08 décembre 2017

Isabelle Khana déploie ses ailes pour Venise (1)


Il y a toujours beaucoup de bonheur à faire de nouvelles rencontres, surtout lorsqu'elles sont fortuites. Venise qui est un village offre souvent ce genre d'opportunités. On y croise des gens que le hasard nous permet de connaître alors qu'ailleurs dans le monde, nous n'aurions jamais connus...  

Il en fut ainsi très souvent pendant les années vénitiennes. Arrivé sans aucune recommandation, sans lien autre que ceux du sang et du cœur, livré pour la première fois à moi-même, je n'avais aucune attente particulière, pas d'ambition. Je ne fuyais rien. J'étais venu là où une voix intérieure m'avait suggéré d'aller.  A Venise, la ville des miens. Entre les mains de la Providence... J'ai déjà raconté dans ces colonnes et ailleurs ces belles rencontres dont certaines ont vraiment permis à ma vie de prendre un tour dont je n'avais même pas rêvé. Je ne suis plus le jeune homme timide et hésitant qui avançait pas à pas dans un épais brouillard. Ma vie est faite et pour l'essentiel j'ai laissé avec soulagement beaucoup de choses derrière moi. Rien à prouver, rien à régler, la disponibilité d'une page blanche. Rien n'a changé donc vraiment changé - la page demeure souvent trop longtemps blanche et la venue des mots laborieuse - et c'est peut-être cela qui facilite les rencontres qu'il m'est donné de vivre.

Il en a été ainsi avec Isabelle Khana. Quelques jours avant de l'appeler, j'avais eu le bonheur de croiser enfin deux de mes fidèles lecteurs, blogueurs eux aussi - et pas n'importe lesquels, puis qu'il s'agit des très sympathiques inventeurs du blog Hic sum, hic maneo plus connu des lecteurs de TraMeZziniMag comme le blog de kate et René. Les doutes et les interrogations qui sont mon lot depuis l'interview pour la RTS il y a deux ans, faisaient fondre sur moi des torrents de nostalgie qui paralysaient toute décision, toute action. Les questions innocentes de mon ami journaliste - il me faisait l'honneur de faire de mon expérience vénitienne le sujet de son reportage pour une grande radio francophone - m'ont vraiment interpelé. Je prenais chacune d'elles comme autant de flèches qui toutes m'atteignaient au cœur. Qu'avais-je fait de tout ce vécu ? Que restait-il finalement de ce lien fusionnel avec ma ville, qu'en avais-je fait qui puisse contribuer à sa défense ? Depuis le reportage, secoué par les nombreuses marques d'affection d'auditeurs et de lecteurs, j'ai appréhendé mes séjours sur tout un autre mode. 

Mon italianité portée depuis longtemps comme un oriflamme s'avérait avant tout aux couleurs de la Sérénissime et ceux de mon sang qui marchèrent avec Garibaldi le firent avec l'espoir que Venise redevienne la république libre et puissante qu'elle fut pendant plus de mille ans, au sein d'une Italie unie et fédérale. Avec mes mots et mon cœur, à mon niveau, avec mes modestes possibilités, je devais continuer de dire mon amour pour Venise, clamer cette passion et faire connaître les maux qui, aujourd'hui plus que jamais, risquent de la faire disparaître. J'avais longtemps évité les français de Venise. A quelques exceptions près, j'évitais ces happy few qui font que ma Venise, la cité des miens depuis toujours, semble de plus en plus souvent une ville française. Entendre parler ma langue maternelle partout dans les rues me hérissait au point que même avec mes propres enfants ou des amis en visite, dès que nous étions au milieu de vénitiens, je prenais l'accent pour qu'on ne me croit pas français. Prenant à Venise sans rien lui donner, je me sentais imposteur et voleur. Et repartir vers la France me rendait malheureux et triste mais soulagé. Je fuyais.

Aujourd'hui tout cela s'est apaisé. J'ai vieilli et je n'ai plus rien à prouver ; Rien en moi à défendre des autres dont l'opinion m'importe peu. Et je sais que, Dieu voulant, avec mes mots, je puis être un relais, un media et contribuer ainsi à alerter le monde de la situation de Venise, à faire bouger les choses...
D'aucuns préfèreraient que je me range à leur choix de dissuader toutes les velléités de voyage à Venise. "Non, non, ne venez pas à Venise, c'est devenu E.P.O.U.V.A.N.T.A.B.L.E ! N'y-allez surtout pas ! Passez votre chemin, malheureux !"... Nous le faisons tous déjà plus ou moins inconsciemment, en répandant ce que nous pouvons constater de négatif et de regrettable qui caractérise la ville aujourd'hui quand on l'a connu avec près de 100.000 habitants et un tourisme plus respectueux, soutenable. Mais de quel droit priverait-on le reste de l'humanité de la possibilité de venir sur la lagune et de prendre la mesure de ce fantastique univers qui s'offre aux visiteurs ? Partout ailleurs les mêmes interrogations divisent. Le label Unesco utilisé comme un support marketing par des villes du monde entier  en quête de nouvelles ressources, les incroyables facilités qui permettent de voyager désormais à moindre coût et de plus en plus vite, ouvrent à tous la possibilité de visiter le monde. Mais dans le forfait voyage personne n'a pensé inclure un mode d'emploi, un guide des usages et convenances. On continue d'envahir les lieux comme des conquérants et ce sont les vénitiens, qui finalement en font les frais, réduits à quelques 53.000 irréductibles, mais jusqu'à quand ?
à suivre.

26 novembre 2017

Tramezzinimag invité dans les pages de Vita Nova


La jeune revue littéraire en ligne, Vita Nova, dont le second numéro sera disponible le 27 novembre consacre son nouvel opus aux voyages littéraires. TraMeZzinimag y est à l'honneur avec la publication de la version intégrale du billet sur Goethe à Venise publié ici il y a quelques semaines. 

Nous vous recommandons chaleureusement la lecture du premier numéro et vous invitons à découvrir dès demain le deuxième, en cliquant sur le lien ICIMais qui sont-ils ces fous qui osent se lancer dans une telle aventure ? Voilà une introduction flamboyante publiée à l'occasion du lancement de la revue et qui ne pourra que vous mettre l'eau à la bouche, cari ragazzi : 

"Vita Nova n’est pas un blog, ni une chaine youtube, un compte instagram ou un profil facebook. Contre-emploi des flux, connexions à contre-temps. Ce n’est pas davantage un magazine culturel, le rapport d’une académie ou un acte de colloque universitaire. Contre-réforme des modernes, les anciens en contrepoint. Ce n’est pas un libelle doctrinal, ni une encyclique indifférente. Contre-courant libertaire et, par dessus le marché, contre-attaque spirituelle. À tout prendre, pour éviter contre-sens et contre-coeur, Vita Nova est une revue littéraire en ligne qui ne fait pas écran à l’écrit. Bien sûr, aucune revue littéraire n’est plus lue, Vita Nova observera le verdict sans discuter. De ce fait, elle sera libre de n’organiser aucune école, de ne pas critiquer les mauvais livres, de ne pas commenter l’actualité. À raison de trois numéros par an, Vita Nova s’occupera seulement de l’essentiel. Et maintenant que le plus grand nombre a fait demi-tour, voici l’heureuse nouvelle : l’effondrement est peut-être général mais la littérature tient le coup. Il suffit de se détacher des discours et des projets pour bénéficier du secret de ses happy few. Car, puisque le présent est assigné à une époque délétère, le passé occulté par les visions rétrogrades et le futur inimaginé autrement que spectaculaire, seule la littérature permet de penser à travers le temps et les êtres, les âmes et les corps, les idées et les arts, le haut et le bas, l’action et la contemplation, la vie, l’amour, la mort... Elle est le lieu où s'épanouissent les expériences intérieures, la formule qui renforce les singularités. C’est « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue » Autant dire que ce voyage dans la parole même se veut surtout Vita Nova."

Chronique de Venise en novembre : La Festa della Salute


Pour ma tante Randi, 
in memoriam.

Chaque 21 novembre depuis le XVIIe siècle, les vénitiens rendent un hommage solennel à la Vierge Marie, adorée spécialement en ce jour pour avoir mis fin à la terrible peste qui décima la population de la Sérénissime en 1630. Émouvante et joyeuse fête qui rassemble les vénitiens qui viennent en famille ou entre amis de l'aube à tard dans la nuit. Jeunes et vieux, croyants ou non, tous se rendent à la basilique de la Salute en empruntant le pont de bois qui enjambe le grand canal pour quelques jours. 

Tous vont vers la Madonna della Salute, la Mesopanditissa. Enchâssée dans le grand autel en marbre avec sa somptueuse sculpture de marbre réalisée par le sculpteur flamand Giusto le Court où la vierge apparaît tenant dans ses bras l'Enfant-roi, accompagnée d'un groupe d'anges qui chassent la peste sous le regard d'une femme en prière, allégorie de la ville de Venise invoquant l'intercession de Marie, l'icône, très aimée par les vénitiens, fait l'objet d'une grande vénération, depuis que le doge Morosini décida de l'exposer dans le sanctuaire en 1670 dont elle est depuis le symbole. 


Le pont de bateau, inauguré la veille par le cardinal Francesco Moraglia, patriarche de Venise et le maire Luigi Brugnaro, voit ainsi passer des dizaines de milliers de pèlerins qui portent avec eux un cierge que la plupart ramèneront chez eux pour protéger la santé de eux qu'ils aiment ou veiller à la guérison de leurs malades. L'usage est de les allumer autour du maître-autel où une messe est célébrée toutes les heures. La foule reste dense toute la journée. Les policiers, très nombreux depuis quelques années, en uniforme autour de la basilique ou en civil parmi les fidèles, veillent à maintenir la circulation. À certains moments, il y a tellement de monde, qu'ils doivent organiser un sens, brandissant des panneaux indiquant le sens autorisé ou interdit. Tout cela se fait dans la plus grande sérénité, paisiblement et joyeusement. Il s'agit vraiment d'un moment de fête, un de ces temps aimés quand on se retrouve volontairement entre parents ou amis.

Les touristes qui pour la plupart ne savent pas ce qui motive ce grand mouvement de foule semblent un peu hagards. Certains s'éloignent effrayés ou, comme le disait une dame en prenant le bras de son mari : "N'y allons pas. Laissons-les !". "Mais pourquoi donc ?" Répliqua l'homme. "Par pudeur." fut sa (jolie) réponse. Cette solennité n'a rien d'artificiel et, tout comme le Redentore, l'autre grande fête traditionnelle, rien ni personne ne l'a dénaturée. Traditionnel moment de festivité pour peuple aujourd'hui réduit en nombre mais qui resté attaché à ces traditions ancestrales. Toutes les générations s'y retrouvent dans un même entrain et une piété commune, joyeux témoignage que l'âme authentique de Venise coule encore dans les veines de son peuple. Moment de vie commune dans un monde qui se délite, où des forces implacables sont en mouvement qui poussent à l'uniformisation des usages et des goûts, grignotant inlassablement nos différences et nos libertés au nom du profit et de l'ambition de quelques uns. 

Voir les petits vénitiens tenant fièrement ces ballons gigantesques ballons qui flottent partout dans la foule et qui se régalent avec leurs parents de pommes d'amour rutilantes, de marrons grillés, de massepain et de nougat, entendre leurs rires, et plus revigorant encore, entendre tout ce peuple s'exprimer en dialecte, tous milieux sociaux et âges confondus, mais quel bonheur. Quelle joie. Quelle fierté aussi.
En rentrant chez moi, hier soir après la prière de clôture dite par le patriarche dans une basilique noire de monde, après être passé par la sacristie où autour du patriarche, prêtres, séminaristes et enfants de chœur quittaient leurs vêtements sacerdotaux au milieu des bénévoles qui vendaient images pieuses et chapelets, après m'être recueilli comme des centaines d'autres derrière le maître-autel, après avoir admiré les somptueuses noces de Cana du Tintoret et le groupe de saints autour de Saint Marc du Titien et ce Saint Sébastien de Basaiti qui vole haut sur l'une des parois de pierre blanche de la sacristie, deux des tableaux qui ont illuminé mes années d'étudiant à Venise, après avoir traversé le cloître du séminaire, c'est une immense paix que je ressentais. Les marchands de gourmandises et d'objets religieux rangeaient leurs marchandises, des groupes de passants se répandaient partout, tout résonnait de joie et de paix. Rare moment de grâce qu'on retrouve aussi à la Saint Martin quand les enfants se répandent dans les rues, le soir du Redentore quand flotte sur le Bacino di San Marco tout l'esprit festif des vénitiens... Mais aussi chaque jour après l'école à San Giacomo, à Santa Maria Formosa, ailleurs encore, et le soir pour la passeggiata à San Luca ou a pied de la statue de Goldoni et plus tard du côté de la Misericordia, la Movida estudiantine... En dépit des hordes de touristes, vivre à Venise est et demeure un bonheur.

02 novembre 2017

Ex-Libris : Le Livre du Mois (1)

L'idée est venue d'un courriel reçu il y a quelques semaines. Un jeune lecteur demandait une idée de livre sur Venise qui sorte de l'ordinaire. Sa grand-mère, passionnée par la Sérénissime mais rebelle aux médias modernes ne connaissant pas TraMeZziniMag, il cherchait à lui offrir un ouvrage qu'elle n'aurait pas encore dans sa bibliothèque et n'avait trouvé aucun conseil avisé de la part des vendeurs d'une grande librairie parisienne où il était allé s'informer. Il suggérait au passage la création d'une version papier du magazine en ligne. Ainsi est née l'idée de cette rubrique qui, s'en faire doublon, s'ajoute désormais aux Coups de Cœur, devenus assez rares mais qui retrouverons une présence régulière au sommaire, une fois la nouvelle maquette rodée et améliorée. 

Venise 
Jean-Paul Bota, David Hébert
Éditions des Vanneaux
coll. Les Carnets Nomades
2012

Ce n'est certes pas un ouvrage récent mais il est toujours disponible et c'est un petit bonheur que ce carnet joli comme tout réalisé à deux mains, celle du poète Jean-Paul Bota et celle du jeune illustrateur, David Hébert. C'est le premier opus d'une collection créée par la dynamique et inventive Cécile Odartchenko, qui est à l'origine de la maison d'édition Les Vanneaux, longtemps installée en Picardie et depuis quelques années en Aquitaine. A Bordeaux précisément où elle a ouvert Première Ligne, une librairie-galerie devenue en quelques années le passage obligé de nombreux écrivains et artistes contemporains. Les Vanneaux sont spécialisés dans la poésie on le sait. De merveilleux petits ouvrages où vibre toute la création littéraire contemporaine. A cela s'ajoute une revue tout simplement magnifique au titre éponyme que nous vous recommandons chaleureusement tant cet objet littéraire est beau, avec un contenu passionnant et une présentation élégantissime sans aucune prétention. Un bijou pour votre bibliothèque. La directrice déborde d'idées et son carnet d'adresse permet l'organisation de tas d'évènements culturels, toujours organisés autour des poètes de la Maison et d'artistes croisés sur son chemin. C'est ainsi que Cécile Odartchenko a accueilli Michel Butor déjà fatigué mais rayonnant et drôle. Un grand moment pour votre serviteur qui doit beaucoup à ce grand monsieur. Les lecteurs de TraMeZziniMag s'en souviendront, c'est la lecture de son ouvrage sur San Marco qui orienta mon destin vers Venise... 

Mais revenons au texte de Jean-Paul Bota. Chronique et journal de voyage, le poète nous livre le parfait contenu pour ce genre de petit livre, comme s'il s'agissait de son propre carnet de notes illustré par de charmants dessins à l'encre qui respirent l'électrique passion ressentie par leur inventeur. Rien de mièvre dans ces illustrations. Bien au contraire. Elles répandent sur l'ouvrage une musique qui sied bien au style de l'auteur. On peut juste regretter que dessins et textes se croisent peu puisque, c'est le principe de la collection, écriture et dessins disposent chacun de leur partie, carnet de notes et album. Parfois cependant un dessin s'est échappé et se faufilant sur une page où on ne l'attendait pas, il donne une autre coloration aux mots. D'autres volumes ont suivi, toujours illustrés par David Hébert (voir sur le catalogue des Vanneaux ICI)

28 octobre 2017

Petits riens comme on les aime...


L'été indien fait des merveilles. Alors que dans les bois un peu partout les feuilles jaunissent et qu'au jardin il a fallu dire adieu aux dernières tomates, le ciel s'est fait clément et les températures, dès midi montent comme en juillet. Le soleil brille et partout on voit des baigneurs. Pourtant les matins sont plus frais chaque jour et la brume se dissipe lentement. 
Hier, des nappes de brouillard couvraient toute la vallée. Une vision superbe soudain nous a été offerte : un chevreuil qui passait en contrebas et n'avait que la tête en dehors du nuage de brume. Il regardait autour de lui étonné puis a repris sa route s'enfonçant tout entier dans la grisaille. Quelques minutes plus tard il ne restait rien de cette nappe grise qui avait tout recouvert et on pouvait de nouveau apercevoir l'horizon, la ligne verte de la forêt où l'on croit deviner parfois celle de l'océan.
Délices de ces petits riens que la nature nous donne et que bien souvent nous ne prenons guère le temps de contempler. Je me souviens de notre grand-mère qui chaque année nous appelait, fébrile, pour que nous venions vite assister à l'éclosion de la première fleur de notre magnolia. au Japon, il n'est pas rare de se réunir pour admirer le coucher du soleil que tous applaudissent spontanément. Merveilleux spectacle qui justifie notre présence sur cette terre et appelle à rendre grâce pour tant de beauté, tant de cadeaux, tant de joie simple et gratuite.
J'écris ces lignes sous le marronnier, une tasse de thé fumant devant moi, entouré des chiens et des chats ravis de me retrouver. Au loin les méandres de la Garonne. L'air est rempli des parfums de l'automne, délicieuses effluves de bois mouillé, d'humus et de feux de cheminée qui me rappellent mon enfance. La belle mélodie à Chloris de Reynaldo Hahn  qu'interprète Jaroussky se répand dans l'air. Elle se mêle joliment cliquetis des clochettes tibétaines accrochées aux branches du vieil arbre. Belle harmonie. Joli temps, douce paix.

A Venise aussi c'est l'été indien. Le brouillard se répand presque chaque jour sur la ville et ne s'éloigne que tard dans la matinée. Le spectacle y est magique aussi. La ville est comme enchâssée dans un rêve. Tout devient mystérieux. Puis le soleil revient et le ciel nettoyé resplendit d'un bleu unique. Il faut avoir connu ces journées où la lumière s'essaye aux tonalités les plus diverses comme pour en conserver la mémoire et s'assurer que rien ne manque sur sa palette. C'est peut-être l'esprit de tous les peintres qui ont vécu ici. Ceux pour qui la lumière coulait comme le sang dans les veines,  sa fluidité, ses nuances et ses caprices se répandant comme un merveilleux poison d'amour qu'ils traduisaient en chefs-d’œuvre... Venise me manque déjà. Elle me manque toujours, même ici. Peut-être ici davantage qu'ailleurs, la beauté d'un paysage me ramenant toujours à la beauté de Venise.

Ces pensées vagabondes et désordonnées me ramènent à une de mes lectures du moment. parmi elles Le Garçon sauvage  (Il Ragazzo selvatico) de Paolo Cognetti qui a reçu cette année le prix Strega pour son dernier ouvrage Le Otto montagne (Einaudi). Il y a aussi la (re)découverte d'un roman fabuleux peu connu en France, du grand écrivain suisse Jacques MercantonL'été des sept-dormants, qui a déterminé mon choix d'entrer en écriture, comme sœur Viviane, prieure de la communauté des diaconesses de Mamré, longtemps installées au Brillac, frère Roger et Jean-Paul II qui n'était encore alors que l'évêque Carol Wojtila, m'avaient amené à penser choisir d'entrer en religion... Ce sont les livres qui décidèrent de mon choix de vie et le roman de Mercanton est un de ceux qui m'ont façonné.

Ce texte fondamental a orienté toute ma sensibilité littéraire jusqu'à me faire naître des personnages en filiation directe avec les personnages de ce grand écrivain francophone. Sommes-nous prisonniers de nos lectures, incapables de nous détacher de leur influence, ou bien ces passions littéraires ne sont-elles que l'affirmation d'une appartenance commune à la même sensibilité, notre cœur vibrant de la même manière que les auteurs qui nous touchent ? Nous serions liés par une secrète familiarité qui dépasserait les limites matérielles, ne s'encombrant ni du temps ni des circonstances... Un peu comme cette sensation qui nous fait dire parfois d'un être que nous venons de rencontrer qu'il nous semble l'avoir toujours connu...

25 octobre 2017

Musicafoscari 2017, ça commence demain !

Venise possède une université parmi les plus dynamiques de toute la péninsule et dans le peloton de tête des établissements universitaire d’État en Europe. La privatisation ou, plus insidieusement l'infiltration par le biais des aides financières privées, de l'industrie et des banques, est un problème partout pour ceux comme nous qui ne voient pas l'enseignement supérieur comme une fabrique de petits soldats au service du système ultra-libéral.

En Italie, plus qu'ailleurs, étudiants, enseignants et parents se posent la question des choix qu'il faudra faire un jour si on veut que se maintienne un niveau de culture et de sens critique nécessaire aux citoyens en cours de formation pour participer à la vie de la Cité autrement qu'en simples exécutants des multinationales et des banques. Fabrique d'humanité, l'université est un lieu où la culture doit passe avant la technicité, où l'on doit prendre le temps de découvrir pour mieux transmettre. Bref, la Ca' Foscari est un de ces lieux bénis où la civilisation demeure la priorité et l'ouverture aux arts autant qu'aux sciences plus importante que l'élaboration d'un plan de carrière en vue des plus hauts salaires. Mais tout cela nous éloigne de la musique. 

Car c'est de musique dont nous devions parler. Demain s'ouvre Rainbows, la nouvelle édition de Musicafoscari , en association avec San Servolo Jazz Fest sous le haut patronage de la Région Veneto, dans le cadre de la programmation “Le Città in Festa”, organisée autour cette année autour de l’œuvre du compositeur américain Terry Riley, l'une des figures majeures de la musique minimaliste, artisan de dialogue entre ce qu'il nomme l'indétermination des compositions de musique expérimentale et l'improvisation du jazz. Plusieurs concerts digne des grandes autres manifestations internationales, auront ainsi lieu jusqu'au 29 octobre prochain. 


Demain la session s'ouvrira à 21 heures, dans l'auditorium de San Servolo par un concert du groupe new-yorkais The Claudia Quintet

Le lendemain, vendredi ce sera à 20 heures au Fondaco dei Tedeschi, une soirée éclectique avec les ensembles vénitiens Elettrofoscari, dirigé par Daniel Goldoni et Unive dirigé par Nicola Fazzini, qui interprèteront Olson III de Riley et l'ensemble Timegate des œuvres de Filip Glass
Samedi 28, l'après-midi à la Fondation Levi, récital du saxophoniste Evan Parker. Le soir à l'auditorium du campo Santa Margherita, Récital du pianiste Uri Caine,qui fut directeur de la Biennale de Musique de Venise en 2003. 


Dimanche enfin, à la Ca'Pesaro, avec entrée gratuite du musée d'art moderne, à 14 h. 30, récital de la violoniste et compositrice Eloisa Manera puis à 16 heures, du pianiste Fabrizio Ottaviucci Le soir, concert de clôture à l'auditorium Santa Margherita, Steve Lehman mêlera son saxo aux instruments de l'Ensemble Sélébéyone.

Le programme détaillé est disponible sur www.unive.it/jazzfest

16 octobre 2017

Quand Goethe revint à Venise (2)

" En outre je dois avouer en toute confidence 
que mon amour pour l'Italie 
a subi par ce voyage un coup mortel. "

Printemps 1790. Quatre ans après son premier séjour à Venise, Goethe va revenir chez les castors. Presque contre son gré. Les temps ont changé. l'esprit du poète aussi. Revenu par obligation, sa vision n'est plus la même et ce qu'il en dira complètement opposé à l'image qu'il en donna après son premier voyage. Qu'est ce qui a ainsi pu transformer le thuriféraire abasourdi, Émerveillé en 1786 par tout ce qu'il découvrait de la ville des castors, pourquoi est-il devenu à ce point critique, distant et presque méprisant ?

Le Voyage en Italie qui fut largement remanié - et qui ne parut qu'en 1816 - ne donne aucun élément qui pourrait expliquer ce revirement. S'il s'agit bien pourtant d'un journal, il ne reprend pas tout ce que contenaient les carnets du poète qu'il tenait presque au jour le jour. La célébrité de Goethe l'obligeait à continuer de façonner son image de grand écrivain ou plus simplement de répondre aux attentes de son public. Nos auteurs contemporains n'ont rien inventé.
Certes la situation politique a changé. L'Europe est en effervescence, un monde nouveau tente de s'imposer, pas encore dans la rage, les cris et les larmes ; la vie même de Goethe n'est plus la même. Mandé sans pouvoir refuser à la rencontre de la Princesse Amélie duchesse douairière de Saxe Weimar, la mère de Charles-Auguste (grand ami de Goethe), qui revenait de Rome. il ne pensait qu'à son idylle avec Christiane Vulpius, qu'il épousera quelques années plus tard et à l'enfant qui venait de naître quelques mois auparavant. Comme la duchesse tardait - elle n'arrivera finalement que début mai, le poète qui s'ennuyait, reportait de jour en jour sa mauvaise humeur sur tout ce qu'il voyait. Il occupa ses loisir à écrire au jour le jour et sans ordre précis des petites pièces qui formeront les Épigrammes vénitiennes . Il est possible qu'un peu de mauvaise humeur se soit mêlée aux ennuis de l'attente : on s'expliquerait ainsi le ton acerbe de certaines épigrammes, traits satiriques et presque méchants dirigés contre toutes les classes de la société, en particulier le clergé et la noblesse, le peuple n'étant pas non plus épargné. Il s'y moque du caractère italien, de l'art d'exploiter l'étranger ou de la malpropreté des rues. Tout ce qui l'émerveillait en 1786 était en 1790 revu avec un œil critique et négatif.


On est donc loin du premier séjour longuement préparé. Goethe appréhendait alors la Sérénissime avec la joie d'un enfant, rempli des souvenirs construits par son imagination. Il marchait sur les pas de son père et se réjouissait de tout ce qu'il voyait comme un enfant sait le faire. Tout ce qu'il nota alors était imbibé de cet esprit d'enfance qui traduit tout en joies et en bonheurs. Quatre ans plus tard, l'esprit de Goethe n'est plus à la jubilation. Il aimerait mieux être chez lui et il est père à son tour. L'état d'esprit qui est le sien lors de ce second séjour, forcé et qui se prolonge bien plus qu'il ne l'avait souhaité, n'a plus rien à voir et sa rage se traduira dans ses écrits puisqu'il reverra sa copie écrite en 1786 en supprimant de ses notes mille détails heureux pour les remplacer par des détails et des faits à charge contre les vénitiens.

Lors de ce premier voyage, Goethe logeait à l'hôtel "à la Reine d'Angleterre, non loin de la place Saint-Marc" (1). Là, il choisit une locanda, une maison d'hôtes ou pension, l'équivalent des Bed & Breakfast d'aujourd'hui. Appartenant certainement à une famille patricienne qui trouvait ainsi une source intéressante de revenus, elle était gérée par un certain Marco dal Ré selon les registres de l'administration. La Locanda della Tromba  certes située sur le canalazzo n'avait cependant rien à voir avec les établissements fréquentés à cette époque-là par les grands voyageurs fortunés ou qui avaient un rang à tenir. Les plus célèbres ont souvent été cités : le Scudo di Francia, le Gran Bretagna, le Leon Bianco. On peut penser que contraint de par ses fonctions à la cour et par égard pour son ami Charles-Auguste, il devait assumer la plupart des frais de son séjour et cherchait ainsi à réduire ses dépenses.

Mais il ne faut pas croire que les pensions vénitiennes étaient sans confort. Il existait bien dans des quartiers reculés, des établissements moins recommandables mais, comme dans tous les autres domaines, l'administration de la République veillait et la règlementation était sévère. Du moins dans les textes. Il était très facile d'ouvrir une auberge ou une pension. Après avoir rempli un formulaire pour déposer le nom de l'établissement et payé les droits d'enregistrement, il suffisait d'attendre l'autorisation du Maggior Consiglio. Les clients devaient obligatoirement être enregistrés à leur arrivée, et on devait leur remettre un justificatif de résidence ("foglietto di residenza") qu'ils devaient toujours avoir sur eux en cas de contrôle de la police, faute de quoi ils pouvaient non seulement être interpelés mais aussi refoulés aux frontières de l’État. Depuis le XIVe siècle, Venise, véritable centre névralgique de l'Europe, s'était organisée pour accueillir  le plus agréablement possible des visiteurs du monde entier. En 1355, l'organisation des aubergistes, qu'on appelait cameranti, fut créée sur le même modèle que les autres scuole professionnelles sans être pour autant une scuola à part entière (la corporation n'eut jamais de symbole ou d'enseigne spécifique). Ses membres se réunissaient tous les lundis dans l'église San Matteo du Rialto, sur le campo dei Sansoni, disparue dans la tourmente de l'occupation napoléonienne en 1805 puis démolie par les autrichiens en 1815).  On disait à l'époque que les aubergistes et autres tenanciers de gîtes meublés fournissaient de très bons espions au service de l'inquisition d'état. A ma connaissance, cette confrérie n'avait pas d'enseigne particulière.

La Locanda della Tromba avec sa plaque commémorative
Goethe et son valet de pied sont donc installés à la locanda della Tromba. D'après les lettres et les notes qui sont parvenues jusqu'à nous, la chambre du poète donne sur le grand canal. Une exposition récente à l'Institut allemand, montrait la vue qu'il devait avoir depuis ses fenêtres. Son lieu de résidence à Venise était à l'origine l'objet principal de ces lignes mais de digressions en digressions, le lecteur se sera peut-être senti un tantinet égaré. N'est-ce pas normal à Venise après tout, merveilleux dédale dans lequel on se perd délicieusement. (2) 

(à suivre)

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1  -  Goethe, Voyage en Italie, Edition Slatkine, 1990, p.63
2 - Au passage laissez-moi rappeler avec cruauté que ceux qui dans le labyrinthe des venelles tortueuses et des campi déserts ressentent angoisse et terreur ne doivent pas s'entêter et feraient mieux de quitter la Sérénissime au plus vite, Venise n'est pas faite pour eux - j'espère au passage que la municipalité me sera gré des efforts fournis par TraMeZziniMag pour contribuer à la réduction du trop-plein de touristes au quotidien...

15 septembre 2017

COUPS DE CŒUR N°53

Les aléas de l'informatique, la chaleur accablante de l'été, les nombreux déplacements ont retardé la publication de ce 53e coups de cœur initialement prévu pour le 25 août. Que nos lecteurs veuillent bien nous excuser pour ce contretemps. Au passage, s'il y a parmi les lecteurs de l'ancien TraMeZziniMag des gens qui auraient eu l'idée géniale d'enregistrer sur leur disque dur des numéros précédents de cette rubrique (entre 2005 et le fatidique mois de juillet 2015), nous serions ravis de pouvoir en obtenir copie afin de les ajoutes aux archives du nouveau blog comme cela nous est souvent demandé.  

François Lerbret
Le Labyrinthe et le rêve
Venise, Rome
Le Temps qu'il fait.
2017. 96p.
TraMeZziniMag voit ses antennes se dresser dès qu'un titre apparait se référant à Venise. Lorsqu'un ouvrage vient au monde par la volonté d'un éditeur que nous apprécions particulièrement et dont la ligne éditoriale correspond tout à fait à ce que nous aimons lire, dont jamais aucun livre ne nous a déplu (le catalogue ICI et que le soin apporté à la mise en page, à l'impression, à la ouverture comme c'est le cas des éditions Le Temps qu'il fait, que dirige avec maestria Georges Monti, nous ne pouvons que le mettre en avant et tenter de contribuer avec nos faibles moyens, à sa promotion. Le premier livre de François Lerbret, professeur de lettres classiques à Lyon est de ceux-là et si j'avais le bonheur et l'opportunité de faire renaître la présence du livre français à Venise, il occuperait le centre de la vitrine. Musicien de jazz et amoureux de l'Italie. On imagine le bonheur de l'avoir pour enseignant si du moins les lycéens ont encore un peu de jugeote. Son livre ? Il évoque tout ce que avec Lo Spirito del Viaggiatore, nous défendons depuis la création du site. Mais de quoi s'agit-il ? Laissons l'auteur s'expliquer : «Il ne s’agira pas ici de figer telle ou telle vision pittoresque par l’écriture ni même de proposer un itinéraire inédit à un éventuel voyageur, mais plutôt de suggérer ce que l’on a cru voir circuler dans une contemplation plus ou moins attentive. C’est ce résidu visuel qui fait de l’impression confuse une certitude poétique que le lecteur pourra peut-être glaner çà et là. Et puisque la culture classique (histoire, mythes, langues) tend à s’effilocher au point de devenir imprécise à beaucoup, puisque l’on voit à notre époque les explosifs ou l’abandon venir à bout de Palmyre, Hatra, Pompéi ou Leptis Magna, il m’a paru important de perpétuer d’une manière ou d’une autre la polysémie de lieux familiers dont la précarité m’était précieuse.»Avec ce livre, qui devrait être considéré comme un indispensable pour le voyageur - n'employons plus le mot touriste qui, à Venise en particulier, a pris un sens péjoratif voire vulgaire que Stendhal n'aurait pu imaginer. Il s'agit au fil des pages de faire émerger une "sensation poétique plutôt que de plagier la réalité, cette manière de confronter l’immuable et le renaissant en cherchant à vivre le déplacement comme une traversée du temps". TraMeZziniMag ne pouvait pas ne pas recommander ce bel ouvrage qui s'avère bien plus qu'une contribution àl’ordinaire littérature de voyage mais l"a version personnelle d’un thème déjà beaucoup joué, une narration rêvée «contredisant la chronologie fougueuse du monde» La quatrième de couverture en dit long, mais les deux premières lignes de l'avant-propos déjà parlèrent à mon cœur : "Il y a aujourd'hui autant d'intérêt à écrire sur Rome et Venise que d'ajouter un mot de trop à une phrase trop longue." Mais l'auteur en rajoute pour m'atteindre dans le mille : "J'espérais que le déplacement dans l'espace fût également un voyage dans le temps et, ici ou ailleurs, cette impression ne m'a jamais quitté"... Voilà donc un ouvrage qui s'inscrit totalement dans notre vision du Voyage en général et de Venise en particulier. Tout le livre est ainsi un bonheur, l'auteur nous invite à contempler ce qu'il contemple et nous offre la clé de ce ressenti que nous pensons être les seuls à percevoir, ce sentiment surprenant d'une proximité immédiate avec la ville, "intimité immédiate et inconditionnelle" qui permet aux âmes les plus pures de découvrir les portails magiques comme celui par lequel Hugo Pratt fait s"échapper de l'histoire Corto Maltese  à la fin de Fables de Venise. François Lerbret connait bien l'alchimie qui nous rend Venise indispensable. Et quand il nous amène à Rome, le charme, loin de se diluer ou se rompre, s'intensifie et nous le suivons au fil des mots, tenus en haleine par la poésie de ses phrases et la sincérité de son amour pour ces lieux. En le lisant, j'entendais dans ma tête cet air magnifique d'Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel pour violon et piano. Faites l'expérience lisez le beau petit ouvrage de François Lerbret en écoutant cette musique et la magie opèrera, et comme moi vous aurez envie sur le champ de remercier l'auteur et son éditeur pour ce joli cadeau...

Bernard Mandon
Belleville tropical
L'Harmattan. 2017
C'est un quiproquo qui a mené ce livre jusqu'à la rédaction. Un bar à vin parisien bruyant comme le sont hélas trop souvent ce genre d'établissements, quelques verres d'un délicieux nectar et le discours enthousiaste d'un type à la table voisine m'ont amené à lire un roman policier que je n'aurai jamais ouvert si je n'avais pas entendu la vénitienne quand il s'agissait en réalité de la vietnamienne... Parmi les services de presse, il y a tant d'ouvrages qu'on ne parvient pas à lire. Pour TraMeZziniMag, la tâche est relativement simplifiée. Nous ne parlons en général que de ce qui a trait à Venise en langue française, parfois en italien ou en anglais. Mais là, cherchant le moment où apparaitrait cette fameuse vénitienne, votre serviteur s'est pris aux mots et le rythme très cinématographique du roman, le caractère des personnages principaux, l'énigme en elle-même, tout fonctionne tellement bien que, non seulement on prend un plaisir fou à suivre le héros, policier banal dans un Paris méconnu, mais on y rentre vraiment. Tout se passe à Paris, dans le quartier de Belleville. Plusieurs agressions de femmes asiatiques se produisent. Des tensions inhabituelles et des manifestations de la communauté asiatique inquiètent les pouvoirs publics. Au départ, le cadavre d'une jeune Vietnamienne déposé sur un trottoir au milieu des poubelles... Assassinée. Brochard et ses collègues de la PJ sur le pied de guerre, l'enquête peut débuter. Différentes communautés se croisent, s'affrontent, le racisme n'est pas loin et la mort rôde. Ce livre offre une vision sociale de la réalité à travers des personnages souvent dépassés par les péripéties auxquelles ils sont confrontés. Classique mais cela fonctionne du début à la fin. Un excellent roman policier. La dernière page terminée, il m'a semblé intéressant de faire profiter les lecteurs de TraMeZziniMag de cette sympathique découverte.

Las Hermanas Caronni 
Baguala de la siesta
Label CD. 2017
Navega Mundos
Les Grands Fleuves / L'Autre Distribution, 2015
Une révélation au sens le plus sacré du terme. Deux sœurs, deux voix, une clarinette, un violoncelle. Une merveille que ces disques le premier paru en 2011 et réédité cette année. et le second sorti en 2015. Laura et Gianna, deux jumelles, nées en Argentine, le pays du tango, ont accosté sur les rivages européens dans les années 90 et la magie de leur musique ne fait que grandir.  sont deux musiciennes qui jouent ensemble depuis toujours et qui ont développé un répertoire musical très original qu'elles ont glané aux quatre coins du monde et ça swingue. Pourtant leur jeu comme les morceaux interprétés  respirent leur formation classique et la mayonnaise prend parfaitement. Les deux sœurs sont des passionnées, elles chantent les poètes qui leur sont chers : Rainer Maria Rilke, Gabriel Garcia Marques… Et on entend au loin leur affinité première et toujours présente avec la musique classique. Leurs voix se mêlent au son des instruments avec la magie de la langue espagnole tellement appropriée pour ce genre de musique. De belles émotions avec ces deux CD dont ion ne se lasse pas. Écoutez et vous serez vous aussi sous le charme !

David Hockney, 
82 portraits et une nature morte
exposition du 24 juin au 22 octobre 2017
Ca'Pesaro, Galleria d'Arte Moderno
Tous les jours sauf le lundi, de 10 à 18 heures.
Depuis juin, on peut voir à Venise, dans les salles du musée d'art moderne de la Ca'Pesaro, une série de peintures du célèbre artiste britannique, la première exposition de cette envergure jamais organisée dans un musée italien. Inaugurée sans tambour ni trompette, voilà une mostra à ne louper sous aucun prétexte. Parce qu'il s'agit d’œuvres originales de David Hockney, parce que ses peintures ne sont pas visibles partout et qu'il s'agit d'une série de portraits réalisés toujours de la même manière par le peintre. Même fauteuil, même décor réduit au maximum et même délais de trois jours pour la pose. Plus qu'une série de portraits, cette présentation s'avère être un catalogue de l'univers privé de l'artiste, mais aussi une taxonomie des types humains, réflexion sur la peinture en tant que medium de première importance. L'exposition est tout cela en même temps. Incroyable Unicum d’œuvres qui présente un extraordinaire intérêt artistique,  clin d’œil à la Biennale voisine. C'est aussi une magnifique leçon de peinture où comment peindre un fauteuil bridge , toujours le  même sur lequel Hockney fait s'asseoir pour trois jours de pose, ni plus ni moins, des amis, des connaissances, des personnes avec qui il travaille. On y voit Larry Gagosian, le galeriste de Los Angeles, le grand artiste américain John BaldessariLord Jacob Rothschild, Barry Humphries... La muséographie particulièrement soignée et colorée pour s'associer aux couleurs des tableaux présentés, les formats, le parcours, tout concourt à faire de cette exposition un des évènements artistiques de l'année en Europe. Tout cela est dû au talent de la curatrice Edith Devaney (elle-même portraiturée par Hockney). Un atelier-laboratoire permet aux visiteurs de réaliser leur autoportrait à la manière du peintre à l'aide d'une série de modèles, papier et feutres fournis. Catalogue de l'exposition édité par Skira. La genèse de l'exposition expliquée ICI

11 septembre 2017

Reste avec nous car le soir tombe


Il n'y a rien de mieux en ces périodes de forte chaleur que de se retirer derrière les murs épais d'un bâtiment séculaire, après s'être levé à l'aube, quand la fraîcheur de la nuit qui s'achève demeure dans l'air et que la ville dort encore. A Venise, ces petits matins d'été sont particulièrement délicieux. Les rues sont vides, seules les mouettes se promènent à la recherche de détritus abandonnés. On s'entend penser et marcher. Nul besoin de faire de grands détours pour éviter la foule, aucun touriste n'est levé. C'est un bonheur de traverser la piazza absolument silencieuse, une joie d'arpenter la riva dei Schiavoni vide elle aussi. 

L'endroit où je vais n'est pas ouvert au public et si je puis y rentrer aussi tôt, c'est par un privilège auquel je tiens et qui m'honore. Le rituel s'est installé depuis plusieurs années déjà. Je préviens la veille par correction et le lendemain, je me rends à Castello, non loin de la maison natale de Tiepolo pour récupérer les clés d'une antique demeure située tout à l'opposé, du côté des Gesuiti. 

Une fois les clés récupérées, je me glisse dans le labyrinthe de venelles qui entourent San Marco, chargé de ce trousseau de clés séculaires. Un macchiato et un croissant fourré au comptoir d'un café sur un campo retiré derrière l'Ospedale, quelques mots échangés avec les rares clients et la barmaid qui chantonne et je repars vers mon havre de paix et de sérénité, libre de mes mouvements et seul. L'endroit est désert. En face du portone, de l'autre côté de la rue le rideau bouge un peu, la vieille dame qui vit là surveille les allers et venues. les cloches voisines sonnent matines. Des volets claquent, une poulie grince, du linge qu'on tend entre deux fenêtres. Le vent léger porte des remugles d'herbe coupée et de senteurs marines, la lagune n'est pas loin. 

C'est un ancien gardien qui conserve les clés et vient de temps  à autre entretenir les lieux. J'ai promis de ne jamais révéler le nom ni du palazzo ni de ses propriétaires, pas plus que l'emplacement exact où il se trouve. Cette antique demeure reste un espace privilégié, hors du temps et à l'abri de l'appétit des agents immobiliers. Mais quand mes vieux amis disparaîtront, qu'en adviendra-t-il ?

Une clé, la plus grosse dans la première serrure. Deux tours. la deuxième clé, plus récente, deux tours aussi et la troisième qui actionne le loquet antique. La lourde porte s'ébranle sans grincement mais toujours en résistant un peu. J'aime le bruit solennel qu'elle émet lorsqu'elle se referme. l'atrium exhale le parfum qu'on retrouve dans toutes les vieilles demeures ici et qu'il est tellement difficile de décrire. Les dalles roses et blanches du sol sont un peu brillantes. La poussière sur le vieux banc et les statues rendent l'endroit encore plus magique. La minuterie enclenchée, tout reprend forme et vie. 

La porte qui mène à l'étage est fermée par deux clés. Je vais au deuxième, dans une bibliothèque toute en boiseries anciennes aujourd'hui bien dégarnie qui reçut des générations d'étudiants. Près de la grande fenêtre entourée de rideaux en lambeaux, une grande table et des chaises. C'est là que je m'installe pour lire et écrire. J'ai souvent été perturbé dans mes lectures par des bruits étranges et la sensation d'une présence. au début, j'arpentais toutes les pièces du palais, mais le mauvais état des lieux a obligé les propriétaires à condamner toute une partie du bâtiment. L'électricité ne fonctionne plus à l'étage noble. Les deux autres étages qui ont été vendus il y a longtemps ont été transformés en appartement dans les années 50. On y accède par une autre entrée. La partie la plus ancienne qui donne sur un canal et ce qui reste du jardin autrefois célèbre appartiennent à une dame anglaise. Le cortile et les deux premiers étages sont restés dans la famille de ces vieux amis qui vivent près d'Asolo. 
Dans cette bibliothèque, lorsque j'étais étudiant, combien souvent j'ai travaillé en pensant ne plus être dans ce siècle. Rien, hormis les lampes électriques et le son de la télévision dans le salon où je retrouvais les maîtres de maison avant de rentrer, ne rappelait notre époque. L'odeur des livres, le mobilier, les tentures fanées qui se détachent en lambeaux mais conservent un aspect noble... Parmi les livres d'art, dans le silence de la grande demeure que troublait à peine le battement régulier d'une vieille pendule, j'ai beaucoup plus appris que sur les bancs de l'université. 

C'est dans ce lieu magique que j'ai découvert - un jour d'avril dans les années 80 - un commentaire passionnant sur ce merveilleux tableau de Mantegna et sa proximité d'avec celui de son beau-frère, Giovanni Bellini. Les deux amis travaillaient ensemble dans l'atelier des Bellini. Tous deux ressentaient la même attirance pour la peinture flamande, avec ses couleurs très fortes et les détails qui fourmillent.

Mantegna en remplit son tableau : petits lapins arrêtés par le bruit de la troupe qui s'approche ou surpris par Jésus qui prie à haute voix dans le jardin, roseaux qui semblent vibrer sous le vent, ruches... Toute la nature participe au préambule du drame qui se joue sous nos yeux. L'arbre brisé souligne le terrible de cette scène qui pourrait sembler paisible à un regard distrait. Pour le peintre, le paysage est avant tout un palcoscenico, le décor où se déroule la scène qu'il veut raconter.

Andrea Mantegna aime les paysages escarpés, les hautes montagnes et les plantureux rochers. Jamais autant que dans ce tableau ces formes déchirées n'illustreront avec autant de force les émotions qu'on prête à Jésus à ce moment précis où sachant que tout va s'accomplir, Jésus a dû être saisi par un sentiment de crainte et de solitude absolue... Tout est calme, harmonieux mais un seul regard à la scène et quelque chose nous glace et trouble en nous cette paix qu'apporte toujours l'harmonie et l'esthétique. Deux hommes dorment tranquillement et le Christ médite. En fait, ses trois disciples n'ont pu résister et ils se sont laissés aller au sommeil, incapables de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer, de ce quil va arriver... Et Jésus s'adresse à son père. Il sent de toutes les fibres de son corps sa fin prochaine. Au loin, déjà les soldats s'avancent conduits par Judas. A droite du tableau le ciel s'éclaircit. Un nouveau jour, mais quel jour pour l'humanité...



Chez Bellini, dans un paysage lunaire, ce sont les nuages gris et le coucher de soleil rougeoyant, qui nous annoncent le drame. La passion du Christ est imminente. On retrouve Pierre, Jean et Jacques qui semblent, pour deux d'entre eux du moins, davantage assoupis que profondément endormis, Alors que Mantegna les représentent installés pour la nuit et plongés dans un profond sommeil. Le peintre dans son choix des positions de ses compagnons, de montrer que peut-être ils ont lutté pour rester éveillés mais que l'inconscience du danger imminent ne les atteignait pas comme elle atteignait Jésus qui est en prière sur la montagne. ces mots terribles adressés à son père : "Abba, Père, toutes choses te sont possibles, éloigne de moi cette coupe! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux." (Marc XIV, 36). Un ange est là pour lui donner force et courage. On aperçoit au loin Judas et les soldats qui approchent. 

Les styles sont différents mais ils expriment tous deux la même foi. Ils parviennent chacun à nous faire ressentir la solitude de Jésus, son trouble et ’acceptation finale de son destin donnée à son Père. Aucun témoin de l’agonie elle-même. Les trois seuls apôtres présents dormaient. Personne n’a pu entendre ce que Jésus aurait dit à son Père. N'est-ce pas cela que l'on ressent en regardant ces deux tableaux ? Des deux jeunes artistes, Mantegna est le plus moderne et son beau-frère, qui modifiera son style sous son influence, découvre à son contact la perspective. Il parvient à exprimer l'atmosphère mystique de la scène, s'éloignant des représentations figées héritées du Moyen-âge et de Byzance. Son style reste plus tranquille que celui de Mantegna, comme détaché sans pour autant faire de la représentation de cette scène des Évangiles quelque chose de commun. Bellini traduit la foi de son époque, il n'envisage pas de décrire ce qui peut se passer dans la tête du Seigneur. Il ne commente ni n'interprète, il présente la scène en image. S'il y met beaucoup de tendresse et de respect, il ne s'avise pas d'y ajouter son ressenti intime. Ce qu'il fait ressortir, avec ce ciel clément, le souffle tranquille des disciples, l'attitude même du Christ, c'est l'espoir que véhicule sa foi. Au-delà du désarroi, de la proximité de la souffrance et de la mort, il y a Dieu qui console, récompense et sauve à la fin... Bellini peint comme un scribe transcrirait la scène avec ses mots ; comme le scribe, se voulant le plus fidèle possible aux textes sacrés, il refuse de montrer les prémisses d'un désastre annoncé. Mantegna, libéré de tout cela, peint avec ses tripes, ouvrant ainsi l'école vénitienne à la modernité.

Venise, le 18/08/2017