18 avril 2016

Un parfum de Craven A (3)

Crédit photographique © 2014 - Vagabondanse - Paris Tu Paris
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Jamais il ne pourrait oublier ce jour où il la vit pour la première fois. Non pas qu'il se fut passé quelque chose d'extraordinaire ce jour-là, mais la sensation unique qui s'empara de lui et le bouleversa tout entier, laissa en lui une empreinte si forte qu'il reste, des années plus tard, toujours aussi ému quand l'image de la jeune fille brune qui avançait dans le couloir de la faculté lui revient à l'esprit. En fait, cette image ne l'a jamais plus quitté. Il faisait beau, la lumière était haute, le ciel dégagé. toutes les senteurs du printemps semblaient vouloir se répandre dans l'air pour affoler les cœurs et les sens. Les parois du grand couloir de l'ancien couvent où avaient lieu les cours d'histoire des arts étaient tout imprégnés d'un soleil ardent, un petit vent parfumé jouait avec les rideaux de toile blanche qui dansaient devant les fenêtres. Tout était léger joyeux. Venise s'éloignait de l'hiver. Antoine n'était pas inquiet pour l'examen qu'il allait passer. la professoressa Vitalini était sympathique. derrière son chignon gris et ses lunettes d'écaille, il y avait une femme passionnée par ce qu'elle enseignait et Antoine avait trouvé en elle un soutien pour lever les obstacles que sa maîtrise encore hésitante de l'italien et l'impatience de certains de ses maîtres rendaient depuis des mois insurmontables pour le jeune homme livré à lui-même depuis plusieurs mois, loin des siens, sans aucun appui à l'université jusqu'à sa rencontre avec Lionella Vitalini. Il attendait son tour devant la salle, perdu dans ses pensées, regardant dans le vide quand il aperçut la jeune fille. Placé où il était, il la voyait avancer puis disparaître quand la brise soulevait les grandes tentures de drap blanc.

Une image de film pensa-t-il. Puis soudain un frisson le parcourut. Il ne comprit pas pourquoi ce tremblement qu'il attribua un instant à la tension des examens, à la résurgence de toutes les interrogations qui souvent l'empêchaient de dormir. Il quittait alors son petit taudis de la calle del'Aseo pour arpenter les rues de la Sérénissime, dans le silence de la nuit, coupé du monde par le casque qu'il avait toujours sur les oreilles. Il revenait au petit matin, exténué mais apaisé. il s'endormait alors, ratant les cours du matin. Ses amis le plus souvent le réveillaient en venant frapper à sa porte. Il se redressa et vit de nouveau cette fille qui avançait vers lui. elle parlait avec Betti, une des rares amies vénitiennes qu'il avait réussi à rencontrer. Elles arrivèrent à sa hauteur. sur le banc à côté de lui, posé sur son dossier et ses livres, son paquet de Craven A brillait sous le soleil. Les filles étaient à contre-jour - encore une image de film pensa-t-il - et leur silhouette était toute auréolée de lumière. Est-ce le fait que cette image le fit sourire ou que son rictus pouvait ressembler à une grimace ? mais les deux filles éclatèrent de rire.

-On peut avoir une cigarette ? Lui demanda Betti avant même de lui dire bonjour. Il s'exécuta, se leva et leur tendit le paquet et son briquet. Elles se servirent. Antoine observait la nouvelle venue. Ses cheveux étaient châtains en fait, longs et bouclés, elle les avaient tiré en arrière et un bandana vert les retenait sur sa nuque. Ses yeux aussi étaient verts. elle avait de longs cils, des pommettes saillantes où couraient des tâches de rousseur qui l'attendrirent comme l'avait attendri la manière qu'elle avait eu de donner un coup de tête en arrière pour éviter de recevoir la fumée de sa cigarette dans les yeux quand elle l'alluma. Une deuxième frisson le parcourut. Il sentit ses jambes qui flageolaient et son cœur battit plus vite. Il souriait bêtement, ne regardant que Betti. Une sensation étrange s'était emparée de tout son être. Heureux mais affolé, il ressentit soudain comme une décharge en lui et se rendit compte qu'il bandait. Là, en plein jour devant les autres. Il devint rouge de honte, fit mine de vouloir faire de la place sur le banc et s'assit sans attendre. Cela calma son érection et estompa sa gêne. Il se moquait toujours de ses amis, toujours à parler de sexe et qui, pourtant revenaient le plus souvent frustrés de leurs soirées. Il riait de leur maladresse et de cet empressement qui les renvoyait à ce qu'ils étaient encore finalement, des enfants perdus face à leurs désirs et à la trouille de ne pas savoir assumer. "Assurer" disaient-ils comme les garçons d'aujourd'hui et ils s'inventaient d'incroyables exploits à faire rougir Casanova lui-même... "Des porcs et des ânes" pensait-il en les laissant tartariner. Et voilà qu'à son tour, il ressentait la même excitation animale. Il était donc tombé amoureux de cette fille aux yeux verts. "Quel cliché !" pensa-t-il, furieux de s'apercevoir combien lui aussi était stupide. Il respira profondément. L'air qu'il avala était rempli de senteurs affolantes. Le parfum citronné de la fille - "Mais quel est donc ce parfum déjà ?" se dit-il -, l'odeur délicieuse du tabac blond et tout ce que la brise amenait de l'extérieur, les senteurs de la lagune, les arbres qui fleurissaient sur le parvis de San Sebastiano, l'herbe fraîchement coupée...

08 avril 2016

Chroniques vénitiennes

Portrait de Mallarmé par Manet.
Igitur. Lecture de Mallarmé tellement en adéquation avec les plafonds bas de mon appartement bordelais. Cette transfiguration inconsciente d'une maison vénitienne en dépit du vide fait ces derniers mois, où ne manquent que le terrazzo craquelé sur le sol, les huisseries en bois foncé et le son des cloches qui ne sonnent ici que trop discrètement et peu souvent...

Venise, mon obsession ou simplement le lieu où mon être parvient seulement à se rassembler ? Mon âme s'ouvre et s'épanouit quand résonne un de ces chants, nés de l'énergie spirituelle des hommes, dans un temple antique comme dans les lieux de culte bâtis au Christ. Cela me remplit de joie et fait éclater ma reconnaissance. Mon corps s'épanouit et s'ouvre de la même manière quand le soleil m'éblouit et réchauffe ma peau, quand la mer m'enveloppent mais aussi dans ces grands espaces très purs et très hauts en montagne, vierges de toute création humaine, la neige, l'horizon dégagé,, l'immensité... Mais, c'est seulement dans Venise que je suis. Pathologie inguérissable, folie dont le pathétique n'apparait qu'aux autres, ceux qui pensent (qui savent ?) que voyager, découvrir, rencontrer leurs pairs sont des agissements, des situations, des moyens qui font grandir et enrichissent. Au lieu que, de rester figé sur les mêmes lieux, enfermé dans les mêmes endroits, reproduisant les mêmes gestes, rend fou ou ne génère que de l'incomplétude...

Cela serait vrai partout ailleurs. Pas à Venise. Ailleurs, on tomberait vite dans la monomanie, l'hystérie, l'habitude qui lasse et épuise lorsqu'on est incapable d'en sortir pour refaire jaillir l'étincelle. Dans la cité des doges, un univers s'offre à celui qui se laisse ainsi prendre par des rites, des usages. Et puis l'air, c'est là un des mystères des lieux, transporte les remugles des siècles passés, les passants que l'on croise ont dans leur sang le sang des fondateurs, la langue qu'on entend est la même que de temps des Sanudo, Bembo, Foscari. Le monde change et modifie certains aspects de la ville mais la civilisation demeure. Intacte. Comment vivre cela comme un enfermement ?


Je me souviens de mes longues marches dans la nuit de Venise autrefois. J'avais vingt ans. C'était nouveau ces baladeurs, engins miniatures, lancés par Sony. De petits boitiers métalliques, élégants et discrets dans lesquels on glissait une cassette, autre objet devenu aujourd'hui délicieusement incongru et bizarre. j'écoutais en boucle le Gloria et le Magnificat de Vivaldi dirigé par Riccardo Muti, avec notamment Teresa Berganza(*). Une merveille que je ne me lasse pas d'écouter. Musique revigorante et tellement inspirée. offert par un mien cousin que j'aimais beaucoup et que les vicissitudes de la vie m'ont fait perdre de vue. Daniel a toujours été discret. trop peut-être. Mais, doté d'une sensibilité exquise, il débordait de talents. Je lui dois beaucoup, et ce à plusieurs étapes de ma vie. Ce disque a tellement bouleversé mon paysage intérieur... Mon père écoutait Beethoven et Schubert. Et Mozart aussi. La Flûte enchantée pour sa symbolique résonnait souvent dans notre salon. Les grands opéras italiens aussi. Mais l'arrivée concomitante des Concertos brandebourgeois (un double LP acheté une fortune, que j'offris à mon père pour son anniversaire contre l'avis de mon frère qui pensait que cette musique allemande ne plairait pas à l'oreille paternelle) et de cet enregistrement de Vivaldi changea mon oreille et ma conception de la musique.

Je tenais là la traduction sonore de mes goûts et de mes attirances. Venise prenait soudain une couleur bien plus nuancée que celle que m'avait donnée jusqu'alors les Quatre saisons enregistrées selon les critères des années d'avant la redécouverte du baroque. Plus j'avançais, lors de mes séjours sur la lagune, dans la découverte de la ville et de ses trésors,d e son architecture, que je pénétrais ses méandres, plus la musique religieuse du prêtre roux avec sa tonalité si particulière, prenait sens. Avec les années, de nouveaux interprètes, des musicologues avertis (et audacieux) redonnèrent à cette écriture sa véritable configuration. Quel compositeur peut illustrer/expliquer mieux que Vivaldi ce qu'est ou a été la Sérénissime ?


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(*) : Paru à l'époque chez EMI, c'est à mon avis, le meilleur enregistrement jamais réalisé de ces deux œuvres majeures du prêtre roux. Niquet dit quelque part qu'au sortir d'un concert de musique spirituelle de Vivaldi, c'est un peu comme avec Boismortier, on en sort, les interprètes comme le public, revigoré, revitalisé...

1 commentaire:

mehdi saada a dit…
Oh oui, vivre en matérialiste doit-être bien dur et plat, Je comprend tout à fait ce que vous dites au sujet des effluves du temps passé. Sans aller jusqu'à parler de psychométrie, je peux aussi ressentir ces souvenirs flottants dans l'air dans les fêtes ou dans les lieux dans lesquels le temps s'est comme accumulé. Comme des vieilles rues de Venise, comme une ancienne habitation rongée par le lierre, comme un ancien temple ou une vieille église. Mais on sent tout cela bien mieux au contact de quelqu'un qu'on aime ... tout est plus beau, plus riche !

20 mars 2016

Commencements d'un roman...

à Ugo, si d'aventure il passait par ce site... 
 

«La nuit tombée, les volets clos et le chat qui s'endort près du feu, tout concourt à bâtir autour de moi cette paix propice aux examens de conscience. Dehors, la pluie, une voiture qui passe, le bruit des pas d'un passant qui s'éloigne. Une sorte de paix. Le silence... Les notes joyeuses du concerto grosso de Corelli me renvoient mon image un peu déformée. Celui que j'étais il y a de nombreuses années. 
C'était un jour d'été. Vers les quatre heures de l'après-midi. La plage encore tranquille semblait artificielle. Rien ne bougeait. La mer était limpide et calme. Quelques cris (des enfants qui jouaient) se mêlaient au chant des oiseaux. Quelqu'un quelque part écoutait cette musique de Corelli. Je revois tout comme les images d'un film. L'air était comme l'eau, limpide, brillant. Un bateau fendait l'horizon, petite silhouette noire qui semblait suspendue dans l'air...»
Il y a trente cinq ans, jeune étudiant encore, je m'installais à Venise. Le hasard ou la Providence ? Les lecteurs de mon modeste Venise l'hiver et l'été, de près ou de loin en savent l'histoire. Improvisé correspondant de presse pour un grand quotidien régional français par la volonté de son rédacteur en chef, apprenti galeriste, drogman du consulat, répétiteur auprès de collégiens doués et capricieux, homme à tout faire dans une pensione, je n'avais qu'une obsession : écrire.
 
Un bouquiniste qui possédait un étal ambulant du côté du campo Santi Apostoli mettait de côté pour moi des ouvrages de littérature. Nous avions discuté souvent, dans la rue, au milieu des passants mais le plus souvent devant un café ou un verre de blanc. Il était passionné par les antiques et en connaissait un rayon sur les romans modernes, français et italiens. Grâce à lui j'ai découvert des textes étonnants qui ont marqué mon style et mes idées. Hélas, combien d'essais, de déconvenues, de désenchantement. Je ne parvenais à rien et le peu que je produisais ne valait pas tripette. Il m'encouragea cependant. 
 
Puis un jour, rejetant toutes les mauvaises raisons, les alibis qui ne servaient en fait qu'à cacher ma peur de découvrir que je n'avais aucun talent et que je perdais mon temps, je me suis enfermé trois longues journées avec une provision de thé et de biscuits.

Il faisait terriblement froid. Brume, vent glacé, pluie battante. Le petit taudis où je vivais était un havre de paix. Ses deux fenêtres donnaient sur un jardin abandonné où venaient jouer des enfants parfois mais qui restait le domaine des chats du quartier. J'aimais l'odeur qui montait des massifs recouverts de mauvaises herbes. il y avait plusieurs lauriers, un romarin de la lavande aussi et de la sauge, cette plante qui se sent tellement à l'aise sur la lagune. Un bout de nature comme décor, c'était du luxe. Un vieux fourneau me servait de poêle. Les parois de bois et de briques étaient recouvertes de tentures et de plaids, partout des cartes postales reproduisant des œuvres d'art, quelques gravures chinées ça et là et deux ou trois petites lampes, donnaient à la pièce un air cosy. Mon lit servait de divan, une planche de bureau et trois étagères servaient de bibliothèque et de commode. Simple, spartiate mais chaud. 
 
Ainsi confortablement installé (je portais tout de même deux gros pulls sous ma vieille robe de chambre et de grosses chaussettes de laine), mon tabac à portée, je pouvais me mettre au travail. On m'avait offert une petite machine à écrire . Une Remington portable. J'en étais fier, avec son écrin blanc bordé de rouge. je l'amenais partout. Nous étions ainsi plusieurs à la terrasse du Cucciolo à travailler face à la Giudecca. Nous nous prenions au sérieux. J'avais récupéré des feuilles de papier à l'en-tête d'un artisan couvreur. Et je me lançais.

Mais ces lignes ne sont pas l'expression d'une quelconque nostalgie. nulle mélancolie dans mes propos. L'esprit ancien-combattant ne présagerait rien de bon. j'ai tout de même quelques prétentions. Bien que l'âge soit venu - mais que veut dire cette expression en vérité ? - et qu'il me semble que bien des choses allaient mieux autrefois, je fais encore partie de ces hommes mûrs - je suis bien obligé de concéder en être - qui croient encore à l'avenir et veulent poursuivre leur chemin. Dieu voulant, j'espère pouvoir encore apporter ma contribution à la vie, au monde.
 
Matzneff écrivait à vingt cinq ans qu'il voulait «faire des enfants à l'humanité» à défaut d'en faire en chair et en os. En dépit de ce que les culs-de-plomb et les pisse-vinaigres peuvent penser, sa progéniture est pour le moins réussie et combien elle contient de trésors qui continueront de dominer longtemps le paysage littéraire francophone. Combien de jeunes gens trouveront dans sa prose ce que j'y ai trouvé, la justification de mes engagements, de mes refus, de ma liberté, cette diététique de la vie qu'il défend depuis toujours, ce comportement aristocratique pétri d'humanisme et de sollicitude pour les misères du monde. Je n'ai jamais espéré atteindre la perfection de sa langue pas plus que je crois pouvoir un jour avoir son talent.

Les différents volumes de son journal en tout cas trônaient sur les rayonnages de ma modeste bibliothèque, à côté de Rilke, Hölderlin, Saint-John Perse, des romanciers et poètes russes  (leur découverte, c'est à Matzneff que je la dois : Chestov, Lermontov, Pouchkine, Dostoïevski, TolstoÏ...), et les classiques, que le bouquiniste de Santi Apostoli m'avait aidé à enrichir avec une superbe édition cartonnée de l'Anthologie Palatine traduite en italien. Tacite figurait en tête de mes favoris. ses Annales furent longtemps mon livre de chevet. il y avait, pêle-mêle : Lucrèce, Pétrone, Salluste, Tacite, La Guerre des Gaules, Horace... La Tour du Pin était mon poète favori, avec Francis Jammes. J'avais du mal avec Baudelaire comme avec Rimbaud. Les deux me troublaient sans que je sache encore bien pourquoi. 
 

Je me régalais à la Querini Stampalia des ouvrages d'Henri de Régnier, Vaudoyer et Barrès sur Venise. Amori et Dolori sacrum fut en même temps que les Cahiers de Malte Laurids Brigge ma lecture de cet hiver. Mais mon ambition était d'écrire un roman. Mon roman. J'avais une idée depuis longtemps qui mêlait les quelques expériences de ma vie de jeune homme ordinaire à une histoire véritable qu'on avait plusieurs fois évoqué dans ma famille. L'histoire d'un lointain parent. Mystérieuse aventure. Brillant, riche, il écrivait, il voyageait. J'avais lu quelques cartes qu'il avait envoyé à ma grand-mère, des feuillets remplis de vers à la Hérédia. On m'avait parlé de son journal tenu pendant des années et qui s'interrompait soudain avant son ultime voyage. Il était parti pour un tour en Méditerranée et ne revint jamais. Sa trace se perd entre Venise et Alexandrie... Ce personnage me fascinait.

Trente-cinq ans plus tard, j'ai toujours une chemise épaisse remplie de mes notes concernant ce projet. Des chapitres entiers écrits lorsque j'avais vingt ans... Des bribes de manuscrits, des lettres, des photos, des cartes postales. Beau matériau en vérité. Mais peut-on reprendre si longtemps après un travail jamais achevé. Suis-je dans le même état d'esprit que celui du garçon plein d'ambition que j'étais à Venise ? Certainement pas. Moins de fulgurance. Davantage de doutes. Alors j'hésite et j'en fais part à mes lecteurs. Pourtant je me dis que laisser tomber reviendrait en fait à faire mourir une deuxième fois ce personnage qui occupa mon esprit et berça mon imagination ma jeunesse durant...  
 
Nicolas Weyss de Weyssenhoff (cf. Tramezzinimag du 23/07/2013 : ICI) ne mérite-t-il pas d'exister à nouveau ? N'a-t-il pas des choses à dire aux jeunes gens d'aujourd'hui ? C'est à moi de le découvrir. D'y réfléchir. Intuitivement, je sais que sa vie, ses choix, ses rencontres et les découvertes faites au cours de ses pérégrinations étaient constitutives d'une blessure. Il avait un but. Ses voyages n'étaient pas une fuite. Ce qu'il en dit dans sa correspondance est comme un perpétuel éclat de joie. on ne peut camoufler longtemps son désarroi sous un enthousiasme feint. Ni avec des paroles ni avec des vers ! Il est peut-être temps désormais de lui redonner la parole, presque cent ans après sa disparition...

08 mars 2016

COUPS DE CŒUR N°52

Parmi les derniers services de presse, quelques livres à chaque fois retiennent notre attention. Le temps manque hélas pour parler de tous. en voici quatre parmi les derniers lus à Tramezzinimag. N'hésitez-pas, chers lecteurs, votre avis sur les ouvrages présentés, mais aussi à vous faire contributeurs en nous envoyant vos notes de lecture, tellement d'ouvrages nous échappent.


Guillaume Siaudeau
Tartes aux pommes et fin du monde
Editions Pocket, 2015.
Une de ces couvertures qui nous viennent d'outre-Atlantique et qui peuvent n'être qu'aguicheuses comme n'importe quel produit marketing mais un texte étonnant pour ce premier roman d'un jeune homme de la génération Mitterrand (Siaudeau est né en Charente en 1980). Un texte agréable dès les premières lignes. Poétique et drôle. Un milieu banal, une histoire d'amour, un garçon, une fille, une caissière face à une boîte de maquereaux, un manutentionnaire parmi les palettes de nourriture pour animaux et une propriétaire qui concocte des tartes aux pommes, un revolver... Laissons Xavier Houssin nous en faire sa description (parue dans le Monde des Livres) : "Étonnant premier roman. Guillaume Siaudeau recueille l'écume des jours d'un titubant jeune homme, mal à l'aise avec l'existence. Et l'on est sous le charme de ce texte écrit en tendresse inquiète. Empli de poésie et de dérision". Et comme le rappelle l'éditeur : "Il faudrait que les chiens puissent voler, avec des ailes en carton. Ou qu'ils se réincarnent en revolver. Il faudrait que la caissière du supermarché, pour laisser le temps aux amoureux de s'aimer, ne trouve jamais le code-barres sur les boîtes de maquereaux. Il faudrait qu'au fil suspendu des jours, les perles soient moins abimées. Bref, il faudrait que la vie, toujours, ait le goût des tartes aux pommes. Auquel cas, vraiment, ce ne serait pas la fin du monde". Aussi bon qu'une tarte aux pommes. A déguster sans attendre.

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Alain Veinstein
Venise, aller simple
Éditions du Seuil, 2016
Les auditeurs de France Culture s'en souviennent, créateur des Nuits Magnétiques, poète et humaniste, Alain Veinstein distillait pour notre plus grand plaisir une émission rare, Du jour au lendemain. Un soir d'été 2014, le directeur de la station, Olivier Poivre d'arvor pour ne pas le nommer, décide d'arrêter la programmation et supprime purement et simplement l'émission... Quelques années auparavant, l'auteur avait publié un roman, L'Intervieweur, chez Calmann-Lévy. Il s'y interrogeait sur le métier, si difficile, de journaliste littéraire, présentateur radiophonique pour une émission littéraire, spectateur de tous ces écrivains. Un jour, à force d'entendre les discours bien préparés, il a l'impression de ne plus rien comprendre, rien entendre... Mais le personnage du roman n'était pas lui, pas seulement. Ou pas encore... Après l'interruption, du jour au lendemain, de son aventure radiophonique (la vraie pas celle de son héros), commencée dans les années 70 si ma mémoire est bonne, Veinstein a senti le besoin de revenir vers ce personnage inventé et, comme il explique lui-même : "[...] Je disposais de la distance et de la disponibilité nécessaires à une vue plus juste de ce qui avait été la passion de ma vie. En même temps, ce personnage était voué à substituer d'autres passions (pourquoi pas un grand amour ?) à celle dont le temps du deuil était venu. Comment allait-il s’accommoder de cette infortune? Un aller simple pour Venise suffirait-il à combler l'immense vide ouvert devant lui ?". Un très beau texte, rempli de mélancolie mais qui offre au lecteur tout au long des pages un tel plaisir qui prouve combien le déclin apparent, les regrets, la perte de sens ne sont qu'apparents, Alain Veinstein a encore en lui de belles pages, de jolis mots, de belles idées colorées d'un enthousiasme et d'un grand talent que certains directeurs de radio aux noms trop ronflants ne pourront jamais atteindre. Chacun sa place au panthéon des arts. Veinstein n'a jamais été aussi prêt du sommet, n'en déplaise aux pisse-vinaigres.

Nuccio Ordine
Une année avec les classiques
Traduction de Luc Hersant
Les Belles Lettres, 2015.
"Que d'autres se targuent des pages qu'ils ont écrites ; moi je suis fier de celles que j’ai lues." Fidèle à ces vers de Jorge Luis Borges, Nuccio Ordine nous invite à éprouver la même humble fierté en nous donnant à lire (et à relire) quelques-unes des plus belles pages de la littérature. Après le succès international de L’Utilité de l’inutile (best-seller traduit en dix-huit langues), Ordine, éminent spécialiste de littérature italienne, poursuit son combat en faveur des classiques, convaincu qu’un bref extrait (brillant et sortant des sentiers battus) peut éveiller la curiosité des lecteurs et les encourager à se plonger dans l’œuvre elle-même. Un autre roboratif ouvrage qui fera les délices des lecteurs de Tramezzinimag. Toutes les personnes à qui j'ai offert ce livre se sont régalées. car la culture, la littérature, les classiques, le temps et la pérennité des idées et de la pensée qu'ils ravivent font tellement de bien dans ce monde grisâtre où la Princesse de Clèves est méprisée et le grec et le latin chassés du bloc élémentaire et premier de la Connaissance inhérente à la fabrique de l'honnête homme, seul moyen d'assurer demain la démocratie et la paix entre les peuples. Mais ces propos paraîtront déplacés aux suiveurs et aux collabos serviles qui n'ont rien compris, une fois encore. Comme si Munich était oublié autant que Staline, Pol Pot ou Mc Carthy... Lisez vite cette petite bibliothèque idéale, offrez-là à tout ceux qui comptent pour vous et qu'ils l'offrent à leur tour !

Donna Leon
Brunetti entre les lignes
Éditions Calmann-Lévy, 2016.
Ce n'est pas le meilleur roman de la dame du New Jersey mais suivre le rutilant commissaire Brunetti dans les rues de Venise et dans ses raisonnements demeure un vrai plaisir. Lecture facile pour les petits matins paresseux ou les longues stations en chaise-longue, les voyages en train ou les soirées solitaires, le Fou de Venise s'y retrouve toujours. Se laisser porter au fil des pages brodées par Donna Leon, dentelière habile, revient à suivre au hasard la caméra de Google Streets. On y retrouve l'atmosphère, la lumière, les bruits quotidiens. Il faut y vivre pour pouvoir transposer avec des mots cette ambiance unique que l'écrivain dépeint avec beaucoup d'amour et de sensibilité, elle y mêle depuis quelques années des considérations moins littéraires mais ô combien vraies sur la (terrible) situation de la cité des doges, cette fuite en avant de ses dirigeants, la corruption, la démission, l'invasion des barbares. Au fil des livres, la signora Leon a su rendre Brunetti, Paola son épouse, leurs enfants, la signorina Elettra, le comte et la comtesse aussivrais et vivants que les gondoliers, les boutiquiers, les vénitiens qu'on croise chaque jour sur les ponts, au café, sur le vaporetto. Rien que pour ce prodige, lire ses romans est un bonheur. Quand l'énigme part d'une bibliothèque où sont conservés de magnifiques ouvrages de collections, des incunables et des Manuce, somptueux ouvrages du XVIe siècle sortis des presses du typographe vénitien et qui font rêver tous les amateurs de livres rares et précieux. dans le livre, on en meurt.  

1 commentaire :

kate.rene a dit…
Comment dire ?
Commencer par la fin : quand nous avons appris la mort d'Umberto Eco, nous étions en train de lire, à haute voix, comme d'habitude, L'Île du jour d'avant. Je crois que nous avons pleuré. À voir, plusieurs reportages sur Arte. Dona Leon : incontournable quand on n'est pas allé à Venise depuis quelques mois. Hersant : il est déjà sur notre liste d'achats prochains. Veinstein : tellement suivi sur France Culture, également dans une liste. Tartes aux pommes ? Un ovni ?
Lectures en cours : la septième fonction du langage, jouissif. Un déjanté : l'homme dé, Et puis Proust et encore Proust et toujours Proust....

22 février 2016

Venise : Triste constat



Cette photo de l'ami Enzo Pedrocco, prise récemment sur la Fondamenta Sant'Anna dans le sestier de Castello montre ce à quoi conduit l'ignoble laissé-aller des responsables de la Sérénissime. Peu à peu, lentement mais inexorablement,  au nom de la liberté économique, ils laissent périr Venise. "Vision emblématique des tristes et désolantes conséquences de cette monoculture touristique" commente l'auteur du cliché. Une charcuterie ferme et laisse la place à une boutique d'articles pour gogos. Ailleurs, il s'agira d'une boulangerie, d'une échoppe de cordonnier, d'un coiffeur ou d'un marchand de jouets... Peu à peu la ville se vide de sa substance pour se transformer en un simple parc d'attractions, un luna-park envahi par des touristes distraits et pressés. Quelle tristesse.
 
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6 commentaires (non archivés)

15 février 2016

Un parfum de Craven A (2)


Antoine se dirigeait vers le campo. Il y avait peu de monde encore dans les rues. Des retardataires se hâtaient de franchir le portone du Palazzo Recanati, siège du lycée artistique. Il se sentait paisible et détendu. Pas de cours pour lui, aujourd'hui, le professeur avait prévenu de son absence. Après la colazione avec ses amis, ce sera de longues heures à la bibliothèque. Betti préférait celle de Ca'Foscari, Stefano et lui, les hautes salles de la Querini Stampalia. Il se répétait ces vers de Rimbaud découverts la veille en exergue d'un roman médiocre qu'on lui avait offert :
C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
L'air et le monde point cherchés. La vie.
- Était-ce donc ceci ?
- Et le rêve fraîchit.
Je ne sais plus qui a écrit que c'est dans le sombre de la nuit qu'il est beau de croire à la lumière. Propos d'un ravi, d'un fou de dieu ou d'un pauvre illuminé qui ne voudrait pas voir la vie comme elle est, terrible et absurde ? Niaiserie ? Certainement pour bon nombre de nos contemporains dans un monde devenu difficile et où les repères s'effacent rendant nos pas hésitants. Quiconque a vécu assez longtemps à Venise a fait l'expérience de cette rédemption de l'âme. Même sujet au doute, au désarroi ou à la peine, la guérison se fait soudaine des plus douloureuses blessures qu'un cœur peut avoir à endurer. Il suffit la plupart du temps d'aller dans les rues de la Sérénissime, la nuit plus particulièrement et de marcher jusqu'à ce que la fatigue et l'instinct nous pousse à rentrer...


Je ne connais pas de chagrin qui ne s'efface ou du moins reprenne miraculeusement place parmi les simples dysfonctionnements de l'existence, après deux bonnes heures de promenade nocturne des Fondamente Nuove à la pointe de la douane - exception peut-être de l'horrible période où la municipalité avait autorisé un milliardaire iconoclaste à remplacer le lampadaire des amoureux et des pêcheurs qui siège depuis Fançois-Joseph à l'extrême pointe des Zattere, aux pieds de la Fortune dorée des magazzini qui abritent ses collections d'art contemporain, par un adolescent et une grenouille) - quand les touristes ont regagné leurs pénates et que la nuit s'étend sur la ville. Pas un cri, plus un appel, les cloches même se sont tues et l'absence de véhicules à moteur, tout concourt à faire des lieux un monde de silence habité mais vide aussi. Cet endroit unique produit une atmosphère unique, "un cas de beauté, un paysage mental" écrit Paolo Barbaro dans son Lunario veneziano. Nous sommes sur une île et sur une île, on est bien plus seul avec soi-même que sur la terre ferme. cela ouvre au poète un univers de cauchemar ou de rêve. 

Antoine lisait de la poésie la nuit dans son petit taudis de la calle del'Aseo. Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, La Tour du Pin... Mallarmé était son préféré. Quand les vers du poète faisaient remonter en lui mille rancœurs ou des désirs inattendus, il partait le long des ruelles, traversait San'Alvise et arpentait le pas vif le pavé des quais qui font face aux îles. Il avait ainsi besoin de marcher, longtemps. Le casque de son walkman emplissait ses oreilles des mêmes musiques : Après un rêve de Fauré pour les moments de grande nostalgie, le Gloria et le Magnificat de Vivaldi pour les jours de fougue et de détermination, la sonatine de l'Actus Tragicus de Bach ou, plus prosaïquement, les chansons de Simon &Garfunkel ou bien encore le "Walk in the wild side" de Lou Reed dont il comprendra le sens que bien plus tard, arrivé à l'âge adulte et bien loin de Venise...
Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:
Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous les rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts:
Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité
Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul
.
Il était arrivé en Italie sans vraiment savoir pourquoi. Il fuyait les derniers mois où le deuil et le chagrin s'étaient emparés de sa vie. La mort de son père, son échec à l'université, sa rupture avec celle qu'il avait tant aimé... Rien que de très banal. Pourquoi Venise ? L'appel du sang ? Trop romantique. La facilité ? Il y était venu tant de fois depuis son enfance ? Il aurait été bien en peine de trouver une réponse. Il savait seulement qu'il lui fallait être là. Pour revivre. Pour se construire. Et il avait croisé Anna. Enfin.

à suivre.

10 février 2016

Un parfum de Craven A (1)

Un matin comme les autres. le ciel était gris mais on sentait dans l'air que la journée serait ensoleillée. Antoine n'aimait pas que le ciel fut bleu quand il devait s'enfermer dans la bibliothèque. De toute manière, en ce moment, il n'aimait rien. Il croyait être triste, il n'était que maussade. Jaloux. aigri. Même sa propre image que reflétaient les vitrines ne trouvait grâce à ses yeux. Il se sentait laid, petit. Il était seul. Le vaporetto n'arrivait pas. Il allait être en retard. Assis sur la banquette en bois du pontile, il regardait ses pieds. Il les trouvait ridicules ses pieds. Quelle idée stupide d'avoir mis des chaussettes dans ses baskets. Il allait sûrement transpirer. Il faisait déjà chaud, pourtant 9 heures sonnait à peine au campanile voisin. Un mendiant passa devant lui en maugréant. Des écoliers piaillaient. Una gita scolastica comme il y en a tant à Venise. Une religieuse les rejoint avec un diable chargé de bidons d'huiles d'olive. L'idée le fit sourire : une bonne sœur toute de blanc vêtue transportant un diable sur les eaux de la lagune... Chacun allait vers son destin du jour. Sa vie à lui, que serait-elle aujourd'hui ? Dans ses écouteurs résonnait une chanson de Cat Stevens, "Morning has broken". Tout un programme. Il allait vraiment être en retard. Le vaporetto approchait enfin. Il allait retrouver Betti et Stefano, les deux seuls étudiants avec qui il se sentait bien ou pas trop mal. Ils s'étaient retrouvés après le premier cours de l'année au baretto du campo Santa Margherita. Betti était une habituée des lieux depuis le lycée et Stefano, arrivé un an plus tôt d'Ancône et qui partageait avec elle et deux autres filles le même appartement, avaient ri de retrouver leur camarade français dans la petite salle du fond où ils prirent l'habitude de se retrouver chaque jour ou presque après les cours. Thé chaud et Craven A sans filtre... Lecture aussi, car Antoine n'est jamais sorti sans un livre dans sa poche ou à la main. En ce moment, c'est Mallarmé qui l'accompagne dans son quotidien.
(à suivre)

02 février 2016

Lettre à mes lecteurs

Biens Chers Lecteurs, 

Il est difficile de trouver sur la toile des informations sympathiques et véridiques concernant notre Venise au quotidien. Envahie par les barbares depuis tant d'années, mille guides sont publiés, des centaines d'articles paraissent dans les journaux du monde entier qui présentent une Venezialtra, avec des adresses à ne pas manquer, des lieux à visiter à tout prix et aussitôt 21 millions de touristes se précipitent et endommagent le peu qui reste d'authenticité. En me promenant sur le net il y a quelques mois, et sur les recommandations d'une vieille amie vénitienne, j'avais découvert le blog de Riako, alias Chiara Regazzini, pétulante (et c'est un compliment, pas de l'ironie) jeune étudiante de la Ca'Foscari, apparemment grande amoureuse de Venise dans le même sens que nous, chers lecteurs. Son post sur les choses à voir et à faire qui ne coûtent rien (et font du bien pour paraphraser un adorable petit livre que j'ai offert naguère à l'un de mes enfants) est une petite merveille d'authenticité que Tramezzinimag ne peut que confirmer. en voici, peu ou prou, la traduction. Que l'auteur de ce blog soit remerciée pour sa plume, sa faconde et l'emprunt que j'avais fait à son site. Malheureusement la jeune fille a cru que nous avions volontairement entrepris de piller sa créativité en reproduisant - en français - l'essentiel de ses billets. Beaucoup de précipitation et d'inattention ont fait que les deux billets, postés à la suite l'un de l'autre et qui depuis nous avaient valu de nombreux commentaires sympathiques le plus souvent avec des rajouts et des notes diverses, l'ont été sans aucune mention de l'inventeur du texte original. Nos compléments aux notes de la jeune étudiante devaient être complétés par de jolies photos d'amis très chers de notre blog, Pierre et Christine. Hélas, trois fois hélas, rien de tout cela ne fut mis en œuvre et les billets parurent sans aucun mention de droit ni citation du texte original qui avait servi de charpente à notre projet. J'en suis marri - et ma petite équipe tout autant. Entre temps, et après un échange assez virulent, mais toujours courtois, les billets ont été supprimés manu militari par les sbires de Google, notre hébergeur (!), Chiara et Lorenzo sont devenus amis sur Fesse de Bouc... Ironique époque où un blog qui fêtera bientôt sa douzième année d'existence et a collationné à ce jour un peu plus de 1.745.000 visiteurs, est censuré par un Big Brother yankee dénué de toute empathie et encore plus de culture (savaient-ils seulement de quoi ces billets parlaient ?), conséquence d'une distraction jamais constatée auparavant. Mais cela est de bonne guerre. La propriété culturelle est en danger avec les médias modernes qui sont rapidement incontrôlables.< A la place de la jeune femme, j'aurai agi de même : j'aurai d'abord cherché à joindre le présumé plagiaire, pour comprendre et savoir à qui j'avais à faire. Ce qu'elle fit, mais Tramezzinimag est souvent aux abonnés absents en ce moment tant votre serviteur est occupé ailleurs. Et je la félicite de savoir aussi bien défendre ses intérêts et sa plume, et par là le principe même de la création culturelle. C'est Google après tout qui manque cruellement de nuance, mais ça on le savait... Je remercie aussi les nombreux lecteurs qui m'ont écrit pour m'assurer de leur soutien et de leur étonnement devant cette censure quand, comme le souligne Maryse "Il eut suffit d'un rectificatif et de republier les billets avec les différentes mentions légales", et cette sympathique remarque de Frédéric : "Quelle publicité vous faites à un blog inconnu (méchant) David inconnu contre un (gentil et célèbre) Goliath, apprécié de tous et notoirement connu depuis 2005, a fait parler de lui". Merci les amis, mais la loi est claire et en l'état, nous avons été un peu légers avec cette distraction. Acte manqué ? Fatalité ? Merci en tout cas pour votre soutien et vos encouragements. 

Venezianamente, 

Lorenzo

Lettre à mes lecteurs

Biens Chers Lecteurs,

Il est difficile de trouver sur la toile des informations sympathiques et véridiques concernant notre Venise au quotidien. Envahie par les barbares depuis tant d'années, mille guides sont publiés, des centaines d'articles paraissent dans les journaux du monde entier qui présentent une Venezialtra, avec des adresses à ne pas manquer, des lieux à visiter à tout prix et aussitôt 21 millions de touristes se précipitent et endommagent le peu qui reste d'authenticité.

En me promenant sur le net il y a quelques mois, et sur les recommandations d'une vieille amie vénitienne, j'avais découvert le blog de Riako, alias Chiara Regazzini, pétulante (et c'est un compliment, pas de l'ironie) jeune étudiante de la Ca'Foscari, apparemment grande amoureuse de Venise dans le même sens que nous, chers lecteurs. Son billet sur les choses à voir et à faire qui ne coûtent rien (et font du bien pour paraphraser un adorable petit livre que j'ai offert naguère à l'un de mes enfants) est une petite merveille d'authenticité que TraMeZziniMag ne peut que confirmer. en voici, peu ou prou, la traduction. Que l'auteur de ce blog soit remerciée pour sa plume, sa faconde et l'emprunt que j'avais fait à son site. Malheureusement la jeune fille a cru que nous avions volontairement entrepris de piller sa créativité en reproduisant - en français - l'essentiel de ses billets.

Beaucoup de précipitation et d'inattention ont fait que les deux billets, postés à la suite l'un de l'autre et qui depuis nous avaient valu de nombreux commentaires sympathiques le plus souvent avec des rajouts et des notes diverses, l'ont été sans aucune mention de l'inventeur du texte original. Nos compléments aux notes de la jeune étudiante devaient être complétés par de jolies photos d'amis très chers de notre blog, Pierre et Christine. Hélas, trois fois hélas, rien de tout cela ne fut mis en œuvre et les billets parurent sans aucun mention de droit ni citation du texte original qui avait servi de charpente à notre projet. J'en suis marri - et ma petite équipe tout autant.

Entre temps, et après un échange assez virulent, mais toujours courtois, les billets ont été supprimés manu militari par les sbires de Google, notre hébergeur (!), Chiara et Lorenzo sont devenus amis sur Fesse de Bouc... Ironique époque où un blog qui fêtera bientôt sa douzième année d'existence et a collationné à ce jour un peu plus de 1.745.000 visiteurs, est censuré par un Big Brother yankee dénué de toute empathie et encore plus de culture (savaient-ils seulement de quoi ces billets parlaient ?), conséquence d'une distraction jamais constatée auparavant. Mais cela est de bonne guerre. La propriété culturelle est en danger avec les médias modernes qui sont rapidement incontrôlables. A la place de la jeune femme, j'aurai agi de même : j'aurai d'abord cherché à joindre le présumé plagiaire, pour comprendre et savoir à qui j'avais à faire. Ce qu'elle fit, mais TraMeZziniMag est souvent aux abonnés absents en ce moment tant votre serviteur est occupé ailleurs. Et je la félicite de savoir aussi bien défendre ses intérêts et sa plume, et par là le principe même de la création culturelle. C'est Google après tout qui manque cruellement de nuance, mais ça on le savait...

Je remercie aussi les nombreux lecteurs qui m'ont écrit pour m'assurer de leur soutien et de leur étonnement devant cette censure quand, comme le souligne Maryse "Il eut suffit d'un rectificatif et de republier les billets avec les différentes mentions légales", et cette remarque de Frédéric : "Quelle publicité vous faites à un blog inconnu (méchant) David inconnu contre un (gentil et célèbre) Goliath, apprécié de tous et notoirement connu depuis 2005, a fait parler de lui".

Merci les amis, mais la loi est claire et en l'état, nous avons été un peu légers avec cette distraction. Acte manqué ? Fatalité ? Merci en tout cas pour votre soutien et vos encouragements.

Venezianamente,

Lorenzo

01 février 2016

Non Tibi sed Petro...

© Alain Hamon - Venise. Tous Droits Réservés .
Le silence de l'hiver, quand les frimas engourdissent les doigts et les esprits, ce pauvre Tramezzinimag est bien délaissé par son auteur... Que le lecteur lui pardonne à l'aulne de ses propres paresses, car les journées sont courtes et la nuit tombe vite. A Venise pourtant, déjà carnaval pointe son nez. Quittée hier, grise et brumeuse, embellie comme toujours par le silence et ses ciels bas, elle va se parer bientôt de couleurs et d'artifices, ses rues et ses campi se gorgeront de bruits et de cris joyeux. Pourtant, quelle lassitude à l'idée de ces fantasmagories de pacotille, la fête sera jolie pourtant aux yeux de certains, mais tellement peu authentique et bruyante. 

.La foule qui envahit tellement souvent et par vagues les plus célèbres spots de la Sérénissime ne fait que reproduire le mouvement perpétuel des flots quand ils pénètrent les bouches d'accès à la lagune. L'image de ces milliers de personnes qui s'avancent, joyeux, étonnés, attentifs ou distraits, me fait penser à l'Ouverture pour une fête académique de Johannes Brahms. Même force, même rythme, même joie et étonnement. Heureux d'être loin de la piazza au moment où j'écris ces lignes mais souriant à l'image de ces gens qui découvrent peut-être pour la première fois l'ordonnancement parfait de la place, le palais, la basilique, le campanile et les Procuratie. 

.La plupart ne verront rien d'autre que de vieux et somptueux bâtiments et la masse de visiteurs autour d'eux. Combien remarqueront sur le sol, devant le portail principal de San Marco, le losange blanc qui barre la pierre de marbre rouge ? Qui saura que c'est à cet endroit précis que l'Empereur Frédéric Barberousse s'agenouilla devant le pape Alexandre III le 23 juillet 1177. Un pan de l'histoire du monde que la plupart des visiteurs ne connaissent pas et qui en intéresseraient certainement peu. Pourtant, ce moment, immortalisé par de nombreux artistes et dont ont ainsi gardés la mémoire les pavés de Venise (cf. Tramezzinimag, billet du 07/10/2013), est riche de signification et d'importance pour comprendre le monde et, in spite of, le monde d'aujourd'hui. 

.La malle aux souvenirs, quand on l'entrouvre laisse se répandre des parfums très divers. Surannés, certains sont bien doux à notre âme, d'autres portent tellement d'amertume que nous en avions vite oublié les fragrances. Mes lecteurs savent combien Venise est constitutive de celui que je suis devenu. Mes origines, mon sang tout d'abord, ma jeunesse, mes années d'apprentissage, tout a contribué à ce que la Sérénissime fabrique cette construction parfois chaotique qu'est mon cœur. Chacun son Ithaque. Une chanson de Queen entendue par hasard à l'instant me ramène plus de trente ans en arrière. le Baretto Rosso, (le premier et l’authentique, situé au numéro 3665 de Dorsoduro) appelé aussi à l'époque I do Draghi, juste en face du campanile de Santa Margherita. Les amis qui s'y réunissaient chaque jour ou presque, après les cours : Betti, Stefano son colocataire, Agnès la fille du consul, Pier le joueur d'échecs... Plus tard Violaine et Rebecca (la seule à être restée), Marina et Julia, Pippo, Francesco, Manfred... Nos soirées passées à refaire le monde, nos fous-rires, nos ballades en barque le long des canaux, et sur la lagune... Ces nuits dans les îles abandonnées ou sur la plage du Lido, les feux de bois, le projecteur de la Guardia da Finanza qui venait s'assurer que rien de répréhensible ne se déroulait dans ces lieux déserts, les longues explications, les papiers qu'il fallait montrer sans trembler... 

.Notre jeunesse, une simple musique oubliée la fait rejaillir. Appris l'autre jour qu'une amie perdue de vue depuis si longtemps est aujourd'hui à la retraite, qu'un autre, exilé à Rome est mort il y a peu... Le temps qui passe et les souvenirs qui s'éloignent et deviennent chaque jour davantage pris dans la brume... Cette image qui me revient de Venise la nuit, l'hiver. La bruine, fine et glacée, le sol des rues qui brille, le silence. Comme un air de violon... 

.Le chat dort à côté de moi, tranquille. Il ne se doute pas combien la nostalgie s'avère douloureuse parfois. Mais l'évocation des jours anciens n'est jamais vraiment triste quand il s'agit de Venise. Bien sûr nous avons changé. Bien sûr la ville n'est plus la même. Rien ne sera jamais plus comme avant, mais peu importe, notre jeunesse, nos expériences, nos souvenirs sont là. ils demeurent. Venise aussi demeure. Éternelle ? Certainement pas d'un point de vue physique, mais omniprésente à jamais dans le cœur de ceux qui ont été ensorcelés par elle... Niaiserie certainement, mais réalité avérée pour ce qui est de mon âme et de ma vie... "Joie et plaisirs de ma vie"...

17 janvier 2016

Quand Venise accueille un jeune pape de fiction

Une curieuse effervescence sur la Piazza ces derniers jours. On s'affairait autour d'un homme en blanc, une silhouette familière entourée de prélats... Saint Marc était le décor cette semaine de la suite du tournage, commencé à Rome l'été dernier, d'une série réalisée sous la houlette de Paolo Sorrentino pour la télévision. L'histoire (une fiction évidemment) de Pie XIII, premier pape américain de l'histoire, très jeune incarné par le britannique Jude Law. La série qui devrait compter huit épisodes est coproduite par Canal Plus, Sky et HBO, The Young pope, devrait être diffusée avant la fin de l'année 2016. Avec aussi Cécile de France et Ludivine Sagnier. Pour les amateurs, plus d'informations en cliquant ICI




15 janvier 2016

Uchronie : Et si les vénitiens avaient pris Constantinople en 1453 ?

La revue en ligne NONFICTION proposait récemment à ces lecteurs le premier volet d'une Chronique Uchronique consacrée à Venise : Que ce serait-il passé si les Vénitiens, et non pas les Ottomans, s'étaient emparés de la capitale de l'empire byzantin en 1453 ? Voici cet essai que nous avons trouvé fort intéressant.

Un coup de vent : voilà tout ce qui aurait suffi pour que les Ottomans ne prennent pas Constantinople le 29 mai 1453, mettant fin à l’Empire romain d’Orient. Pas le grand vent du large, non, mais de simples vents étésiens, ces vents estivaux du nord que connaissent bien les marins italiens, catalans ou grecs qui sillonnent la Méditerranée.

Nous sommes le 15 mai 1453, dans l’ouest de la mer Égée, à six cent kilomètres de Constantinople assiégée, et la flotte vénitienne se prépare à défendre la ville en danger. Expérimentée et rapide, elle serait capables d’atteindre Constantinople en quelques jours. Parmi les rangs ottomans, le bruit court même qu’elle aurait déjà atteint Chio. Mais Jacopo Loredan, le capitaine général, ne veut pas prendre la responsabilité sur lui : il sait qu’il aura des comptes à rendre au Sénat à son retour, et il attend des ordres.

Car la capitale byzantine a été prise d’assaut par les Turcs ottomans, avec à leur tête le jeune sultan Mehmed II, avide de conquête. Une fois encore, l’empereur byzantin s’est tourné vers l’Occident pour demander une aide militaire que tous les princes lui promettent mais que personne ne veut financer. Il faut dire que c’est la troisième fois en cinquante ans que les Ottomans sont sous les murs de la ville. On a fini par s’habituer à recevoir les appels à l’aide de ces Grecs à demi-hérétiques, à grand peine réconciliés au catholicisme à Florence en 1452. Et puis personne ne se sent directement concerné par ces problèmes orientaux quand l’Europe elle-même est en pleine ébullition. Personne sauf peut-être ceux qui commercent en Orient, au premier rang desquels Venise, la République maritime, qui a même orchestré une première prise de Constantinople en 1204, avant de la perdre en 1261. Alors Venise a envoyé sa flotte, mais avant de s’engager seule dans le combat, elle attend des nouvelles.

Imaginons que les nouvelles soient parvenues à Venise, et que la flotte soit venue au secours de Constantinople. Peu s’en faut, car le 3 mai les défenseurs de la ville désespérés ont lancé un ultime appel au secours. Voyant que les Ottomans avaient pris pied sur la Corne d’Or, et se rappelant peut-être que c’est par là que les envahisseurs occidentaux avaient conquis la ville en 1204, ils ont envoyé en éclaireur un brigantin vénitien maquillé en navire ottoman. Sa mission : savoir si la flotte vénitienne que l’on attend depuis le début du printemps arrivait enfin. En effet, si la ville risque de tomber, c’est avant tout par manque d’hommes et de vivres : à peine y a-t-il assez de défenseurs pour occuper toute la longueur des murs assiégés. Mais les murs, eux, résistent solidement, à condition d’être réparés entre deux assauts.

Le navire réussit à franchir les lignes ennemies, il s’échappe de la ville, descend le Bosphore jusqu’à Gallipoli, arrive en Mer Egée et ne voit personne. Ses marins décident courageusement de retourner dans la ville assiégée. Et là l’histoire change. La fameuse bourrasque venue du nord bloque les Dardanelles : ils arrivent à court de vivres, décident finalement de ne plus lutter contre les vents, et rejoignent Négrepont, en Eubée, une place forte vénitienne où ils seront en sécurité. Ils arrivent probablement vers le 15 mai, et rencontrent donc la flotte de Loredan. Ils peuvent lui transmettre deux nouvelles importantes.
 

La première, c’est que la ville ne tiendra pas : les défenseurs sont à bout, la ville tombera, c’est une question de jours. La seconde, c’est que la communauté des marchands vénitiens bouclés dans Constantinople au début du siège s’est fermement impliquée dans la défense. Ils ont voté et choisi de rester jusqu’au bout aux côtés des Grecs, se sont fait attribuer des points stratégiques et les clés de plusieurs portes. Leur baïle est sorti de son simple rôle de consul à la tête des Vénitiens : il est désormais installé dans la demeure de l’empereur, le palais des Blachernes, au sud de la Corne d’Or, car c’est un des points les plus chauds de la bataille. Enfin, les armes vénitiennes ont été stockées dans l’arsenal impérial, ce qui rend complexe toute tentative de fuite. Tandis qu’au Nord de la Corne d’Or, à Pera, les Génois, éternels rivaux des Vénitiens, étaient habilement restés neutres, ce qui leur assurait une meilleure position dans de possibles traités à venir avec un sultan ottoman maître de Constantinople.

Dès lors Loredan réévalue la situation : il ne s’agit plus seulement de porter secours aux Grecs, mais bien à des Vénitiens, et qui plus est des patriciens, dont les familles le soutiendront sûrement au retour de sa mission. De plus, la politique ambigüe de Venise lui semble désormais inutile : à présent que des Vénitiens tiennent tête aux Ottomans depuis le palais des Blachernes, à quoi bon feindre de respecter la paix signée avec Mehmed II ? Dans l’urgence il prépare la flotte, navigue contre les vents qui soufflent la journée, use de la rame, et arrive à Constantinople le 27 mai 1453.  Il traverse les lignes maritimes ennemies, les Vénitiens s’empressent d’ouvrir la chaine qui défendait la Corne d’Or, et les deux groupes font leur jonction. Ils renforcent les remparts, se font attribuer les clés de chaque porte et ramènent l’empereur aux Blachernes sous prétexte de le protéger. L’aventurier génois Giovanni Giustiniani est blessé à la Porte Saint-Romanin, et ses hommes, craignant de rester sans solde, se rallient aux Vénitiens. L’assaut du 28 mai est brisé. Dans le camp ottoman, c’est une victoire politique pour le parti de la paix. Çandarlı Halil Pasa, ancien proche du père de Mehmed II et connu pour ses bons rapports avec les Grecs, rappelle sa méfiance face aux dépenses militaires et aux troubles politiques que génèrent les défaites. Constantinople ne menace pas l’intégrité du territoire ottoman, elle irrigue le commerce dans la région et accueille en son sein des marchands turcs : il faut arrêter cette folie. Le 29 mai au matin, les Ottomans plient bagages.

Mais dans la ville même les rapports de force sont transformés : Loredan refuse de rendre le palais et les portes, sa flotte occupe le port de Prosphorion, à l’ouest de la porte de Perama. Il contrôle les entrées et les sorties, conserve les armes stockées dans l’arsenal, marque son respect envers un Constantin XI tenu sous bonne garde et ménage également la haute aristocratie. Venise réagit rapidement : elle accepte cette conquête imprévue et fait en sorte qu’elle dure : l’Union est abandonnée, la population est libre de rester orthodoxe et personne ne touche aux biens des ecclésiastiques. L’empereur est invité à Venise qu’il ne quittera plus : on l’installe en grandes pompes dans l’île de San Erasmo où lui est construit un palais-prison, dans lequel sont également installés une série d’ouvrages en grec. Cette île deviendra un des hauts lieux de l’Humanisme européen, d’autant plus important qu’aucun afflux d’immigrés grecs ne vient pourvoir les universités européennes en maîtres compétents. Venise est le cœur battant de la Renaissance, et les Florentins s’y rendent pour puiser le savoir à la source.
 

À Constantinople, Venise en profite pour éliminer ses rivaux génois une bonne fois pour toutes : leurs marchands se voient interdire l’entrée dans les murs de Constantinople, leurs bateaux ne peuvent plus naviguer vers la Mer Noire où ils ravitaillaient leurs comptoirs, et leur séjour-même à Péra est soumis à un tribut. La politique de monopole vénitien fait disparaitre les Génois de la Méditerranée orientale. Ils investissent alors très tôt dans les ports atlantiques, dont le développement se trouve accéléré. Ce sont des Génois qui bâtissent les premiers forts de la Côte de l’Or en Guinée, s’aventurent vers le sud, et découvrent le Nouveau Monde en 1481, en cherchant à dépasser par l’ouest le creux de vent extrêmement dangereux qui caractérise le Golfe de Guinée. Principaux banquiers de la couronne de Portugal, ils arrivent à empêcher la formation d’un monopole et sont actifs dans le commerce comme dans la colonisation.

Dans le même temps, Venise devient la première puissance esclavagiste en Méditerranée. L’importation d’esclaves circassiens, tcherkesses, slaves, arméniens et grecs était déjà pratiquée, mais Venise a réussi à s’imposer comme le seul partenaire commercial du Khanat de Crimée. Dès lors, la République maritime organise ses débouchés, institutionnalise ses fournitures au sultanat mamelouk, ravitaille en esclaves la chrétienté, et bientôt trouve dans les premiers comptoirs du Nouveau Monde un inépuisable filon. Le besoin de main d’œuvre augmentant, ce sont près de dix millions d’esclaves qui sont déplacés dans des conditions violentes vers l’Europe et les Amériques. La population actuelle du nouveau continent hérite largement de ces flux d’esclaves, tandis que l’Europe orientale se dépeuple jusqu’au sud de la Russie. Venise bénéficie économiquement de sa position d’intermédiaire jusqu’au premier tiers du XVIe siècle, après quoi le relais est pris par l’Empire ottoman, qui modifie peu les chaînes de commerce déjà installées.

En effet, dès 1456, l’État ottoman s’est scindé en deux. Le jeune Mehmed II, vaincu sous les murs de Constantinople, a vu sa légitimité largement minée par cette défaite et par les difficultés à réunir la solde de ses troupes. Alors qu’il était en campagne dans le Péloponnèse, une partie des janissaires restés à Edirne entre en rébellion ouverte : ils imposent en la personne de Bayezid Osman un candidat-enfant moins indépendant et moins belliqueux. Mehmed fait immédiatement route vers Edirne, et le parti de Bayezid Osman se replie à l’est des Dardanelles vers la Bithynie. Une chronique grecque contemporaine rédigée par un certain Athanasis Dolapsoglu suggère que l’arrivée au pouvoir de ce rival aurait pu être le résultat d’un complot vénitien. Il est certain qu’un jeune prétendant au trône de ce nom était passé par certaines villes italiennes l’année précédente, mais le lien entre ces deux homonymes reste putatif. Bayezid Osman s’approprie les régions ottomanes à l’est du Bosphore, fondant un sultanat indépendant, soutenu par les Beyliks anatoliens soulagés de voir la puissance de Mehmed II ainsi affaiblie. Cet État est néanmoins de courte durée : dès la fin du XVIe siècle il est incorporé à un immense empire safavide.

Poursuivant les conquêtes entamées par Ismaïl Ier, les souverains safavides ont étendu leur domination sur l’Anatolie morcelée. Associant les souverains locaux à leur pouvoir par une série de mariages et de conversions, ils ont établi un empire chiite qui s’étend de l’actuel Irak jusqu’aux portes de Constantinople. Face à ce nouvel opposant, Venise est incapable d’assurer la sécurité de la ville, qui préfère se donner au sultan ottoman en 1589. Trois revendications universelles se font alors face en Méditerranée : un califat mamelouk, un empereur safavide chiite, et un sultan ottoman sunnite promu héritier de l’Empire romain par l’acquisition pacifique de Constantinople. Ainsi partagée, la dignité califale cesse de représenter un enjeu véritable, et ne fait pas l’objet de réactivation mémorielle au XIXe siècle.

L’Empire ottoman tel qu’il se présente au XVIIe siècle est donc fondamentalement un état balkanique. En réaction aux Safavides, l’ottoman curial qui s’élabore autour de Constantinople, Edirne, Sofia et Budapest élimine tous les termes persans, et s’enrichit d’emprunts au grec et aux langues slaves. La langue de l’administration, des madrasas et des villes est un turc dit "rumi", écrit dans un alphabet grec dont le nombre de voyelles a été réduit. Stable et simplifié, il n’est soumis à aucune ingénierie linguistique au XXe siècle. Plus tôt conquis et colonisé, le nord bénéficie par la suite d’une industrialisation supérieure au reste du pays. Seuls 30 % des 88 millions d’Ottomans résident aujourd’hui dans la moitié nord du pays, d’où de fortes velléités indépendantistes. Quant à Constantinople, elle est devenue une ville frontière, où l’urbanisation se concentre sur la rive occidentale. C’est aujourd’hui l’une des portes de l’Europe, d’où une forte militarisation du détroit.

Pour revenir au vrai :
- Donald Nicol, Byzantium and Venice, a study in diplomatic and cultural relations, Cambridge University Press, 1988.
- Dictionnaire de l’Empire ottoman, François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (dir.), Fayard, 2015.
- Charles Verlinden, L’esclavage dans l’Europe médiévale, tome 2 Italie, colonies italiennes du Levant, Levant latin, Empire byzantin, Rijksuniversiteit te Gent, 1977.