk, ravitaille en esclaves la chrétienté, et bientôt trouve dans les premiers comptoirs du Nouveau Monde un inépuisable filon. Le besoin de main d’œuvre augmentant, ce sont près de dix millions d’esclaves qui sont déplacés dans des conditions violentes vers l’Europe et les Amériques. La population actuelle du nouveau continent hérite largement de ces flux d’esclaves, tandis que l’Europe orientale se dépeuple jusqu’au sud de la Russie. Venise bénéficie économiquement de sa position d’intermédiaire jusqu’au premier tiers du XVIe siècle, après quoi le relais est pris par l’Empire ottoman, qui modifie peu les chaînes de commerce déjà installées.

En effet, dès 1456, l’État ottoman s’est scindé en deux. Le jeune Mehmed II, vaincu sous les murs de Constantinople, a vu sa légitimité largement minée par cette défaite et par les difficultés à réunir la solde de ses troupes. Alors qu’il était en campagne dans le Péloponnèse, une partie des janissaires restés à Edirne entre en rébellion ouverte : ils imposent en la personne de Bayezid Osman un candidat-enfant moins indépendant et moins belliqueux. Mehmed fait immédiatement route vers Edirne, et le parti de Bayezid Osman se replie à l’est des Dardanelles vers la Bithynie. Une chronique grecque contemporaine rédigée par un certain Athanasis Dolapsoglu suggère que l’arrivée au pouvoir de ce rival aurait pu être le résultat d’un complot vénitien. Il est certain qu’un jeune prétendant au trône de ce nom était passé par certaines villes italiennes l’année précédente, mais le lien entre ces deux homonymes reste putatif. Bayezid Osman s’approprie les régions ottomanes à l’est du Bosphore, fondant un sultanat indépendant, soutenu par les Beyliks anatoliens soulagés de voir la puissance de Mehmed II ainsi affaiblie. Cet État est néanmoins de courte durée : dès la fin du XVIe siècle il est incorporé à un immense empire safavide.

Poursuivant les conquêtes entamées par Ismaïl Ier, les souverains safavides ont étendu leur domination sur l’Anatolie morcelée. Associant les souverains locaux à leur pouvoir par une série de mariages et de conversions, ils ont établi un empire chiite qui s’étend de l’actuel Irak jusqu’aux portes de Constantinople. Face à ce nouvel opposant, Venise est incapable d’assurer la sécurité de la ville, qui préfère se donner au sultan ottoman en 1589. Trois revendications universelles se font alors face en Méditerranée : un califat mamelouk, un empereur safavide chiite, et un sultan ottoman sunnite promu héritier de l’Empire romain par l’acquisition pacifique de Constantinople. Ainsi partagée, la dignité califale cesse de représenter un enjeu véritable, et ne fait pas l’objet de réactivation mémorielle au XIXe siècle.

L’Empire ottoman tel qu’il se présente au XVIIe siècle est donc fondamentalement un état balkanique. En réaction aux Safavides, l’ottoman curial qui s’élabore autour de Constantinople, Edirne, Sofia et Budapest élimine tous les termes persans, et s’enrichit d’emprunts au grec et aux langues slaves. La langue de l’administration, des madrasas et des villes est un turc dit "rumi", écrit dans un alphabet grec dont le nombre de voyelles a été réduit. Stable et simplifié, il n’est soumis à aucune ingénierie linguistique au XXe siècle. Plus tôt conquis et colonisé, le nord bénéficie par la suite d’une industrialisation supérieure au reste du pays. Seuls 30 % des 88 millions d’Ottomans résident aujourd’hui dans la moitié nord du pays, d’où de fortes velléités indépendantistes. Quant à Constantinople, elle est devenue une ville frontière, où l’urbanisation se concentre sur la rive occidentale. C’est aujourd’hui l’une des portes de l’Europe, d’où une forte militarisation du détroit.

Pour revenir au vrai :
- Donald Nicol, Byzantium and Venice, a study in diplomatic and cultural relations, Cambridge University Press, 1988.
- Dictionnaire de l’Empire ottoman, François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (dir.), Fayard, 2015.
- Charles Verlinden, L’esclavage dans l’Europe médiévale, tome 2 Italie, colonies italiennes du Levant, Levant latin, Empire byzantin, Rijksuniversiteit te Gent, 1977.