07 février 2017

La vérité sur la mort de Pateh, le jeune gambien qui s'est noyé à Venise

Depuis sa création en 2005, Tramezzinimag a choisi de consacrer ses pages uniquement à Venise, à ses habitants, à la vie vénitienne. Sa civilisation, son histoire, ses problèmes actuels... "Tout ce qui est Venise est nôtre". Nous avons toujours pensé - et écrit - que ce qui touche à Venise a forcément un retentissement partout ailleurs dans le monde.me réduite à une bourgade de province, assimilée de plus en plus à un parc d'attraction que certains touristes pensent doté d'horaires d'ouverture et de fermeture, Venise n'en demeure pas moins un laboratoire. Qu'il s'agisse de l'environnement, de l'organisation de la cité, les solutions qu'elle trouve pour demain comme celles qu'elle inventa autrefois, méritent que les responsables des grandes cités modernes s'y intéressent. Cependant, passée la colère qui fut la nôtre face au référendum sur la constitution européenne, l'attitude des politiques et celle des journalistes criant aux partisans du Non qu'ils n'étaient que des pauvres abrutis ne comprenant rien à rien, plus un seul article politique n'a été publié ici. Le suicide tristement médiatisé d'un jeune homme de 22 ans, venu de Gambie à la recherche d'un avenir meilleur confirme hélas cette responsabilité de Venise devant le monde nous a décidé à faire une exception.


Il faisait encore très froid à Venise, ce dimanche 21 janvier. Rien à voir avec les froidures des jours précédents, pas de neige ni de vents violents, mais un temps suffisamment passable pour ralentir le flot de visiteurs. Une journée comme les autres à Venise avec ses vaporetti bondés, le défilé permanent des touristes hagards le long des ruelles étroites de la gare au Rialto du Rialto à San Marco et retour. Sur le parvis de de la gare Santa Lucia, un jeune homme d'à peine 22 ans regardait devant lui. Soudain, après avoir rangé son sac à dos à côté de lui et remis ses documents dans un sachet hermétique en plastique, il s'est levé.   Sans l'ombre d'une hésitation, il a couru se jeter dans l'eau du grand canal. Les témoins n'ont pas tout de suite compris. L'eau est particulièrement glaciale à cet endroit-là du Grand Canal. Le courant y est fort et l'eau profonde. Pendant quelques minutes, rien ne bouge, rien ne semble se passer. Puis soudain la foule qui traverse le pont devant l'église des Scalzi remarque la silhouette qui dérive, sans nager, sans faire un seul mouvement par lui-même et des cris fusent de partout. 

Les passants médusés ne comprennent pas tout de suite. La plupart ne font pas attention. Et puis, tout est toujours plus lent à Venise, même pour ce genre de situation. Certains croient à une plaisanterie, d'autres à un accident. Et puis tout se précipite. On a compris qu'un drame se joue. Dans la rumeur de la foule qui gonfle, quelqu'un apostrophe le jeune homme, "Africa" comme un appel, comme pour dire "mais qu'est-ce que tu fous, mec. Attrape les bouées"... Lancé du haut du pont, ce cri semble bien plus un cri de surprise et d'horreur qu'une injure à caractère raciste. Les bateaux passent. Une autre personne crie aux bateliers "Butta i salvagente, butta i salvagente !" ("lancez des bouées de secours") avec un fort accent du sud, la voix visiblement commotionnée. Non loin de lui, toujours à portée d'un des cinq téléphones saisis depuis par la police, et qui enregistrent la scène, deux femmes commentent, sans véritable émotion tout d'abord; l'une se met même à rire, l'autre se demande ce qu'il fiche ce type dans l'eau, puis on sent qu'elles prennent conscience de ce qui se passe et soudain elles se taisent. 

Sur les deux rives comme sur le pont, c'est l'attroupement, avec le mélange commun et courant des badauds curieux, de ces gens que les accidents attirent, des braves gens aussi qui assistent tétanisés. Le vaporetto qui passait a enfin réalisé sa manœuvre. Avec le courant, le poids de l'embarcation (le bateau est bondé), il faut encore plus de temps pour arrêter la lourde embarcation puis faire marche arrière. Finalement il s'est immobilisé à quelques mètres du jeune homme. Le batelier s'acharne sur les courroies pour libérer les bouées qu'il lance enfin, un passager fait de même. Ce sont deux, trois puis quatre bouées qui sont envoyées vers le jeune homme. Elles sont toutes proches. Il lui suffirait de tendre le bras pour les attraper. Il ne fait pas un geste. Ne dit rien. pas un cri. Il ferme les yeux. 

Sur le bateau, un maître-nageur, secouriste cherche à sortir sur le pont. On le retient. L'eau est à moins de 5° ! Sans une tenue spéciale sauter ainsi dans l'eau est particulièrement dangereux. Partout les gens s'arrêtent pour regarder ce qui se passe. On explique aux nouveaux venus les faits, on commente. Inconscients, ceux qui n'ont rien entendu rigolent, papotent. Des groupes, après un regard distrait, passent leur chemin sans interrompre leur bavardage... Une scène courante. Et ici, une scène à la Goldoni.

Mais ce n'est hélas pas une comédie. Il va y avoir mort d'homme. Soudain une voix aigre se fait entendre. Traduit cela donne à peu-près : "El fa finta, disgraxià !" (il fait semblant ! cette saleté"), injure courante à Venise. On peut imaginer que l'on a pas entendu tous les propos, ceux que la femme a marmonné d'abord avant que sa colère ne monte et que les caméras s'enclenchent. Peut-être hurle-t-elle simplement parce qu'elle va manquer un rendez-vous ou un truc pressé à faire, des paroles du genre ; "Laissez le se noyer s'il veut se noyer... C'est du pipeau... Perdre du temps pour une merde pareille ! Qu'il crève ! Qu'on en finisse", etc....

D'autres voix à bord du vaporetto, sans bien savoir ce qu'il en étaient sont peut-être de son avis. (Il faut avoir patienté de longues minutes dans un de ces bateaux-bus bondés, sous la chaleur de l'été ou le froid de l'hiver, pour comprendre ce genre de situation; quand on sent l'explosion proche et que l'impatience de tous est à son comble), "Ras-le-bol" doivent-ils se dire dans la cabine, "Rester ainsi bloqué, c'est inadmissible..."

N'eut-il mieux pas valu finalement de vrais propos racistes débordants de haine plutôt que cette ambiance faite de hargne et d'impatience, de ras-le-bol et d'égoïsme qu'on remarque partout face à ce genre d'incident...  Ajoutée aux propos de cette femme en proie à une crise d'hystérie, c'est peut-être cela aussi qui a retenu le secouriste.bien était-ce le danger ? Et puis tout s'est passé tellement vite finalement. Chaque geste retardé, chaque hésitation peut avoir été fatale au jeune homme, mais tout ce qui aurait pu être tenté l'aurait certainement été en vain. Personne n'a vu ni réagi à la situation quand tout était encore possible. Il y a eu un décalage, comme toujours. Le temps que le secouriste sorte de la cabine pleine de monde il était vraisemblablement trop tard. 

Dans un ultime réflexe, le jeune homme a tendu un bras vers les bouées, comme s'il se réveillait soudain. Le désir de vivre plus fort que le désespoir... Mais le froid, le courant auront eu raison de cet ultime sursaut et là, devant la foule horrifiée, il a disparu

Les deux dames qui papotaient tranquillement, commentant la scène comme on commente un épisode des Feux de l'amour, sont restées silencieuses. Elles ont pleinement conscience du drame qui vient de se dérouler là, sous leur yeux. Il y a un court moment de flottement. Puis des commentaires comme pour dire à ceux qui ne voient pas ce qu'il vient de se passer... On entend des gens qui continuent d'appeler les secours. Puis une sirène enfin. Ceux sont les pompiers. Ils s'approchent du lieu de la noyade. On repêche le corps, aussitôt mis à l'abri des regards. Toute la circulation sur le canal est interrompue et de longues minutes passent. Dix, quinze, vingt ? 

Soudain, la même voix qui avait injurié le jeune désespéré surgit du silence " laissez-moi sortir, je veux sortir, je me sens mal, pourquoi on reste là ? laissez moi". Et la voix qui avait hurlé au batelier de jeter les bouées, invective la femme. "Tu n'as pas honte, tu ne peux pas patienter, ce type que tu traitais de merde est mort et tu ne penses qu'à tes fesses ? C'est toi la merde". S'en suit un échange musclé. Là encore, dans d’autres circonstances, tout le public aurait ri ! Une scène de Commedia dell'Arte comme les vénitiens - et les italiens en général - en raffolent.  Hélas, sur le palcoscenico, aujourd'hui un jeune homme a perdu la vie. 

Suit un échange assez véhément. Les deux dames reprennent leurs commentaires "je me demande comment elle va faire avec ça sur la conscience celle-là". On entend des gens expliquer ce qu'ils on vu. Répondant certainement aux policiers ou aux pompiers. Puis les vidéos s'interrompent. Tout le monde connait la suite : la nouvelle se répand aussitôt, lancée par l'ANSA, l'agence de presse italienne. Bientôt éditée par le Gazzettino, elle va très vite être reprise - et déformée - par les médias du monde entier : "à Venise, un jeune migrant meurt noyé sous les cris de haine de la population".  Honte aux vénitiens si cela était vrai !

En cette période où le monde ne sait plus trop où il va ni ce qu'il est, où les valeurs humanistes semblent moribondes, un tel évènement s'il choque nos esprits bien-pensants, ne parait  pas improbable hélas. Comme évident : Cela devait arriver semblent vouloir dire tous les journalistes qui se sont précipités sur l'information avec ce qu'on leur en disait d'après une vidéo trop vite interprétée. A chaud. On a pu lire et entendre n'importe quoi de la part de certains d'entre eux. La plupart (notamment dans les médias britanniques), ne sachant pas l'italien, ont pris pour des injures tous les cris entendus. No sir, Selvagente ne veut pas dire sauvage, mais bouée de secours. 

Crier "Africa" est une apostrophe sinon affectueuse, du moins courante à l'adresse d'un étranger, à la romaine ou à la napolitaine. Rien de raciste qui soit avéré dans ce cri. Lancé ici à l'adresse du jeune gambien pour attirer son attention vers les bouées qu'on venait de lui jeter, ou à l'intention des bateaux qui passaient pour leur signaler le jeune homme, cela n'avait rien d'injurieux ou de méprisant. Un cri spontané lié à l'effroi. Un cri maladroit pour tenter de le ramener à la raison peut-être aussi... J'ai souvent rencontré ici des gens frustres qui pensent qu'un migrant africain ne parle que petit nègre et ne comprend pas tout. Les vendeurs de faux Vuitton qui pullulaient un moment dans les rues de Venise n'avaient-ils pas été surnommé (par la presse) les Vu comprà ? Personne à l'époque n'y avait vu un épithète à caractère raciste... Il faut relire les propos de Tintin en Afrique aujourd'hui considérés comme méprisants. Ils en sont encore là. 

Finalement, les seuls propos racistes émanaient d'une vielle femme pressée, peut-être véritablement en train de faire une crise de panique, une femme ordinaire que j'imagine au milieu de la foule compacte du vaporetto. Fallait-il qu'elle soit stupide ou en souffrance pour afficher un tel égoïsme, une telle indifférence devant un jeune homme qui veut mourir et qu'il importe de chercher à sauver... Qui pourra le dire ? Elle n'a pas été retrouvée. Le parquet ouvre une enquête. Pour pouvoir délivrer le permis d'inhumer et rendre le mort à sa famille, il faut un motif reconnu. Ce que doit établir le rapport de police Les téléphones sont saisis, les témoins oculaires entendus...

On ergote sur l'indifférence, sur la non intervention des gens... Venise n'est pas une ville comme les autres, tout prend des proportions différentes ici. L'absence de voitures, l'essentiel de la vie qui se passe dans les rues, le chaos mal contenu causé par les hordes de visiteurs et qui finit par créer des tensions, tout concourt à poser un décor et une atmosphère différente de celle des autres grandes villes d'aujourd'hui. Mais les habitants ont toujours conservé cet esprit d'autrefois qui transforme le moindre incident, la moindre algarade en une affaire publique, le plus souvent légère et joyeuse, fort heureusement. Non, à Venise, de par sa structure même, personne n'est indifférent. Pourrait-on dire la même chose de Paris ou de Londres, où vitesse et indifférence règnent en maîtres incontestés ?

Peut-être qu'en été beaucoup auraient sauté sans hésiter. Mais encore une fois à cet endroit c'est dangereux. Le courant, le trafic et parfois la vitesse de certaines embarcations. Comme l'a dit un vénitien : « J'aurai certainement tenté de l'aider mais je ne crois pas que je me serai jeté à l'eau ».  Interrogé pour la télévision, il répondait à la question d'une jeune journaliste : « Et vous, auriez-vous sauté ? ». Et un pompier de rajouter sur une autre antenne : « Habillé, on ne tient pas cinq minutes dans cette eau glacée. Si des gens avaient sauté, nous n'aurions pas eu un mort, mais trois ou quatre ! »...

Le parquet a rendu un premier rapport. Le verdict est tombé : finalement, il y a bien eu non assistance à personne en danger. Il ne s'agit pas des gens restés à filmer la scène, mais du pilote de la vedette du Casino qui passait là au même moment et a vu la scène. L'homme, âgé de 36 ans, qui conduisait le bateau a été inculpé. Toutes les images confirment les témoignages : passant près du jeune homme il n'a rien tenté, n'a pas diminué l'allure du bateau, et à continué sa route, indifférent. Le procès permettra de savoir la raison de cette attitude. S'est-il enfermé dans sa mission, devait-il aller chercher ou ramener quelques VIP au casino voisin ? A-t-il sciemment continué sa route en dépit des cris que le public lui lançait parce que l'homme était noir ? Cette infraction au  code international de la navigation est considérée comme un crime.
 
La justice à ce jour n'a donc pas suivi le jugement à l'emporte-pièce des médias. Il semblerait donc, après l'étude scientifique des cinq vidéos et l'audition des témoins, que rien ne permette à ce jour de confirmer les dires des journalistes - absents - selon qui les gens - présents sur place, eux -, vénitiens et touristes, auraient tenu des propos racistes à l'égard de ce malheureux. Les cris de colère et d'impatience de la vieille femme - certainement vénitienne quoi qu'en dise l'assesseur intervenu - sont-ils condamnables ? Moralement oui. On ne tient pas de tels propos, même et surtout sous le coup de l'exaspération. Mais la stupidité n'est pas un délit - et on peut le regretter parfois tant elle est répandue. A Venise autant qu'ailleurs. 

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Une couronne et le silence recueilli de la population
Il y a quelques jours, à l'initiative de plusieurs associations, une manifestation à la mémoire du jeune gambien a été organisée, à l'endroit même où il a mis fin à ses jours. Une couronne aux couleurs de son pays a été jetée dans l'eau. Des discours ont été prononcés. Puis la foule est restée là, silencieuse. Recueillie. Le temps était gris. Rien ne bougeait dans la ville figée. Comme un arrêt sur image. On a appris que la municipalité financerait le retour de la dépouille dans son pays. Ce sont les mots plein de douceur et de miséricorde du curé de Marghera, Don Nandino Capovilla qui doivent maintenant résonner dans nos esprits après la mort de Pateh :
« El fa finta, disgraxià ». On a dit que quelqu'un avait crcela pendant que le garçon se noyait. Non il ne faisait pas semblant. Dans son désespoir, il a dit assezFiori per Pateh, profugo morto a Venezia
. Assez de cette vie de marginal, assez de l'incertitude, assez des vaines espérances. Pourquoi n'as-tu n'a pas fait semblant quand tu as salué ta famille puis que tu es reparti de ton pays pauvre et ravagé [...] Si tu es parti, c'est que tu faisais partie de ceux qui croyaient en une vie plus digne. Mais les amis, de ceux qui auraient pu s'occuper de toi, seulement de toi, pas comme un matricule, pas comme dans un formulaire, où étaient-ils ? Tu n'as rencontré personne ici, dans notre monde qui sait seulement se méfier mais perd de vue ce que c'est que la solidarité. Nous voudrions t'avoir connu le jour d'avant, Pateh. Nous t'aurions embrassé, nous t'aurions serré dans nos bras. Nous aurions au moins essayé.»
C'est juste ainsi qu'il faut désormais penser cette triste affaire. Défendre la solidarité sans condition, permanente, active mais en même temps refuser l'anathème, les raccourcis, les présupposés et les approximations. Venise, comme l'Italie est touchée par la grande peur devant l'afflux des migrants. La crise rend la vie dure et les gens inquiets. Mais le racisme, la haine et le mépris ne sont pas dans les mœurs italiennes. Le sens de l'autre, l'accueil, la disponibilité demeurent des valeurs profondément ancrées dans l'ADN de ce pays. La foule venue spontanément rendre un hommage silencieux au jeune gambien en est la confirmation. Son silence a étouffé les pitoyables cris racistes de la femme en colère. Mais de cela aucun journal n'a parlé. C'est tellement moins porteur..

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«Les faits sont sacrés, les commentaires sont libres» écrivait Beaumarchais.
Les cris d'indignation, les gros titres des journaux, les médias toujours prompts à lancer des anathèmes se sont une fois encore rués sur la douleur et la violence pour vendre leur camelote. De partout on s'est scandalisé sur la monstrueuse attitude des vénitiens. Une femme a crié sa haine ou simplement sa hargne, injuste, indigne, inexcusable mais ce n'est pas la dureté de ces mots qui a tué Pateh. C'est un désespoir qui devait monter depuis des jours, et la solitude aussi. Le cousin du jeune homme qui vit et travaille en Italie a expliqué que le jeune homme était fragile psychologiquement. Le père Capovilla a raison de dire qu'un jour plus tôt, si quelqu'un avait pu parler avec lui, le rassurer, l'accompagner ne serait-ce que pour quelques pas, il n'y aurait pas eu ce cri, cette foule massée comme au spectacle. Il ne voulait pas être sauvé. Cela ne nous exempte pas de notre responsabilité à tous. Un jour avant... peut-être que cela aurait tout changé...
Mais, le cri d'une pauvre disgraxiata hystérique a été repris par les médias comme celui de toute une population jetée en quelques secondes à la vindicte universelle. L'info répandue à travers le monde comme une traînée de poudre, sous la bannière du politiquement correct asséné en boucle par ces chantres de la morale, n'était qu'un buzz. Mon maître Jacques Ellul dont les journalistes parlent souvent mais qu'ils n'ont certainement jamais lu, pour qualifier ce genre d'information qu'on nous jette à la figure sans aucune précaution, sans ménagement et sans jamais en vérifier les sources ni étudier le contexte, aurait assimilé tout ceci à de la propagande... Le besoin d'aller vite, mal terrible de notre société occidentale, la primauté de l'émotion sur la raison, forment un cocktail dangereux. Du fond de l'enfer, Goebbels doit se frotter les mains et Hitler se réjouir. Ils sont en train de gagner. Cela va tellement bien avec le populisme, cette rapidité de l'image et de l'info propagées par des journalistes qui laissent parler leur émotion et érigent leurs bons sentiments en morale. Cela fait tellement de mal à la démocratie. 

Pauvre monde que celui où les journalistes confondent le sensationnel avec la vérité, l'émotionnel avec le tangible. Comme le soulignait récemment Jean-François Kahn, «Aussi respectable et même juste soit-elle, une cause justifie-t-elle que, pour la défendre, on abolisse le réel à partir du moment où il devient dérangeant, jusqu'à se construire un monde complètement imaginaire =» ? Il donne l'exemple de la Guerre d'Espagne, confirmant que s'il ne fait pas de doute que tout démocrate se devait de se ranger du côté des républicains contre le camp fasciste, «pour autant, fallait-il s'interdire, surtout si on était journaliste, de rapporter les terribles exactions anticléricales commises par les anarchistes ?» La triste mort du jeune gambien illustre bien la dérive de la presse. La plupart des journaux qui ont publié ce fait divers affreux, ont fait plier le réel à une vision manichéenne que rien de dérangeant ne devrait venir brouiller. «L'approche journalistique devrait-elle à ce point se transformer en approche ultramilitante.»

Paraphrasant Kahn, personne ne niera que, pour des tas de bonnes raisons, la presse auto-intoxiquée, s'est une fois de plus racontée des histoires. «Une vision purement idéologique s'est substituée à la prise en compte subjective d'un évènement qui échappe totalement au confort intellectuel d'un tel schématisme binaire ». Pas un média qui ait publié l'info sur la noyade de Pateh et des insultes qu'il aurait subi en l'assortissant de réserves. Personne n'a cherché d'en savoir plus avant publication. Cela fait une victime supplémentaire : la crédibilité médiatique. Ce que le rédacteur en chef de Marianne appelle la postvérité, «cette tentation de plus en plus prégnante» dont Le Monde soulignait récemment les dangers en soulignant le développement «d'une consommation communautaire de l'information par "bulles cognitives", où chacun s'enferme dans ses convictions.»
 
Même voulue, la mort de Pateh n'est pas un fait divers. Elle met le doigt sur une forme de violence dont notre monde est responsable. Si des millions de gens qui fuient la violence et la misère arrivent chez nous, c'est bien parce que nous n'avons pas su les aider à bâtir chez eux un monde où il est possible de vivre, de manger et d'espérer. Le pape François l'a rappelé dans des termes bien plus véhéments. Et ce qui importe aujourd'hui ce n'est pas d'ergoter sur le comportement des médias ou l'attitude des gens. Il s'agit simplement, quelque soient nos convictions, nos croyances, de refuser la haine et la peur; de toujours nous souvenir qu'une main tendue, un regard bienveillant peuvent sauver une vie. C'est cette attitude qui doit présider à tous les choix que nous avons à faire pour que nos enfants vivent dans un monde apaisé et solidaire, quoiqu'en disent les apprentis sorciers qui partout dans le monde rêvent de s'emparer de nos libertés.

30 janvier 2017

Des reptiles d'une espèce nouvelle à Venise dans la série "il vaut mieux en rire"...

© Photographie dz Venessia.com.

Vision d'horreur : des serpents sur le ponte Calatrava (pont de la Constitution) ? Non, mais un genre tout aussi horrible - et surtout ridicule - vision quasi en temps réel des rubans adhésifs anti-glissade que les services municipaux passent leur temps à remettre sur les marches ultra dangereuses de ce pont à l'esthétique (et à la solidité) douteuse. Honteux quand on se targue de recevoir plus de 25 millions de visiteurs par an...

A la question "pourquoi un quatrième pont sur le Grand Canal ?", les vénitiens avisés, et en chœur, vous répondraient : Pour amener les masses de visiteurs, les hordes de touristes affamés de souvenirs Made in China, de faux Vuitton et de pizza, directement vers le centre commercial de Santa Lucia qui les accueille avant même qu'ils pénètrent dans la gare.  

Interminablement, la foule suit la foule et tous ou presque se répandent dans la galerie marchande. Un pont décidé par les bottegai de moins en moins vénitiens. Bref une affaire d'argent pour l'utilité première du pont et de manque d'argent (et d'idée) pour les édiles qui chargent les employés municipaux de coller des bandes adhésives qui se décollent aussitôt... 

Spectacle bien peu esthétique. attristant aussi. Mais notre époque, à Venise comme ailleurs après tout, vit sous le règne de la médiocratie et les imbéciles à courte-vue sont rois. 

Lascia stare e andemo a ber un'ombra !

Jean Cocteau, Venise vue par un enfant

 "Rien ne saurait décrire mon arrivée à Venise.
J`avais le souvenir de bousculades grinchues dans des gares sonores,
de l`omnibus aux banquettes mouchetées qui traverse avec son fracas de vitres 
et son odeur suffocante une ville aux habitudes heureuses […]"
Jean Cocteau
.

J'ai découvert Jean Cocteau à quinze ans. Les premières pages qui me sautèrent au cœur furent celles de son roman Le Grand écart, d'Opium, a Difficulté d'être qui me fascina et Le Passé défini. C'est dans cet ouvrage que j'ai retrouvé des notes qui ont amené à ce texte publié aujourd'hui. J'ai beaucoup hésité. Qui suis-je après tout pour donner mon avis sur l’œuvre d'un de nos plus grands écrivains modernes ? Tant de textes approximatifs, remplis de contre-vérités et d'erreurs grossières sont propagées sur la Toile... Mais Venise a eu à faire à lui ou bien est-ce le contraire. Comme rien de ce qui touche à Venise ne saurait échapper à TraMeZziniMag, laissez-moi livrer à votre indulgence le premier volet de mes réflexions sur jean Cocteau, son œuvre et Venise.

Les avis sont partagés et plus aucun témoin ne demeure qui pourrait confirmer ce que Jean Cocteau prétendait sur son premier voyage effectué peu après le suicide de son père tant aimé. Aucune preuve non plus, tout semble irrémédiablement perdu. Il ne reste aux exégètes qu'à ausculter les écrits du poète, rassembler les textes qui parlent de ses séjours en Italie et les recouper. Les confronter. Mais que de contradictions évidentes, d'enchevêtrements... Jean Cocteau tout au long de son existence a pris soin à bâtir sa légende. Le mythe est né de sa plume et de ses mots.
"Je me demande comment les gens peuvent écrire la vie des poètes, puisque les poètes eux-mêmes ne pourraient écrire leur propre vie. Il y a trop de mystères, trop de vrais mensonges, trop d'enchevêtrement. [...] Les dates se chevauchent, les années s'embrouillent. La neige fond, les pieds volent. Il ne reste pas d'empreintes." (Jean Cocteau, Opium).
L'écrivain Philippe de Miomandre publia dans les années 80 une biographie (1) du poète qu'il fait parler à la première personne dans un dialogue avec un certain Angelo, double de Cocteau. Venise y est évoquée et c'est par ces pages que j'ai découvert une raison supplémentaire d'aimer l'auteur des Enfants terribles et de La Difficulté d'être, deux ouvrages, bien différents, qui ont marqué mon adolescence : cette nouvelle publiée en 1913 dans la Revue hebdomadaire, Venise vue par un enfant (2) qui m'attendait sur les rayonnages de la bibliothèque familiale et sur laquelle je tombais par hasard.

Cocteau transcrit ce qui serait le souvenir et les états d'âme de l'enfant de quatorze ans qui découvre la Sérénissime, que la pratique de Musset et de Byron rendait familière et attirante, alors qu'il est désormais un jeune auteur célèbre et un poète reconnu. La rencontre avec Venise, qu'elle ait eu lieu une première fois en 1903 ou seulement en 1908 aura sur l’œuvre de Cocteau une influence importante, dont on retrouve la marque dans presque tout ce qu'il a écrit, toute entière contenue dans ce petit texte publié en 1913.

Le biographe règle une fois pour toutes les différentes présuppositions sur la véracité de ce premier voyage avec sa mère. Cocteau a de longue date cherché à aménager la vérité de ses jours, non pas tant pour l'embellir et s'en glorifier, mais parce que sa vie elle-même se devait d'être poésie. et puis qu'importe au lecteur après tout s'il prend plaisir à lire ces lignes....
 
Jean Cocteau en 1908

Vrai ou pas, ce premier voyage en Italie effectué quelques mois - le temps du deuil - après la mort du père, existe désormais. Qu'il soit le produit de l'imagination d'un tout jeune écrivain de 19 ans ou la mémoire d'un enfant sensible emmené par sa mère loin du terrible souvenir de ce père mort sans raison connue, ce texte fait partie de l’œuvre de Cocteau. Il résume la formation intellectuelle du jeune grand bourgeois, la tentation de se ranger dans la lignée des Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Gautier . Et puis, c'est un bien joli texte. Voilà ce que Philippe de Miomandre fait dire à Cocteau :
"La Venise de mes quinze ans se noie sous les impressions successives de mes voyages ultérieurs et que dissimule tout à fait l'impression plus vivace que je conserve aujourd'hui de mon voyage de septembre 1950, lorsque le prix international de la critique du festival de Venise fur décerné à Orphée et où je retrouvais, avec quel sentiment d'épousailles, cette Venise dont j'écrivais à vingt ans dans Venise vue par un enfant :"
S'en suit une citation du dernier paragraphe de ce texte de jeunesse :
"Angoisse de la solitude peuplée, mélancolie de ne se jamais sentir natif des lieux que l'on préfère, révolte de n'être pas multiple et de vivre captif dans notre étroite mesure d'espace, lassitude de franchir les phases normales d'une tendresse dont nous désirons l'immédiate réciprocité, c'est alors, je crois bien, que je reçus dans mes veines la première goutte de votre philtre amer, car je demeurais là, inerte, penché sur ce fleuve immobile chargé de lampions, de soupirs et de romances, et pleurant de n'être pas le soliste avantageux, l'auteur de la musique et tous les couples de toutes les gondoles."

Beaucoup a été écrit sur les séjours vénitiens de Cocteau. A commencer par lui-même. L'entreprise d'automythographie (3) que Cocteau débuta très tôt a hélas induit en erreur bien du monde. Ainsi les allégations du génial imposteur ont souvent été reprises sans aucun approfondissement par de nombreux médias, jusque dans des travaux universitaires. Personne n'est à mettre en cause. cela montre seulement combien Cocteau - mais tout le monde sait qu'il ne fut pas le seul : Sartre, Malraux pour ne citer que ceux-là ont agi de même mêlant dans leur œuvre le vrai, le faux et le possible - a été un véritable magicien des mots et des idées et qu'il a su entraîner avec lui le public reconnaissant. Il n'est pas donné à tout le monde de nous faire passer de l'autre côté du miroir. Parler de cette automythographie n'enlève rien à l'admiration que nous pouvons porter à l'auteur. Bien au contraire. D'autant que cela nous offre plusieurs sujets liés à Venise sur lesquels nous nous pencherons dans les semaines à venir.

Notes : 

1-  Philippe de Miomandre, Moi, Jean Cocteau. Ed. Jean-Cyrille Godefroy, 1985) 
2- Revue Hebdomadaire, vol. 18, livraison du 3 maI 1913.
Le texte a été repris dans les Œuvres complètes parues dans la collection la Pléiade. 
On le trouve aussi dans Venise, Histoire, promenades, anthologie & dictionnaire paru chez Laffont en 2016, dans la collection Bouquins (pages 873-879).
3-  Jean Touzot, Cocteau et son automythographie. In-la Revue des Lettres Modernes, 1998.

29 janvier 2017

Le Ricettario de TraMeZziniMag est de nouveau disponible

Il aura fallu de longues heures pour rechercher les billets du blog originel portant le libellé "Gourmandises" dans les archives du net et les remettre en lien dans la liste mise à mal comme le reste du premier Tramezzinimag par la décision toujours inexpliquée de Google de supprimer le blog après douze années de parutions et une notoriété évidente. Pour ceux qui ne seraient pas au courant, Google a suspendu le compte éditeur de TraMeZzinimag fin juillet 2016 sans donner aucune explication. 

Six mois après, je n'ai toujours pas eu de réponse à mes demandes et j'en suis réduit à des conjonctures : piratage de mon compte, erreur, malveillance. Google reste taisant. Tout a été passé en revue. Aucun incident qui aurait pu mettre le blog en infraction des règles de Google, mis à part l'intervention d'une jeune prétentieuse qui s'est cru plagiée et n'a accepté aucune espèce de conciliation ni explication - les temps modernes ! - L'affaire avait été rapidement réglée en son temps avec diplomatie et efficacité de la part de Google, et n'a jamais mis en cause l'intégrité du blog et de son auteur. Rien dans l'usage qui était fait de mon compte Google ne pouvait donner lieu au moindre doute ni aucun incident qui aurait pu amener à une quelconque infraction de mes obligations contractuelles. Et puis, si cela avait été le cas, il est évident que j'aurai régularisé très vite la situation et n'aurai jamais pris le risque  de voir douze années de travail effacées à tout jamais... 

Mais cet incident appartient au passé. il m'a permis de reprendre d’anciennes lectures. Celle de mon maître Jacques Ellul quand il anticipait les désagréments, les risques et le danger de la Technique quant elle se substitue trop facilement à l'homme et ne remplit plus sa mission qui est d'aider et d'accompagner l'humain en facilitant sa tâche... 

Cela m'a permis aussi de reprendre, via les archives du net, celles de lecteurs précautionneux et les quelques sauvegardes que j'avais pu faire en dehors du compte Google (car tous mes œufs étaient dans le panier Google, archivages, images, brouillons, sources, bibliographies,  contacts, etc.), tout le travail réalisé sur Venise. Bref, tout ce travail méticuleux, s'il m'empêche de produire autant que je le souhaiterai de nouveaux billets, a permis un travail de restauration et d'élagage, mais aussi de réflexion sur l'utilité ou disons plutôt le rôle de ce blog, vieille chose désormais - après avoir été précurseur - dans ce monde médiatique d'aujourd'hui où tout va très vite, se démode et s'oublie... 

A commencer par le Ricetario. En reconstituant ainsi l'ensemble des recettes publiées entre 2005 et aujourd'hui et les textes d'où elles sont issues que beaucoup de lecteurs se lamentaient de ne plus pouvoir consulter, j'ai eu de nouvelles idées de publications et je ne manquerai pas de revenir vers vous quand le projet sera plus avancé et la maison d'édition mieux "calée"...

Pour consulter l'ensemble des recettes, il suffit de vous rendre sur la colonne de gauche du blog, à la rubrique Les Recettes Gourmandes de TraMeZziniMag et de cliquer sur celle qui vous intéresse.

20 janvier 2017

Traghetti da parada, de nouveaux horaires pour ce qu'il en reste

© Gian Luigi Vianello - Tous Droits Réservés
Il y a quelques jours, La Giunta comunale (le conseil municipal) de Venise s'est prononcée en faveur des nouveaux horaires de fonctionnement des traghetti, ces gondoles (barchette en dialecte) qui assurent depuis toujours la liaison entre les deux rives du Grand Canal, que nous appelions autrefois le Canalazzo et qui coupe la ville en deux. 

Pour ceux qui ne le savent pas, pendant des siècles il n'y eut aucun pont sur cette somptueuse voie d'eau jusqu'à la construction du pont du Rialto.  Puis trois siècles plus tard on édifia le pont de l'Accademia puis celui des Scalzi, en face de la gare et récemment le très critiqué pont dessiné par l'architecte Calatrava. Le seul moyen de se rendre de l'autre côté sans faire de grands détours était donc ces gondoles da Parada qui font inlassablement la navette entre les deux rives. 
© Photographie Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés
Les prédécesseurs  de Luigi Brugnaro, le premier magistrat de la ville, ont tous contribué à l'organisation de ces navettes. Il y en avait tout le ong du Grand canal de la pointe de la douane jusqu'à Santa Lucia, L'édition pour 1698 du guide de Venise de Coronelli en décompte presqu'une trentaine. Il ne faut pas oublier que la ville était très peuplée et qu'il y régnait l'animation d'une capitale.  

Aujourd'hui, trois traghetti subsistent, à San Toma vers Sant'Angelo, à Santa Sofia pour la Pescaria et le Rialto et à Santa Maria del Giglio pour rejoindre la Salute. Il y a encore quelques années, on pouvait aussi traverser le Grand Canal à San Marcuola pour rejoindre le Fondaco dei Turchi (Musée d'Histoire naturelle), mais aussi à San Barnaba pour rejoindre San Samuele, Calle Vallaresso pour aller à la Pointe de la douane.  


Lorsque j'étais étudiant, dans les années 80, il y avait aussi le traghetto de Santa Lucia pour se rendre à la gare depuis la Fondamenta San Simeone. Le traghetto de la Riva del Vin à la Riva del Carbon a repris en novembre dernier. Il semblerait qu'on se rende compte en haut-lieu qu ece moyen de transport traditionnel (chaque barchetta peut transporter jusqu'à 14 personnes, permet d'alléger les files d'attente aux arrêts des vaporetti, facilite le déplacement des citadins et permet aux touristes de se déplace d'une manière pittoresque pour seulement deux euros (70 centimes pour les résidents). Ce service fait travailler plus de 400 gondoliers et 160 ouvriers et artisans. 

Encourager le maintien de ce mode de transport local relève d'un choix politique à long terme qui allie la tradition et l'histoire aux nécessités de la vie moderne. La Sérénissime a toujours pensé d'une manière innovante. Ce qui passait pour anachronique dans l'esprit des édiles modernistes et adeptes de la modernité à outrance s'avère, là encore, un outil fonctionnel et efficace, même au XXIe siècle ! Le nombre de plus en plus grand de visiteurs, les difficultés pour les résidents à se mouvoir dans une ville envahie désormais toute l'année par des millions de visiteurs, sont autant de justificatifs au maintien voire au redéploiement des gondole da parada.
A compter de lundi prochain, 23 janvier 2017, les nouveaux horaires seront les suivants : 

San Tomà et Santa Sofia :
Horaires d'hiver (du 1er octobre au 31 mars), de 7h.30 à 18h.30.
Horaires d'été (du 1er avril au 30 septembre), de 7h.30 à 19 heures. 
Santa Maria del Giglio : 
Horaires d'hiver (du 1er octobre au 31 mars), de 9 heures à 17 heures. 
Horaires d'été (du 1er avril au 30 septembre), de 9 heures à 18 heures.

Le traghetto sera suspendu le jour de Noël et le 26 décembre, ele jour de l'An, le 15 août (Ferragosto),  Le service fonctionnera seulement jusqu'à 13 heures les veilles des fêtes. 
Sans vouloir être critique, les horaires récents (du temps où la traversée coûtait 50 centimes et les lignes étaient encore au nombre de sept) étaient largement plus étendus : certains traghetti commençaient déjà à 7h30 mais s'arrêtaient à 20 heures (San Tomà, Santa Sofia notamment). Certes, il y avait davantage de gondoliers et d'embarcations en état. Davantage de résidents usagers aussi... Le financement du traghetto (salaire des gondoliers, entretien des embarcations et des pontons)  provient des recettes quotidiennes mais aussi de subventions municipales.  La tentation a parfois été grande de réduire voire de supprimer cet apport.

L'association El Felze que soutient activement Tramezzinimag se bat pour que ce moyen de transport ne soit pas considéré comme un élément folklorique qui participe à l'animation du Veniceland, parc d'attraction et musée à ciel ouvert, mais comme un moyen de transport plus efficace et plus économique que les transports en commun motorisés, un moyen de lutter contre le moto ondoso (la lenteur du déplacement de ces barques obligent les bateaux à moteur à ralentir - ce n'est pas rien sur le Grand Canal !), un gisement d'emplois permanent, un lien avec la tradition et le savoir-faire artisanal de la Sérénissime et une démonstration audacieuse que les us et coutumes qui nous viennent du temps de la République s'avèrent toujours mieux adaptés que tout ce qui a été imposé depuis des décennies et ne convient pas à l'infrastructure si particulière de la cité des doges. Oser faire ce qui s'avère un véritable choix culturel, montre une fois encore que Venise peut être un modèle et une référence pour le reste du monde. Idée que nous ne cessons de défendre dans Tramezzinimag
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10 janvier 2017

Le Grand Canal à l'aube par David Howell


David Howell, peintre de la  Royal Society of Marine artists (RSMA)

Le trésor du Cardinal Bessarion

Il y a 614 ans naissait à Trébizonde, sur les bords de la mer noire, celui qui allait devenir le célèbre cardinal Bessarion, théologien, philosophe et scientifique de haut vol qui s'attacha toute sa vie durant à défendre les sciences et la culture, préserva de l'oubli des centaines d’œuvres littéraires et philosophiques antiques qui sans lui auraient été irrémédiablement perdues et tenta de réunifier l'Eglise d'Orient et Rome. Après une vie bien remplie où foi et diplomatie, recherches et réflexions guidèrent ses actions au service de l'intelligence, le cardinal, qui fut un temps pressenti pour devenir pape, légua à Venise sa riche bibliothèque qui donnera  naissance à la Marciana, l'un des fonds les plus riches de manuscrits directement copiés d'originaux antiques. Il lui légua aussi un état d'esprit qu'il serait bon de retrouver.
« Ce 2 janvier, jour de naissance du cardinal, nous avions choisi de nous rendre dans l'antique chancellerie de la Scuola devenue le Musée de l'Accademia, salle dite dell'Albergo (ou dans le langage pratico-fonctionnel, dont notre époque raffole : salle XXIV). C'est là qu'il est possible d'admirer un des plus beaux objets de l'art chrétien jamais réalisés, une staurothèque byzantine de toute beauté, restaurée il y a peu et qui n'a plus de secret pour les archéologues.»


Ce sont les premiers mots d'une lettre (une vraie avec timbre et papier, cela existe encore je vous l'assure), reçue il y a un an d'un ami historien, sorte de journal que nous échangeons depuis de nombreuses années. Douze mois plus tard, et un communiqué de presse retrouvé et enfin lu, ces lignes m'ont donné l'idée d'écrire ce billet sur un homme fascinant et sa flamboyante époque, déterminante pour le monde.

Pour se représenter l'homme que nous allons évoquer, imaginer le décor de sa vie, les modes et manières de son temps, l'iconographie est riche. Par la magie d'une évocation d'Alvise Zorzi, j'ai toujours eu la sensation d'entendre respirer (et penser) Basile Bessarion dans le magnifique tableau de Carpaccio, longtemps présenté comme Saint Jérôme dans son cabinet de travail (1). Cela pourrait être notre cardinal, par un beau matin, à Rome, écrivant à son maître le philosophe Piéthion, débattant avec lui à distance sur Platon et Aristote que les deux opposèrent dans plusieurs écrits qui influencèrent longtemps la pensée byzantine. Mais, on peut le retrouver aussi dans plusieurs portraits, notamment  ceux des fresques - qui subsistent encore de nos jours - de l'église des Saints Apôtres à Rome ainsi que dans l'atrium de la maison de campagne du cardinal, sur la Via Appia il me semble...


 
Le décor et les costumes
Pour compléter décor et costumes, les tableaux de Gentile Bellini aussi sont de merveilleux témoins, tel le Miracle de la Croix où un clerc brandit en majesté le fameux reliquaire qu'il est parvenu à récupérer dans le rio San Lorenzo, devant la foule parmi laquelle Gentile a représenté des illustres de ce temps, notamment Caterina Cornaro, la reine de Chypre,  le peintre lui-même et son frère Giovanni...

L'époque peut paraître arriérée et de fait, le Moyen-âge vit ses dernières années mais Venise et l'Italie sont depuis quelques décades dans la lumière. La stabilité politique de la République de Venise conforte les idées et les mœurs modernes. Les relations commerciales créent depuis longtemps un flux et reflux qui permettent la propagation de modes et d'usages qui se répandent bientôt sur la majeure partie du continent. Les années sombres de la barbarie et de la violence générale sont loin. Le raffinement, la culture, les idées nouvelles, le développement des arts et des techniques ne sont pas encore moyens d'asservissement de l'homme mais outils de libération et de pacification. Pourtant ce monde bouillonne, les idées modernes sont confortées par la diffusion des pensées antiques, la menace des ambitions du Turc renforce l'union des esprits et des âmes derrière l'étendard de la Foi véritable.

C'est ce qui peut aider à comprendre l'extrême  dévotion des vénitiens pour les symboles de cette foi chrétienne qui régit la vie des hommes et lui donne un sens. la Croix du Christ en est un parfait exemple. Cette vénération dont a toujours fait l'objet les reliquaires venus de Jérusalem, les morceaux de la vraie croix, des lambeaux de la tunique du Seigneur, n'est en rien feinte. Particulièrement à Venise, haut-lieu où se mêlent la foi grecque, un décor byzantin et la foi catholique romaine...  



Le reliquaire légué par le cardinal à la communauté dont il fut le protecteur, indique combien celui-ci se sentait proche de la Sérénissime, lien naturel entre l'Orient et l'Occident où le religieux ne pouvait que se reconnaître, lui pur produit de ce mélange de cultures et de civilisations. Venise, maîtresse encore des mers et du destin des peuples de la Méditerranée, du moins dans les esprits demeure, après la chute de Constantinople, témoin et rempart de la tradition byzantine et donc de sa foi et de sa culture. 


Comme Byzance, Venise brillait à ses yeux non pas seulement par son rôle déterminant dans la défense de la chrétienté face aux sarrasins vus comme des sectateurs de Mahomet, mais peut-être surtout dans la volonté de la République de défendre (et d'utiliser) les Arts et les savoirs transmis par le monde antique et dont l'empire romain d'Orient et Byzance furent les gardiens pour mieux défendre la civilisation chrétienne. La chute de la capitale impériale, son abandon par les puissances oublieuses de leurs engagements à défendre la foi véritable face à un Islam honni ne pouvait pas laisser indifférent l'humaniste et le savant cardinal.

Mais avant cela, fait higoumène (2) du monastère Saint Basile de Constantinople, puis Métropolite de Nicée, il arrive à Venise en 1438 avec l'empereur Jean VIII Paléologue pour se rendre à Ferrare où doit avoir lieu un concile, ultime tentative de réconciliation des grecs et des latins, pour réunir les deux Églises, seul moyen qui permettrait de combattre efficacement les turcs arrivés aux portes de Constantinople. 
 

Le concile déplacé finalement à Florence car une épidémie de peste venait de se déclarer à Ferrare, c'est du haut de la chaire de Santa Maria del Fiore, que  Bessarion lit, le 6 juillet 1439, la version grecque du décret d'union des Églises, tandis que la version latinen est lue par le cardinal Giuliano Cesarini (3) qui mourra quelques années plus tard dans la croisade contre les turcs, du côté de Varna. 

Invité à rester à Rome et fait cardinal par le pape vénitien Eugène IV (4), il préfère repartir pour Constantinople afin de faire accepter la réunification que les orthodoxes réfutent. L'échec de ses tentatives pour l'unification va l'oblige à revenir en Italie. Il s'installe à Rome où sa maison devint le rendez-vous de tous les intellectuels humanistes. Il acquiert rapidement une grande influence politique et théologique auprès des papes. À la mort de Nicolas V puis de Paul II, un grand nombre de voix se prononcèrent pour qu'il reçoive la tiare pontificale. On peut rêver à ce que son pontificat aurait pu représenter dans la lutte contre les turcs, la défense de la pensée antique, la protection des lettrés et le déploiement de la culture grecque, hâtant la fin du Moyen-Age et parvenant à réunir catholiques et orthodoxes...

Protecteur des Basiliens, l'ordre qui précéda les Bénédictins et dans lequel il grandit (et qui existe encore chez les melkites d'Arménie et d'Alep), il devient ensuite celui de l'Ordre des Frères mineurs, plus communément appelés Franciscains, avant d'être nommé Légat à Bologne où il restaura l'antique université. La chute de Constantinople fait de lui un émissaire de la lutte contre les turcs. Chargé d'organiser la mobilisation contre les infidèles, il est successivement à Naples et à Mantoue en 1455, à Nuremberg et à Vienne en 1460,de nouveau à Venise en 1463, puis en France en 1472, son ultime mission diplomatique. Après de nombreuses nominations comme évêque, Pie II lui confère en 1463 le titre de patriarche latin de Constantinople (1463).
 
La staurothèque
Mais de quoi s'agit-il ? Parmi les milliers d'objets rares et précieux qui peuvent être admirés partout à Venise, pourquoi consacrer un billet à un reliquaire byzantin ? S'il fallait donner à nos lecteurs une seule raison, ce serait la suivante : Le cardinal Bessarion contribua à la sauvegarde la culture antique et à la préservation de manuscrits fondamentaux pour la civilisation. Ayant vécu à une période charnière pour celle-ci, cet homme ayant vécu entre Orient et Occident, esprit ouvert, humaniste en même temps qu'homme de foi, totalement imprégné de transcendance, L'éminent personnage est un modèle d'intelligence, de culture  et de passion, un de ces témoins qui font avancer l'humanité, symbole de cet esprit de la Renaissance que l'Italie a porté. Tour à tour prêcheur, conseiller, diplomate, sa personnalité, son éloquence et sa grande culture le fit très vite remarquer dans l'entourage du pape. Il fut cardinal, évêque des Saints Apôtres de Rome - où il est inhumé - occupant ainsi l'un des postes les plus importants de la Curie romaine, la voie directe pour le trône de Pierre.

Imaginer un jeune homme à peine pubère, venu d'une province éloignée de l'empire,  issu d'une famille de peu, introduit dans l'univers de la capitale impériale, engloutissant avec gourmandise tout ce que lui apporte l'enseignement qu'il reçoit, digne d'une prince où théologie, philosophie, histoire, science et médecine sont abordés. Il grandit et sa culture augmente chaque jour, passionné, intelligent, vif, charismatique, excellent orateur, le jeune moine est vite remarqué et deviendra l'un des piliers de l’Église byzantine puis de l’Église romaine. Quel destin !

Adolescent, il suivra à Mistra, l'enseignement du grand philosophe néo-platonicien, Giorgios Gemistos, plus connu sous le nom de Piéthion, ami et protégé de l'empereur Manuel II Paléologue, qui le fit engager dans la suite impériale pour le concile de Ferrare-Florence. Le maître, qui s'appliqua sa vie durant à développer le concept d'une filiation directe entre les byzantins et les grecs de l'Antiquité, lui donna le goût de la philosophie et la curiosité intellectuelle qui font de lui un des premiers grands humanistes de la Renaissance. C'est en 1472, l'année de sa mort, que le cardinal offrit à la Scuola Grande Santa Maria della Carità, le fameux reliquaire qu'on peut admirer dans la fameuse salle XXIV.

Fatigué mais toujours ardent, le cardinal est envoyé en France par le pape Sixte IV. Le 29 août 1463, Marco da Costa, le Guardian Grando de la Scuola et la plupart des membres de la confraternité se retrouvèrent dans la grande salle du monastère bénédictin  de San Giorgio Maggiore où, après une messe, pour nommer le cardinal, Confratello d'Onore à la place du cardinal Prospero Colonna, humaniste et archéologue, grand bibliophile aussi, décédé en mars de cette même année et dont la dépouille repose dans l'église des Saints apôtres de Rome où le rejoindra quelques années plus tard le cardinal Bessarion.

Pour marquer sa reconnaissance, Bessarion fit don à la Scuola du précieux reliquaire qui en deviendrait la détentrice à sa mort. Les actes de cette cérémonie, aujourd'hui conservés dans les archives de la République, contiennent la première description détaillée du reliquaire et son histoire. La staurothèque fut la propriété de la princesse Helena Dragas épouse de Manuel II après avoir appartenu à Irène Paléologue, nièce de l'empereur Michel IX et épouse de l'empereur déposé Mathieu Cantacuzène, puis revint  à leur fils, l'empereur Jean VIII qui à son tour en fit cadeau à son confesseur, Grégoire III Mammas, qui deviendra patriarche de Constantinople. Déposé en 1450 par les opposants à l'union avec l’Église romaine, ce dernier se réfugia à Rome amenant avec lui le reliquaire qu'il remit à Bessarion queqlues jours avant sa mort,en 1459, à charge pour ce dernier de le conserver à son tour jusqu'à sa mort. 


C'est parce qu'il sentait que sa fin était proche que, neuf ans après cette cérémonie, et  à la veille de cette mission en France qu'il pressentait devoir être la dernière, le cardinal - il avait presque soixante-dix ans - fit transporter le précieux reliquaire à Venise par trois émissaires. Ainsi, le 24 mai 1472, le fragment de la vraie croix arriva de Bologne à Venise. Tout d'abord exposé dans la chapelle du doge, à San Marco, le reliquaire fut solennellement transporté en procession conduite par le doge lui-même et les corps constitués, jusqu'à l'église Santa Maria della Carità où il fut consigné aux membres de la confraternité qui l'installèrent dans la salle de l'Albergo. A la demande du cardinal, le reliquaire avait été auparavant enrichi d'argent ciselé. Magnifique exemple de l'orfèvrerie de la Renaissance, ce travail est vraisemblablement dû à des artisans de Bologne. 

Pour protéger la donation du cardinal, la confraternité commanda à Gentile Bellini un panneau représentant l'objet, destiné à servir de porte au tabernacle réalisé pour le protéger quand il n'est pas exposé au public comme c'était alors l'usage. Ce panneau, aujourd'hui conservé à la National Gallery de Londres, montre le cardinal agenouillé en compagnie de deux membres de la confraternité au pied de la staurothèque représentée au premier plan telle qu'on peut la voir  encore aujourd'hui mais plus grande que dans la réalité.

Le cardinal légua à la République de Venise plus de trois cents ouvrages provenant de Constantinople, ouvrages rares qui constituèrent le fonds de la bibliothèque Marciana où on peut encore les admirer. Le reliquaire et la bibliothèque du cardinal constituent un trésor lié à l'antiquité grecque, à la foi orthodoxe, à la tradition philosophique humaniste. un trésor venu renforcer l'imprégnation de la Renaissance dans la civilisation vénitienne et scellant le lien naturel et historique entre le défunt empire chrétien d'Orient et la Sérénissime, son successeur naturel. Lecteurs qui passez par Rome, ne manquez pas d'aller vous recueillir devant le tombeau du cardinal dans l'église des saints Apôtres, ni d'admirer, non loin de là, le palais où il vécut et de vous rendre sur la Via Appia, dans la charmante Casina Bessarion, qui a conservé l'aspect que cette demeure champêtre devait avoir du temps de son propriétaire.


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Notes :

(1)  La Vision de saint Augustin, célèbre tableau de Carpaccio, n’est pas seulement la description d’un cabinet d’érudit à la Renaissance. Savante construction d’un espace perspectif, cette peinture repose sur l’acte d’écrire comme support essentiel de la valeur symbolique accordée aux objets qui, multiples et précis, assurent le lien entre les mondes terrestre et céleste, dont la Vision est le cœur. L’Augustin de Carpaccio pourtant ne voit pas : il songe, comme la sainte Ursule d’une autre peinture de l’artiste, avec laquelle celle-ci entretient de singulières relations. Le songe permet à Augustin, par le truchement de la musique, d’approcher le Divin dont l’expression majeure est cette lumière surnaturelle imprégnant tout le tableau. (https://rhr.revues.org/4183)

 (2)  Supérieur d'un monastère orthodoxe ou catholique oriental. Le terme équivaut à celui d'abbé ou d'abbesse dans l'Église latine.

(3)  https://fr.wikipedia.org/wiki/Giuliano_Cesarini_(1398-1444)

(4)  Il s'agit de Gabriele Constant Condulmer, issu de cette famille originaire de Pavie anoblie après la chute d'Acre qui a laissé une superbe villa sur le Brentà et donné trois cardinaux à l'Eglise de Rome.

Pour ceux qui veulent en savoir plus sur le cardinal : https://fr.wikipedia.org/wiki/Basilius_Bessarion