23 juillet 2016

Venise autrement chez Détours : l'émision de la RTS s'intéresse à Tramezzinimag

© Détours - Radio Télévision Suisse - Photographie Antoine-Lalanne-Desmet - 2016. Tous Droits Réservés.

C'était un projet assez ancien. L'idée en était venue à Antoine Lalanne-Desmet - dont Tramezzinimag a déjà souvent cité dans ces colonnes - lors d'un voyage d'agrément il y a trois ans avec comme troisième larron mon filleul Jacques Comby, pianiste de talent mais aussi l'un des camarades de virées parisiennes d'Antoine. Guider les auditeurs dans la Venise de Tramezzinimag, ou pour être plus près de l'idée de départ, dans la Venise où j'ai vécu avec les gens que j'y connais tout en présentant la vision que j'en ai et qui évolue avec les années. Ce fut le prétexte de mon voyage de mai dernier dont la chronique a été publiée sur le blog. Des heures de prise de son, de nombreux entretiens avec des amis, des détails revenus au fil des discussions entre Antoine et moi et l'idée de montrer une Venise différente de celle qu'on voit dans les documentaires des télévisions du monde entier. Parler de la lagune, de ses habitants, des gens qui se battent pour que le monde unique de la cité lagunaire perdure et ne se transforme ni en réserve d'indiens ni en parc d'attraction. Cela a donné deux heures d'émission. Il y avait de la matière pour quatre ou cinq heures supplémentaires d'émission... 

Les productrices de Détours, la célèbre émission de la Télévision Suisse Romande, qui ont souvent parlé de Venise, voulaient un autre angle d'approche et ce fut ma vie à Venise il y a trente ans et la comparaison avec ce que la Sérénissime est devenue - est en train de devenir - et quelques témoignages de ce que fond des vénitiens, de naissance ou d'adoption pour éviter le naufrage de la Dominante, préserver ses merveilles tout en évitant qu'elle ne soit plus qu'un musée qui servirait de décor obligé aux historiettes d'amour et aux auto-portraits (les ridicules "selfies" à perche) réalisés par milliers chaque jour sur ses ponts et ses campi. C'est ainsi qu'on découvre l'action d'un groupe de jeunes gens venus de tous horizons qui avec des architectes, des artistes, des vieux vénitiens aussi inventent une réponse iconoclaste mais viable au problème du logement intra-muros, celle de fous de musique ancienne et de bateau qui en perpétuant le rythme traditionnel de la navigation à la rame, livrent chaque semaine fruits et légumes de l'agriculture bio locale aux vénitiens, sans moteur et avec bonne humeur, un restaurateur venu de France qui a su marier la tradition culinaire d'ici et des senteurs et goûts nouveaux, une charmante éditrice, vénitienne de la Giudecca qui édite une revue et écrit des livres, suivie dans cette passion par son fils, écrivain de Venise vivant à Paris mais revenant dès qu'il peut sur la lagune... 
 
On entend Gabriele qui compare le tourisme d'aujourd'hui et celui d'il y a quelques années. Il en côtoie tous les jours dans son hôtel et ne manque pas d'anecdotes sur la mauvaise éducation générale des visiteurs. Tobia amoureux de sa ville qui a transformé la maison de famille en lieu de création artistique. A la fois résidence d'artiste, galerie, scènes musicale et table d'hôte gourmande, on y perpétue la création artistique et la vie culturelle locale, loin des biennale et collection Pinault réservées à une élite qui ne sait rien de la vraie Venise, d'autres encore que je vous laisse le plaisir de découvrir... 

Difficile pour la réalisatrice qui a dû faire des coupes dans les heures de son et construire avec Antoine un montage qui tienne la route et trahisse le moins possible l'esprit dans lequel le reportage avait été envisagé. On n'entend pas la très belle déclaration d'amour de Roger de Montebello qui nous faisait visiter son atelier à l'emplacement idéal, pas plus que les femmes de la prison de la Giudecca qui cultivent dans le potager de l'ancien couvent où est située leur lieu de détention, une quantité de fruits et de légumes en biodynamie qu'elles vendent à de nombreux restaurants et proposent chaque semaine aux vénitiens directement devant l'entrée du jardin. N'est pas non plus à l'antenne cette passionnée de roses qui nous a fait l'honneur de son jardin, et tant d'autres dont nous nous servirons dans un autre projet dont je vous reparlerai et qui devrait être lancé cet automne et sortir avant l'été prochain. Mais n'en disons pas davantage. juste ce qu'il faut pour mettre l'eau à la bouche à nos lecteurs ! 

Pour ceux qui ne l'ont pas encore écouté, voici le lien pour écouter le reportage d'Antoine Lalanne-Desmet, réalisé par Carmen Algarrada : Cliquer ICI pour écouter le premier épisode et ICI pour le second. 

En attendant, bons baisers de Venise. Nous étions partis pour faire une sortie en bateau puis aller en vélo jusqu'aux Murazzi pour nous baigner. Mais le ciel en a décidé autrement. La lourdeur du matin l'annonçait. La pluie est tombée pour la première fois depuis plusieurs semaines. Le ciel est de nouveau dégagé mais pas de plage aujourd'hui. Demain est un autre jour. 

Beaucoup de français dans les rues comme chaque fin de semaine. Et puis les hordes habituelles venues d'Asie, d'Allemagne ou des pays scandinaves. Les récents évènements de Nice et Munich semblent avoir ralenti un peu le mouvement. Ici aussi la police et des soldats en arme circulent, surtout autour de la Piazza, à la gare et au Rialto, mais on ne ressent aucune tension. Il y a juste dans les esprits qui voudraient n'y pas penser, cette incompréhension que nous ressentons tous ce me semble quant à l'inanité de ces horribles meurtres et cette folie qui semble s'emparer des hommes...

17 juin 2016

Chronique de ma Venise en mai (5)

Jeudi 12 mai.
Le tournage touche à sa fin. Pauvre Antoine que j'ai malmené avec mes états d'âme et ma mauvaise humeur. Il assiste en direct, du soir au matin, à mes errements psychiques. Mal-être qui ferait pâlir de jalousie un adolescent empêtré dans les plus sombres états d'âme. Est-ce un jeu inconscient ? Notre amitié en souffre mais résiste. Antoine écoute (enregistre aussi) et finalement son insistance, ses questions, me montrent combien l'intérêt manifeste qu'il manifeste, au-delà du travail qui l'a mené jusqu'ici, pour mes souvenirs, ma vie d'avant quand elle avait pour décor la Sérénissime, des Guglie à san Vio, de la Fenice à la terrasse de l'Excelsior, est sincère. Maître du son qu'il transforme avec une incroyable maestria en image palpable, c'est aussi un vrai professionnel de l'investigation (barbarisme anglo-saxon). Nos journées ici ont été un bonheur. Et puis, il y a Sophie. heureusement pour lui, comme pour moi. Elle rétablit la balance et sait apaiser les conflits avec sa permanente bonne humeur et sa joie de vivre. La rigueur scandinave au milieu de l'effervescence méridionale...



On pourrait croire le contraire, mais nous sommes en plein travail, en ce milieu d'après-midi, sur la petit et tranquille Campo dei Pozzi. Un couple de touristes français, des espagnols un peu bruyants et un groupe d'étudiants qui habitent dans le environs. L'occasion d'observer la vie habituelle de cette Venise mineure peu atteinte par le flux des hordes de touristes et où se déroule encore le quotidien normal des vénitiens, natifs ou d'adoption. C'est là que nous avons rencontré, un soir, quelques jours après notre arrivée, les membres de l'association qui se bat pour nettoyer la ville des graffitis qui fleurissent partout et sont rarement des œuvres d'art mais que je n'hésite pas à comparer aux marquages de réverbères par les chiens errants. Humanité, tu as produit bien mieux dans toute ton histoire ! (Cela n'est-il pas applicable aussi aux "masterpieces" que notre ami Pinault offre à l'admiration du public dans ses entrepôts de la Pointe de la Douane ? : question qui ne mérite aucune réponse, ne perdons pas notre temps).

Trêve de propos réactionnaires - en matière d'art je suis féroce et irraisonnable - et revenons à la photo. Quel équipage, un journaliste talentueux, heureux d'être là, un vieux Fou de Venise, votre serviteur, ce jour-là un peu désabusé dont les propos, j'espère, ne seront pas diffusés en l'état sur les ondes de la radio suisse. La tranquillité des lieux, la douce lumière et les verres de spritz aidant, la conversation prenait un tour paisible : non, tout n'est pas si pourri, il y a plein d'espoir et d'avenir pour la Sérénissime, même entourée de barbares. Et puis, la très solaire Sophie venait de nous rejoindre. Artiste-peintre, ou plasticienne comme il vous plaira, ce ravissant sujet de sa Majesté le roi de Suède vit ici depuis trois ans. Le mélange de l'esprit rationnel scandinave à la faconde vénitienne est plutôt réussi. La jeunefemme est intelligente et cultivée. Passionnée aussi. Elle fait une peinture pleine d'âme et de sensibilité, ceci expliquant cela. Rien de mièvre dans son travail, aucune emphase. Un rayonnement véritable dans ses portraits grandeur nature qu'atténue sa perception toute nordique des couleurs. Bref, beaucoup de talent. Beaucoup de modestie aussi. La certitude d'un constant work in progress qui la stimule et la fait s'interroger. N'est-ce pas le but des années de formation, particulièrement aux Beaux-Arts ?

Vendredi 13 mai. 

Visite de l'atelier de Sophie, situé dans une petite cour proche du Canalazzo. Un magazzino humide et un peu sombre mais bien agencé. Sobrement meublé d'une vieille banquette vénitienne, un tapis persan élimé, les murs de brique blanchis à la chaux, l'atelier est éclairé par une seule fenêtre. Parmi les nombreuses toiles, trois tableaux frappent l'imagination. Le plus grand représente un groupe de jeunes gens qui regardent le visiteur. C'est une interprétation de la photo-souvenir des compagnons de son père dans l'armée. leurs visages juvéniles sont tous marqués par des pensées différentes. Ils sont tout sauf légers mais rien de malsain ou de retors dans l'expression, plutôt une inquiétude ou de la lassitude. Une autre toile représente un intérieur de maison, vide mais chaleureux. Avec un je ne sais quoi qui rappelle Matisse mais qui serait rempli des tonalités nordiques. Enfin, j'ai aimé le portrait d'un ami de l'artiste, bourru, rebelle mais poète. son visage et celui de son compagnon remplissent la toile mais aussi l'espace physique entre le spectateur et lui. Quelques modelages, des dessins. Visite intéressante. La demoiselle a des choses à dire et n'en est qu'à ses débuts.

13 juin 2016

Chronique de ma Venise en mai (4)

Sottoportego, huile sur panneau de Zoran Music.
10 mai.
Souvenir de ce dimanche électrique de 1981 où François Mitterrand fut élu président de la république. Il y a 36 ans. Déjà. Si mon frère se réjouissait comme des millions de français, le jeune bourgeois réactionnaire que j'étais alors était plutôt en colère. Non pas que j'eusse préféré Valéry Giscard d'Estaing, mais je ne voyais dans le nouvel élu qu'un imposteur, violent opposant de de Gaulle et représentant de tout ce qu'à l'époque je détestais. Puis, les années passant, j'ai appris à connaître l'homme, l'intellectuel, le penseur et à comprendre combien les véritables hommes d’État ne trahissent jamais leurs convictions même quand on les voient changer programmes et idées. Mais, Tramezzinimag n'est pas le lieu pour parler politique. François Mitterrand a été une des personnalités françaises les plus détestées mais c'était une sacrée personnalité. Ce que je retiens plus de trois décennies après son élection, c'est la stature intellectuelle et philosophique du personnage. Son amour pour Venise, son goût de la solitude et du secret.Et puis, cette romanesque histoire dont le décor fut souvent vénitien presqu'autant qu'il se déroula dans les palais nationaux éloignés des médias et du public... Mazarine cachée à la France mais secret de polichinelle à Venise et dans bien des salons parisiens... C'est l'Altanella, la trattoria favorite du président qui m'a fait penser à tout cela. Et puis les roses du jardin visité avant-hier...


Je me souviens de cette rencontre fortuite avec le président en fin de mandat, non loin de la Punta della dogana, côté Zattere. J'avais décidé d'aller fumer ma pipe sous le lampadaire de la pointe comme souvent. En passant le petit ponte de l'Umiltà près de la fondamenta qui longe les jardins du séminaire, j'aperçus le peintre Zoran Music et son épouse, Ida Barbarigo. Je leur avais été présenté lors d'un vernissage à la galerie où je travaillais. Ils parlaient avec une dame que je ne connaissais pas et répondirent chaleureusement à mon salut. Un peu en retrait, un homme assez âgé, portant un élégant chapeau, regardait le Bacino de San Marco, deux hommes se tenaient non loin de lui. Je reconnus aussitôt la silhouette si particulière : C'était le président. Je trouvais splendide la manière qu'il avait de se tenir face à la lagune. Il suivait des yeux un joli voilier qui passait en direction de San Giorgio. Il vint vers notre groupe. Intimidé, je fis une sorte de volte-face un peu nerveusement, ce qui fit se rapprocher avec l'air menaçant un des hommes qui étaient restés près du pont. François Mitterrand eut un bref geste de la main gauche et le garde du corps s'arrêta net. J'aimais instantanément le personnage, son geste impérial, le demi-sourire qui éclairait son visage quand je m'approchais pour le saluer, Ida me présentant au chef de l’État. Les quelques pas que nous fîmes tous ensemble suivis par les gardes du corps sont restés dans ma mémoire, mais ils n'ont certainement pas laissé un souvenir impérissable au président... Je bafouillais, je ne parvenais pas à répondre simplement à ses questions. Un véritable niais. Cependant, le président, qui devait être habitué à ce genre de comportement et s'en amusait certainement, entretenait la conversation. Sa simplicité autant que sa prestance ajoutaient à ma timidité.

Ma première pensée quand je fus en face de lui qui me serrait la main fut pour ce geste de folie que j'avais eu le soir de sa victoire. Dans Bordeaux qui clamait bruyamment sa satisfaction, le pavé des Chartrons où je vivais restait plutôt silencieux, ses habitants atterrés imaginaient déjà le vainqueur chausser les bottes de Staline et enterrer nos libertés et réquisitionner nos maisons. Je ne sais pas comment j'ai pu y parvenir, mais m'étant saisi d'un grand crêpe noir de deuil et d'une des échelles de la loge du gardien, j'avais réussi à grimper sur la statue de Jeanne d'Arc (...) qui trône devant la maison et l'avais couverte d'un grand voile noir, enfin juste la tête de bronze de la sainte héroïne, car la sculpture est de taille (*). J'étais encore juché sur le piédestal quand des supporters du vainqueur qui passaient en voiture s'arrêtèrent, des types en sortirent, menaçants. Heureusement pour moi, au même moment surgissait un camion de police-secours. Les types remontèrent aussitôt en voiture et je regagnais, piteux, la maison devant les agents goguenards... Jeunesse irraisonnée... J'aurai dû lui raconter cela comme on confesse une faute et solliciter son absolution... Mais c'est lui qui parlait. Il m'avait demandé d'où je venais, ce que je faisais à Venise, s'intéressa au sujet de mon mémoire, puis je me souviens qu'il me montra la vue d'un grand geste ample. Le ciel était splendide ce soir là, une gamme de bleus sombres et de violets tachés de rouge carmin. Une merveille. La lumière, les sons qui nous entouraient, la voix du président... j'ai tout cela présent comme s'il s'agissait d'aujourd'hui... Comment ne pouvais-je pas être séduit par tout ce qu'il évoquait. 

Comme tout le monde, je savais qu'il logeait au palazzo Balbi-Valier, chez son amie Ida Barbarigo. Il avait habité à la Giudecca aussi, chez le comte Volpi, mais suite à un désaccord qui frisa l'incident diplomatique, il n'y était plus. Tout le monde le savait à Venise mais je ne m'attendais pas à le rencontrer et encore moins à parler avec lui. Ils me laissèrent sous le lampadaire et continuèrent leur promenade en attendant le dîner dans une trattoria des environs...Quelques années plus tôt, en juin 83, il était venu officiellement, à l'invitation du président Sandro Pertini à l'occasion de l'inauguration de l'exposition 7000 Anni di Cina a Venezia, qui permit au monde de découvrir, entre autres merveilles, les incroyables sculptures à tailles humaine des cavaliers et fantassins des armées de l'empereur de Chine. Roland Dumas, alors son ministre des Affaires étrangères l'accompagnait. L'épouse et le fils du ministre étaient là aussi. On m'avait demandé de les promener dans la ville pendant la manifestation. Ce fut finalement Dillemann, le vice-consul de l'époque qui s'en chargea. J'étais resté chez moi du coup, un peu dépité de rater une occasion (officielle) d'utiliser l'Ile de France, le bateau du Consulat et de rencontrer le président au palais des doges...

(*) : A l'époque la ville pavoisait l'endroit pour la fête (nationale) de la sainte héroïne en disposant des fanions tricolores sur notre balcon et celui de l'immeuble d'en face. Un détachement militaire venait rendre les honneurs en présence du maire, du préfet et des autorités civiles, militaires et religieuses. Une gerbe était déposée par deux jeunes femmes habillées en alsacienne et en lorraine... le grand voile de deuil bordé de dentelle que j'avais pris dans un tiroir pouvait couvrir une femme de la tête aux pieds...

11 juin 2016

Le secret professionnel de l'île la plus secrète de Venise, la Giudecca

Crédit photographique ©  Jean-Pierre Dalbéra - 2016 - Tous droits Réservés


Dimanche dernier, mon ami Francesco Rapazzini était l'invité du 219e numéro de Secret Professionnel, l'émission de Charles Dantzig, pour parler de l'île de la Giudecca sur laquelle il a écrit de très belles pages pour le magnifique ouvrage publié par les éditions Robert Laffont pour la collection Bouquins. Francesco est écrivain, vénitien d'origine, mais aussi journaliste, aussi sait-il parfaitement parler à la radio. C'est toujours un plaisir de l'entendre avec son accent italien que je le soupçonne d'entretenir alors qu'il vit en France, à Paris, depuis vingt-cinq ans. Coquetterie ? Non pas, juste un indicible rappel de son appartenance. Il est né de père milanais mais a grandi auprès de sa mère à Venise, à la Giudecca précisément, et encore plus précisément dans la maison même de Giorgio Baffo, du moins son casino sur la Fondamenta di Ponte Longo, une de ces maisons que les patriciens emménagèrent dès la fin du XVIe siècle pour y faire de la musique, y donner des bals et jouer aux jeux de hasard que l’Église longtemps réprima.

Lorsque je l'ai connu, au hasard d'un traghetto en vaporetto, entre le Lido et les Zattere, alors que je revenais de la Mostra del Cinéma avec un de ses amis, Francesco ne savait pas encore trop ce que serait son devenir. Il ne parlait pas le français mais il écrivait déjà. Les années passèrent, nous nous sommes perdus de vue après mon mariage. La dernière fois que je l'avais vu, ma fille Margot venait de naître. Nous n'avions jamais vraiment cessé de nous écrire, puis les lettres se sont raréfiées de ma part comme de la sienne et un jour il m'annonça sa venue à Bordeaux, dans notre appartement de jeunes mariés... C'était au début du Printemps il me semble. Je devais partir pour Antibes où m'attendaient mon épouse et notre petite fille. Ce furent trois ou quatre jours merveilleux de retrouvailles et d'amitié, qui je crois furent parmi les éléments qui déterminèrent Francesco à laisser quelques années plus tard, Milan et Venise pour s'installer en France. Aucune prétention dans ces lignes.

Crédit photographique © Giovanni dall'Orto - 2008 - Tous droits Réservés
 
Je ne voudrais pas laisser à penser que je puisse avoir eu autant d'influence, mais je sais le raisonnement qu'a tenu à l'époque le jeune étudiant en droit un peu acteur et modèle qu'était alors Francesco. Tout le monde passe un jour par Venise, tout le monde y vient mais peu y restent. A chaque rencontre qui comptait dans sa vie, le jeune giudecchino se retrouvait un jour ou l'autre face à la douleur du départ de ses amis et cette sensation d'abandon s'est muée en désir de partir à son tour. Il a roulé sa bosse, exercé plusieurs métiers jusqu'à ce que l'écriture, le journalisme - talents (et virus) inscrits dans son code génétique puisqu'il est entouré dans sa famille par des artistes, des savants... jusqu’à Vittoria, sa propre mère qui est écrivain et directrice de revues - pour finalement devenir cet écrivain véritable et prolixe que nous connaissons. La vie parisienne ne l'empêche pas de rester profondément italien, et plus que cela, vénitien.

J'invite les lecteurs de Tramezzinimag à se pencher sur sa bibliographie. Elle est dense et Francesco écrit sur des sujets fort intéressants. Nous avons à plusieurs reprises cité ses ouvrages dans ces colonnes. Lisez-le, vous m'en direz des nouvelles. C'est bien écrit, gourmand, esthétique, profond, intelligent. A son image. 
 
 
Francesco Rapazzini parle de la Giudecca avec Charles Dantzig 
sur France Culture : cliquer ICI 

28 mai 2016

Chronique de ma Venise en mai (2)


4 mai 2016.  Teatrino Grassi.
Plaisir de retrouver Francesco en arrivant au teatrino. Une autre vision de Venise après celle, alternative, qui rêve de changer les choses et s'y essaie avec beaucoup de lyrisme et d'inventivité. Un monde relativement préservé entre les murs de béton de l'auditorium Pinault dont nous sommes,Francesco comme moi - et beaucoup d'autres - mais en périphérie finalement. Dans un entre deux voulu et choisi, ou parfois aussi imposé par les accidents de la vie et la conscience de l'inanité de certains de nos choix ou le rejet d'un conditionnement qui pèse et aliène plus qu'il ne nous porte... D'un côté la Sérénissime éternelle avec ses élites bien mises, leurs réseaux, une esthétique sans rien qui dépasse, l'assurance que donne l'habitude du pouvoir et de l'aisance partagée. La Venise dans laquelle je vivais il y a trente ans. Et puis cette Venise nouvelle, sans préjugés, née des tentations que l'homme a toujours eu en lui de l'universel, qui a abouti de la révolution bourgeoise de 1789 à la globalisation du XXIe siècle, dont ils profitent mais qu'ils combattent aussi en ce qu'elle porte avec elle d'inégalités, de violences et de formatages. Ces jeunes gens qui réinventent le monde de demain, qui décident un matin de ne plus subir les conformismes et ne sont plus dupes des mirages assénés par les images à la télévision, la publicité, la pensée unique, les formatages et le marché de dupes que sont les mythes du progrès, du travail et de l'argent... Parfois moins soignés que leurs aînés, le plus souvent échevelés et barbus, en rupture toujours, mais le plus souvent fils de la bourgeoisie justement,ou, plus rarement de l'aristocratie, ils sont purs et sans compromission. Comment bâtir des ponts entre ces deux mondes ? 

En attendant, nous sommes nombreux à nous sentir dans un entre deux pas toujours confortable. Fossé des générations ? Pas seulement.Une fois encore, Venise joue - pour moi du moins - un rôle d'intermédiation et de transversalisation (pardonnez ce barbarisme, mais je n'ai rien trouvé d'autre au moment où je remplis ce billet). Se promener dans les rues de la cité des doges nourrit cette interrogation. Faut-il après tout s'en prendre aux entrepreneurs et politiques véreux, aux théoriciens de l'économie de marché, de l'obsolescence programmée, du tout financier et de toutes les déréglementations pour laisser la voie libre au profit absolu, aux inégalités qui naissent du démaillage systématique et officiel des acquis sociaux, des garde-fous de la solidarité universelle, de l'amour du prochain quelque soit son niveau de vie et son revenu ? Un immeuble flottant, moche et rempli de pauvres gens qui ne font que passer ici et n'auront presque rien vu ou plutôt n'auront rien vu d'autre que ce qu'il est profitable de leur montrer, y compris les boutiques duty-free qui regorgent de Made in China et servent à blanchir l'argent sale des mafias de Chine et d'ailleurs, faut-il s'en agacer et ne faire que cela ? N'y-a-t-il pas de la poésie aussi dans ces grandes bestioles monstrueuses toutes blanches qui glissent le jour comme la nuit sur l'eau du canal de la Giudecca et du Bacino di San Marco sans faire de bruit, pratiquement sans aucun remous, et finissent par paraître aussi léger que le plumage des oiseaux ? Le tourisme de masse est une évidence et les désagréments qu'il apporte avec lui ne sont-ils pas identiques au flot de visiteurs que la richesse et la renommée de la République faisait débarquer autrefois, du temps des doges, pour tenter l'aventure et forcer la fortune, comme les migrants du XIXe siècle le feront en s'exilant d'Italie, d'Irlande, de Pologne ou du Pays basque pour échapper à la misère et faire fortune ? La traditionnelle foire de la Sensa qui avait lieu chaque année à l'occasion de la cérémonie des Épousailles du Doge avec la Mer, au nom de Venise, attirait parfois autant de visiteurs que la ville comptait d'habitants. Peut-on imaginer la Piazza et la Piazzetta gorgées d'étals en tout genre où des marchands vénitiens mais aussi des camelots du monde entier, où étaient présentés les innovations et les inventions les plus incroyables, des produits fabuleux des quatre coins du monde, à plusieurs centaines de milliers de personnes ?

Belle journée aujourd'hui bien que l'air reste encore très frais pour la saison. Petite promenade matutinale. Peu de monde encore dans les rues. Seuls les vénitiens qui se rendent à leur travail, quelques noctambules attardés, et de rares touristes se retrouvent dans les cafés qui ouvrent dès 6 heures dans certains endroits. Douce odeur de croissant et de café. Le bruit des cloches, les premiers vaporetti, les mouettes. Idéal pour se retrouver avec soi-même. Je relis ces lignes de Maurice Barrès : "Il y a dans Venise cette douce sociabilité, cette atmosphère exquise et simple dont un salon aristocratique enveloppe le plus insignifiant invité au point de lui donner la brève illusion qu'il est de la famille..." en me disant que la même impression s'offre encore aujourd'hui au visiteur. 

Nous étions ce matin sur la fondamenta devant la prison des femmes, à la Giudecca, pour le mercatino que les détenues tiennent chaque semaine en compagnie des dames de la Coopérative qui gère avec leur aide le magnifique potager de l'ancien couvent devenu une prison. Peu de monde, rien que des dames, souvent âgées, qui vivent dans les environs. De jolies fraises, plusieurs variétés de salade, des oignons nouveaux, des petits artichauts, des courgettes, des herbes et ces fleurs dont les vénitiens raffolent. Et puis de magnifiques roses. Nous faisons nos emplettes et remplissons un cabs pour moins de dix euros, fraises et fleurs comprises. Antoine est un peu désappointé de n'avoir pas eu encore l'autorisation de visiter le potager et d'interviewer les détenues. Tout est toujours assez long et compliqué en Italie et à Venise en particulier. Nous y retournerons. Les détenues travaillent au potager, mais fabriquent aussi des cosmétiques et des vêtements féminins, tandis que les hommes fabriquent des sacs et des pochettes à partir des kakemonos de toile plastifiée qui servent de panneaux d'information lors des grandes manifestations, à la Biennale ou dans les musées. Après le marché, café et brioche (le mot français utilisé par les plus anciens parmi les vénitiens pour désigner les croissants, mot que les plus jeunes utilisent plus volontiers - les deux toujours délicieusement prononcés !) sur la fondamenta, à la Palanca, en attendant l'heure de nous rendre chez les Rapazzini.

La marquise Vittoria di Rapazzini di Buzzaccarini est d'origine padovano-milanaise, mais elle vit et écrit à Venise depuis de nombreuses années. Elle habitait autrefois avec ses fils le Casino di Baffo, l'un des nombreux lieux de la Giudecca où les patriciens aimaient à se retrouver pour se détendre de la vie officielle et où ils organisaient concerts, spectacles et jeux, et puis parfois bien d'autres choses aussi... C'était une très vieille maison avec des fresques et une mezzanine qui devait servir pour les musiciens. Aujourd'hui, la marquise habite une ravissante maison sur la fondamenta, face aux Zaterre. Un magnifique jardin occupe tout l'arrière de la propriété. C'est là que se tient la rédaction de ses deux revues, très belles et très connues par les spécialistes et amateurs de bibliophilie, Charta et Enlumina. Des chats, des chiens vivent au milieu des livres et des plantes. Une maison typiquement vénitienne, remplie de trésors du passé, meubles, tableaux et livres et ce jardin paisible et très fleuri, avec de grands et beaux arbres. Antoine interviewe Francesco dans le jardin puis sa mère. La cuisinière, après nous avoir servi un café, me propose un verre de vin dans son délicieux dialecte du Veneto. Les chiens vont et viennent entre la cuisine et le jardin. Francesco est ravi de parler de notre amitié, de quand et comment nous nous sommes connus et aussi de son métier d'écrivain, de son choix de vivre à Paris, fait il y a plus de quinze ans maintenant... Nous quittons cette maison à regret.



Sur le pontile, en attendant le vaporetto, nous croisons une vieille dame très élégante au bel accent allemand qui me demande d'où proviennent les belles roses que j'ai acheté au mercatino. Nous échangeons à peine trois chiachierette et elle nous invite dimanche dans son jardin qu'elle ouvre exceptionnellement pour faire admirer ses roses à elle et elle nous invite dimanche dans son jardin qu'elle ouvre exceptionnellement pour faire admirer ses roses à elle. Charmante invitation imprévue. Comme je les aime et qui arrivent souvent à Venise sans qu'on y ait seulement pensé...Assis dans le bateo qui nous ramène sur les Zaterre, je reste songeur. Et si Francesco avait raison ? S'il était temps que je décide de revenir vivre ici ? Un bateau, un appartement dans un coin tranquille, Mitsou notre vieux chat au soleil d'une terrasse ou d'un simple poggiolo... Rêve ou réalité prochaine ? 

La tentation est grande après ces mois difficiles, les évènements assez lourds qu'il m'a été donné de vivre, les deuils à faire... Laisser faire le temps, le hasard des rencontres, le temps... Dieu voulant...En attendant, j'avance dans la lecture de l’œuvre du poète Mario Stefani dont je souhaite éditer une traduction française. Il est parfaitement en adéquation avec la vision que j'ai de la cité des doges et le souvenir des moments passés avec lui, soit dans un des cafés du campo de San Giacomo où il vivait, sur le campo San Fantin aussi, du temps où je travaillais à la galerie Graziussi, ou chez lui aussi, me rend sa poésie encore plus vivante : "A mi me basta esar poeta /no go ambission de oltra sorta" (Come el vento ne la laguna)...


Samedi, nous sommes invités à la Fenice pour la première du Barbiere di Seviglia de Rossini. Grande joie de retrouver ce théâtre où je suis si souvent allé du temps où je vivais à Venise. Bien qu'il ressemble davantage à un restaurant chinois qu'au théâtre décati et patiné que j'ai connu, ce sera certainement une belle soirée.

Sur la route en revenant de Venise

14/05/2016. Suite et fin de Chronique de ma Venise en mai (6)

"Le soleil brillait ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois." Une phrase ordinaire retrouvée en cherchant autre chose dans un de mes nombreux carnets. Quelques lignes oubliées, des notes griffonnées et raturées écrites dans le train entre Venise et Milan il y a presque deux ans, et surgit le souvenir d'un moment vénitien comme nous en vivons tous, quand vivre à Venise n'est pas ou plus possible. Depuis, bien des choses ont changé. Ce qui n'était encore qu'un projet un peu flou devient chaque jour plus palpable, mes séjours de nouveau se font plus régulièrement, plus longs et j'ai peu à peu renoué avec ma vie vénitienne. Certes la ville n'est plus tout à fait la même et on sent bien que tout peut s'effondrer d'un moment à l'autre, certes beaucoup de ceux que j'ai côtoyé sont morts ou ont quitté la ville, mais je m'y suis retrouvé instantanément. C'est bien là d'où je suis. 

Le soleil brillait ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois
Le soleil brillait déjà ce matin quand j'ai ouvert les volets pour la dernière fois. Dans un peu plus de quatre heures je serai dans la Frecciarossa, ce train rapide et ultra-confortable qui m'amènera loin d'ici vers Milan... Puis ce sera un autre train pour Lyon où m'attendra ma fille Constance. Antoine est parti hier soir avec des heures d'enregistrement qu'il va devoir trier et monter. Un travail de Titan, vu le peu de temps dont il dispose pour produire deux heures d'émission, alors que je suis de nouveau en vacances. Vacances studieuses cependant, outre les échanges que nous aurons pour rendre le reportage le plus complet possible, je dois terminer la préparation des deux prochains titres que les éditions Tramezzinimag proposeront à la rentrée. Mon manuscrit entamé ici l'an dernier, n'a pas tellement avancé... J'ai beaucoup arpenté les rues de Venise, rencontré de nombreuses personnes, certaines pour la première fois, d'autres revues avec beaucoup d'émotion après de longues années de silence, des rencontres loupées ou remises au dernier moment... Cette fois encore, je n'ai pu voir tout le monde, le reportage nous ayant obligé à caler tellement de rendez-vous, tous plus passionnants les uns que les autres certes, mais tellement peu en adéquation avec le rythme particulier de cette ville. Avec mon rythme... 

Les bagages sont prêts. Ils attendent, sagement alignés dans l'entrée. L'appartement est propre et rangé, les plantes arrosées, les volets tirés. Je sors une dernière fois. J'allais oublier de ramener aux enfants des provisions de parmesan, de riz et de Nocciolata demandées... Un petit tour au bar d'en face pour un ultime macchiato matutinal et deux petits croissants fourrés à la marmellata, mes préférés... Catherine H., fidèle lectrice enfin rencontrée, doit passer prendre draps, couvertures et serviettes qui restent ici. Elle remettra aussi les clés aux propriétaires des lieux. Joyeuse rencontre que celle-ci, un peu liée au hasard et dont finalement nous n'avons pas pu beaucoup profiter tellement mon emploi du temps et le rythme qui allait avec, m'ont peu laisser souffler. A la gare, je dois retrouver la jolie et très solaire Sophie W. ,jeune artiste-peintre suédoise qu'a connue Antoine à PuntoCroce, ce lieu alternatif dévolu à l'art contemporain, à la convivialité et à l'entraide, du côté du campo San Naranzio Mauro, (cette petite place que personne ne connaît vraiment, même les vénitiens). un lieu dans le genre de ceux que fréquentait Corto Maltese. Sophie me fera sûrement cadeau de la belle affichette de sa dernière exposition et sera un peu triste. Peut-être aurons-nous le temps de prendre un café au buffet de la gare ? Cette fille du Nord est solaire et rayonnante. Elle a un vrai talent que j'admire et son travail me touche.

Dimanche c'est la Vogalonga. Déjà près de 1.700 étrangers se sont inscrits. Le succès que remporte cet évènement traditionnel, qu'on a pu considérer avec sympathie les premières années, attise désormais l'ire de nombreux vénitiens qui réclament aujourd'hui deux régates séparées, l'une traditionnelle pour les embarcations vénitiennes et les vénitiens, et l'autre ouverte à tous, avec un point de départ et un parcours différent pour les deux courses. Il y a donc encore plus de monde que d'habitude sur la Riva et les vaporetti vont bientôt être pris d'assaut par les hordes, au grand dam des habitants. Il va falloir que je parte plus tôt, à moins d'aller à pied jusqu'à la gare... Autrefois j'aurai demandé à un ami de venir me chercher en barque. Il y avait aussi le canot du consulat. Mais ce canot et ce consulat, c'était avant la chute du Mur, dans l'autre siècle...

Les cornes de brume des bateaux qui embarquent les touristes font s'envoler les mouettes qui poussent des cris indignés, les cloches sonnent la neuvième heure du jour. Il fera chaud encore aujourd'hui. Les éboueurs commencent leur tournée. Veritas ramasse les encombrants. Un chat - rareté de nos jours - se promène et traverse un pont devant moi sans daigner regarder les humains qui l'entourent. Le custode de la Scuola San Giorgio dei Schiavoni ouvre les portes de son musée. Combien seront-ils aujourd'hui à venir contempler les Carpaccio ? Une dame change la vitrine de la boutique de vêtements de la Salizzada San Antonin. J'aime son nom, Banco Lotto N°10, qui rappelle le passé de Venise. C'est depuis quelques années une adresse précieuse où on trouve des robes de haute-couture réalisées par les femmes de la prison de Venise, les mêmes qui cultivent des fruits et des légumes bios à la Giudecca. 

Le chat semble se rendre au même endroit que moi, sous les arcades où se trouve l'entrée du supermarché. Je ne saurai pas s'il y a ses habitudes, mais le matou semble très déterminé. Il sait où il va. Le temps passe vite. Je dois me hâter si je ne veux pas rater le train de 10h50. Il y avait du monde au Simply. J'aurai préféré me rendre au petit épicier du coin qui a du très bon parmesan, mais il n'ouvre pas assez tôt. Le distrait que je suis a fait des courses hier soir mais oublié le fromage. Il faut prendre un ticket, comme dans les administrations, chose détestable. Le nombre incroyable de touristes qui passe par ici oblige à ce genre de mesures qui déshumanisent ces petits moments de vie sociale que j'adore. Combien ces moments deviennent rares de nos jours : attendre chez le crémier ou le boucher, en profiter pour parler avec son voisin - propos le plus souvent sans aucune profondeur mais échangés toujours avec bonté et empathie. Important cette bonne humeur du matin pour bien commencer la journée. 

Pour ma part, je pourrais être maussade, voire grognon après tout. Je dois quitter Venise, sa lumière, son silence, sa beauté et la sérénité que j'y puise et dont je me nourris, pour retrouver un quotidien parfois pesant. Reprendre contact avec un univers fatigant et tellement éloigné de mes aspirations et de mes goûts... Mais à quoi bon s'embrumer le cœur et noircir les dernières heures à passer ici ? La radio diffuse "What part of forever" de Cee Lo Green. Un peu triste de partir comme toujours. Mais on part toujours de Venise après tout. Pour y revenir, le plus souvent. Pour moi, ce sera dans six semaines. Dieu voulant. Francesco disait l'autre jour à Antoine que c'est ce qui l'a fait quitter Venise à son tour. Voir repartir ceux qu'il aimait et qui finalement ne faisaient jamais que passer, était une réelle souffrance pour lui. J'ai fait partie du lot de ceux qui sont partis... 

Le fromage a rejoint les pots de confiture données par une vieille amie et les autres provisions que je ramène à chaque fois en France. Un petit mot de remerciements pour mes gentils hôtes qui arrivent ce week-end. La porte bien fermée, je rejoins Catherine et nous partons. Impossible de prendre le bateau. Trop de monde. Ce sera à pied donc, par les raccourcis pour éviter la foule, en passant par Santi Apostoli, puis en longeant la Strada Nova et en contournant la Lista di Spagna, qui doit être complètement engorgée, par le jardin Savorgnan qui permet de rejoindre la gare sans se perdre dans la foule des touristes. Il fait déjà bien chaud.

10h40... Nous avons mis 20 minutes. Avec le vaporetto, nous serions certainement encore au Rialto, au milieu des touristes affolés autant qu'émerveillés. Quai 3, diretto Venezia-Milano. Carrozza 7, siège 7D. En route ! Mes compagnons de voyage semblent agréables : Une vieille dame de Belluno qui se rend chez sa sœur à côté de Milan, un jeune couple souriant, lui visiblement d'origine sicilienne qui me rappelle Pippo que je n'ai pas pu voir cette fois-ci. Elle milanaise, bien jolie et très élégante. Ils jouent au tarot. Dans la voiture-bar, le serveur vénitien, me sert un délicieux macchiato. Autre chose que la pisse de chat des trains français. En plus, il me propose des journaux et m'offre le Gazzettino. Nous discutons un moment. Il y a peu de gens. Un jeune type est assis non loin de moi. Nous parlons un long moment de tout et de rien. Étudiant à Padoue, il rentre chez lui pour quelques jours de vacances avant ses examens. Échange d'adresses, comme quand j'étais étudiant, car le garçon pense faire son Erasmus en France. Le temps passe vite en bonne compagnie, voilà Milano, Stazione Centrale, impressionnant et somptueux bâtiment mussolinien. 

Métro jusqu'à Porta Garibaldi, puis le TGV qui m'emporte vers Lyon. Voitures sales et vieillies, la SNCF est bien en retard face aux magnifiques wagons de Trenitalia : dans ce train, moins d'espace, des toilettes douteuses, le bar hors de prix et sans rien de bon, les contrôleurs suspicieux et moroses... A l'image du pays et de nos gouvernants, gris et désavoués. Le paysage défile. Montagnes aux sommets encore enneigés, troupeaux dans des pâturages très verts. Magnifique ciel bleu peuplé de petits nuages joufflus comme des putti, blancs et roses. J'apprends que le gouvernement italien a donné son feu vert pour que soit organisé un référendum sur l'autonomie du Veneto... L'Europe des régions... nous avions beaucoup travaillé sur le sujet quand j'étais à Sciences Po... Quelle solution pour sortir de ce cercle infernal dominé par les allemands et casser la logique de la croissance et de la déréglementation qui ne tient pas compte des besoins et des aspirations des peuples ? Redonner espoir et enthousiasme aux gens, favoriser les initiatives et défendre les acquis sociaux, chasser la misère et la précarité, enlever leur pouvoir aux marchés et rendre la démocratie de nouveau joyeuse et fraternelle... 

Il nous faut accepter de changer de paradigme, ne garder du passé que le meilleur et résister coûte que coûte aux sirènes du progrès et du profit. Les gens rencontrés à Venise travaillent dans ce sens, parfois avec des méthodes innovantes, peu orthodoxes mais qui fonctionnent, toujours dans le respect de l'humain, dans une logique soutenable et responsable. Les étudiants qui occupent le jardin de la Ca'Bembo, les dames de la Coopérative des Carcere de Venise, les associations Grane di Senape, Awai, le groupe Re-biennale, le collectif des Caselle, les artistes de Punto Croce, comme les gens de Dona Gnora, ceux des Laboratori di Restauro à la Misericordia avec qui nous avons longuement discuté... Tous ont à cœur de préserver, d'inventer, de construire pour la collectivité, dans la solidarité et l'entraide. Ils élaborent chaque jour des alternatives et sont remplis d'espoir et d'enthousiasme ! Leçon d'espoir et d'énergie. pour un avenir plus ensoleillé et paisible...

14 mai 2016

Chronique de ma Venise en mai (3)




Samedi 7 mai.

Journée harassante comme toutes celles que ce reportage nous fait vivre. Antoine semble ne pas en souffrir. l'habitude du rythme parisien certainement. Rien à voir pourtant avec la manière de vivre à la vénitienne, où retards et reports sont monnaie courante, où l'on ne peut faire dix pas sans rencontrer un ami ou une relation. Impossible de passer à la va-vite et se contenter d'un simple échange de saluts. L'usage veut qu'on s'arrête, même di fretta, pour échanger quelques chiacchierate, s'informer de la santé et des affaires de l'interlocuteur, le plus souvent autour d'un café pris au comptoir et, selon l'heure - bien qu'on puisse penser que cela se fait dès potron-minet et jusqu'à la fermeture des bars quand on voit le nombre au comptoir des bars - devant un verre de vin ou un spritz... Au lieu de ça, nous courrons. 

Heureusement, il ne fait pas trop chaud bien que le temps devienne orageux. Je laisse Antoine à ses rendez-vous et je m'installe tranquillement chez Gino, le café en face de chez Roger de Montebello. Il y a beaucoup d'allers et venues mais les tables du fond sont relativement tranquilles. On peut s'y faire servir un thé ou un café et lire ou écrire tranquillement. Je n'avance guère ici tant les sollicitations - celles pour le reportage comme celles, plus naturelles ici, des envies de promenades, des rencontres, des regards échangés, des rappels du passé - éloignent tout ce qui pourrait m'occuper l'esprit et se transformer en mots. tarte aux amandes et thé au lait, voilà un bon remède au frétillement de ces derniers jours.La nouvelle Manica Lunga de la, bibliothèque de la Fondation Cini dans l'ancien couvent bénédictin. Que le lecteur ne s'indigne pas, je ne me laisse pas enfermer dans la procrastination bien que mon esprit pervers aurait naturellement envie d'opposer l'inaction absolue à l'ardeur parisienne de mon commensal. Il y a un temps pour tout. Il y a eu ce matin mon inscription à la bibliothèque de la Cini, à San Giorgio justement. Une belle carte flambant neuf avec le titre si ronflant en italien de Dottore. La Manica Lunga a belle allure depuis sa restauration et je ne m'étais pas promené dans les cloîtres depuis belle lurette. De longues heures de lecture en perspective cet hiver. 

La messe de dimanche dernier chez les bénédictins était bien triste. Cinq moines seulement, le psaume lu et non plus antiphoné et une seule intervention de l'orgue au moment de l'envoi. Bâclé. Plus rien à voir avec ces messes toujours recueillies mais grandioses d'il y a trente ans, le damas rouge sur les bancs des premiers rangs, la communauté, nombreuse, jeune, et le rite qui en imposait même aux plus tièdes. Si le sermon de dimanche restait de haut niveau, l'office lui-même manquait de force. Rien à voir avec ceux de Saint Paul, chez les dominicains de Bordeaux, où on se sent porté par une foi séculaire, un rite ordonné où l'esthétique et la beauté sont au service de la Foi. Combien une belle cérémonie peut aider à  l'individu à trouver ce supplément d'âme qui manque tellement au monde actuel. Difficile de retrouver cela en Italie comme ailleurs de nos jours.

Rendez-vous avec Antoine sur le campo san Fantin à 18h30. J'arrive un peu en avance, histoire de renouer avec des bribes de mon passé vénitien. Un verre au comptoir Al Teatro, le bar voisin qui est devenu un restaurant chic. Il y a trente ans, nous venions ici acheter cigarettes et journaux et grignoter à midi. Giuliano Graziussi, mon patron d'alors y concluait la plupart de ses ventes et se faisait servir un verre de blanc dès 10 heures quand je terminais à peine mon macchiato et ma brioche... C'est là que Arbit Blatas m'a présenté à Augusto Mürer, que Roberta di Camerino calmait ses crises de nerfs avec son compagnon, l'avocat Sansone et toujours Graziussi, mielleux et obséquieux, qui n'oubliait jamais l'objectif premier : "schei, schei" ("money, money"  l'anglais traduit mieux le sens de ce cri vénitien - courant - qu'en français "des sous, des sous" !). Le soir après dîner, nous y venions souvent entre amis y boire un verre de prosecco. On s'installait sur les marches du théâtre. Je fumais mes Craven A en regardant passer les gens. Le silence du campo donnait l'impression d'être nous-mêmes sur un palcoscenico dont on aurait laissé allumés les projecteurs. Vu des marches, le plateau est parfait. Combien de scènes d'amour, de rupture, de bagarres pourraient l'avoir comme décor et ses cinq ouvertures qui mènent toutes vers le puis central, sans parler des deux portone, celui de l'église san Fantin en face, celui de l'Ateneo Veneto à côté, les deux tonnelles, celle du bar Al Teatro et celle de l'Antico Martini, le célèbre restaurant. Parfois des filles sans âge sorties du night-club voisin venaient fumer une cigarette avec les garçons un peu voyous de l'académie de billard installée à l'époque au fond du sottoportego près de la galerie.... 

Vera da pozzo du campo san Fantin...Les gens commencent à arriver. La représentation du Barbier commence a 19 heures. Tout le monde est très habillé. C'est un bonheur de voir ces vieilles personnes très élégantes, mais aussi les jeunes - ils ne sont pas nombreux hélas - en costume sombre et cravate pour les garçons et vraies belles robes pour les jeunes filles. Quelques manteaux de fourrure apparaissent, car le temps reste instable et les températures un peu basses. Il n'y a guère qu'en France qu'on ne s'habille plus pour aller à l'Opéra. Nos billets nous attendent. Deux places au premier rang d'un palco latéral. Idéal pour la prise de son. Dans notre loge, trois personnes d'un certain âge et un jeune homme avec sa mère...Belle mise en scène, classique et enjouée. De bonnes voies notamment les deux barytons, Davide Luciano qui est Figaro ce soir, Omar Montanari dans le rôle de Bartolo. Rosina est parfaitement rendue par la voie et la présence scénique de Chiara Amarù en dépit de ses rondeurs à la Castafiore. Son âge aussi... Mais son sourire, sa faconde, la qualité de son jeu et la beauté de sa voix, effacent très vite l'impression de grotesque. L'orchestre visiblement prenait plaisir à jouer sous la baguette de Stefano Montanari, (homonyme du baryton), qui dirigea avec allégresse, légèreté et humour. A l'entracte, une foule de français avait envahi les foyers. Un bon moment de sérénité après la fièvre de ces derniers jours. Nous avons passé une excellente soirée. Antoine particulièrement guilleret, est plus détendu qu'à notre arrivée...

Changement d'univers et de musique après. Nous retrouvons Sophie avec qui nous allons écouter un concert de blues un peu rockabilly dans un bar rempli de gens. Trop bruyant pour moi qui rentre vite rejoindre Morphée. Joie de marcher seul dans les rues vides et silencieuses. J'aime la musique mais pas quand elle devient bruit, que les sons que je perçois sont dissonants et tout sauf paisibles et doux, j'ai besoin de m'éloigner au plus vite pour retrouver mon calme. Question de tympan (ou de tempérament - sans jeu de mot musical !...) certainement...


8 mai. 

Dans une semaine, nous serons partis... Je réalise une fois encore combien le temps passe vite à Venise. Trop vite. Pourtant, quand j'habitais ici à l'année et que l'hiver se faisait rude, étudiant dilettante avec la perspective des examens comme épée de Damoclès, peu d'argent et la nostalgie du confort bourgeois de la maison familiale là-bas en France, combien je trouvais qu'il passait lentement ce temps que je comparais parfois à un exil... Mais les idées noires ne duraient jamais, il suffisait d'une rencontre, une invitation au Malibran ou à la Fenice, un dîner au consulat ou chez le Duc Decazes et la joie reprenait le dessus... Résilience, résilience...

11 heures 45. Il est un peu tard quand nous débarquons à la Palanca. En route pour la roseraie. En chemin, me reviennent des vers que ma mère récitait souvent et qu'enfant j'avais appris par cœur : 

Je l'ai lu dans un livre odorant, tendre et triste
Dont je sors plein de langueur,
Et maintenant je sais qu'on le voit, qu'il existe,
Le jardin-qui-séduit-le-cœur !

Je les ai cru longtemps du fameux poète Saadi, extraits de son Jardin des Roses (گلستان, Golestân en persan). Après recherche, ces jolis vers un peu mièvres, on les doit en fait à la délicieuse Anna de Noailles... Nous suivons un dédales de ruelles entourées de murs et de palissades. partout la nature, plantureuse. Merveilleux petit paradis, l'endroit est plein de poésie et de senteurs merveilleuses, mais personne en vue et à l'adresse indiquée, nous trouvons porte close... Devant nous, il y a bien le campanello de cuivre avec la plaque gravée "giardino" mais personne ne répond... Nous nous sommes peut-être trompés d'adresse ou de jour... Pourtant la charmante vieille dame avait bien précisé ce dimanche et nous a parlé d'une journée portes ouvertes... Nous attendons un moment mais les cloches sonnent le milieu du jour et nous avons faim. Déjeuner à l'Altanella voisine, la célèbre et très sympathique trattoria fréquentée par Hemingway et par François Mitterrand dont c'était un des restaurants préférés ? Trop de monde sûrement à cette heure. Nous préférons nous promener et ce sera seulement un café chez Crea, un endroit rarement fréquenté par les touristes, au fin fond du chantier naval éponyme. Vue panoramique sur la lagune, accueil chaleureux dans une salle remplie de vénitiens en famille.

15 heures. Nous voilà de retour devant l'entrée du jardin secret. Cette fois, la porte est ouverte. Une douzaine de personnes sont déjà là, arpentant les allées ou bavardant autour d'une grande table en teck. Essentiellement des dames, quelques messieurs. Quelques jeunes gens aussi. La maîtresse des lieux fait les honneurs du jardin, détaillant chaque rosier et donnant tout un tas d'explications qui semblent passionner les dames qui la suivent dans un silence religieux. elle explique sa méthode d'entretien et de protection de toutes ces merveilleuses plantes. Des senteurs incroyables, et partout des fleurs jusqu'à des hauteurs inattendues le long du mur qui sépare la propriété de la ruelle. Accueil charmant, public bon enfant - beaucoup de dames d'un certain âge visiblement très férues de jardinage et de fins connaisseurs des roses. une pensée pour Antoine de Saint-Exupéry et son Petit Prince au passage. Agréable moment loin de la précipitation du monde, au milieu de parfums exquis et du chant des oiseaux. Le jardin est la propriété de la charmante Ottilia Iten, grande dame d'origine suisse allemande à l'allure très aristocratique, qui vit ici depuis de longues années. Sa roseraie en biodynamie attire de nombreux amateurs et c'est un privilège que d'avoir pu passer cet après-midi dans les lieux. 

l y avait là autrefois un antique fournil. La maison, basse, est sans prétention .Outre les roses anciennes, dont certaines sont très rares, on peut y contempler de splendides variétés de narcisses, d'iris sauvages, de clématites. Tout est cultivé avec des méthodes naturelles, sans engrais, sans produits chimiques, ce qui plait beaucoup - on s'en douterait - aux abeilles des moines du Redentore qui font un délicieux miel. Un peu plus loin, c'est Nuria Shönberg-Nono, fille du compositeur autrichien et veuve du grand Luigi Nono (et belle-mère de Nani Moretti) qui elle aussi entretient un joli jardin avec une roseraie concurrente de celle de la Signora Iten. Le jardin de Vittoria Rapazzini est aussi un bonheur, une oasis de paix et de senteurs. 

J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n'ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté. 
Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées. 
Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir ;
La vague en a paru rouge et comme enflammée. 
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...
Respires-en sur moi l'odorant souvenir.*

La Giudecca recèle vraiment beaucoup de trésors. Quel bonheur que l'accès soit relativement difficile et l'attrait pour les touristes peu éclatant. Les hordes viennent rarement dans cet univers où se côtoient des mondes très différents, les richissimes clients du Cipriani ou de l'hôtel snob qui a succédé à la sympathique Casa Frollo de ma jeunesse, croisent les jeunes gens fauchés qui séjournent à l'auberge de jeunesse, eux-mêmes se mêlant le long de la fondamenta ou dans le quartier neuf du Junghans à tout un monde de petites gens qui vivent et parlent comme devaient le faire leurs ancêtres du temps de la Sérénissime et qui quittent rarement leur île pourtant partie intégrante de Venise et du sestier de Dorsoduro dont la partie la plus fréquentée est de l'autre côté du canal, quatre cents mètres plus loin.

* : "Les roses de Saadi", poème de Marceline Desbordes-Valmore (1785-1859).

11 mai 2016

Chronique de ma Venise en mai (1) .



Lundi 2 mai 2016
Lorsqu'on a vécu quelque part, qu'on s'en est éloigné et puis que l'on revient, il y a toujours un moment de flottement et de malaise. L'impression diffuse de ne plus trop savoir d'où nous sommes qui paralyse nos sens et empêche parfois les plus sensibles d'entre nous de profiter des retrouvailles avec l'endroit chéri dont on rêve aussitôt qu'on s'en éloigne. Venant moins souvent qu'avant à Venise, je vis à chaque fois cet état. Mes premiers jours dans la cité des doges sont tout sauf agréables. J'ai la sensation d'être à la fois perdu dans la masse informe des hordes de touriste, invisible pour les vénitiens, absent de moi-même, égaré. Je rase les murs, je cours, me faufile, évitant soigneusement la foule mais aussi les vénitiens eux-mêmes...

Mon corps se sent chez lui, mes pas me portent sans aucune hésitation vers là où j'ai besoin d'aller, ma bouche prononce les mots qu'il faut pour ordonner, commander, demander, saluer mais cela sonne étrangement à mes oreilles... Les symptômes s'aggravent quand je suis accompagné d'étrangers à la ville. Je deviens bougon, taciturne. Je réponds peu ou par borborygmes à leurs propos, quand je parle en français je chuchote et parfois - comme je le faisais adolescent sur la piazza - je prends un accent qui se veut italien. Ridicule patenté, j'ai l'air d'un snob ou pire d'un demeuré, un de ces ravis de village qui sourit béatement et marmonne d'incompréhensibles propos que personne n'ose reprendre. "Venise, auberge de fous ? " scandait Barrès (ou bien était-ce Jean Lorrain ?)... En suis-je devenu un finalement, à force de vivre - contraint et forcé - cette schizophrénie de l'exil contraint ?

Parfois, la lucidité me revient. Il suffit d'une cloche qui se met à sonner, d'une mouette qui passe devant mon banc en compagnie d'une merlette et qui semblent papoter ensemble comme deux commères de la via Garibaldi, d'une odeur et les écailles tombent de mes yeux. L'émerveillement reprend le dessus et je suis submergé par l'émotion. Tous mes doutes, mes inquiétudes, les relents de ma vie là-bas disparaissent et tout me devient grâce... En un instant, peu m'importe de n'avoir plus de maison ici, de savoir qu'une fois encore je ne fais que passer et que cela passera vite, trop vite, je suis à Venise. Je suis chez moi. Mais l'ego libéré exulte et voudrais crier à la ville entière : " regardez tous, je suis revenu, me voilà, je suis là !" Mais ici comme ailleurs on ne manque à personne. Est-ce important après tout de compter pour quelqu'un ? Jouir à tout instant, dans un sentiment de fascination qui n'a jamais fléchi depuis prés de cinquante ans, à chaque pas, à chaque mouvement, dans n'importe quel endroit de la ville jusqu'aux plus sordides et dénués de beauté (mais oui il y en a ici aussi)... "Venezia sarebbe la mia fine" fait dire Hugo Pratt à Corto Maltese...

Mercredi 4 mai
Il est un peu plus de huit heures. Sur la filodiffusione, un air pimpant de Aldo Cimbarius interprété par le guitariste John William. Dehors, la ville s'éveille peu à peu. Par les fenêtres ouvertes les bruits de la ville et les senteurs montent jusqu'à moi. La lumière est déjà forte et belle, le ciel bleu. Il devrait faire beau aujourd'hui. Je reprends pied peu à peu dans la ville. Joie du mug de thé fumant et des biscuits digestive posés à côté de l'ordinateur. Le joyeux pépiement des adolescents qui se dirigent vers le collège voisin.

Planning chargé aujourd'hui. A 11 heures rendez-vous avec Franz à Piazzale Roma pour suivre en bateau la distribution des paniers de fruits et légumes de son Amap* pour le reportage qui sera diffusé dans Détours, l'émission radio de la RTS puis j'irai faire quelques courses. En attendant, thé, pages d'écriture et lecture. Je suis plongé dans la prose fascinante d'Henry Miller, avec son essai sur Rimbaud, "Le Temps des assassins". Il faut aussi que j'aille faire changer le bracelet de ma montre chez l'horloger de la Salizzada San Lio.

Hier soir, longue séance de prise de son : sur le Campo san Zanipolo tout d'abord, avec une pause gourmande chez Rosa Salva pour le café. Je trouve que leur macchiato est le meilleur de toute la ville et ils ont une des meilleures pasta di mandorla. Les lieux sont tellement poétiques à l'heure où les touristes sont absents (mais oui, cela arrive !), enregistrement des bruits d'ambiance, les cloches, les enfants qui jouent... Puis nous nous sommes promenées dans les cloîtres de l'hôpital. Rencontré dans celui où les chats ont leurs petits abris façon bidon-ville, une jeune femme charmante qui a raconté au micro d'Antoine combien elle aimait venir passer un moment au milieu des gatti. Hospitalisée il y a quelques années, elle venait souvent prendre l'air dans le cloître et la proximité des félins, la paix qui règne ici ont été selon elles une raison de sa rapide convalescence. Depuis, trop jeune pour appartenir à la catégorie des mammagatti*, elle passe souvent caresser les habitants du lieu. Partout sur la pelouse, sur la margelle du puits, sur les pierres chauffées par le soleil, les matous sont là, jeunes, vieux, gros, maigres. Certains viennent vers les visiteurs, les plus farouches s'éloignent prudemment quand un inconnu passe. C'est le dernier refuge des chats de Venise, longtemps protégés et soignés par les vénitiens et la municipalité. Mais un jour un élu deficiente* - et qui proclamait partout préférer les chiens - a décidé de faire la chasse à tous les chats errants de la ville. Cela fit beaucoup de bruit. Les chats domestiques furent vite bouclés dans les maisons pour ne pas être ramassé par les agents municipaux. Une rafle en bonne et due forme. Il y eut beaucoup de victimes. Un camp de concentration fut improvisé dans une île au beau milieu de la lagune. Les associations de protection animale obtinrent que la ville s'engage à les soigner et les nourrir... Cela ne dura qu'un temps et la municipalité se désengagea piteusement de cette mission. Ce fut l'hécatombe dans l'île... Personne au Municipio ne fit le parallèle entre la disparition des chats qui peuplaient calle et campi et la prolifération des rats et des souris partout la ville... Incultes et idiots semblent être légion dans l'administration parfois... Un élu un jour, vénitien de Venise aura l'intelligence - et l'humilité - de reconnaître que les chats avaient un rôle important et prendra les mesures adéquates pour que les petits cousins du lion ailé reprennent leur mission de chasseur de rats partout dans la ville. Oui, Messieurs-Dames, on peut rêver ! Mes lecteurs auront compris que j'ai une grande affection pour la gent féline.


Après les cloîtres de l'ancien couvent des dominicains et de la Scuola dei Mendicanti, visite à l'androne du palazzo Bragadin d'où sortait Casanova quand il fut arrêté sur ordre du Sénat et fut directement conduit aux Piombi, la sinistre prison du palais des doges. Un petit tour à la Coop des Fondamente Nove, situé dans l'enceinte de la Remiera, et retour at home avec Antoine, toujours le micro en main. De quoi faire plusieurs émissions, du moins je l'espère. Ce garçon ne se contente pas d'être un journaliste doué, méticuleux, précis et honnête - qualités de plus en plus rare dans cette corporation - il est doté d'une véritable sensibilité qui lui permet de percevoir très vite l'essentiel qu'il faut mettre en avant pour intéresser vraiment l'auditeur sans jamais tomber dans le sensationnel ou l'émotionnel à trois sous.