26 janvier 2019

Le cueilleur de papillons, Chronique de ma Venise en janvier (1)

où quand l'esprit des lieux sollicite la mémoire des poètes.


Mardi 22 janvier.
[...] Parfois le désir du « donner à voir » me reprend. Montrer, faire découvrir, partager mes coups de cœur, transmettre, autant de postures qui s'imposent en moi depuis qu'il m'a été donné de « prendre un enfant par la main pour lui montrer le chemin ». 
 
Je ne connais rien de plus gratifiant, de plus joyeux que de voir une étincelle dans les yeux d'un enfant qui apprend et s'approprie le trésor qu'on dépose dans ses mains. L'enseignement aurait dû être le meilleur terrain pour développer ce goût et en faire un talent utile. 
 

C'est sûrement pour cela que l'écriture est très tôt devenue une part de moi-même. Mes lecteurs le savent bien qui connaissent mon parcours. Peu savent combien ce besoin m'est nécessaire. Un coucher de soleil qui m'émeut, un tableau, une musique, la page d'un livre qui résonne soudain, je voudrais pouvoir tout partager. Lorsque la magie opère et que la transmission se fait, j'ai la sensation d'être plus riche et cela me rend heureux. « Le bonheur de donner est le plus nourrissant pour l'âme » disait ma chère grand-mère. 
 
Mercredi. 
Long moment de lecture et d'écriture attablé dans la librairie-café Sulla Luna sur la fondamenta della Misericordia. La musique y est douce, la lumière au dehors très belle. Peu de monde. Lecture et Lapsang Souchong. Le bonheur. Un bonheur cuicuicui pour certains, mais peu m'importe.
 
Holocene de Bon Iver en fonds sonore. Impeccable. 

J'étais ce matin dans un café près du campo San Barnaba. Attendant des amis qui devaient me rejoindre pour une promenade, je relisais les premières pages du carnet que j'emporte toujours avec moi. Des notes écrites il y a quelques semaines en France. Un prétexte pour entreprendre cette chronique et nourrir Tramezzinimag en janvier sur la joie qu'on ressent quand en donnant à voir, on offre une part de bonheur en partageant notre découverte...
Donner à voir... 
De mes années d'apprentissage, mes études en France puis à Venise, puis mes premières expériences professionnelles, somme toutes privilégiées, je ne surprendrai personne en disant qu'elles ont laissé une forte empreinte et ont imprégné à jamais ma vie, déterminant mes choix, réussites et échecs mêlés. Je pense notamment à ces années passées dans la galerie de Giuliano Graziussi à la Fenice puis dans celle de San Vio aux côtés de Bobo Ferruzzi. j'ai gardé longtemps la nostalgie. C'est ainsi que longtemps après mon retour, mon mariage, les enfants, le divorce et pas mal de pataugeage, j'ai ouvert la Galerie Blanche. Une petite galerie associative aux parois immaculées comme le suggère son nom. Un lieu sans prétention mais construit avec beaucoup de passion. L'aventure dura seulement trois ans. Trois belles années où je cherchais avant tout à « donner à voir ». La rue était fréquentée par de nombreux étudiants, d'abord parce qu'il y avait en face les Archives Municipales, dans un bel hôtel du XVIIe dont la salle tranquille accueillait de futurs historiens, et un peu plus loin une bibliothèque ouverte tard le soir. La rue abritait aussi plusieurs cafés et un pubs, tous très fréquentés. Les jeunes qui s'y retrouvaient envahissaient plusieurs soirs par semaine les trottoirs pour fumer leurs cigarettes et boire leurs chopes de bière. Souvent ils venaient s'asseoir sur le rebord de la vitrine. Je restais souvent tard dans la galerie (j'étais en plein naufrage matrimonial) et je voyais depuis mon bureau tous ces jeunes gens qui bavardaient et riaient. Parfois, ils regardaient ce qui était accroché sur les cimaises. Un jour, je décidais de laisser la porte ouverte. Bien m'en prit : ils s'engouffrèrent jour après jour. Le lieu était joli, l'espace confidentiel et chaleureux et mon sourire avenant. Filles et garçons prirent alors l'habitude de venir voir les expositions. Lieu associatif, j'outrepassais les interdits concernant la tabagie et les laisser entrer avec leurs cigarettes et leurs verres d'alcool. Bientôt passer un moment dans la galerie devint un des rites des fins de semaine pour bon nombre d'étudiants. Beaucoup devinrent des amis et même des clients. J'avais réalisé mon projet de donner à voir à un public en majorité peu familier de l'art et des galeries. La galerie tournait bien mais il fallait vendre de plus en plus pour pouvoir payer nos charges, notamment le loyer qu'un propriétaire avide et peu honnête augmentait chaque année. Bref, l'aventure s'est arrêtée, mais le désir de montrer reste toujours aussi fort. C'est ainsi que je suis ravi lorsque Cécile Odartchenko, éditeur et écrivain me demande de la remplacer dans sa jolie petite galerie du Vieux Bordeaux. Cela lui rend service et j'aime ces moments passés C'est de là que j'écris ces lignes. 
Je retrouve ici l’atmosphère qui était celle de la galerie de Ferruzzi en hiver. Des livres, de la musique, un mug de thé fumant, et autour de moi sur les cimaises, des petites huiles intéressantes et belles de l'américain Michael Pierce. Le temps passe. Simplement : je rêvasse en écoutant Pierre HantaÏ dans la Canzona terza de Frescobaldi. Peu de visiteurs mais qu'importe. Le soleil joue avec les nuages, les cloches de l’église voisine qui viennent de sonner sont comme un rappel de ma vie vénitiennes. Les gens passent, ragaillardis par un ciel bleu. Parmi eux, des enfants tout pleins de la joie du mercredi après-midi. Les passants vont par vague. Il n'y a soudain plus personne dans la rue.
C'est sur un palcoscenico vide et silencieux que trois jeunes lascars sont entrés en scène, me tirant de ma rêverie. Beaux et purs comme des anges, innocents encore, ces trois petits bonshommes d’une douzaine d’années à peine se sont arrêtés devant la galerie pour je ne sais quelle raison n'appartenant sûrement qu'à leur monde. L’un d’entre eux, peut-être attiré par la musique, a levé les yeux vers la vitrine et a remarqué les peinture qui sont exposées, puis il m’a vu et m’a lancé un joli sourire en s'approchant de la vitrine, puis, curieux, il m’a regardé. J’étais en train de ranger des livres. En leur disant bonjour, je les ai invités à rentrer. Ils m’ont salué à leur tour mais sans faire un pas, hésitants. Nous sommes restés ainsi quelques secondes, moi avec mes livres à la main, amusé par ces trois enfants à l’air espiègle mais qui soudain apostrophés par un adulte avaient perdu toute faconde et eux, intimidés semblaient attirés aussi. Celui qui m’avait souri, le plus grand des trois, le plus joli aussi, en culottes courtes comme les autres, a décidé ses camarades d’un « allons-y, ça a l’air chouette », et ils sont rentrés.
« C’est la première fois que je rentre dans une galerie de tableaux » a dit le plus petit, à la frimousse couverte de tâches de rousseur comme un poulbot, « ce n’est pas une galerie a dit le grand, c’est une librairie, tu vois bien que c’est plein de livres aussi ». Le troisième, pour ne pas être en reste a lancé à mon attention, « mon frère, il m’a lu l’histoire du Petit Prince. Vous l’avez ce livre ? ». Je lui explique que la galerie-librairie est aussi une maison d’édition spécialisée dans la poésie et que le livre de Saint-Exupéry n’est pas en vente ici. Ce court échange a délié les langues. Nous avons ainsi parlé de peinture, d’art moderne, de poésie, d’écriture, et l’échange était passionnant. Ces trois-là ne manquaient pas d’à-propos ni de jugement. Visiblement éveillés par des parents attentifs et cultivés, ils savaient utiliser le vocabulaire adéquat et leur savoir m'a paru surprenant. Le plus grand parla de Prévert et de Baudelaire que lit son père. Ils aimèrent les petits formats de l’américain, les couleurs du crépuscule.
« C’est comme les nuages à l’océan » me dit le plus petit. « C’est cela même », lui ai-je répondu, expliquant que le peintre aimait à peindre sur des carnets les couchers de soleil sur l’océan où il habite une partie de l’été… Les deux autres aimèrent les paysages d’Irène Mamantova, qui vont être exposés dès la semaine prochaine. Je leur raconte que la dame, encore jeune fille (elle avait vingt ans à peine) eut la vie sauve grâce à un domestique qui la cacha dans un placard quand les bolchéviques (je leur expliquais ce que cela voulait dire) envahirent la datcha familiale pour la piller et massacrer tout ce qu’ils trouvaient d’aristocratique donc honni. Objets, meubles, gens, animaux. Les trois garçons furent captivés par l’histoire. La fuite d’Irène, son arrivée à Nice où sa famille finalement se réfugia, sa vie ensuite, la musique au conservatoire (le blond m’apprit qu’il était en classe de hautbois), les rencontres avec les émigrés, la misère matérielle mais la richesse intellectuelle. En partant, ils me remercièrent et promirent de ne jamais passer devant la galerie sans rentrer voir ce qu’il y avait sur les cimaises. « On viendra avec nos parents » dit le plus grand. « Ah oui, on leur montrera les tableaux et on racontera l’histoire de la fille russe qui les a peints » répondit le plus petit.
Leur sourire radieux et satisfait, sans aucune feinte, tout rempli de sincérité et de reconnaissance, me réchauffa le cœur. Le ciel avait beau être passé au gris, les nuages se faire menaçants et la lumière triste, les adultes pressés et hautains au regard indifférent, que je vis passer tout au long de l’après-midi et qui ne rentraient jamais en dépit de la porte ouverte, tout s’effaçait devant la magie de cet instant où trois jeunes garçons, beaux et espiègles, vinrent à ma rencontre et repartirent joyeux, paisibles, satisfaits et contents, tout comme moi. Il n’y a de vraie joie que dans ces rencontres, toujours inattendues qu'il nous est parfois donné de faire avec la pureté vraie, la candeur, la simplicité et l’innocence. Le Largo du concerto en sol majeur pour flûte traversière de Vivaldi, Sul Modo Antico, accompagna leur sortie, digne et sympathique. Il sera bientôt l’heure de fermer. Une bien belle journée.
24 janvier
Ces notes vieilles de quelques mois me font repenser à un texte de Diego Valeri sur les poètes français qu'il affectionnait. Fatigué de travailler à une traduction qui s'avère  insatisfaisante et sur laquelle je peine depuis mon retour à Venise, j'avais là un bon prétexte pour sortir un peu. La promenade fut de courte durée :  je suis allé fouiller à la Querini-Stampalia dans le Fonds consacré à l'auteur. 
 
Dehors, le ciel bas n'a pas encore livré la neige que tout le monde annonçait. Les cloches de Santa Maria Formosa répondent à celles de San Zanipolo. Il fera bientôt nuit. En dépit du chauffage, il ne fait pas vraiment chaud dans les salles. J'aime quand mon souffle se transforme en buée et que mon haleine soudain participe aux mouvements de la nature en se faisant brouillard...  
 
J'ai vite retrouvé ce que je cherchais. L'ouvrage que j'avais si souvent feuilleté du temps de mes années d'étudiant en Histoire des Arts à San Sebastiano, est toujours là. Intitulé Poeti Francesi del nostro tempo. Comme il porte une dédicace de l'auteur, il est maintenant classé parmi les manuscrits, autographes et ouvrages rares. Une édition bien ordinaire pourtant, qui ne date que de 1924. Certes, la page de garde comporte une  signature autographe du maître mais elle semble avoir été apposée là bien distraitement... La consultation ne peut donc se faire que dans une petite salle sans âme, située à proximité de l'accueil - j'ai même dû laisser ma carte d'identité... Je ne pourrai donc pas repartir avec l'ouvrage ni m'installer dans ma salle préférée, celle qui donne sur le jardin, avec les murs couverts de tableaux anciens et meublée des lourdes tables de bois sculpté (hélas, la plupart des lampes des années 1910 ont été remplacées par des machins modernes.Le lieu idéal pour lire du Diego Valeri, le poète comme le critique.

Diego Valeri qui concevait la critique artistique comme partie intégrante de sa recherche créative – il a écrit de nombreux commentaires et préfaces sur les peintres modernes et publia beaucoup sur l'art et la littérature -, écrit dans son commentaire sur le poète béarnais :  
« Toute l’œuvre [de Jammes] est la transcription immédiate de ses sensations, de ses sentiments comme de ses pensées. Son sublime est totalement spontané et inconscient, Ça et là  surgit quelque chose qui est plus qu'un sourire ou un sanglot.[...] Il ne sait pas ou plutôt, ne veut pas savoir ce qu'est l'Ars Poëtica. »
Cette spontanéité, pareille à celle de ces trois petits bonshommes venus dans la galerie l'autre jour, me touche terriblement. Elle résonne en moi bien plus que les mots d'un Sollers ou d'un Houellebecq, ces représentants d'un crépuscule parfois splendide et rayonnant? mais qui n'en demeure pas moins un crépuscule, l'illustration pathétique d'une fin, l'odeur déliquescente d'un monde qui s'achève et qui meurt. Un peu comme ce que Debussy disait de la musique de Wagner dont le sublime n'a rien d'une aube joyeuse mais bien plutôt d'un crépuscule. La « la disgrâce de la nuit qui engloutit » écrivait René Char... 

La poésie de Francis Jammes rayonne ainsi comme l’innocence des enfants. Et Diego Valeri de citer le poème Cette personne, qu'il qualifie de « Poesia profumata della più pura essenza francescana » (poésie embaumant la plus pure essence franciscaine) :
Cette personne a dit des méchancetés 
[…]
Alors j'ai été révolté.
Et j'ai été me promener près des champs 
où les petits brins d'herbes ne sont pas méchants
avec ma chienne et mon chien couchants. 
Là, j'ai vu des choses qui jamais 
n'ont dit aucune méchanceté, 
et de petits oiseaux innocents et gais. 

Je me disais, en voyant au-dessus des haies 
s'agiter les tiges tendres des ronciers : 
ces feuilles sont bonnes. Pourquoi y a-t-il des gens mauvais ? 

Mais je sentais une grande joie 
dans ce calme que tant ne connaissent pas, 
et une grande douceur se faisait en moi. 

 Je pensais : oiseaux, soyez mes amis. 
Petites herbes, soyez mes amies. 
Soyez mes amies, petites fourmis. 

Et là-bas, sur un champ en pente, 
auprès d'une prairie belle et luisante, 
je voyais, près de ses bœufs, un paysan. 

Qui paraissait glisser dans l'ombre claire 
du soir qui descendait comme une prière 
sur mon cœur calmé et sur la terre.
D'aucuns aujourd'hui hurleraient à la niaiserie - l'esprit bisounours, injure suprême - en entendant ces vers. Je les laisse à leurs aigreurs de pisse-vinaigres patentés ! Ils le classent dans les simples. Pas assez morbide, malsain ou pessimiste à leur goût... Virgile et Saint Jean de la Croix aussi je suppose, ne trouvent grâce à leurs yeux. Pour ma part, je trouve comme Diego Valeri, une belle profondeur dans la poésie de Francis Jammes. Pas de faux-semblants, de tics, d'effets chez le béarnais. Rien d'artificiel, tout émane de son cœur et résulte du vécu et le plus souvent du quotidien. C'est ce que j'aime chez le Cueilleur de papillons comme le nomme Diego Valeri, faisant allusion à ces lignes extraites du court roman écrit par Jammes en 1899, Clara d'Ellébeuse, qui fit mes délices d'adolescent un jour d'été pluvieux, dans le grenier de la maison où nous passions nos vacances  dans un village des Pyrénées :
« Prends ce petit livre. Il est fait sans art. Mais je souris parce que je l'aime à cause de toi, et que tu n'as jamais su, ô cueilleuse de papillons, pas plus que moi, selon quelle formule il faut aimer en vers, il faut pleurer en prose ».
C'est avec toutes ces réflexions dans la tête que je me hâtais d'aller retrouver ce couple d'amis venus passer quelques jours à Venise. Ils logent dans un rez-de-chaussée trop sombre à deux pas du Ponte dei Pugni. Bonheur de longer la fondamenta qui fait face au campo San Barnaba encore vide de ses terrasses en ce mois de janvier finissant. Une pensée pour Katherine Hepburn barbotant dans l'eau du canal, dans la fameuse scène de Summertime,, le film de David Niven.


Je découvre au passage que la boutique du marchand bellâtre dont Jane, la vieille fille américaine qu'interprète l'actrice, tombe amoureuse, est à céder. 
 
Il y a longtemps que ce n'est plus un magasin d'antiquités. L'endroit reste un des lieux mythiques de Dorsoduro, avec sa vitrine ouvrant directement sur le pont de fonte qui conduit par la rue des antiquaires et des libraires à la Ca'Foscari.

Me voilà aussitôt rêvant y installer là une librairie française, qui serait aussi galerie et salon de thé. Ainsi, à deux pas de la Ca'Rezzonico, proche de la fermata du vaporetto, de l'Université, lieu de passage de milliers de touristes et d'étudiants, quel bonheur ce serait. Et puis, sauver ce lieu qui risque de devenir un énième bar  ou une boutique de faux artisanat vénitien Made in Bengladesh tenu par des chinois maffieux qui y blanchiront leur argent sale avec la bénédiction de l'équipe municipale actuelle... Mais le prix demandé doit être faramineux ! 
 
J’appellerai tout de même pour me renseigner. Sait-on jamais... Une librairie française avant que le Signor Pinchi s'installe Barbaria delle Tolle, existait sur la fondamenta, juste au débouché du Ponte dei Pugni. A côté d'une mensa* très bon marché où se côtoyaient étudiants et ouvriers. Il n'y a plus désormais aucune librairie de langue étrangère à Venise. le livre s'y porte relativement bien pourtant avec plusieurs nouveaux espaces ouverts depuis un an : la Marco Polo de la Giudecca (première librairie dans l'histoire millénaire de ce quartier), Sullaluna à la Misericordia, joyeuse librairie-salon de thé, Zazà, la librairie de Bande dessinée...

San Barnaba, l'église de Joseph de Chypre, l'ermite juif que les apôtres appelèrent Barnabé  - littéralement Fils de la consolation ou de l'exhortation - me fait penser toujours - trivialement - à  Fernandel et à la chanson éponyme :  "J’ai plus d’un truc pour réussir / Car je possède en vérité / Un nom qui plaît / Barnabé, Barnabé / C’est assez facile à épeler !" - avec son campanile qui a plus de mille ans dont le sommet ressemble à celui des minarets anciens avec sa pointe en forme de pigne, est un point de rendez-vous pour les vénitiens, comme naguère (avant que les lieux soient envahis en permanence par les hordes de touristes), la loggia du campanile de San Marco ou la statue de Goldoni à San Bartolomeo.

Qui se souvient qu'à cet endroit, le 29 janvier 1441, se déroula une fête extraordinaire qui marqua l'esprit des vénitiens d'alors ? C'était un dimanche et on célébrait dans l'église une messe d'action de grâce pour le mariage de Jacopo Foscari, le fils du doge alors en fonction, avec la belle Lucrezia Contarini dont c'était la paroisse  Les deux époux sont restés dans la mémoire universelle avec l'opéra de Giuseppe Verdi, I due Foscari.

De nombreux cavaliers arrivèrent sur la place grâce à un pont de bateaux, partout des tentures et des oriflammes ornaient les fenêtres et les balcons. Le doge lui-même vint chercher sa belle-fille qui venait de recevoir l'eucharistie, pour l'accompagner ensuite jusqu'au Bucintoro qui avait accosté non loin de là, à l'emplacement de l'actuelle fermata du vaporetto, où attendaient cent cinquante dames choisies pour escorter la jeune épousée jusqu'au palais ducal. On fit de belles révérences, le parvis de l'église était couvert de splendides bouquets, et la foule subjuguée par tant de faste, applaudissait à tout rompre. Pompes et parades, fêtes et réjouissances furent tout au long des siècles des outils de communication très utilisés par la Sérénissime, pour séduire le monde extérieur et s'assurer l'adhésion du peuple... Ce Jacopo eut une fin terrible comme tous ceux qui portèrent ce nom depuis. Mais c'est une autre histoire et elle reste bien douloureuse pour moi.

* Restaurant universitaire et ouvrier.

18 janvier 2019

Albert Marquet peint par Arbit Blatas


Arbit Blatas, les lecteurs fidèles de Tramezzinimag en ont souvent entendu parler dans ces pages. Peintre d'origine lituanienne, il avait fuit les pogroms dans son pays et débarqua à Paris dans les années 20. Très vite il devint l'ami de tous ces artistes aujourd'hui fameux qui forment l’École de Paris. Il travailla avec Suzanne Valadon, la mère d'Utrillo. Il fut son élève en même temps qu'il devint ami de la famille. Montmartre brillait de mille feux dans ces années d'entre deux guerres. Avec Derain, Picasso, Zadkine, Modigliani, Lipschitz, Soutine, Chagall et plein d'autres, ils inventaient un art de vivre et des couleurs joyeuses. Albert Marquet était bordelais. Ils se rencontrent vite, sympathisent et travaillent et exposent ensemble. L'aîné influencera beaucoup le cadet. Blatas me montrant un jour une toile que j'admirais (une vue du bassin de Saint-Marc et les esclavons, il m'expliqua qu'en la peignant, il lui avait semblé que Marquet était avec lui et les coloris, les traits, l'harmonie de l'ensemble était le produit de leur collaboration. Marquet, mort depuis de nombreuses années, avait passionnément aimé la lumière de Venise, comme de nombreux artistes avant lui. Blatas prétendait que son ami avait dirigé son pinceau et influencé son regard. Bel hommage en vérité du lituanien au bordelais. Pendant la dernière partie de sa carrière, Arbit Blatas se consacra à la sculpture. Il réalisa les portraits en bronze grandeur nature de tous ses compagnons de l’École de Paris, après les avoir peint. Il réalisa aussi les émouvants bas-reliefs de bronze qui ornent les murs du Ghetto de Venise, mais aussi le parvis des Nations Unies à New-York, à Genève et à Paris, dans la cour du Mémorial de la Shoah, derrière la rue du Pont Louis-Philippe. Ce sont les dessins commandés par Marvin J. Chomsky qui réalisa le film Holocaust en 1979 pour le générique qui servirent pour la réalisation de cet émouvant travail.


Pratiquement toute la collection est aujourd'hui au musée des années 30 à Boulogne-Billancourt. Quand je travaillais pour le maître à la galerie Graziussi, il m'avait chargé de proposer à la ville de Bordeaux une exposition de son travail tel que la ville de Venise l'avait présenté. L'exposition devait partir à New York, où Blatas vivait avec sa femme, la rayonnante Regina Reznik, quand ils n'étaient pas à Venise. L'idée était de la faire transiter par Bordeaux, finançant ainsi une partie du transport. En contrepartie, Blatas proposait de confier son œuvre aux Musées de Bordeaux. J'étais jeune, sans entregent ni réseau autre que ceux de mes parents. Ma proposition fut entendu mais pas retenue. J'ai su bien plus tard, que ni Jacques Chaban-Delmas, ni son épouse Micheline, pourtant très engagée alors dans le développement culturel de la ville avec le C.A.P.C. (Centre d'Arts Plastiques Contemporains) que dirigeait avec maestria Jean-Louis Froment, n'avaient reçu le dossier, demeuré sur le bureau de l'adjoint à la culture d'alors, bien plus porté - à notre grand étonnement - sur la culture physique que sur les Arts...

Pour l'anecdote, Blatas avait reçu, en remerciement autant qu'en preuve d'amitié, de chacun des artistes qu'il immortalisa, un dessin, une esquisse, voire une peinture. Ces pièces qui forment une incroyable collection d'inédits des plus grands artistes du XXe siècle serait revenues à la Ville de Bordeaux qui possèderait aujourd'hui une incroyable, prestigieuse et originale collection... Mais cela ne devait pas se faire et je maîtrisais mal l'art du lobbying... Tout est à Boulogne aujourd'hui, dans ce délicieux musée trop méconnu. La collection personnelle du maître a été dispersée depuis la mort de sa femme. Je retrouve parfois sur les pages de papier glacé des catalogues de vente, des œuvres qui décoraient autrefois l'atelier et l'appartement d'Arbit à la Giudecca, à deux pas de Sant'Eufemia. 

Je ne peux me rendre sur la terrasse du Harry's Dolci sans penser à lui et à Regina. Lorsqu'ils revenaient de San Marco, ils passaient forcément devant le restaurant. Ils arrivaient toujours très lentement, un pas mesuré que je savais destiné à laisser le temps aux convives, comme aux serveurs, de les voir arriver et de les saluer. Comme aujourd'hui pour la charmante et tonitruante Marquise Rapazzini di Buzzacarini qui y déjeune très souvent, la terrasse d'Arrigo Cipriani était en quelque sorte l'annexe de leur appartement.

07 janvier 2019

Celui qui sauva l'honneur de Venise (1)

En feuilletant une collection de l'Illustration du temps de Napoléon III, j'ai fait une découverte inattendue. Le numéro du 8 octobre 1859 montrait en première page une image d'une cérémonie funèbre comme on aima longtemps en organiser pour l'édification des peuples et l'élaboration des grandes mythologies nationales. 

A une époque où on promène le catafalque d'un vieux rocker qui chantait faux sur les Champs-Élysées et que le chef de l’État prononce dans la cour des Invalides l’éloge funèbre d'un crooner arménien qui lui non plus ne payait plus ses impôts en France et que d'aucuns verraient bien Houellebecq ou BHL un jour au Panthéon, regarder ces images montre combien notre époque a perdu le sens des valeurs et des proportions. Après tout, on a les héros qu'on peut et qu'on mérite.

Mais revenons à cette cérémonie funèbre. Aucune trace sur Internet. La ville de Milan, délivrée depuis les fameuses journées qui suivirent le sciopero del fumo en 1848 de la domination austro-hongroise, avait organisé une gigantesque cérémonie pour commémorer le deuxième anniversaire de la mort de Manin "Le plus infatigable apôtre de la liberté" comme le qualifie le rédacteur de l'article. En effet, jusqu'à ces journées d'insurrection - les autrichiens parlèrent de guerre civile - Milan était conjointement à Venise l'une des capitales du royaume lombardo-vénitien créée par Metternich au cours du Congrès de Vienne après la chute de l'infâme Buonaparte. L'intelligentsia progressiste de ces deux villes mena pendant des années une activité nationaliste dont Daniele Manin à Venise et Carlo Cattaneo à Milan furent les symboles et très vite en devinrent deux des plus importants leaders. 

Manin était un patriote. D'origine juive, son grand-père Samuele Medina-Fonseca (les deux noms apparaissent alternativement sur les documents), ainsi que toute sa famille, s'étaient converti au christianisme au XVIIIe siècle et le parrain n'étant autre que Giovanni Manin, le frère du 120e et dernier doge de la République (celui à qui revint la triste et douloureuse charge de clore plus de mille ans d'histoire glorieuse), la famille fut autorisée, comme c'était alors l'usage, de prendre le nom de famille de son protecteur. 

Aucun lien de sang donc entre le Manin qui rendit son corno en pleurant (1797) et celui qui défendra la liberté de Venise face aux autrichiens cinquante ans plus tard, mais un lien immatériel et fort, l'amour pour la République de Saint Marc, pour l'indépendance et les particularités de la Sérénissime.

Le libérateur de Venise est mort en exil à Paris dans la fleur de l'âge (il avait cinquante trois ans). Sa mort eut un énorme retentissement dans toute la péninsule et particulièrement à Venise bien sûr. Époque troublée que ces années de bouleversements géopolitiques. La progression des idées nouvelles, l'évolution des mœurs et des mentalités, les progrès techniques allumèrent un peu partout des révolutions et des guerres. De nouveau, comme à la fin du siècle précédent, l'Europe - et le monde - était en ébullition et il y avait partout dans l'air un désir de liberté et d'émancipation. Les vieilles monarchies vacillaient, de nouvelles voyaient le jour et les dynasties comme les cabinets ministériels, des grandes puissances positionnaient leurs pions. Depuis la chute du corse, l'Europe ne parvenait pas à retrouver le parfait équilibre qui assurerait la paix et la prospérité des peuples et affermirait la couronne de leurs princes. Le principe républicain démocratique n'était pas encore majoritaire. L'idée monarchique, rajeunie et assouplie par la mise en place de constitutions, de parlements et d'élections libres, semblait avoir de belles années devant elles. C'était sans compter, hélas, avec l'orgueil de certains publicistes qui osèrent défier ce principe plusieurs fois millénaires et remettront peu à peu en cause le besoin du père et la nécessité d'un chef placé au-dessus du commun des hommes par la grâce de Dieu. Mais cela est un autre sujet et le débat n'es plus de mise en nos temps troublésd, même si ce principe et cet idéal pourrait apporter bien des remèdes aux maux de notre triste époque...



Manin mourrait au moment où l'Italie secouait son joug, quand enfin l'ensemble des italiens pouvait se retrouver sous une seule et même bannière, libéré de l'occupation étrangère et former une nation. Victor-Emmanuel était reconnu par tous les anciens duchés, les principautés, les anciennes républiques. Milan fut libérée en juillet 1859 (avec l'armistice de Villafranca imposé par Napoléon III aux autrichiens) Venise - de l'avis même de Daniele Manin - restée sous la domination des Habsbourg ne rejoindra le nouveau royaume qu'en 1866. Elle avait renoncé à son indépendance pourtant retrouvée pour quelques mois vingt ans plus tôt et se rangea sous l'étendard du roi de Sardaigne. Deux ans après la mort du dernier des dirigeants de ce qui fut la fière et toute puissante Sérénissime, Milan à peine libérée faisait acclamer le nom de Venise à la foule venue honorer et Venise enchaînée et Manin.

Dès le 19 septembre, "la capitale de la Lombardie avait ouvert toutes ses portes grandes aux délégués de Parme, de Plaisance, de Modène..." Toute la ville était décorée, partout des banderoles à la gloire de Manin et de Venise ornées de crêpe noir, aux balcons pendaient des draperies noires et des oriflammes. Toutes les rues et les places étaient pavoisées. La Piazza San Fedele était décorée comme un campo vénitien. Le lion de Saint Marc était partout ainsi que des portraits du défunt libérateur malheureux qui avait lancé l'impulsion pour tout un peuple au delà des frontières historiques de l'antique République de Venise. Les dames comme les messieurs étaient vêtus de noir. L'Italie en ce jour était toute en deuil. elle voulait rendre un hommage solennel à Daniele Manin mort trop tôt et en exil. Un moyen de célébrer l'unité de l'Italie, de galvaniser le patriotisme de tout un peuple réuni sous la même bannièreDes délégations vinrent de toute l'Italie, l'article les énumère. Il cite aussi les envoyés de Venise qui devront attendre encore sept ans avant que d'être à leur tour sujets du roi de Sardaigne et libres enfin du joug de l'envahisseur autrichien qui dépeça méthodiquement Venise après que le corse l'eut mise à genoux. Son neveu lava le déshonneur de l'oncle en se battant pour une Italie unie et libre sous la férule paternelle du roi de Sardaigne.


Dans la cathédrale tendue de grandes tentures noires, un catafalque avait été dressé sur le quel une statue représentait Venise encore enchaînée. Devant, deux fauteuils avaient été placés réservés à la sœur et au fils du héros. Autour les sièges des personnalités venues du monde entier, les diplomates, les représentants de la France, de l'Angleterre, les envoyés du roi de Sardaigne, les délégations de toutes les villes et les provinces d'Italie...

à suivre...

23 décembre 2018

La disparition d'une grande dame du livre : Adieu Vilma Bertoni

Vilma Bertoni, propriétaire avec son mari Ezio Tarantol, de la fameuse Tarantola, la librairie du campo San Luca qui fut, pendant huit décennies, un lieu-phare de la vie intellectuelle vénitienne. La dame avait 90 ans. elle s'en est allée paisiblement, dans sa maison de San Zaccaria, entourée par ses deux enfants, Maria Rosa et Bruno, qui géra la librairie avec sa mère  après la mort du père. 

La pétulante signora Bertoni fut pendant de nombreuses années un personnage incontournable du livre de la Cité des Doges. Rentrer dans la Tarantola était un vrai bonheur. Je n'en suis jamais sorti sans un ou deux livres, souvent découvert grâce à la libraire.Nous y allions en bande et c'était toujours un moment formidable. uste en face, de l'aure côté du campo, Le café était tenu par Rosa Salva. le campo était l'un des lieux où nous nous retrouvions le soir, pour la passeggiatta. La Cassa di Risparmio était ma banque. J'ai toujours conservé le livret bleu avec le lion de Saint-Marc en relief. De l'autre côté, habitait l'architecte Michel Regnault de Lamothe. C'est lui qui m'amena pour la première fois à la Tarantola. Il venait récupérer un livre qu'il avait commandé. En l'attendant, je parcourais les rayonnages et découvrit ce jour-là la poésie de Mario Stefani que je devais rencontre chez Graziussi quelques années plus tard. Tout un univers cette libraire, et autour d'elle, ce campo. Après la fermeture de la librairie, la fille de la signora Bertoni ouvrit une boutique d'artisanat de qualité qui ne démarra jamais. Il y eut ensuite une boutique de verrerie faite en Chine, une sorte de bazar, quincaillerie discount qui ne fonctionna pas davantage et baissa rideau au bout de quatre mois... Quelques mois plus tard, en plein mois d'août, la librairie revint, spécialisée désormais dans les ouvrages sur Venise. Là non plus ça n'a pas fonctionné et pour la énième fois, le local a fermé...

10 décembre 2018

En dépit des barbares...

Le délicieux andante du concerto pour mandolines d'Antonio Vivaldi remplit la pièce dans laquelle j'écris de mille parfums joyeux. La tasse de thé fumant, et le jour dehors qui décline, le vieux chat qui dort sur la table à côté de moi, autant de petites choses qui me remplissent d'une joie tranquille. Le travail entrepris avance doucement. Il me faut parfois chercher la phrase exacte, celle qui correspond à l'idée venue soudain en pleine nuit ou dans la rue au milieu de la foule pressée. Parfois au contraire, les mots s'alignent naturellement et avec aisance sur la page. 

Kafka avec Otto Brod, le frère de l'ami de cœur
Je ne puis m'empêcher de sourire à cette question, jamais résolue, du pourquoi certains, dont je suis, ressentent l'impérieux besoin d'écrire encore et encore. Kafka dont la Pléiade édite une nouvelle édition des œuvres complètes, avait demandé - tout le monde le sait - à son ami Max Brod qu'il détruise après sa mort tout ce qu'il avait écrit et n'avait pas été imprimé, et que rien de son œuvre déjà publié ne le soit de nouveau. Comme le souligne la notice consacrée à cette nouvelle édition dans la Lettre de la Pléiade qui vient de paraître, « Ce qui lui importait, au fond, n'était sans doute pas que ses textes soient lus, mais le "simple" fait de les avoir écrits.»Et il est ensuite précisé : «Vivre - autrement dit "supporter "la maladie de la vie" - n'avait eu de ses à ses yeux que par l'écriture, même s'il n'était jamais parvenu à vire de l'écriture.» (p.16, Lettre n°64, sept-octobre 2018). 

Combien ces lignes résonnent à mes oreilles. L'acte d'écrire, le fait même d'écrire, voilà ce qui importe. Ce besoin m'est vital comme le sont l'eau pour les poissons, l'air pour les oiseaux et l'amour pour les petits d'hommes... Écrire n'est pas seulement dire et se dire. C'est inlassablement partir à la recherche d'une vérité intime qu'on perçoit mais qui file souvent entre nos doigts et nous laisse hagard au bord du chemin.  « Cette recherche d'une liberté de soi que seule l'écriture permet d'approcher et d'imposer quelles qu'en soient les conséquences » comme l'énonçait Michel Abescat à propos du roman d'André Aciman, "Appelle-moi par ton nom", (réécriture et réédition de la version originale du roman "Plus tard ou jamais")... Oser ainsi, au fil des pages, livre après livre, une sorte d'autoportrait crypté, les masques de la fiction servant à faire tomber un à un ceux de la vie réelle. combien le lecteur y gagne. mais combien aussi celui qui écrit y trouve la paix de l'âme. 

La suave mélodie du Largo du concerto pour luth, violons et continuo de Vivaldi qui accompagne mon travail maintenant est-elle pour quelque chose dans ces considérations bien éloignées de ce que j'avais l'intention d'écrire sur Venise et ses malheurs ?L'après-midi s'éteint doucement. Partout autour de la maison, les fenêtres s'illuminent peu à peu. La rue est animée encore, le luth rythme ma pensée. le chat s'est réveillé. il attend son dîner. Mes pensées s'égarent devant les derniers nuages roses et violets qui se laissent admirer avant que la nuit se fasse totalement noire. 

Il y a une semaine, le joli palcoscenico que je vois depuis mon appartement ressemblait à une scène de guerre, des feux partout, les vitrines saccagées, des hélicoptères qui tournaient au-dessus de la Porte de Bourgogne, des sirènes et plusieurs milliers de gens vêtus de noir, munis de bâtons, de  bouteilles, prêts à en découdre, les policiers, les blindés de la gendarmerie, des débris partout et dans l'air cette odeur pestilentielle de caoutchouc et de plastique brûlé. Désolation et bêtise. Des groupes de badauds filmaient ou prenaient des photos. Ailleurs les magasins étaient pillés. Enfermés dans certains magasins derrière leur rideau des commerçants tremblaient que le feu, la casse ne les atteigne aussi. A deux pas, sur les places environnantes, l'ambiance habituelle des samedis soirs, les terrasses pleines de monde, des musiciens, des rires... Et l'avenue livrée au pillage, les bancs qui brûlaient, les banques et la poste vandalisées, les panneaux publicitaires et les abribus en miette. Partout des gens aux fenêtres. De quoi avoir peur mais en même temps on avait l'impression que tout cela était irréel. Comme une scène de tournage. Des centaines de figurants, une certaine harmonie parmi la foule. J'ai même croisé des familles avec des enfants qui commentaient en regardant les feux qui avaient été allumés un peu partout, quasiment à chaque coin de rue. Puis la police est arrivée, lentement, presque en silence et la foule des manifestants, les casseurs et les badauds ont reflué vers les quais et les rues adjacentes... 
 
Voir cela sous ses fenêtres m'a paru invraisemblable. Surréaliste. Artificiel aussi. Puis la rue est devenue déserte. En face un joli banc tout neuf se consumait lentement. Plus un seul panneau n'était en place, l'arrêt de bus avait disparu, les poubelles fondues. Les pompiers sont arrivés, en même temps que les services de nettoyage. La première chose a reprendre vie et forme, a été le panneau publicitaire électronique, puis les plots, puis les cendres et les braises ont été enlevées, le sol lavé. Dimanche toute la journée des ouvriers se sont affairés. La rue est redevenue ce qu'elle était auparavant. On n'est pas une ville dévolue au tourisme UNESCO pour rien. La vie a repris avec un peu moins d'entrain. tout le monde était un peu sonné. Tout le monde pensait à la même chose : et si cela recommence ? Et si des excités s'en prennent aux habitations, à tous ces petits commerces ?  Et si un cocktail molotov ou une grenade pénétraient à l'intérieur d'un appartement et y mettait le feu ? 

Envie de fuir cette réalité urbaine à laquelle personne ne s'attendait. Envie de se boucher les oreilles. Envie de laisser la ville pour ne plus jamais y revenir. Envie aussi de quitter ce pays qu'on reconnait de moins en moins chaque jour, où le premier magistrat débite des propos sans une once de cœur ou de sincérité, personnage falot que personne désormais ne croit plus, représentant d'une caste coupée des réalités des peuples, de leurs aspirations et de leurs souffrances. Les amis vénitiens qui ont vu les images de ces scènes d'apocalypse m'ont pressé de rentrer et l'un d'entre eux, pour me faire sourire, m'a dit « Allez, reviens-vite. On va s'organiser pour que cela n'arrive pas ici et pour cela on va faire en sorte que la Terraferma redevienne une île. Nous allons démolir le pont qui nous relie au reste du monde et reprendre notre vie là où Buonaparte et ses complices autrichiens l'ont interrompue ! » De quoi sourire effectivement. Ce serait tellement bien. Laisser dériver ce monde qui se meurt étouffé par ses objectifs dérisoires et dangereux pour l'homme, pour la démocratie et pour la nature. Il est bon de rêver et de plaisanter quelques fois. Cela évite de pleurer comme j'avais envie de le faire dimanche après le pitoyable discours de celui que nous avons pour président. Somme toute, nous ne sommes pas les plus mal lotis. Les américains se coltinent Trump, les anglais ont cette pauvre Mrs May qui n'en finit pas de tenter de sauver le Royaume Uni après Cameron qui avec son référendum, a fait imploser l'Europe, les chinois et leur tyran à vie qui voudrait imposer une dictature universelle et dénie tout autre droit à l'humanité que le droit au développement, L'ignoble Salvini et les autres excités incapables qui sont au pouvoir en Italie, en Pologne, en Finlande, en Turquie, Poutine qui étouffe l'âme russe en prétendant la faire rayonner... Je ne parle pas souvent «politique», mais ce qu'on aperçoit quelque soit le pays où nous portons le regard, est loin d'être réjouissant. Nulle part des êtres d'exceptions, inventifs, courageux, honnêtes. Seuls l'argent et le profit guident leur pensée. Écœurant. 

L’Église, ou du moins certains prélats éclairés dans l’Église, des êtres rayonnant d'amour, a pu parfois au cours des siècles former un rempart contre l'immonde. Ces esprits bienveillants et aimants s’ouvraient aux idées nouvelles chaque fois que celles-ci pouvaient contribuer à améliorer la condition humaine, alléger les fardeaux et prolonger l’enseignement de paix et d'amour du Christ. Qu'en est-il aujourd'hui ? Qu'est devenue la joie, et qu'en est-il de l'empathie, de la douceur ? De la paix ? L'impression parfois que le diable nous taraude, sans cesse à l'affût pour précipiter notre monde dans la haine et l'égoïsme... La course effrénée pour le profit, la quête sans fin du progrès sensé nous apporter le bonheur, le développement permanent, la consommation, ne sont-ce pas après tout que les manifestations de ce sentiment mortifère qu'est l’égoïsme ?

L'andante du concerto pour hautbois de Marcello m'emporte du côté de Sant'Anzolo, le campo sur lequel je vis quand - pas assez souvent - je suis à Venise. Qui se souvient encore que la famille du compositeur avait reçu le privilège d'y faire étendre tout le linge de leur Maison et celui de leurs affidés. Les archives de la Sérénissime regorgent d'informations sur de multiples petits faits survenus longtemps avant la chute de la République en raison de ce droit dont la famille Marcello usa et abusa. Depuis la pauvre veuve dont le mari et le fils trouvèrent la mort avec leur maître Lorenzo di Andrea Marcello dans la fameuse expédition des Dardanelles, qui s'arrogea le droit d'étendre son linge sur le campo et faillit finir en prison pour ce délit jusqu'aux voleurs qui faisaient régulièrement main basse sur les belles nappes brodées, les jupons de coutil et les tentures de soie brodée qu'on y faisait sécher. Le lucre, depuis la nuit des temps, rend l'homme à la sauvagerie. C'était déjà comme ça autrefois, ce sera hélas toujours pareil demain. Combien cela est attristant que de constater la bêtise humaine sans cesse améliorée, sans cesse revenant, sans cesse plus dangereuse... Faut-il en arriver à espérer que ces temps violents et imprévisibles marquent le début de la fin pour l'humanité ? faut-il appeler de nos vœux un monde où la nature reprendrait le dessus sur les milliers d'années de présence humaine ? Dieu, s'il existe, n'est-il pas en train de se lasser de cette créature en laquelle il a été le premier à croire et qui passe les siècles à cracher sur les valeurs qu'il a mis dans nos cœurs ? A regarder s'agiter les dirigeants politiques, les journalistes et les intellectuels de salon, les étudiants, les kurdes, les protecteurs de la cause animale, et maintenant une nouvelle variété de marsupiaux brouillons mais déterminés, baptisés "gilets jaunes" (horrible couleur que le jaune !) ici, les antifas là et les néonazis un peu partout, les décervelés de l'Islam et les faucons juifs, les lobbyistes malhonnêtes, tous font avancer irrémédiablement notre civilisation, voire l'humanité toute entière, vers l'échéance finale...

Venise qui a toujours était un laboratoire, pour le pire comme pour le meilleur, devrait être surveillée de près. Sa chute, hélas prévisible si rien n'est fait à l'échelle du monde - les italiens ne feront jamais rien et certains à Rome aimeraient bien qu'elle disparaisse à jamais - ne sera que le prologue à la chute de l'Occident, des valeurs qui sont les nôtres, de notre culture, de notre art de vivre et de nos libertés. Mais d'aucuns crieront, une fois encore, au pessimisme et au mauvais esprit. J'aimerai tellement que la réalité contredise mes propos pourtant depuis plusieurs décades, les faits sont là et l'issue patente... En attendant, il nous faut continuer à l'aimer cette Venise comme on aime notre civilisation. Il nous faut la défendre comme on défend nos valeurs. Avec toute notre énergie et veiller. 

Veiller à ne rien lâcher, à ne pas trahir par faiblesse et facilité. Lutter contre ceux qui veulent qu'on oublie les arts libéraux qui ont forgé notre culture, ceux qui crachent sur la Princesse de Clèves et les auteurs grecs, ceux qui veulent tout mettre entre les mains de la finance et de la technique, ceux qui méprisent l'homme et sa liberté, ses droits à la différence, à l'oisiveté, au rêve. Lutter contre ceux qui ne voient dans l'homme que des petits soldats, des esclaves ou des clients qu'on gave d'hormones et d'OGM, ceux qu'on abrutit de mauvaises nouvelles, de publicité et à qui on apprend la peur, voire la terreur (gloups, attention les enfants, le terrorisme nous menace - Aïe aïe aïe, Mamma, gli turchi !), ceux dont qu'on veut le plus ignares possible... Lutter pour que la Beauté, le don, la grâce soient les vertus cardinales d'un monde plus juste, plus fraternel et plus beau. Lutter pour chasser les pisse-vinaigres, les culs-de-plomb, les adorateurs de Mammon... 

Venise est, comme cela a toujours été, un poste d'avant-garde. Ce qu'on y invente chaque jour, par l'énergie et la volonté d'une minorité, le plus souvent mal vue, éloignée des sphères du pouvoir en place, permettra peut-être d'éviter la catastrophe finale. Il se pourrait qu'un modèle nouveau, spontané, transformable, vraiment équitable voit ainsi le jour qui donnera des idées au reste du monde...
A Tramezzinimag nous y croyons !

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