24 février 2020

Un oukase du gouverneur Zaïa tord le cou au carnaval, interdit tout rassemblement et ferme les écoles...

Jules-Elie Delaunay, La Peste (1859)
Écoles fermées jusqu'au 1er mars, l'université bouclée, tout rassemblement public ou privé interdit et le carnaval arrêté deux jours avant la fin des festivités. Du jamais vu. Ces mesures draconiennes décidées par le "gouverneur" - titre ridicule copié des yankees qu'on donne ici depuis quelques années au responsable exécutif de la région, un homme connu pour son esprit réactionnaire et conservateur qui hurle avec les loups, c'est tellement politiquement correct, c'est tellement dans le sens de l'histoire que nos gouvernants partout en Occident aujourd'hui cherchent à nous imposer, véritables satrapes orientaux. 

Mais les Vénitiens en ont vu d'autres. Le coronavirus, à les entendre, serait partout véhiculé par les milliers de chinois (pour être plus juste, il faudrait écrire les milliers d'asiatiques) accourus à Venise pour le fameux Carnaval qui n'est plus depuis quelques années qu'une grosse fiesta vulgaire, en dépit de quelques beaux costumes. Ce n'est plus qu'un défilé vulgaire de pacotille, de beuveries et de mal-bouffe qui n'engraisse que quelques commerçants, remplit les hôtels - de périphérie - et empêche les habitants de vivre leur quotidien en paix. La rumeur, attisée par les journalistes comme d'habitude, parle de  25 cas dans le Veneto...  Pas un seul vraiment avéré, mais bon... A l'aéroport Marco Polo, on vous fait prend la température à l'arrivée et depuis quelques heures, c'est presque le couvre-feu permanent au nom du sacro-saint principe de sécurité. Bientôt on demandera de dénoncer son voisin s'il tousse ou crache.


Mais après tout, on peut rêver sur le sujet. Rêver que nos dirigeants, de plus en plus méprisables, réprouvés, haïs, moqués l’attrapent tous ce coronavirus, les uns après les autres ! On peut rêver que tous soient atteints et tombent comme des mouches ! 

Les peuples libérés de la folie de ces gens, de leur hystérie, de leur malhonnêteté, qui entraîneraient à leur suite dans uen gigantesque fosse commune les financiers, les politiciens véreux, et tous ceux qui leurs larbins. Ce grand ménage libérerait le monde du diable démultiplié, incarné dans les Macron, Salvini, Berlusconi, Trump, et tant d'autres à travers le monde... Qu'est-ce que cela nous soulagerait, dites-donc ! Qu'est-ce que cela ferait du bien à l'humanité ! 

Et tant pis si mes propos sont outrés, tant pis si quelques réactionnaires qui me liraient encore s'en étouffent et se désabonnent. Cela fait tellement du bien de rêver à un grand ménage. En tout cas, à Venise cela fait bien rire. Comme un bras d'honneur, une fois encore aux culs de plomb et aux pisse-vinaigres qui nous gouvernent (mais plus pour longtemps, coronavirus ou pas ! Et puis, voyons les choses d'une manière positive : imaginez la joie des enfants qui sont dispensés d'aller en classe ! La chance (et la joie) pour nos chères têtes blondes !

 Les tortues Ninja italiennes aux touristes : "allez ! Bouh ! Raus, schnell ! Du vent, via ! la fête est finie, la mort rôde !"

01 février 2020

Aimez-vous le son des cloches (suite et fin)

Des cloches, il y en a à Venise et bien plus qu'une par église. cela fait du monde. laissez-moi vous parler des plus fameuses, celles du campanile de Saint Marc. Six cloches y sont logées dont quatre ont été refaites avec les restes refondus de celles détruites lors de l’écroulement du campanile (le 14 juillet 1902). Pour s'en souvenir il faut les nommer par ordre de grandeur, de la plus grande à la plus petite : la Marangona, la Nona (ou Mezzana), la Mezzaterza (ou Pregadi), la Trottiera et la Renghera (ou del Maleficio, ou Preghiera). Il faut savoir cependant, qu'aucune d'entre elles, pas même la célèbre Marangona, n'est un des anciennes cloches de San Marco irrémédiablement perdues lors de la chute du campanile. 

Mais détaillons un peu ces vénérables dames de bronze :
La plus célèbre est le bourdon, la MARAGONA. Elle doit son nom parce qu'elle sonnait à l’origine le début et la fin de la journée de travail des charpentiers de l’Arsenal.  Marangon en vénitien est l’équivalent du mot falegname en italien. Mais il est faux de croire que cette cloche dont le son est si familier des vénitiens et apprécié aussi par les touristes, est la même que celle qu'entendaient les vénitiens jusqu'à l'invasion française. La vénérable Marangona des origines a été fondue en 1809 sous la deuxième occupation française.

 

Viennent ensuite , et dans l'ordre : 

La NONA ou MEZZANA servait à indiquer le milieur du jour. Elle rappelait aussi le dernier moment pour expédier les lettres depuis les postes du Rialto.

La MEZZA TERZA appelée aussi PREGADI sonnait l’appel des membres du Sénat qui s'appelait à l'origine le Consiglio dei Pregadin.

 
La TROTTIERA sonnait l’appel des nobles lorsqu’ils devaient se rendre au Grand Conseil (Consiglio Maggiore). Ils arrivaient au moyen-âge à dos d’âne ou à cheval et au trot, d’où le nom.


Enfin, la plus petite des cloches appelée MALEFICIO ou RENGHIERA avait une fonction sinistre puisqu’elle annonçait les éxécutions capitales. On la nommait parfois PREGHIERA aussi pour appeler à prier avec le condamné à mort qui n’avait plus que cela à faire avant son exécution. On raconte qu’après avoir sonné pour la décapitation du doge Marino Falier, il fut interdit de l’utiliser à nouveau. Elle resta longtemps sans son marteau et sans corde pour l’activer. Ce ne serait qu’après la reconstruction qu’on lui rendit la possibilité de sonner à nouveau.

Mais il en exista une autre qui sonna peu de temps mais resta dans le campanile avec les autres. Il s’agissait du CAMPANON DI CANDIA, la cloche rapportée de Candie où elle sonnait l’appel au Conseil. Elle resta longtemps au pied de ses sœurs puis le doge Alvise Contarini décida de la faire installer et sonner. Cela fut fait pour la fête de l’ascension en 1678. Dix ans plus tard, le jour de la saint Marc, elle se détacha et tomba sans aucun dommage. Personne ne la fit jamais remonter car elle n’avait plus aucune fonction précise pour la République. Elle demeura ainsi, dans un coin, oubliée. 



Les vénitiens sont familiers du son de la Marangona qui sonne à minuit chaque jour sans jamais une interruption depuis son installation. Un son qui fait taire toutes les autres cloches de la ville qui ne reprendront leur tâche que le lendemain à l’aube d'autant que, à l'aune de ce qui se passe un peu partout, l‘équipe municipale de Brugnaro a interdit de faire sonner les cloches la nuit, exception faite de la Marangona. On s'y est fait.

Du temps de la République, les cloches de Saint Marc sonnaient toutes ensemble pour les grands évènements. Le Plenum avait lieu notamment pour l’élection du doge, ou d’un nouveau pape et pour d’autres évènements importants.Une symphonie joyeuse et assourdissante comme un hymne de triomphe et de gloire.




30 janvier 2020

Aimez-vous le son des cloches ? (1)



Je ne sais pas vous, mais j'ai un penchant très marqué pour le son des cloches. Un certain nombre d'entre elles sont associées à des moments de ma vie, des évènements, des personnes. La première fois que j'ai mentionné une cloche dans mon journal, je devais avoir douze ans. Je réalisais soudain combien ce son avait quelque chose de profond, de chaleureux. J'allais faire des courses pour une vieille dame impotente dont je m'occupais. Madame Bizot habitait derrière chez nous. Mon père était son médecin. 

Je passais beaucoup de temps chez elle. Il y avait dans son salon, figé à l'époque où son mari vivait encore (il avait quitté cette terre en 1939 !) un carillon qui reproduisait toutes les trente minutes le son de BigBen, kitsch mais qui me fascinait. J'aimais cette vieille dame, sa maison qui débordait. On avait l'impression d'y vivre dans une autre époque. elle me racontait des tas d'anecdotes sur les trente premières années du siècle. Née en 1886, elle était veuve de guerre et de cheminot. Elle recevait des bons alimentaires - cela se passe dans les années 70 - que j'allais échanger contre des victuailles à l'économat de la SNCF non loin de là. Démoli aujourd'hui, le bâtiment était tout près d'une église. Un jeudi, jour béni car sans école, je longeais les grilles de l'église en rêvassant, mon filet de provisions d'une main et un bâton de l'autre que je frottais en marchant sur les grilles. Soudain les cloches se mirent à chanter à toute volée. L'air était rempli de bonnes odeurs printanières. Ce fut un tel enchantement que je l'ai aussitôt décrit (maladroitement) dans le cahier où je notais davantage ma vie d'enfant, surtout les menus qu'on servait à table et des idées de jeux pour quand mes cousins viendraient.

Puis quelques années plus tard, ce furent les cloches de Westminster Abbey et celles, plus modestes mais très distinguées de Saint John's wood à Londres. Lors d'un voyage à travers l'Europe centrale qui nous mena avec mes parents jusqu'à Istanbul en voiture, j'ai retrouvé aussi dans un autre de mes cahiers, une réflexion de l'adolescent ombrageux que j'étais devenu. Je passais mes journées au bord de la piscine de l'Hilton ou dans la chambre. Room 101 ai-je noté. Il y a avait de la musique, de l'eau glacée dans la salle de bains et un room service que j'appelais souvent, me régalant lorsque deux serveurs vêtus de blanc à peine plus âgés que moi m'amenaient le petit-déjeuner sur une table ronde à roulette couverte d'une nappe blanche. Le porridge était presque aussi bon que celui de mon collège à Watford (où la cloche qui sonnait l'appel aux repas m'a marqué aussi). 

Je ne me plaisais pas dans cet Orient que j'ai appris à connaître et donc à aimer bien plus tard, quand je voyageais avec InterRail et des amis, le sac au dos et des désirs plein la tête. Le chant du muezzin m'horripilait et j'étais incapable de ressentir le moindre attrait pour Constantinople. Peut-être parce qu'avant même Venise, c'était là le centre de vie de la famille. Galata, Péra, Makrekoy, Dolmabaçe, Eyüp... Il me manquait quelque chose. Quand nous reprîmes la route, mon père décida de passer par Thessalonique. Nous sommes arrivés dans cette ville en fin de matinée. C'était un dimanche et de partout tintaient des cloches. ce fut comme une épiphanie. Je compris enfin ce qui m'avait manqué pendant un mois loin de l'occident chrétien : les cloches !

Istanbul... Venise, le lien se fait de lui-même. Les cloches de Venise que d'iconoclastes élus, comme partout dans notre monde déspiritualisé, considèrent aujourd'hui comme bien trop bruyantes au point de les interdire la nuit. 

Heureusement, le maire n'a pas osé faire taire la Marangona qui sonne chaque jour à minuit et qu'on entend de partout. en 2015, il y eut même un pauvre imbécile qui porta plainte et obligea les autorités à se manifester, les décibels étaient trop élevés et cela posait problème. le pauvre type devait préférer le bruit des automobiles et des avions à réaction, des mobylettes et de la télévision. Cela déclencha dans toute la région et à Venise une polémique qui se termina par l'interdiction de sonner les cloches à toute volée à chaque heure de la journée sauf exceptions. 

Voilà où nous en sommes, dans cette civilisation déboussolée, individualiste et inculte. Mais rien ne sert de s'énerver, les faits sont là : l'homme moderne ne supporte plus le son des cloches. Il ne supporte pas non plus le chant du coq à l'aube dans les campagnes, se plaint de l'odeur du purin et des feuilles qui tombent des arbres et envahissent les rues, il n'aime pas non plus les arbres qui lui font trop d'ombre... Triste époque vous ne trouvez pas ? Triste aussi le fait que les dirigeants de tout poil, le regard fixé sur le baromètre de leur popularité, embrassent ce genre de causes et fasse corps avec les plaignants en distribuant amendes et arrêtés municipaux scélérats !

Mais ne soyons pas cloches, restons tolérants et parlons plutôt de l'histoire de ces magnifiques dames de bronze dans le prochain billet.
à suivre




26 janvier 2020

Nouvelles Chroniques de ma Venise en janvier (2)

lundi 20 janvier
Dialogue avec une mouette. 
Je ne l'avais pas vraiment remarquée en poussant la double porte de verre qui sépare le hall des Crociferi (1) de la terrasse du café où je m’apprêtais à passer un moment pour lire le journal. Un matin ensoleillé, idéal pour ce début de semaine, Un ciel très bleu, l'air sec gorgé de senteurs iodées et à l'horizon les montagnes enneigées qui se détachent sur l'eau de la lagune. Je me régalais d'avance du macchiato fumant et des croissants achetés au passage (un détour) chez Rosa Salva, le pâtissier du campo San Giovanni e Paolo. La température extérieure en dépit du soleil et l'heure matinale m'offraient l'opportunité de prendre mon café seul et en toute quiétude. 

La terrasse en bois, accolée à la façade de ce qui fut le couvent des Crociferi puis siège de la Compagnie de Jésus à Venise, donne directement sur le canal. Officiellement dénommé rio dei Gesuiti mais aussi, pour les vieux vénitiens, le rio di Crosiechieri, c'est ne large voie d'eau assez fréquentée qui permet l'accès au centre de Venise. C'est par là que passent les barques de marchandises destinées au marché du Rialto, les livreurs et les taxis qui font la liaison avec l'aéroport. Mais le lundi, il y a peu de livraisons et le bruit des moteurs qui parfois rappelle le fatras sonore des villes en proie à la circulation automobile, se fait plus que discret. A gauche, comme un portique d'entrée dans la ville, le ponte Donà du nom de la famille patricienne des Donà delle Rose dont l'énorme palais qui déploie sa façade sur les Zattere depuis les début du XVIIe siècle fut construit par le doge Leonardo (2).


J'étais donc décidé à passer un moment d'agréable solitude, au soleil, dans la quiétude des lieux vides de touristes (les Crociferi sont devenus depuis quelques années une agréable résidence d'étudiants ouverte aussi aux touristes, dotée d'un restaurant, d'un bar à vins et d'un café, mais aussi d'une bibliothèque et de salles d'études). En général, je m'installe à une table contre le mur qui renvoient la chaleur du soleil et réduisent les effets agaçants du vent qui souffle assez souvent sur ce canal. Quoi de plus casse-pieds que le souffle têtu de la brise qui semble vouloir nous empêcher de lire en soulevant les pages. On dirait parfois qu'un angelot joufflu comme on en voit dans certaines peintures s'amuse à souffler sur le Gazzettino ou le livre qu'on tient ouvert devant soi dont il réussit à faire tourner trente pages d'un coup. Cela doit être le but du jeu, les petits vents ici sont facétieux, cousins de celui, très urbanisé mais tout aussi blagueur, qui joue à soulever les jupons des vedettes de cinéma de l'autre côté de l'Atlantique !).

Les fantômes, le souvenir de ceux d'antan qui tous sont devant moi partout où je porte mon regard.

21 janvier.
Ma mère aurait cent ans aujourd'hui. La marquise Rapazzini de Buzzacarini aura 90 ans dans quelques jours. L'occasion pour moi - enfin je l'espère - de revoir son fils Francesco qui vit à Paris pourtant, mais que je rencontre que très peu alors que nous étions inséparables du temps de ma vie estudiantine ici. Notre dernière rencontre date de l'année dernière ! Il avait été invité à présenter son dernier livre, un roman autobiographique qui enchanta la critique et racontait les années d'apprentissage d'un Werther vénitien. Le livre se termine à peu près au moment où nous nous sommes rencontrés. Nous pourrions nous amuser à en écrire ensemble le récit. Pour cela, il faudrait nous voir plus souvent. Peut-être pourrions-nous transcrire des pages de nos journaux respectifs, nos lettres échangées pour faire revivre cette période insouciante et solaire dans une Venise bien éloignée de ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Comme un témoignage du quotidien d'alors mais aussi d'une belle amitié.

25 janvier 2020

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 38) : Ma tasse de thé, le blog de Virginie M.



Connaissez-vous le très beau blog de VirginieM., lectrice fidèle et attentive de Tramezzinimag ? je m'y promenais tout à l'heure en attendant l'heure de la réception au consulat de France, installé depuis peu sur le Grand Canal (une première historique tout de même !), petite fête organisée pour fêter... les Rois. Le blog de la dame se nomme ma Tasse de thé et c'est un régal vraiment. Simple, raffiné, authentique et sans rien d'ostentatoire. Allez vite le découvrir et faites le connaître, son auteur a du goût et ce qu'elle dit est vraiment intéressant : 

Nouvelles chroniques de ma Venise en janvier (1)

Dimanche 19 janvier.
C'est toujours la même sensation qui s'empare de mes sens lorsque l'avion commence ses approches au-dessus de Venise. Cet autre monde qui soudain se matérialise sous mes yeux, quand jaillissent des nuages, l'immensité de la lagune et des barene puis, loin et encore imprécis les contours si particuliers de la Sérénissime. Soudain on reconnaît cette lumière unique qui éclate et éblouit, le soleil nous aveugle et dans le bleu du ciel je retrouve l'incroyable lumière qui irradie des tableaux de Bellini ou de Carpaccio. Difficile de ne pas se vautrer dans un lyrisme que d'aucuns trouveront ridicule. J'ai beau aller et venir entre mon quotidien bordelais et la ville qui fait battre mon cœur et occupe mon esprit, cette ville-univers d'où je viens et qui m'a fait celui que je suis, me savoir à quelques encablures de ses rues et de ses canaux, est toujours pour moi une grande émotion. 

C'était autrefois - lorsqu'il était encore plus simple et moins coûteux de prendre le train, le moment où - descendu du wagon, j'allais le long du quai, suivant la foule des voyageurs, jusqu'au grand hall de la gare, ravi, pressé. Je prenais garde à ne rien laisser paraître de mon impatience et de ma fougue. J'avançais rapidement, l'air revêche sûrement, le pas sûr de celui qui sait où il va quand les autres voyageurs semblaient hésiter. Le large couloir qui mène au hall de la gare, les grandes baies vitrées et soudain, sur le promontoire qui s'ouvre sur la ville, l'apparition : Venise est là qui jaillit sous nos yeux avec ses palais et ses églises, les pigeons et les mouettes, la foule des passants qui vont et qui viennent, les bateaux qui circulent, les sons, les odeurs, la lumière. 

Un palcoscenico dans lequel on pénètre en descendant les marches. Seulement, ce merveilleux théâtre-là, nous n'en sommes pas que les spectateurs : arriver à Venise fait de nous des figurants pour la plupart, des acteurs pour ceux qui vivent ici qui participent tous à une des plus extraordinaires représentations scéniques dotées du plus beau des décors.

Descendre de l'avion, monter dans un bus brinquebalant, sortir de l'aéroport, monter dans un autre bus, pour moi le 5, et pendant vingt courtes minutes traverser la campagne et la banlieue de Venise. Au gré des arrêts, les gens qui montent et qui descendent, avec beaucoup d'asiatiques et d'esclavons qui logent à la périphérie de la Sérénissime dans des hôtels-champignons surgis dans les endroits les plus inattendus. Et puis, les jours de semaine, des filles et des garçons qui vont à l'école, des femmes et des hommes qui vont travailler ou faire des courses. La vie normale comme partout ailleurs. Les bourgs traversés, les centres commerciaux, les rares fermes qui subsistent encore et leurs champs à perte de vue, cela n'a rien d'exceptionnel. Pas vraiment grand-chose de beau ou même seulement de joli en chemin. Il faut alors se rabattre sur les physionomies des passagers. On y retrouve parfois un visage à la carnation pareille à celles des personnages qu'on voit dans les tableaux des maîtres vénitiens, la même beauté dans certains regards que chez Bellini, la même allure que chez Carpaccio le même port de tête que chez Titien ou Mantegna.

Je préfère fermer les yeux, non par fatigue ou lassitude, mais parce que ce trajet en autobus, ces avenues modernes et sans âme, cette campagne de plus en plus rongée par des constructions immondes, c'est toute la laideur du monde que je viens de quitter et que je félicite d'avoir laissé derrière moi pour un temps. Je me laisse peu à peu bercer par une musique intérieure ; mes pensées élaborent déjà les éléments qui jailliront bientôt à ma vue et vont nourrir ma joie dans quelques minutes. Les visages croisés, de tous âges, beaux ou laids, me remplissent de joie. En fermant les yeux, c'est Venise qui est là, déjà. Quand je les ouvre de nouveau, nous roulons sur le pont de la Liberté, ce long bras artificiel qui porte mal son nom finalement car sa construction aliéna une république fière et confisqua l'indépendance et la liberté de son peuple.

"Se Venezia non avesse il ponte, l'Europa sarebbe un'isola”.
Le poète Mario Stefani disait que si ce pont venait à disparaître, l'Europe deviendrait une île. Venise est un continent, un monde, une civilisation. Le reste de la planète n'a qu'à bien se tenir, nul autre lieu au monde pour lui faire ombrage. La Sérénissime est là, devant mes yeux. Je suis enfin arrivé chez moi. Et c'est au poète disparu que je pense, mais aussi à ses frères en littérature, Diego Valeri le seul relativement connu des français, Aldo Palazzeschi, Virgilio Guidi, et tant d'autres, en arrivant ici.


Arriver tôt le matin est vraiment agréable. Le mois de janvier amène peu de monde encore. Il faudra attendre le carnaval pour que les foules arrivent. Redécouvrir la lumière unique de Venise en hiver est un des petits bonheurs qui sont donnés quand on revient après plusieurs semaines. Lorsque j'ai quitté Venise la dernière fois, le ciel était très pur mais l'orage menaçait, il faisait très chaud et les hordes de touristes occupaient presque toute la ville. 

Aujourd'hui, sur la fondamenta devant la gare, sur le pont de Calatrava, Piazzale Roma, il y a le monde habituel, comme dans toutes les villes à l'endroit où se nouent les réseaux de circulation, des collégiens, des hommes d'affaires, des ouvriers, des ménagères... La vie au quotidien. 

Le ponton du vaporetto que je prends, tout au fond de la fondamenta la plus éloignée du grand canal qui débute ici, abrite une demie-douzaine de personnes. Seul un couple de touristes, jeunes gens sac à dos, anglais ou australiens, est un peu hésitant, ils regardent nerveusement les panneaux, vérifiant et revérifiant sur leur smartphone l'adresse de leur gîte. 

Ils ne savent pas encore qu'il faut toujours - et encore plus à Venise - se laisser porter par les rues qu'empruntent nos pas. Le sauront-ils jamais si personne ne le leur explique, ne le leur apprend... Venise mériterait qu'on l'enseigne à ses futurs visiteurs !

Cette cité bien réelle a un rapport différent à la topographie, un mode de référence non euclidien et pourtant qui n'est ni fantaisiste ni anarchique. tout a un sens à Venise et depuis toujours. Hugo Pratt n'a jamais cessé de l'exprimer dans ses livres. Cela explique le malaise de Rousseau, et peut-être avant lui, celui de Montaigne. De Montesquieu ensuite. On évolue ici dans un univers peu cartésien.


Cartésien en revanche ce désir de lutter contre tout ce qui volontairement ou non délite peu à peu l'authentique cité des doges au profit d'une uniformisation des mœurs et des esprits que bien peu critiquent ou dénoncent. Il y aura dans quelques heures une manifestation  aquatique qui risque d'attirer beaucoup de monde. Il s'agit de lutter contre le motondoso, terme employé ici au sujet des remous dangereux pour les fondations des bâtiments provoqués par les bateaux à moteur. 

Longtemps on ne circulait sur les canaux qu'en barque à rames. Même les navires munis de voile devaient s'ils étaient admis sur le grand canal, abaisser et utiliser les rames. depuis les années 80, le bateau à moteur est devenu le moyen de transport le plus utilisé pour transporter les marchandises, les personnes. Entre les vedettes de la police, les ambulances, les pompiers mais aussi les vaporetti et puis les embarcations privées - qui n'a pas vu des hors-bords quasiment proue en l'air menés par de fringants play-boys les yeux cachés par des lunettes de soleil, avec de la musique très forte, filant le long du canal de la Giudecca ou sur le Bacino di San Marco, laissant derrière eux un sillage remuant ? La maréchaussée veille avec des radars et des patrouilles régulières mais le mal est fait 

Promenade à Castelllo avant de rentrer me faire une bonne tasse de thé. Le trône de l'apôtre est toujours à sa place. Personne sur le campo hormis quelques personnes qui promènent leur chien. Superbe lumière. Je l'avais presque oubliée.

Belle et longue journée que j'achève avec ces lignes dans mon journal. La Marangona sonne minuit.

22 janvier 2020

Trop de touristes ça tue le tourisme ou pas ?



Question fondamentale que devraient se poser toutes les villes du monde qui sont envahies périodiquement pour certaines, en permanence pour les autres. Cet afflux quasi permanent de hordes que nous dénonçons depuis le début sur ce blog est-il bénéfique ou bien seulement toxique, éminemment nocif pour les autochtones et leur quotidien ? Difficile sujet finalement car il ne s'agit pas de toucher à la liberté de mouvements des gens, à leur envie de découvrir à leur tour les merveilles que recèlent notre planète. 

© Tramezzinimag - 01/2020.
J'étais hier matin sur une terrasse au soleil, quelque part dans un quartier relativement excentré de Venise. Une lumière exquise sous un froid de canard, les montagnes enneigées à l'horizon (moins blanches que l'an passé à la même période cela étant) des vols de cormorans pour rayer un ciel bleu sans nuage. Je me prends souvent dans ce lieu le matin pour lire les journaux avec un macchiatone bien chaud et des croissants fourrés que je passe prendre chez Rosa Salva (avec souvent un premier macchiato au comptoir dans cette fameuse pâtisserie située au pied de la statue du Colleone. Un de mes rites vénitiens, comme les tramezzini partagés avec les chats de l'Ospedale voisin. Mais là n'est pas mon propos (J'en reparlerai dans un prochain billet.)

J'étais donc attablé au soleil, quand deux français se sont installés à quelques tables de moi. Je n'écoutais pas particulièrement leurs propos mais soudain une phrase impossible à entendre sans réagir m'a poussée à intervenir (en français). Dans ces cas, je prensd inconsciemment une voix un peu différente et avec un accent italien, voire vénitien - serai-je prétentieux en fait ? - en m'excusant de me mêler de la conversation, j'essaie de rétablir la vérité. L'homme, habitant à Barcelone racontait qu'il n'avait rien mangé de vraiment bon ici et que tout était cher. La jeune femme, sa sœur ai-je appris un peu plus tard et qui vient de Beaune, temporisait les critiques. "Tu comprends dit-il, ici on me parlait de délicieux tapas mais je n'en ai pas vu dans les restaurants".

A deux pas d'ici, le long de la Fondamenta de la Misericordia, à Sant'Alvise, une pléthore de cafés et d'osterie, d'enoteche, propose chaque soir des centaines de kilos de ciccheti, nos tapas à nous pour accompagner les centaines d'hectolitres de vins blancs et rouges, de bières et de spritz qui sont consommés par les vénitiens et les étudiants premiers animateurs de ces lieux,sans parler des concerts et bœufs improvisés très souvent, folk, blues et jazz, mais aussi depuis quelques années de musique baroque avec le désormais fameux Bacharo Tour, joli et ingénieux jeu de mots sur le Bach des cantates et le terme bacaro qui désigne en vénitien ces bars où on se désaltère et mange dans façon depuis des siècles. Je leur ai parlé de tout cela. Encouragés, ils m'ont demandé quel conseil pour le temps qu'il leur restait à Venise (l'après-midi). A l'albergo où l'homme avait logé, on lui avait conseillé l'inénarrable - et doté de vraiment peu d'intérêt - un musée privé consacré à la torture et aux mystères, un truc pseudo-culturel attrape-gogos fort cher au demeurant pour ce qui est proposé aux visiteurs...



Cela m'a fait penser à cette émission que diffusa France-Culture l'été dernier. Elle est encore disponible en podcast (ci-dessus). Un point de vue et des échanges intéressants. 

Beaune, Venise, Bordeaux, des villes bien différentes mais liées par le même "contrat" avec l'UNESCO, dont l'inscription au Patrimoine de l'Humanité renforce l'attirance des touristes, amenant de plus en plus de visiteurs qu'il faudrait préparer, accompagner dès avant leur séjour. la jeune femme de Beaune m'xpliqua ainsi la difficulté pour les habitants de trouver désormais à se loger, les prix qui grimpent, les commerces de proximité qui ferment et que remplacent des boutiques de pacotille. Je leur parle des Grandi Navi, de la maternité qui a failli fermer, comme certaines écoles, les boulangers, les bouchers, les épiciers qui sont remplacés par des magasins de masque et de verroterie made in China, et les loyers qui ne cessent de monter obligeant bien des vénitiens à quitter le centre historique pour habiter toujours plus loin sur la Terraferma. Même chose partout. C'est un constat lourd et triste.

N'est-ce pas seulement le combat de plus en plus vif et outré entre le profit et la beauté, entre le profit et la liberté, le profit et la vie ? Ce paradigme insupportable qui place la croissance et l'argent avant tout le reste et dévore la planète comme le cœur et le bonheur des gens ? C'est ce qui rend Venise si importante. Car à Venise, tout cela s'est déjà joué et depuis des siècles. Les vénitiens d'autrefois ne furent pas de doux anges rêveurs. La ville fut une sorte de New York médiéval, ou pour reprendre les propos de certains historiens et économistes, Venise demeura ce que fut la Grande-Bretagne au XIXème siècle, la reine du commerce. Pendant cinq siècles de 1100 à 1600, elle domina l'économie mondiale, commerçant avec le monde de son époque, depuis la Baltique jusqu’à la Chine, en passant par l'Afrique. L'argent y a toujours eu une place privilégiée, poussant même ce peuple de chrétiens à devenir parfois pire que les marchands du Temple. Les vénitiens n'ont-ils pas détournée la foi des princes d'occident et de leurs peuples qui furent à l'origine des croisades, à leur unique profit. Gagner sur tous les tableaux : vendre des bateaux, des armes et des mercenaires et se servir après la bataille, récoltant un extraordinaire butin d'or et d'argent, d’œuvres d'art et de main-d’œuvre. Cela a fini par leur coûter liberté et fortune. Il aura suffit d'un peu moins de trente ans après la trahison du petit corse pour que la république déjà bien affaiblie en 1797 mais encore richissime, soit totalement anéantie, ruinée, vidée de ses forces vives et pendant les années que dura l'empire de l'aigle, de ses trésors artistiques aussi.

Avoir déjà vécu tout cela et demeurer entière, debout, vivante, n'est-ce pas une leçon , un exemple. Les civilisations sont mortelles. Certaines ont plusieurs vies. Le lion ailé et les chats ne furent pas un symbole poétique. Venise est un merveilleux exemple de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire. Un laboratoire pour aider à la réflexion moderne sur la ville de demain. Depuis longtemps, des architectes, des urbanistes se sont inspirés de son modèle. Des milliers de pages d'études ont été publiées qui montrent combien l'invention de Venise, les méthodes qui lui ont permis de survivre, ses règles et ses lois peuvent orienter les politiques urbaines et sociales de la Ville contemporaine et préparer celles de demain. Les réflexions actuelles - non pas celles des politiques trop enchaînés au modèle financier ultra-libéraliste mais aux groupes liés à la Convention de Faro, dont forcément on parle peu, offrent, une voie nouvelle au sein de la Communauté européenne, grâce à ce document dont l'objectif est de mettre en avant les aspects importants de notre patrimoine dans son rapport aux droits de l’homme et à la démocratie. Elle défend une vision plus large du patrimoine et de ses relations avec les communautés et la société. La Convention est née pour nous encourager à prendre conscience que l’importance du patrimoine culturel tient moins aux objets et aux lieux qu’aux significations et aux usages que les gens leur attachent et aux valeurs qu’ils représentent. C'est un autre paradigme qui est proposé et Venise en est le laboratoire naturel.
Si ce sujet vous intéresse, voici quelques lectures conseillées :

Jean-Claude Barreau
Un capitalisme à visage humain : 
Le modèle vénitien
Fayard, 2011

Présentation de l"éditeur : Venise n’a pas toujours été une ville morte, une ville musée saturée de touristes telle que nous la connaissons aujourd’hui. Durant cinq siècles, la Sérénissime fut une cité grouillante, commerçante, souvent belliqueuse, à la tête d’un empire qui domina une grande partie du monde occidental et oriental, avant de céder la place à la Grande-Bretagne.Comment un républicain aussi convaincu que Jean-Claude Barreau peut-il choisir l'oligarchie vénitienne comme modèle pour notre société ? Parce qu’elle inventa un capitalisme intelligent, respectueux de son peuple, fondé sur le sens de l’État de ses élites. Parce qu'avoir de l'argent impliquait plus de devoirs que de droits. Bien avant les protestants de Max Weber et leur célèbre éthique, les Vénitiens inventèrent le capitalisme moderne (la Bourse, les banques, la lettre de change, la comptabilité double), mais aussi l’écologie au quotidien, une certaine forme de laïcité, le non cumul des mandats et la justice égale pour tous. Parce que les riches qui dirigeaient ce monde avaient à cœur de le préserver, de le faire fructifier et non de le consommer. Comment construire un capitalisme à visage humain ? En ces temps de crise, la question est d'une grande urgence. Venise nous donne une partie de la réponse et Jean-Claude Barreau une magistrale leçon d'économie politique.   

Vincent Freylin 
Venise ou le capitalisme vertueux 
in Valeurs Actuelles, 03/03/2011

21 janvier 2020

Elle aurait cent ans aujourd'hui


Mathilde, Notre mère, grand-mère et arrière-grand-mère
( 21 janvier 1920 - 20 mars 1993 )
pastel par Jeanne Brun, 1976

02 janvier 2020

Paraît qu'à Venise...: Moi, les gros bateaux, je ne peux pas les encadrer...

Vu sur le site de J@M, Paraît qu'à Venise... ce clin d’œil savoureux sur une idée de liliforcole, autre ami et fidèle lecteur, membre de notre vieille confrérie des Fous de Venise. Si vous ne connaissez pas encore le site "Paraît qu'à Venise" né en 2011, abonnez-vous, sa vision décalée de Venise et de sa lagune, vaut souvent le détour.

"Venice in oil" de Bansky (reprise de FB), sur une idée de Liliforcole / © J@M - 2019.

01 janvier 2020

Capodanno 2019


TraMeZziniMag souhaite à ses lecteurs 
et à leur famille ses meilleurs vœux pour 2020.
Que cette nouvelle année soit pleine de joie et de bonheur !

30 décembre 2019

Les variétés de pigeons à Venise. Réflexions pour servir à un inventaire

Monet et sa seconde épouse Alice Hoschedé
N'est-il rien de plus agaçant qu'un pigeon ? Tout le monde apprécie les petits moineaux, ces petites créatures qui semblent toujours joyeuses, qui volètent joyeusement et pépient à longueur de journée exprimant une joie de vivre contagieuse. Mais les pigeons qui du ras du sol semblent toiser les humains, persuadés de leur irrésistible beauté, imbus d'une supériorité dont ils sont seuls à avoir conscience, nous sommes nombreux à s'en agacer. Venise et les pigeons. Une image d’Épinal passablement éculée. Ce volatile plein de vices s'emploie à pourrir les moindres rebords des édifices, sans aucun respect pour la splendeur des monuments, qu'ils savent transformer en quelques mois en un amas de fumier qui les fait roucouler de plaisir. On les a donc chassés de la Piazza - ou du moins on a essayé - et ils sont enfin moins nombreux. Plus question de les nourrir et du coup, plus question non plus de se faire photographier avec quelques spécimens sur la tête, les épaules ou les mains. Alice Hoschedé, la seconde madame Monet, ne pourrait plus poser comme elle le fait sur la photo.


Cela me rappelle une anecdote qu'on m'a un jour raconté. Un ami de la famille, surnommé Cab, artiste bohème, très ami de mon arrière grand-mère et de ses sœurs, se rendait très souvent en Italie. Il fit un séjour dans les années 20 - ou bien peut-être était-ce avant la première guerre mondiale - avec deux frères d'origine suisse, jeunes auteurs rencontrés chez les Flammarion où il était illustrateur. Les jeunes gens ont le regard aiguisé et les commentaires acerbes comme souvent les voyageurs aisés et cultivés qui arpentaient les hauts-lieux de l'art en Europe. Cab fit beaucoup de dessins et écrivit de nombreuses lettres. Max et Alex Fischer firent de leur séjour à Venise cette année-là un charmant petit ouvrage, les notes de leur journal de voyage.

Il s'agit d'un photographe qui opère en plein air... Nous sommes sur la Piazza où tous les touristes déjà se devaient de passer pour se montrer, par un après-midi ensoleillé, en dépit d'un début de journée tout en grisaille. L'été touche à sa fin, partout les glycines se mêlent aux lilas, persistant à répandre sur toute la ville un délicieux et entêtant parfum. Nos jeunes messieurs, attablés à la terrasse de Lavena, observent le palcoscenico. A cet endroit, comme aussi sur la Piazzetta, au marché du Rialto le matin et à l'arrivée des trains à Santa Lucia, le spectacle est quasi permanent. Un même décor pour des scènes à chaque fois différentes. Comme dans la Commedia dell'Arte, le canevas est souvent identique, les protagonistes changent, mais "the show is going all again and again". Il fait beau. Les badauds passent, s'attardant devant les vitrines des boutiques, admirent les mosaïques sur la façade de la basilique que le soleil fait briller comme une chasse couverte d'or et de pierreries. Un photographe a installé son attirail à deux pas du Café. Son appareil posé sur le châssis avec le lourd rideau de toile noire, son enseigne de bois peint à ses pieds posée contre un grand sac de cuir un peu fatigué. L'homme n'est plus tout jeune. Il porte une blouse verte et un chapeau pointu en feutre clair qui le font ressembler à ces paysans que l'on voit sur les toiles des Macchiaioli, ces peintres qui initièrent la peinture italienne moderne. Il a la peau hâlée, une large moustache, une barbe de quelques jours et des cheveux en bataille sous son feutre. L'homme interpelle les passants dans un français approximatif. La pancarte écrite dans la langue de Molière, mais aussi en italien et en allemand, annonce la couleur :
Faites-vous photographier ! Ressemblance garantie !
Retouches possibles avec supplément
15 Lires seulement les six cartes,
(20 Lires avec les pigeons)
Les couples passent et le frôlent sans s'arrêter, des enfants regardent l'imposante machine aux cuivres rutilants. Quelques volatiles tournent autour de sa sacoche, certainement attirés par le sac de grain qui permet d'attirer les volatiles pour la photographie. L'orchestre a repris son récital, il règne sur la piazza une atmosphère bon enfant, les serveurs s'affairent, obséquieux et semblent danser autour des tables, les ombrelles tournent sur les épaules des dames, des messieurs passent en fumant leur cigare. Le photographe tournait autour de son appareil, répétant à chaque passage de touristes : "Venez, venez donc vous faire photographier ! Prenez la pose, Belles Dames, Honorables Messieurs, Excellences, c'est le moment ! 20 lires avec les pigeons ! "... Et il ajoute : " Venez, venez ! Ressemblance garantie. 15 Lires les six cartes sans les pigeons ! Arrêtez-vous ! Prenez la pose ! C'est le moment, c'est l'instant !"...

Un touriste s'arrête. Il porte beau ses cinquante ans, vêtu d'une redingote de drap gris, avec une splendide Lavallière d'un splendide vert. Une fleur à la boutonnière, son Baedeker à la main, il brandit sa canne en direction de sa femme et d'une jeune femme, presque une fillette. leur fille sûrement, pour qu'elles le rejoignent.

-  Avec pigeons 20 lires ?"

- Oui signore !" répond l'artiste dans une courbette un peu ridicule. Il a enlevé sa jaquette. A gesticuler ainsi autour des passants, il a chaud. Le gilet et le chapeau posé sur le sac de cuir, il s'éponge le front avec un mouchoir rayé. Son visage cramoisi est mouillé de sueur. Il sort trois ou quatre grains de maïs de son sac et les jette aux pieds des dames, puis en glisse trois cinq ou six autres dans la main de l'homme, après lui avoir fait tendre le bras devant lui. 

Et aussitôt, d'un coup d'ailes, trois, quatre, cinq pigeons accourent. Ces figurants ont du métier. Ils sont prestes, légers et se font élégants, ravis de cet encas improvisé. Il y a toujours d'autres touristes pour observer la scène, parfois un artiste qui en profite pour faire un croquis.

-  Ne bougeons plus surtout, Madame, Monsieur, Mademoiselle !" recommande le photographe en se couvrant du drap noir et la poire à la main, il déclenche l'obturateur. Un clic. Un déclic... 

- Voilà, Monsieur., Merci Monsieu ! et l'homme s'incline de nouveau. Les pigeons traînent encore autour du groupe. "Avec pigeons, seulement cinq Lires de supplément : 20 Lires, Monsieur"...

Les frères Fischer, en bons parpaillots, savent compter. Ayant observé la scène, ils ont vite tiré des conclusions : Puisqu'on compte environ trois cent grains dans une livre de maïs et qu'à Venise, celle-ci coûte une lire et demie, le prix de revient des dix grains pour le photographe est de cinq centimes. Bénéfice net : 150 lires par livre. "Avec pîgeons..."
 



Le lendemain soir, lors de la passeggiata, Max et Alex buvaient un cordial dans un caffé à la mode de la Frezzeria, quand ils reconnurent le photographe. Visiblement éméché - peut-être un verre de chianti de trop, il faisait si chaud ! - disait à des gondoliers installés comme lui au comptoir : 

- Des pigeons, Place Saint-Marc ? il n'y a que ça !... Mais ce sont ceux qui n'ont pas d'ailes qui, seuls, se laissent plumer.

Et il éclata de rire, rejoints par ses acolytes. Rien de nouveau sous le soleil de Venise, vous en conviendrez, amis lecteurs !...

Librement inspiré de Venise, Pages d'un carnet de notes 
écrit par les frères Max et Alex Fisher, 
paru chez Flammarion en 1928.

22 décembre 2019

La ville qui n’existe presque plus par Linda Lê

Paolo Barbaro, Les deux saisons

Linda Lê est un écrivain qui aime les livres et la langue française qui a été pour elle un refuge quand il lui fallut quitter, très jeune son pays natal en guerre. Cette femme formidable que  l'on découvre livre après livre et dont les mots frappent parce qu'ils défendent ou honorent. Sur le site de Christian Bourgois son éditeur, cette citation :
« La littérature n'est pas faite pour les acquittés, elle n'est pas faite pour les élus. Elle est dans le camp des victimes et des sacrifiés, dans le camp des condamnés qui essayent, comme moi, de trouver leur salut et qui se cassent les dents. »
Je ne l'ai vraiment découverte qu'à travers une interview de Catherine Argand pour l'express en 1999. Ce qu'elle disait de son rapport à son père disparu m'avait bouleversé. J'ai quatre enfants, à l'époque la dernière de mes filles avait à peine trois ans, j'étais terrorisé à l'idée de partir trop tôt, de les laisser sans avoir eu le temps de leur offrir mon amour, ma passion, mes mots et mon soutien. Je voulais ne jamais avoir à les laisser, ni à les blesser jamais. Je n'ai pas vraiment réussi. Si Dieu m'a prêté vie jusqu'à aujourd'hui, l'atomisation de notre famille quelques années plus tard ne les a pas épargnés, et je ne m'en guéris pas. Linda Lê exprimait cela dans cet échange. Plus tard, elle a écrit « Cronos », chant d'amour d'une terrible puissance.

Je citais dans un précédent billet parmi les livres qui ont pris les saisons comme prétexte et dont leurs auteurs, tous trois différents, présentent au fil de leurs pages le même amour, la même passion, le même enthousiasme pour la cité lagunaire. Pour le site/revue littéraire En attendant Nadeau, avec qui elle collabore régulièrement, Linda Lê a écrit en février 2018, un bel hommage à Paolo Barbaro en nous offrant une lecture très sensible de son dernier livre, qui va vers l'essentiel. Une bel hommage que nous sommes heureux de reproduire ici, avec nos remerciements à l'auteur, aux photographes et au site www.en-attendant-nadeau.fr, sans qui nous n'aurions pas découvert cette critique d'un ouvrage que je vous invite à lire au plus vite.

« La ville qui n'existe presque plus» par Linda Lê.

En exergue à son essai Si Venise meurt, l’archéologue et historien de l’art Salvatore Settis a placé cette citation extraite des carnets de notes d’André Chastel : « On ne conquiert pas Venise. On ne l’invente pas. Elle a son dieu sur les campaniles. Son démon partout.

Et le démon de Venise, qu’il se confonde désormais dans l’esprit de certains Vénitiens avec le touriste, ou qu’il prenne l’aspect d’une modernité synonyme d’uniformité, risque bien d’avoir raison du « murmure d’eaux et de voix sur le flanc de basilique » qui faisait, d’après André Chastel, la beauté de la ville. D’aucuns voudraient continuer à croire que la beauté sauve le monde ; or la beauté ne sauve rien, pas même la Sérénissime, car le peuple de Venise, prédit Salvatore Settis, est menacé de disparaître, non pas, rappelle-t-il, « par la main d’un ennemi sans pitié ni sous les coups d’un conquérant », mais parce que l’oubli de soi lui aura été fatal.
.
Dans son Journal à deux, qui date de 1987 et donne à lire les confidences de Dario le géomètre et celles de sœur Adriana, la supérieure d’un couvent de Padoue, Paolo Barbaro laisse deviner à quel point il est fasciné par ce qui décline, ce qui est sur le point de périr, d’être englouti. Préférant traquer autour de lui ce qui se situe dans les marges, il a un regard qui s’attache moins aux splendeurs qu’aux tanières solitaires. Tout comme il avoue volontiers un intérêt certain pour les rejetés, les égarés, il n’est attiré que par les fissures, les coins d’ombre, les paysages désolés. Il doit à sa formation d’ingénieur de n’être pas resté toute sa vie en Vénétie, sa terre natale, mais d’avoir élargi son horizon en travaillant en Afrique ou en Iran, même s’il est toujours revenu à Venise pour écrire, non pas uniquement des récits ou des romans, mais aussi des essais sur la construction des barrages.

Paolo Barbaro, Les deux saisons
© Philippe Roos




Parfois effaré par la transformation de Venise, « ville de l’imaginaire », ville-œuvre d’art, en Luna Park où des armadas de jeunes travaillent pour le tourisme et traitent avec une grossière désinvolture les visiteurs pressés d’une ville dont les habitants les plus clairvoyants déplorent qu’elle soit devenue la ville de l’exode (les Vénitiens s’exilant loin du centre, se sauvant dans les marges), la ville de l’abandon, la ville de la dégradation continuelle, la ville du retour au Moyen Âge, la « ville qui n’existe plus », Paolo Barbaro ne rallie toutefois pas le chœur des prophètes du pire : en témoignent au moins deux de ses livres, Lunaisons vénitiennes, paru en 1990, et Petit guide sentimental de Venise, publié huit ans plus tard. Venise y est décrite comme la ville la plus étrange et la plus belle, la plus artificielle et la plus naturelle, la plus parcourue et piétinée, la plus visitée et inconnue… « Elle est rêve, mais elle est encore ville, si seulement nous nous réveillons un peu. »

Des palais aux usines de Marghera, de l’île de San Michele, l’île cimetière, lumineuse et obscure, au nœud coulant que forment les ruelles de la cité, des hérons aux tableaux d’Arcimboldo, de Sant’Ariano, l’île refuge des exilés, à la Scuola dei Morti, où l’on étudiait les Offices des morts, des îles disparues au dédale des canaux, en déambulant çà et là, Paolo Barbaro nous dévoile ce qu’il nomme son image de la ville intériorisée, et reste convaincu qu’en comparaison des métropoles, des « innombrables fourmilières de la Terre », semblables à d’étranges lieux de folie, Venise reste vivable. Ou alors, se demande-t-il, n’est-ce pas dans la Cité des Doges qu’est la folie ? Quoi qu’il en soit, chacun s’y promène avec une part du labyrinthe qu’il porte en soi et se persuade que Venise « résiste parce qu’elle est ce qu’elle est : un cas de beauté, un paysage mental, presque insupportable durant ces jours difficiles ».

Paolo Barbaro, Les deux saisons
© Yann Gar
Livre posthume, paru en 2016, deux ans après la mort de son auteur, Les deux saisons est une de ces œuvres à double face qui évoquent l’arrière-saison d’un amour et celle d’une vie, avec une délicatesse infinie. Dans ces pages, le magnifique guide vénitien qu’est Paolo Barbaro dans ses autres textes se fait élégiaque, racontant mezza voce la fin d’une liaison : Dario, un assureur habitant Trieste avec sa femme et ses deux enfants, rencontre Bruna, une Vénitienne, sur un pont de pierre blanche, le pont Tordu ou le pont des Voiles. Commence alors une idylle entre l’« assureur sensible » et Bruna l’esseulée, qui attend la visite de ce dernier un jour par semaine, à 16h54. Jusqu’à cet après-midi où Bruna annonce son intention de quitter Venise pour Milan, où son amant pourra toujours, lui dit-elle, lui rendre visite : « Je t’attends » est son antienne. Elle n’en disparaît pas moins. La première partie du diptyque se termine ainsi, rien n’est résolu ni scellé, tout reste en suspens, comme si rien à Venise ne pouvait se dénouer. Dans le deuxième tableau du diptyque, « Journal d’hiver », rien non plus ne se dénoue vraiment, quoique celui qui tient ces carnets ne trouve son bonheur qu’en écrivant. Il note presque uniquement des détails insignifiants, mais sa manière de se mettre à l’écoute du monde et du silence de Venise, quand le promeneur s’éloigne du centre et de la piazza San Marco, rend ces fragments pareils à des poèmes en prose où l’on peut, entre autres merveilles, contempler « l’arbre muet », « haut d’une vingtaine de mètres, vert sombre, fuselé, compact », et qui reste immobile, élancé, replié sur lui-même, sans bruit.

Paolo Barbaro n’a rien d’un oiseau de mauvais augure, il possède ce don, précieux entre tous : il s’en tient à l’essentiel avec la légèreté de qui ne s’appesantit jamais. De lui et de ses doubles, qui ont quelquefois l’air de fantômes au gai savoir, nous pourrions dire ce que lui-même dit d’Arcimboldo : « L’artiste, ironique et intellectuel, humoral et enchanteur, déplace et confirme, attire et détourne nos incertitudes mouvantes ».
© Linda Lê