26 août 2018

La lettre reçue



"Mi sono innamorato di te" chante Luigi Tenco à la radio ce matin. Avec cette lettre reçue hier qui traîne sur la table, l'odeur du café et des brioches dans la cuisine, le vent qui souffle derrière les fenêtres closes, le ciel gris qui recouvre la ville, cette voix me ramène loin dans le temps ; dans ces années 80 où je vivais ici mes années d'étudiant sans projet précis, sans savoir que faire ni quoi choisir. Je me revois assis à mon bureau, calle Navarro, la fenêtre rendue presque opaque par les gouttes d'une pluie comme aujourd'hui, dense, rendue sauvage par la force du vent. Se superpose aussi l'image du jeune homme indécis et un peu confus devant la cheminée du petit appartement de la Fondamenta Coletti, à San Gerolamo. Les lambris et le tapis ancien qui donnaient à ces lieux un petit air de chalet alpin, la photo de cette fille que je ne cessais de fuir et vers qui pourtant je revenais sans cesse, le jour quand je m'interrogeais sur les choix qu'il me faudrait bien finir par faire, la nuit dans mes rêves dont elle faisait toujours partie. L'avenir m'effarait. 

J'avais déjà l'intuition qu'il ne serait pas comme je l'imaginais. Je sentais que rien plus jamais ne pourrait être comme avant. Ce n'était pas cette perspective qui me terrorisait mais l'idée que peut-être toutes ces années durant, je m'étais fourvoyé en refusant de me préparer à devenir un homme, à rentrer dans le rang et que mon adolescence sans révolte ne fut qu'une suite de moments paisibles et heureux, sans aucun contrainte, sans angoisse ni peurs. Il y a aussi l'image très claire de ces après-midis de fin d'été où ivres de soleil et de mer, nous étions soudain surpris par les premiers gros orages qui annoncent ici la fin de l'été, ciels noirs et nuages bas qui recouvrent en quelques instants la ville, rendent l'eau de la lagune d'un vert sombre, avec la pluie et le vent qui chassent les passants. Ma chambre calle dell'Aseo, près du Ghetto, et ses deux fenêtres basses sur le jardin, le poêle qui ronronne, la voix de Luigi Tenco... Et parfois, souvent, la nostalgie de tous ceux que j'avais laissé en venant ici, poussé par cet impérieux désir qui m'avait tout fait quitter pour vivre ici. 

Et puis il y eut la rencontre avec Luisa... Cette longue promenade sous la pluie, son rire, notre course à travers la ville pour rentrer chez moi nous sécher et prendre un thé bouillant... Une évidence nouvelle qui effaçait toutes les autres. puis son départ. L'absence qui ramena mes démons, mes doutes, ma confusion. J'ai retrouvé cela bien des fois dans des livres et des films. rares sont ceux qui disent ce qu'il advient du héros pris dans les filets du doute et de la peur de grandir. Cela aurait pu aider alors. Ne pas avoir à choisir. Savoir, spontanément, la porte qu'il faut refermer, celle qu'il faut ouvrir. Aller son chemin, sans regret. Spontanément. Après son départ, dévasté je retournais en France quelques semaines pour tenter d'y puiser parmi les miens du réconfort et les distractions qui m'auraient permis d'oublier. A mon retour, plusieurs lettres de Luisa m'attendaient, un livre, des photos aujourd'hui égarées. Et la vie me reprit et la joie d'aller simplement vers demain, conscient du privilège et du bonheur qu'il y a çà vivre ici.

C'est Ornella Vanoni qui chante Dettagli maintenant à la radio. Une réponse aux paroles de Luigi Tenco. Même mélancolie, mais sans dépit, sans tristesse. juste la vie qui va. Et c'est bien. Cette chanson comme pour me rappeler que toutes ces années sont derrière moi.  Années d'apprentissage, elles ont fait celui que je suis devenu. Peut-être - certainement même - étais-je déjà, ai-je toujours été celui-là. Alors tout est bien. Apaisé. Tranquille. Mais parfois, un air d'autrefois qu'on entend par hasard nous est comme un rappel de celui que nous fûmes et que nous aurions pu être davantage... Il faut alors sourire à ces images qui nous reviennent en mémoire, à ces êtres qui ont quitté notre vie, au temps perdu qu'on ne peut rattraper...  

25 août 2018

Revenir est toujours une joie


"Venezia è un adolescente delle bellisime carne dorate"
Mario Stefani

Il y avait bien longtemps que je ne m'étais pas absenté autant. En général, je ne reste jamais loin de Venise. Je ne peux pas. L'éloignement m'est toujours une souffrance. La cité des doges occupe mes pensées, à peine revenu, je ne songe qu'à repartir. Tout me ramène depuis toujours en pensée vers elle. Achaque instant son image peut surgir, il suffit d'une cloche qui sonne, une musique, une lumière, un objet,pour que surgisse mon désir d'elle. Un besoin plutôt...

Jusqu'à mes promenades dans les venelles médiévales de la charmante petite ville (heureusement encore boudée par les touristes) où je suis très souvent.  J'y retrouve la même atmosphère particulière que dans les rues de la Sérénissime, dans ses quartiers excentrés où les hordes ne passent jamais. Bref, je suis resté bien trop longtemps éloigné - depuis mai ! - et je ne devrais pas. Le manque était devenu intenable, d'autant que je sais bien qu'il n'y aura jamais aucun risque d'overdose. 

Me voilà donc de retour. Pour peu de temps, contingences matérielles obligent. Pourtant ce court passage 21 jours m'est un bonheur. De vraies vacances. Di solito (2) je passe les mois d'été ici, mais cette année tout a été tourneboulé. Mais peu importe,n'ayant rien de particulier à faire, je dispose de tout mon temps pour errer, lire, rêvasser - une activité obligatoire pour moi depuis toujours, comme mes lecteurs le savent - me baigner, dormir. "Napping sulla terrazza" (3), comme me disait ce jeune visiteur anglo-japonais rencontré dans le cloître de San Franceso della Vigna, quand je lui détaillais les genres d'activités auxquelles je m'adonne ici en ce moment. Un régal bien que les chaleurs soient cette année bien plus pesantes qu'à l'accoutumée. Rien d'original donc : se sentir en vacances, paisible, détendu, sans réel objectif ni contrainte. Se laisser vivre, simplement. Ce à quoi tout le monde aspire, n'est-ce pas. 

Bien entendu, ce serait mentir que de prétendre que vivre à Venise est toujours facile. A moins de n'avoir pas à compter, de faire partie de cette toute petite communauté de very happy few, grands propriétaires qui se partagent la ville, il est de plus en plus difficile de trouver à se loger, de se maintenir dans les lieux quand rien ici n'est jamais vraiment clair, sûr et que les nécessités du quotidien deviennent ardues à satisfaire. Il faut aller de plus en plus loin pour trouver du vrai pain, du dentifrice ou des lacets. Les nouveaux doges et maîtres de la cité, les milliardaires étrangers et les chevaliers d'industrie rachètent et transforment les bâtiments, contribuant sans vergogne à vider la Sérénissime de ses véritables habitants, la livrent en pâture à un tourisme de masse qui arpente les rues et les campi sans jamais en pénétrer l'âme. Ces pauvres gens arpentent la ville sans comprendre qu'ils ne sont pas dans un parc d'attraction, ni un musée mais dans un vrai lieu de vie, un endroit où on naît, on grandit, on vit, on travaille et on meurt. Mais je crains qu'il faille rectifier mes propos. Venise est désormais un lieu où on essaie de vivre. où on survit... Jusques à quand ? Le compteur qui marque au jour le jour le nombre des résidents du centre historique, le triste exemple de Dubrovnik désormais presque totalement vidé d'habitants, ne nous porte pas vraiment à l'optimisme... Mais laissons ces propos qui nous embarqueraient vers des horizons bien sombres. 

Laissons pour la saison froide et les ciels bas, tout ce qu'il y a à dire, les vérités qui fâchent sur ce qu'une insane petite minorité a fait de cette ville, sur cette mise à mort programmée tout à fait en phase avec l'ultralibéralisme et la démocrature. Ce concept bassement mercantile à courte vue qui, peu à peu et sans complexe aucun, s'insinue partout dans notre pauvre monde en pleine déliquescence et s'apprête à faire un sort aux valeurs humanistes, au sens du partage, de l'accueil... Jamais mieux qu'à Venise le célèbre "après nous le déluge" que le Bien-Aimé aurait lancé pour justifier la fuite en avant qui mena la France à la catastrophe, ne prend toute sa dimension. Triste et accablant constat. 

Mais bon, ce sont les derniers jours de l'été. Tout ici le rappelle. Il fait très chaud dans la ville. Après ma visite quotidienne aux chats de San Giovanni e Paolo, je me suis installé pour lire le journal et travailler, dans l'ancien cloître des Crociferi, aux Gesuiti.. Il n'y avait encore presque personne à mon arrivée. Peu de bruit alentour. C'était il y a deux heures. Maintenant les résidents de la foresteria (4) viennent prendre leur petit-déjeuner ; peu à peu les lieux se remplissent d'une population bigarrée, de tous âges et de toutes origines. Pourtant rien à voir ici avec l'embarras insupportable de l'area Marciana (5) envahis par les hordes de touristes hagards et déjà dégoulinants. Je vais rester encore un peu du coup. Cet ancien couvent transformé depuis quelques années en résidence très branchée pour étudiants l'hiver et touristes l'été est un des endroits où j'aime venir écrire, tôt le matin. 

Avec son café sélect et ses jeunes et avenantes serveuses au délicieux sourire, l'endroit est agréable et de plus en plus fréquenté. Le charme des vieux murs y est pour beaucoup bien sûr mais l'air qu'on y respire et le vénitien qu'on y parle toujours évitent à l'endroit de ressembler tout à fait à ces lieux qu'on trouve partout dans le monde et sur tous les continents. Il y règne une atmosphère vénitienne authentique. On y parle le dialecte avant l'italien ou l'anglais, le café qu'on y sert est un des meilleurs de la ville, parmi les cocktails proposés, le Bellini (6) que les jolies petites serveuses concoctent avec gourmandise, est délicieux. 

Un joli lieu pour le farniente. Avec ce ciel tellement bleu, le soleil trop ardent que tempère heureusement un petit vent qui rafraîchit, les standards de jazz que diffusent discrètement les hauts-parleurs, tout ici concourt à rendre tout plus léger. 

Même la polémique qui fait rage ici après la tragédie du viaduc de Gênes et la chasse aux sorcières qui s'en suit (que la presse locale contribue à déployer mêlant les incroyables déclarations des actuels dirigeants du pays aux allégations les plus invraisemblables), le retour décomplexé des néo-fascistes, la montée d'un racisme inconnu jusqu'alors en Italie et une hargne de la population, ne parviennent pas réellement à entamer la tranquillité des derniers jours du mois d'Auguste.

Il règne ici, c'est évident un malaise certain devant ce qui se passe partout en Europe, l'effarant exemple de la situation en France, les prises de position de l'Eglise locale mélangeant le discours évangélique à la défense des valeurs ultra-libérales, diffusant un message impossible à entendre au sujet des migrants avec le "on ne peut pas accueillir tout le monde" du cardinal Scola, le patriarche de Venise. Scandaleux message quand il est sorti de son véritable contexte - habitude courante des journalistes d'aujourd'hui - formule qui est comme un crachat au pied de la Croix, un déni du véritable message du Christ, qui laisse à croire aux esprits simples qu'abrutissent les images ostentatoires et choisies des médias qui attisent la peur et la méfiance de l'autre.Triste rappel des terribles années noires du fascisme et de sa chute..."Père, Père, pourquoi t'ont-ils abandonné ?" dirait le crucifié aujourd'hui.

Mais ne nous engageons pas dans cette direction qui va encore susciter des commentaires acerbes et me valoir encore bien des ennemis. il est vrai que ce blog n'a plus subi de cyberattaques, ni de censure depuis deux ans... Je ne cherche à provoquer personne. Je suis en vacances. il fait bon, la musique s'est adoucie et l'ancien chiostro se remplit peu à peu de touristes et d'étudiants. Paisibles, tous sont attablés à l'ombre des parasols et des arcades. La musique est douce et joyeuse à la fois. La vie reste belle en dépit de toutes ces raisons qu'on a d'être en colère, ou tristes, ou effrayés par ce qui attend notre monde demain... Cet après-midi, un petit tour en barque dans les barènes (7) et demain matin à l'aube, la plage à Malomocco. La vie tout simplement.

Notes

1- : "Venise est un adolescent aux belles chairs dorées..." 
Vers célèbre du poète vénitien Mario Stefani (page 15) de son ouvrage Elegie veneziane, préfacé par Giovanni Tita Rossa paru en 1971 et jamais encore traduit en français. Certainement l'un des meilleurs ouvrages de Stefani qui y dépeint son amour pour Venise, son quotidien et son peuple. 
2- : Habituellement.
3-: Faire la sieste sur la terrasse.
4-: Auberge de jeunesse ou littéralement maison pour étrangers.
5-: La zone qui entoure San Marco (piazza, piazzetta, Schiavoni et rues adjacentes).
6-: Cocktail inventé par Cipriani au Harry's Bar fait de champagne ou prosecco et de jus de pêches blanches, le tout très frappé).
7-: Bandes de terre et petits îlots incultes souvent recouverts par l'eau lors des marées sur lesquels poussent une végétation spécifique dont les fleurs fournissent le pollen qui permet de réaliser un excellent miel.

15 août 2018

Petits bonheurs tranquilles. Chronique d'un été vénitien (1)


Ferragosto à Venise. 15h. 30. Depuis la terrasse de la maison. Après le déploiement des cloches pour fêter le madone, de nouveau le silence. Le temps orageux qui couvrait la lagune a laissé place à un vrai beau temps du mois d'Auguste : le vent venu de la mer rafraîchit l'air et éclaircit le ciel redevenu d'un bleu pur. Plus un nuage. Autour de moi, je sens la vie qui palpite. Pourtant tout semble au ralenti. Bruits de vaisselle à l'Acqua Pazza, le restaurant voisin. le service est fini. les serveurs bavardent en défaisant les tables. Il y a encore quelques clients qui s'attardent. Le bruit du trafic sur le Canalazzo, la trace d'un avion haut dans le ciel. Peu de monde dans la rue. 

C'est le 15 août. Toute l'Italie vit au même rythme. Tout le monde est parti. A la plage, à la campagne... Il n'y a guère que les touristes pour arpenter les rues et donner l'image d'une ville à cet ensemble de bâtisses, de monuments, de campi et de calle écrasées par le soleil. Le mois d'Auguste. La brise fait danser les franges du parasol, quelques mouettes se disputent sur l'altana voisine, de l'autre côté deux chats font la sieste à l'ombre... Je voulais aller à la plage mais il fait tellement chaud. Il doit y avoir tellement de monde... j'irai certainement demain ou après, tôt le matin, quand les touristes dorment encore et que le soleil ne chauffe pas encore trop? Se baigner au petit jour ou à la nuit tombée du côté des Murazzi, un régal vraiment.

Le calme de ce jour de fête envahit tout. Envie de rester dans cette paix, les gestes lents, laisser le livre glisser sur le sol et s'assoupir doucement, se sentir partir avec la caresse du vent parfumé des senteurs marines. Le silence de la ville.  "Tutto il resto è noia" chante Franco Califano. La musique provient d'une fenêtre ouverte de l'autre côté de la maison, un homme en débardeur fume une cigarette en écoutant la chanson. Nous nous saluons en silence. un geste de la main. En bas dans la cour des voisins, une famille de touristes est venue chercher la fraîcheur. Un chien aboie sur la place. Le gondolier n'est pas là. C'est Ferragosto...

16 juillet 2018

Le Belem, une légende vivante (1)

‘‘Le brigantino, c’était la première chose qu’on voyait en arrivant sur l’île de San Giorgio, et la dernière que nous laissions derrière nous en partant. Il constituait pour nous un totem ; un objet que nous investissions d’une valeur symbolique quasiment religieuse ; c’était notre grand-frère, que nous admirions et dont nous étions fiers. Il n’est pas un port d’Italie qui n’ait vu un marinaretto, ni même un chantier naval ; il n’est pas une mer qui n’ait vu naviguer un marinaretto.’’

C'est la voix troublée par l'émotion que Lauro Nicodemo, ex-marinaretto de l’Istituto Scilla, parle du Giorgio Cini, l'ancien navire école de l'établissement dans lequel il a grandi. Il arpente les coursives, s'arrête longuement pour contempler les mâts du brigantin qui revenait pour la première fois depuis longtemps à son ancien port d'attache, au printemps 2014. 

C'était il y a quatre ans. La Sérénissime recevait en grande pompe le Belem, ex-Giorgio Cini, ex-Fantôme II, qui n'a jamais cessé de faire vibrer le cœur des vénitiens de tous âges, comme le symbole moderne du passé millénaire de la République marine de San Marco, après le Bucentaure dont on ne garde qu'une idée, un vague souvenir personnifié dans les vestiges (qui ont pu échapper à l'iconoclaste général corse qui s'acharna à la détruire, davantage pour en récupérer l'or dont il était paré que pour détruire un outil d'une puissance anéantie). 

Le Belem lui existe toujours et son entrée dans les eaux de la lagune fut accompagnée par une multitude de cris de joie et de bienvenue. Les anciens marins qui apprirent avec lui la navigation étaient là, le petit-fils de Vittorio Cini fondateur de l'Institut, les corps constitués, le Patriarche et tout Venise était rassemblé, beaucoup sur l'eau dans le magnifique cortège marin que la ville avait organisé, les autres massés sur les berges, de San Elena à San Marco. Un grand moment qu'il est impossible d'oublier vraiment.
Quatre ans plus tard, retrouvant le dossier de presse et les clichés pris à l'époque, j'ai retrouvé la même émotion. Elle demeure en moi parce qu'elle fait écho à un vieux rêve d'enfant, certainement né de ceux de mon père qui, toute sa vie voulut acquérir un bateau et parcourir les mers avec nous, ce qu'il ne fit jamais pour de multiples raisons, à commencer par l'opposition radicale de notre mère qui avait une peur panique de la mer. Elle avait pourtant vécu chacun des étés de son enfance et de sa jeunesse sur le Bassin d'Arcachon et à Saint Jean de Luz... 

Mais revenons au splendide navire-école du Comte Cini. Il était récemment à Bordeaux et mes lecteurs les plus fidèles savent mon attachement à tout ce qui de près ou de loin tisse des liens entre ces deux villes, mes deux mondes qui se partagent mes jours.

Le Belem est né français et son nom de baptême lié à sa première vocation de navire de transport de cacao, il le porte de nouveau depuis la fin des années 80. Fierté de la marine française, il est le dernier des grands voiliers-marchands du pays. Mais, il reste aussi la fierté de bon nombre de vénitiens et en particulier de tous ceux qui apprirent à naviguer à son bord. Ceux aussi qui dans les dernières années y habitèrent car avant d'être vendu et rénové, il a servi de dortoir et de réfectoire aux cadets vénitiens.
 A Suivre...

20 juin 2018

Nous ne serons jamais seuls !

Une fois n'est pas coutume, un son d'aujourd'hui destiné aux jeunes filles en fleur et aux jeunes garçons en ébullition qui seront demain à notre place, diffusé sur TraMeZziniMag. Ceux qui entendent l'anglais comprendront vite : Never be alone, n'être jamais seul... C'est ce que proclame Shawn Mendes, ce jeune chanteur canadien bourré de talent. Des paroles découvertes au moment où je rédigeais l'appel que nous venons de publier, préambule au lancement effectif, matériel, palpable de ce projet éditorial médité depuis 2010 et, timidement, initié avec la publication de Venise, l'hiver et l'été, de près et de loin... Pas de hasard, ce " tu ne seras jamais seul" : on a beau le savoir, cela fait du bien de l'entendre à la radio au moment où on décide de sortir de sa zone de confort pour démarrer, vraiment, une nouvelle aventure. Se savoir porté, sentir avec plus ou moins d'acuité, que c'est la bonne voie, le bon choix et se jeter à l'eau, parce qu'on ne sera pas seul dans l'aventure. C'est réjouissant et très encourageant. D'avance, à tous, merci !

Editions Tramezzinimag : et si nous lancions la machine tous ensemble ?


Variations en guise d'avant-propos.
Il y a quelques semaines, j'étais assis à une terrasse en train de lire Le Gazzettino quand le non de TraMezZiniMag fut prononcé. Bien évidemment je dressais l'oreille, cherchant en même temps à me cacher derrière les feuillets bien pratiques du quotidien vénitien qui ne fois déployés devaient me faire ressembler à l'inspecteur Clouzot cherchant à passer inaperçu. En réalité, j'étais installé sur une table haute, devant l'une des fenêtres du bar largement ouvertes sur la rue et les deux dames qui venaient de mentionner le sésame qui ouvrit ma curiosité étaient installées un peu plus loin en contrebas de ma place. 

Elles ne pouvaient me voir, assises à l'angle de la terrasse et ne devaient apercevoir tout au plus qu'un pan du journal avec derrière un homme en train de le lire. Il y avait du bruit dans le café. Je ne parvenais pas à tout bien entendre. Les deux dames parlaient français. l'une dit à l'autre : "je me demande à quoi il ressemble vraiment, la photo sur le blog est la même depuis des années !". "Oh pour moi ce n'est pas vraiment important, c'est ce qu'il écrit dans Tramezzinimag qui m'intéresse. "Oui, mais il écrit de moins en moins". Moue dubitative de la dame se reflétant sur la vitre : "Il a peut-être moins de temps ?" "Ou bien il est à court d'idées et puis les blogs, qui est ce qui les lit encore ? " Toi , moi, et plein d'autres". "N'empêche qu'il écrit peu". Et tu as entendu ce que disait X. (là, je censure le nom) à la visite l'autre jour ? Il va lancer une maison d'édition" "Oui, je me demande quand et où !" "Ben ici je suppose, Tramezzinimag c'est sur Venise non ?" Passée la fierté d'entendre deux inconnues parler de TraMezZiniMag et de son inventeur - ce qui demeure un petit plaisir que je serai hypocrite de refuser - je me suis dit que la rumeur se faufilant, il était temps de mettre à l'eau le navire puisque il avait déjà tellement de marraines...

Comme la part du colibri
Quatorze années de travail, souvent assidu, parfois difficile, cela mérite un peu de reconnaissance même si celle-ci n'est en rien le moteur de mes actions ni le carburant qui me fait avancer dans mes projets. Savoir que ma passion trouve encore, après tant d'années, quelque écho est effectivement un bonheur qui justifie le temps passé, les soucis et déboires que les lecteurs fidèles - et lectrices aussi - connaissent par cœur, tant j'ai (trop) souvent abordé le sujet, mais la conversation surprise par hasard - je ne m'arrête guère aux terrasses des cafés pour lire le journal que j'aime décrypter chez moi - m'a été comme un révélateur. Non pas une révélation. Aucune épiphanie

Ce que je percevais en négatif s'est déployé soudain : rien ne nait de rien et sans prétendre, notre part, aussi infime soit-elle et précaire et temporaire, a toute sa place dans le cheminement des idées. L'histoire du colibri toujours en encore. Si vraie, si belle et qui justifie les actions les plus simples, les plus dénuées d'arrières-pensées. Alors, comme une évidence, il était largement temps de passer à l'acte et de lancer cette belle idée d'une fabrique de livres, faits avec amour pour un public très large d'amoureux des beaux textes, qui partageraient avec nous cet amour de Venise, du rêve et des voyages... Mais créer une maison d'édition cela semble aisé au premier abord. Choisir des textes, élaborer une jolie maquette, et vogue le navire. Si seulement.

 

Éditer un livre est un travail minutieux, long et parfois terriblement difficile. Puis, le livre imprimé, le dossier de presse élaboré, il faut qu'il parte à la rencontre de ses futurs lecteurs, il faut qu'on parle de lui, il faut qu'on le désire et qu'on le voit chez les libraires, dans les colonnes des revues. Travail de fourmi qu'on ne peut faire seul. Certes, la petite équipe qui mitonne le projet éditorial de Tramezzinimag s'étoffe semaines après semaines et un petit pécule dort dans le coffre d'une banque prêt à pourvoir aux premières dépenses. Encore faut-il être sûrs que les lecteurs suivront, que les partenaires distributeurs, journalistes, libraires joueront le jeu et accueilleront les premiers nés de la couvée avec commisération, voire avec enthousiasme.


Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin*
Afin de mettre le maximum de chances avec nous, je lance un appel aux amis de TraMeZziniMag. Il va nous falloir plus que ce que nous avons pour le moment, pour faire face aux frais d'installation, à l'achat de matériel informatique, à la communication de lancement, et aux frais de lancement des premiers ouvrages.

Aidez-nous en devenant partenaires associés de la maison d'édition. Pour cela, plusieurs possibilités : devenir donateur ponctuel, souscrire aux premières parutions, participer au crowd-fundings qui seront lancés en France, en Belgique, au Canada et en Italie, devenir membre actif de l'association des Amis de TraMeZziniMag, voire rejoindre l'équipe à Venise ou en France. Toutes les contributions seront accueillies avec joie, toutes les propositions étudiées avec attention.




* Proverbe africain.

16 juin 2018

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 37) : "Those People", un film de Joey Kunh

Dans notre panthéon cinéphilique, New York, c'est un peu le pendant de Venise : un lieu unique, magique, formidable que des réalisateurs doués ont souvent doté d'une force telle que de simples décors ils deviennent protagonistes du film à égalité avec les protagonistes qu'on verrait différemment s'ils évoluaient dans une ville quelconque du reste du monde. C'est la raison de ce Coups de Cœur spécial de Tramezzinimag.

Le cinéma new-yorkais ou plutôt le cinéma dont l'inspiration, le thème, le décor ont à voir avec la magique ville qui ne dort jamais, ont toujours quelque chose en plus. On sait dès les premières images que l'on sera transporté avec plus ou moins de bonheur dans un univers intellectuellement riche et différent de tous les autres. San Francisco mis à part, la plupart des films situés à New York présentent un petit plus (ou un grand) qui les rend uniques et rarement ratés !  

Ceci posé, on ne rentre pas dans Those People comme dans un mélodrame franchouillard ou une comédie californienne. Woody Allen est passé par là, et tant d'autres réalisateurs new-yorkais avec lui. On peut se laisser porter par l'ambiance qui se répand dès la première image - et les premiers sons - par la photographie, les décors et ne suivre les protagonistes que parce qu'ils sont jeunes, riches, beaux, doués, sensibles... Mais ce serait faire injure à l'écriture de Joey Kunh et au jeu incroyablement vivant et sensible des acteurs. De tous les acteurs. 

On peut aussi ne considérer ce film que comme un film LGBT. On n'est pas (hélas, hélas, hélas) encore guéri de cette pensée petite-bourgeoise racornie et étroite qui fait analyser, comprendre et critiquer un film en raison de l'identité sexuelle des personnages. Mais combien on s'en tape ! Ce qui compte, et c'est universel, c'est ce qui se passe dans le cœur et le mental des protagoniste. Et avec Those People, il se passe des choses très belles, très dures qui vont changer, sur quelques mois, définitivement, la vie et le devenir de Charlie, Sebastian, Tim, London, Ursula etc. C'est finement amené, ce cheminement fait, comme pour tout un chacun, de moments de grandes joies, d'extases mais aussi de larmes, de déceptions, d'erreurs ; d'échecs et de réussites. L'histoire de Charles et Sebastian est une histoire de Coming of Age, et le sujet n'est pas leur homosexualité. C'est leur difficulté à franchir ce passage douloureux qu'on ne franchit qu'une fois et qui peut influer sur tout le reste de notre vie si on ne le réussit pas ou pas totalement. 

C'est douloureux, dangereux, pénible mais c'est un passage obligé, un guet qu'il faut franchir et la meilleure sauvegarde en l'assumant, c'est de s'y jeter à corps perdus. Ce que font tous les personnages du film, chacun à son rythme, chacun à sa manière. Aucun perdant dans ce film, si ce n'est le père mis face à sa réalité, qu'avec une incroyable violence Sebastian, son fils, le force à accepter ( il faut une morale et l'immoraliste ne saurait traverser le film en toute impunité) afin de s'en libérer et s'en désolidariser. Sebastian va montrer sa véritable nature et l'attachement qu'il porte à Charlie. Charlie va oser aimer d'amour Tim plus âgé, qui remplace inconsciemment ce père qui l'a abandonné, Tim va protéger et aimer Charlie, les personnages secondaires vont recevoir aussi leur part et tirer de tous les évènements qui traversent le film des éléments pour se mieux connaître... Bref Those People, avec des grands moments d'humour (juif New-yorkais or course !), est un film émouvant, drôle et romantique à voir et à revoir. 

Dans mon panthéon personnel, il rejoint des films aussi différents que Annie Hall et Manhattan de Woody Allen, You Got Mail avec Meg Ryan et Tom Hanks, Brooklyn Boogie et Smoke de Paul Auster et Wayne Chang... Du cinéma qui lubrifie les neurones, fait sourire et pleurer. Un cinéma plein de maîtrise qui nous rend heureux, ouverts et un peu meilleurs.

(Critique de Lorenzo Cittone publiée dans Sens Critique. 16/06/2018)

24 mai 2018

Lectures, considérations diverses et cousinage...

Lire le dernier Joël Dicker à l'ombre d'une glycine centenaire avec comme fonds sonore le pépiement des oiseaux, un ciel bleu sans nuage. Une douce paix comme je les aime. Bien sûr, il est encore très tôt. les touristes ne sont pas encore levés ; certains entament leur petit-déjeuner, les pendulaires s'excitent à l'approche du pont. Celui de leur liberté et notre aliénation. Bientôt l'été, la plage, le silence de la mer à l'aube ou au crépuscule quand tous s'en sont allés.. Mille rêveries qui me prennent soudain à l'ombre de la vieille glycine...

Joël Dicker, jeune auteur talentueux qui a l'âge de ma fille aînée, m'agace un peu. Non pas parce qu'il semble éructer avec tellement de facilité plusieurs centaines de pages sans jamais lasser le lecteur, non pas non plus parce qu'il a réellement du talent. Un vrai talent, fait d'une maîtrise de la langue, d'une imagination polymorphe, d'un enthousiasme et d'une énergie incommensurables. On ne peut que s'en réjouir pour lui et pour ses lecteurs. Non, il m'agace parce qu'il me met face à mes lâchetés, mes abandons, mes faiblesses. Comme Léo, le voisin du narrateur du roman commencé ce matin, Le Livre des Baltimore, un vieil homme qui enrage de voir le jeune écrivain qu'il apprécie et admire, passer ses journées à faire du sport ou à rêvasser et qui pourtant n'arrête pas d'engranger les succès littéraires, quand lui reste incapable d'avancer dans son roman, toujours bloqué devant son cahier n°1 qu'il ne parvient pas à remplir. 


Ce fils de libraire et de professeur de français écrit bien, il a beaucoup lu aussi et avance sur son chemin avec beaucoup d'assurance. Cela interpelle l'écrivain procrastinateur, qui fait le sourd aux appels réitérés de ses personnages. Ils ne cessent de frapper à sa porte mais lui sait bien que s'il répond, s'il les laisse rentrer, tout son univers sera envahi, bousculé, piétiné. il devra les loger, les nourrir, les aider, les écouter. car ils se feront entendre et, pareils à nos enfants adolescents qui se rebiffent et doivent le faire, ils nous cracheront mille vérités à la figure et ne nous laisseront plus jamais en paix. Sauf à mettre le point final à leur histoire dont nous ne savons encore rien, ou pas grand chose...

Bref, hauts les cœurs, il faut se remettre au travail. Écrire à Venise, sur Venise finalement est une douce chose. Mais pas une mince affaire. Tout le monde nous attend au tournant. S'il s'agit de fiction, nos personnages ;  si c'est d'histoire que nous voulons parler, les redites et les conclusions hâtives, les interprétations hâtives menacent et l'erreur comme l'approximation ne pardonnent pas. Il suffit de se promener au fil des blogs et des sites pour retrouver mille contre-vérités, des idées et des faits inventés, détournés, tout un ramassis d'à-peu-près qu'il ne faudrait pas renforcer en les citant ou en les décrivant à notre tour. Non, Venise c'est un sujet difficile. Allez, remettons-nous au travail.


En attendant de vous offrir du nouveau, chers lecteurs, TraMeZziniMag , vous propose pour vous occuper, outre de lire l'excellent roman de Joêl Dicker, d'aller jeter un coup d’œil sur un site dans lequel nous nous sommes investis au propre comme au figuré. En dépit de quelques erreurs et approximations, Cool Cousin est une communauté virtuelle dont le principe nous a tout de suite séduit. L'objectif est de mettre en contact des voyageurs potentiels avec des cousins à travers le monde qui proposent leur vision de la ville où ils vivent. 

Totalement dans la logique qui est la nôtre, ce Spirito del Viaggiatore qui sera bientôt le titre d'une collection d'ouvrages consacrés au voyage comme mode et conception de la vie et de la obligatoire à ces gogos du XXIe siècle pour qui seul le paraître compte ainsi que l'avoir et vendent leur âme à la mode et à l'argent. L'esprit Cool Cousin , c'est privilégier l'être, voir et entendre l'autre et penser le voyage comme une formation, une découverte autant des autres justement avec leurs différences, et de soi :  https://www.coolcousin.com/cities/venice/

30 avril 2018

COUPS DE CŒUR (HORS-SÉRIE 36) : La Venise de Deszö Kosztolányi

J'ai découvert l'année dernière, adressé par un vieil ami et fidèle lecteur de TraMezziniMag, un petit livre agréable et inattendu consacré à Venise écrit par l'écrivain hongrois Deszö Kosztolányi né sous l'empire austro-hongrois et mort en 1936 à Budapest. J'avais l'intention de le citer dans les Coups de Cœur du blog mais l'été est venu et le livre est resté parmi les piles d'ouvrages qui encerclent mon bureau. Je viens de le relire après avoir découvert une note de lecture sur le site Sens Critique dont je recommande ardemment la pratique. Cette critique qui m'aurait donné envie de lire l'ouvrage si je ne le connaissais pas a sa place dans les colonnes de TraMezziniMag. Après avoir sollicité l'assentiment de l'auteur et sans avoir reçu de réponse, je me permets de l'inviter et de transcrire l'intégralité de son texte. Le monsieur est apparemment un lecteur passionné et aussi un libraire dont l'officine se trouve à à Paris, rue du Charolais dans le XIIe. Ce n'est pas un publi-reportage, rassurez-vous, mais si vous êtes intéressé par l'ouvrage, n'hésitez-pas à le commander sur le site de Charybde. autant remercier le libraire pour cette note de lecture gourmande.

Une brève mosaïque d’une Venise au cœur d’un esprit hongrois de 1910 par Hugues, alias Charybde2, libraire et lecteur.

Ils nous firent visiter de bout en bout leur musée, où je vis des fresques représentant des scènes de leur passé, des héros, des saints, des rois, le profil maigre du dernier roi d’Arménie qui, lors d’une bataille, armé d’une sorte de grand cure-dent, embrocha un païen impie. Ils s’entourent de très nombreux souvenirs qui, pour un cerveau étranger, constituent un poids, un triste amphigouri. Leur désespoir est fougueux. Leurs rotatives déversent des imprimés qu’ils expédient à leurs frères par les airs. Dans ce monastère ne vivent que des écrivains et des savants, des poètes anciens et contemporains, des linguistes, des spécialistes de la nature, des astronomes, des mathématiciens, des philosophes, il y a au moins six cent personnes qui travaillent pour la revue arménienne qu’ils impriment sur cette île et qui compte tout au plus trois cents abonnés. Partout où se porte mon regard, je vois des reliques, des plaques et des banderoles commémoratives. Ici, c’est l’île de la mort. Et pourtant, elle bourdonne d’activité comme une baratte. La paresse déprime. J’avance, tête courbée. J’écoute, debout sur la pointe des pieds. Devant moi se dresse le couloir de la mort des nations, le bazar de la peine, la toute dernière station. Que celui qui prend plaisir à goûter les farces de la nature vienne ici.
C’est sans doute à propos du monastère arménien de San Lazzaro degli Armeni que le grand poète et romancier hongrois Dezsö Kosztolányi se fait le plus percutant et incisif, lorsqu’il évoque Venise – dont la préface de cette édition française, publiée en 2017 chez Cambourakis dans une traduction de Cécile A. Holdban, qui en signe aussi l’introduction, nous rappelle la place très particulière qu’occupait la cité des Doges dans un triangle comprenant également Paris et Vienne, dans l’esprit des nombreux intellectuels hongrois souffrant de la domination autrichienne avant 1914. Ce petit ouvrage rassemble ainsi divers textes de fiction ou de poésie et d’hommages (au moyen par exemple de plusieurs longues citations de Byron, de Goethe et de Rilke) consacrés à sa ville italienne d’adoption entre 1910 et 1930. Qu’il évoque une rencontre mystérieuse sur un pont avec un voyageur désormais arrivé, qu’il raconte ses visites à l’île-monastère, qu’il s’amuse d’une pension de famille allemande apportant toute la Bavière ou la Saxe auprès du Rialto, qu’il raconte une illustration de la galanterie hors du commun qu’on pouvait trouver ici, qu’il saisisse certains contrastes aigus entre riches et pauvres, ou qu’il rappelle, à partir de sa fameuse statue, l’importance du dramaturge Goldoni, Dezsö Kosztolányi partage avec nous sa propre communion intime avec Venise, bien loin d’effets spectaculaires, mais comme pour tenter de communiquer ce qui demeure si difficile à analyser de son charme.

Pourquoi est-ce que la mort, à Venise, nous affecte d’une manière si extraordinaire – sans commune mesure – au point d’en avoir la chair de poule ? À présent, alors que la place des reportages dans les journaux se réduit à de minces colonnes, que les enquêtes diffèrent derrière le sensationnel, un écho retentit encore dans la presse européenne. Nos oreilles résonnent encore de la mauvaise nouvelle [NB : un accident de vaporetto ayant fait quatorze victimes en mars 1914].

Je me souviens pourtant que le même jour où la presse hongroise a publié ses premiers articles à ce sujet, dans un entrefilet discret, en tous petits caractères, ce matin-là, on apprenait dans le même temps que l’océan avait englouti les corps de trois mille pêcheurs d’Astrakhan. Ce qui n’avait suscité aucune empathie. Tous tremblaient à l’évocation de la catastrophe vénitienne, alors que le nombre des victimes à déplorer était bien inférieur à l’autre qui, telles de minuscules sardines, furent rejetées sur le rivage par les vagues amères et salées.
Charmant et fringant, le vaporetto blanc est le tramway de Venise, la gondole est son fiacre, le canot à moteur est son automobile. Au fond, il ne s’agissait que d’un tragique accident de tramway.

Pourtant, c’est la catastrophe de la ville des eaux qui m’affecte et me dérange, moi aussi, et lorsque je creuse en moi-même pour en trouver la raison, je sais pourquoi. Il ne s’agit pas que de la proximité géographique ou de son histoire plus ou moins liée à Budapest et à la Hongrie. Ce qui m’a toujours plu inconsidérément, c’est que dans cette ville de carnaval, cette sorte de salle de bal, une forme de vie végétative suit son propre cours ; dans les villas dont la lagune lèche les fondations de ses eaux stagnantes, il y a des ateliers de couture, des fromageries, des hôpitaux, les gens ne vivent pas qu’une existence d’exhibition, de démonstration, de décorum, ils font des affaires, traînent sur des fauteuils trop étroits dans des chambres d’enfants, ils travaillent aussi dans ces châteaux, ces édifices admirables de la Renaissance.
J’ai le sentiment, ici, que tout le monde est de passage, que la vie n’est qu’une pièce de théâtre. Je contemple les verrous, mais je n’ai jamais pensé au fait qu’ils ouvraient des portails.
Telle une divination, l’âme de cette ville s’est révélée à moi lorsque, naviguant en gondole le long du canal, j’ai vu la plaque d’un prothésiste dentaire – avec des yeux d’enfant émerveillé – sur une adorable maison.

Mes lèvres se sont alors crispées en un sourire forcé. Je n’arrivais pas à croire que les Vénitiens pussent avoir mal aux dents.

Depuis, je suis venu ici dix ou quinze fois, et je suis à moitié devenu un autochtone, mais je n’ai jamais pu chasser cette première impression de mon esprit, et je n’arrive toujours pas à croire à l’existence de ces métiers dans cette ville belle, si belle, mille fois belle, tout comme je ne crois pas à l’existence d’un cabinet de poésie. Pour moi, c’est comme la langue italienne : fraîche au palais et à l’oreille, douce comme les dattes, terzina mélodieuse, mais je ne pourrais pas imaginer utiliser cette langue cérémonieuse pour exprimer les choses du quotidien jusqu’à la fin de mes jours.

Si la vie est colorée ici, la mort est tout aussi étrange. J’ai vu leurs cimetières. Ils recouvrent les lampes noires sur les tombes de coquelicots rouge sang. Ici, les acteurs se couchent à la fin de la pièce, après le cinquième acte.

À présent, beaucoup d’hommes meurent sur la scène de la salle de bal, c’est vraiment une foule qui meurt. L’acteur de la commedia dell’arte, le pantaleone, ôte son masque noir et avoue qu’il est le même que celui qui tue dans les hôpitaux. Les funiculaires de Pest, dans les accidents de voitures et dans les guerres, l’indiffèrent, l’effroyable, la barbare moderne : la mort.

L’ouvrage décevra peut-être un peu les amoureuses et amoureux de Venise qui connaîtraient déjà nombre de textes plus amples consacrés à cette ville si singulière. Dezsö Kosztolányi ne révolutionne certainement pas la littérature à ce sujet, mais il lui apporte certainement une petite touche personnelle, hésitant entre une mélancolie bienveillante et une acidité sociale souvent perceptible sous le récit apparent.
Le poète Deszö Kosztolányi dans les années 1910


15 avril 2018

Venise en avril : su et zo i ponti, fleurs de ciment et autres promenades

On peut à Venise se contenter d'errer le nez au vent de San Marco au Rialto, de la pointe de la douane aux confins des Fondamente Nuove et se sentir loin de la vie habituelle, loin du monde courant et oublier tout le reste. C'est agréable certes, et beaucoup s'en satisfont, mais c'est assez réducteur pour cette ville unique au monde. Y vivre est un bonheur qui se paye. 


Aucune allusion aux prix pratiqués par les commerces et restaurants chinois - et s'il n'y avait que dans ces lieux-là... - mais aux difficultés rencontrées pour trouver du pain frais, des lacets de chaussure ou du dentifrice. Capable d'abriter plus de 100.000 habitants, Venise fut jusqu'à récemment dotée de toutes les facilités nécessaires à la vie quotidienne, des commerces de proximité à foison, des écoles, des crèches, des hôpitaux. On y vivait mieux qu'ailleurs car sans le stress du trafic automobile et dans un décor unique au monde, entouré d'eau comme dans une matrice. L'eau est toujours là, elle monte au gré des marées et des vents un peu plus souvent qu'autrefois, la beauté même décatie par l'usure du temps, et la pollution - Venise serait plus polluée que Pékin à certains moments de l'année (c'est sûrement ce qui attire les milliers de chinois qui y viennent vivre ou la visitent), et mêmes nombreux, les moteurs des bateaux sont loin d'atteindre le niveau sonore insupportable des grandes cités modernes. Mais il n'y a pratiquement plus rien qui permette aux vénitiens de vivre facilement. Avec un million de touristes en plus par rapport à l'an passé - ce qui donne plus de 30.000.000 de visiteurs par an ! - on n'est pas comme ailleurs. Dubrovnik ou Corfou vivent le même cauchemar : les habitants s'enfuient, les maisons se vident vite transformées en hôtels ou en chambres d'hôtes pour l'appât du gain et les boucheries, les fleuristes, les boulangers et les épiciers cèdent la place à des marchands de bimbeloterie à trois sous (toujours les chinois) ou des fast-foods... 

Bref, ce n'est pas une sinécure. Pourtant, Dieu comme on y est bien. Surtout aux périodes boudées par les touristes (ou par les voyagistes plutôt) et pendant la saison touristique (qui s'étend quasiment sur toute l'année désormais) dans les moments où les hordes se posent pour se sustenter, reposer leurs pauvres pieds endoloris ou pour dormir. Le vénitien peut alors retrouver ses homologues, promener tranquillement son chien ou faire jouer ses enfants sur les campi vidés du plus gros des troupeaux de visiteurs. Il peut saluer ses voisins sans être la cible de dizaines de photographes, il peut arpenter les rues et traverser les canaux sans faire la queue comme à un feu rouge ni risquer de se faire écraser les pieds par une valise à roulettes. C'est pendant l'enfer un peu moins l'enfer et tout le monde se détend.

C'est dans cet esprit que s'est déroulé pour votre serviteur une bonne partie de la journée d'aujourd'hui. Après avoir traversé le grand canal avec hésitation (passer sur l'autre rive n'est pas une mince affaire depuis quelques temps : le pont de l'Accademia est en rénovation. entouré de palissades, le piéton ne dispose plus que d'un passage étroit en sens unique et il est très fréquenté ) emplettes dans un supermarché bon marché du côté de Sainte Marthe pour des produits d'hygiène ménagère, promenade dans ce quartier éloigné et peu fréquenté par les touristes - il faisait doux et le soleil donnait enfin envie de flâner -  ombra ensuite au bistrot Do Draghi sur le campo Santa Margherita come di solito, servi par la ravissante Angelina de Trévise.

Il y avait ce soir d'étranges flâneurs. En effet, une partie des 11.000 inscrits à la traditionnelle course Su e Zo i ponti, quarantième du nom, arpentaient de nuit les rues et les ponts de la ville pour le prélude à la manifestation, sorte de course de charité au bénéfice de la Mission salésienne de Iaurretê en Amazonie. La foule était donc plus dense encore que d'habitude autour des points névralgiques de la cité des doges mais il faisait beau et la manifestation est sympathique avec une majorité de vénitiens des environs, jeunes et vieux. En tendant l'oreille, on distinguait les participants venus de Trévise, ceux de Mogliano ou de Castelfranco des vénitiens purs. Parmi les inscrits des coureurs venus de plus loin encore mais en majorité de la province.

On en croisait partout du côté des Zattere en fin d'après-midi et la galerie ItinerArte de la très solaire Maria-Novella Papafava dei Carraresi, descendant d'une des plus grandes familles originaire de Padoue inscrite au Livre d'Or de Venise et fille de l'écrivain Novello Papafava qui fut directeur de la RAI, où se déroulait le vernissage d'une intéressante exposition des travaux de Virgilio Patarini et de Maria-Novella elle-même, vit passer des tas de gens bizarrement vêtus pour les lieux. Déjà vêtus des maillots et blousons officiels de la manifestation, ils erraient à la recherche d'une terrasse ou d'un marchand de glaces. Nico n'est pas très loin. Certains, sûrement mal informés, traînaient même avec eux un vélo...

Perifrase veneziane

La découverte du travail de Virgilio Patarini,  un de ces artistes au talent polymorphe comme TraMeZziniMag les aime, est une belle surprise. Ce lombard (il est né à Breno dans la province de Brescia, non loin de Bergame, dans cette contrée splendide qui a tout pour façonner la sensibilité chromatique des peintres et des cinéastes - Comencini, Guadagnino viennent de par là ), a plein de cordes à son arc. Plasticien, scénographe, auteur, commissaire d'expositions, l'homme est passionné. Il communique instantanément sa jovialité avec la faconde des gens réellement inspirés et qui n'ont rien à prouver. La simplicité est souvent la compagne du vrai talent. Il propose dans la jolie petite galerie, pimpante et rénovée de Maria Novella des travaux récents, des paysages urbains réalisés aux pigments sur des plaques de ciment. Images de la Venise connue, skylines de la Sérénissime, conçues sur place mais peintes à Naples, nées du regard acéré du peintre mais interprétées par le biais du medium utilisé comme la traduction d'un ressenti. Il en ressort un travail pictural qu'on pénètre peu à peu et d'où surgissent des réminiscences d'émotions esthétiques personnelles et de sensations vécues au fil des promenades dans ces lieux connus de tous mais qui nous sont uniques. San Giorgio, San Trovaso, Marghera, autant de paysages urbains reconstitués dans des gammes chromatiques chaudes mais de cette chaleur si prégnante qu'ont les métaux quand ils vieillissent, ces tons veloutés de la rouille et de la  mémoire. Certains évoquèrent Zoran Music qui travailla sa vision de Venise dans les mêmes tons mordorés. Une agréable promenade. 


Les travaux de Maria-Novella Papafava présentés dans la deuxième - ou bien est-ce la première, car la galerie est faite de deux lieux mitoyens mais séparés - se marient parfaitement avec les œuvres du sympathique lombard. Elles illustrent avec la délicatesse et la fougue artistique de l'artiste, plasticienne, écrivain, danseuse et chorégraphe, auteur-compositeur, actrice, ces paraphrases vénitiennes - c'est d'ailleurs le (joli) titre de la mostra - mais aussi le talent de la maîtresse des lieux. Toujours avec discrétion et un sourire ensorcelant mais qui semble toujours vouloir s'excuser, elle exprime une sensibilité tellement ciselée qu'elle frise parfois la souffrance. Celle des plus talentueux d'entre nous, ceux que la vie ou la lucidité écorchent mais dont ils se nourrissent et qui offrent au monde une œuvre pleine de poésie. En parcourant ces parafrasi veneziane, j'avais dans la tête la voix de John Wills chantant Love is Swift My Dear qui me revient souvent lorsque je marche seul dans les rues de Venise. 

Parfois l’effet d’un enfant
L'atmosphère toujours conviviale, retenue et pourtant pleine d'empathie qui suintent de ces lieux, les carafes de spritz et les tramezzini de Rosa Salva, le public où se mêlaient amis de la galerie, artistes, philosophes et poètes évoquaient aussi les Kinderszenen, l'opus 15 de Robert Schumann, et plus particulièrement L'enfant qui s'endort (Kind im Einschlummern) qui évoque aussi mes années vénitiennes de jeunesse, quand, comme Clara à Robert, on me disait souvent : "tu me fais parfois l’effet d’un enfant ! " Un des plus beaux compliments qu'on puisse recevoir et que je fais à mon tour aux deux artistes tant la poésie qui émane de leur travail comme de leur approche des beautés de la Sérénissime déborde de pureté, d'amour et de pudeur...


A deux pas de la galerie, sur le campiello, la jolie petite maison rouge était habitée par une famille sympathique. Giusi Gradella et son mari magistrat m'y accueillaient souvent avec leur gentillesse et leur simplicité. Ils logeaient mon amie Anna Neushhafer, jeune allemande à peine mariée à un pasteur avec qui j'écoutais souvent les Scènes d'enfant par Martha Argerich. Leurs deux filles, plus jeunes que nous, rayonnaient dans cette maison d'intellectuels cosmopolites qui me reposaient alors de l'atmosphère dans laquelle j'étais contraint de vivre du côté de Cannaregio. Il régnait chez eux le même esprit que chez mes parents et les dîners auxquels j'étais convié me ramenaient chez moi comme ceux de la duchesse Decazes me transportaient chez mes grands-parents. 


C'est dans cette maison que je découvris vraiment l’œuvre de Robert Schumann avec les disques d'Anna que nous écoutions avec un walkman, merveilleuse invention de Sony... Rien à Venise, aucune sensation, aucun recoin, aucun moment n'est anodin pour mon cœur. Je me suis formé dans ces lieux, j'ai vécu l'essentiel de ma vie intérieure en partant de ce qu'ici j'ai reçu, appris, compris...  

Promenade culturelle 
Cette journée sous le signe de l'art. Visite des galeries du côté de la Fenice. Chiacchierata avec Renato Luce dans sa galerie devant ses magnifiques Cesetti et ses Santomaso. Nous évoquons Graziussi qu'il ne porte pas dans son cœur comme beaucoup de professionnels ici, le Naviglio, et les autres galeries disparues. Visite ensuite à la galerie Bordas où sont exposés des œuvres de Zoran Music. Bonheur de voir ses croquis et quelques livres d'artistes splendides parus chez Fata Morgana ou ailleurs. Quelques petites toiles que je ne connaissais pas et l'ombre d'Ida Barbarigo, de François Mitterrand  et de sa fille Mazarine du temps où les croiser dans la ville était une habitude... Que dirait l'ancien président de ces hordes bruyantes qui dévalent le long des rues sans jamais s'arrêter devant les belles choses exposées mais qui stagnent devant les boutiques des chinois comme subjugués par les horreurs présentées ? Mais il est temps de rentrer dîner. La course nocturne passe sous nos 
fenêtres ou presque. Cela promet de durer un moment. Public bon enfant mais bruyant... 

Crédits photographiques (et remerciements): © Catherine Hédouin, Avril 2018 - Tous Droits Réservés