02 octobre 2007

COUPS DE CŒUR (HORS SÉRIE 3) : "L'Architecture du bonheur" de Alain de Botton

Je viens de terminer la lecture du dernier livre d'Alain de Botton, jeune philosophe très érudit dont j'avais particulièrement aimé "L'Art du voyage" et j'en suis imprégné comme cela arrive avec les ouvrages de qualité qui vous laissent toujours une impression qui de dilue peu à peu dans votre esprit comme l'humeur d'un grand vin dans nos veines après avoir enchanté nos papilles. Si je regrette que ce suisse de Zurich ne s'exprime qu'en anglais – il enseigne la philosophie à Londres, « L'Architecture du bonheur » a été un grand moment de plaisir.
 
Cette aspiration à la beauté qui n'a d'autre but que de permettre à l'homme de mener une vie harmonieuse. Ce qu'il nomme la "bonne vie" : "L'espace autour de nous est l'un des facteurs de cette bonne vie", explique-t-il. Comme Alain de Botton, je crois que le bonheur (ou le malheur) tient à de tout petits riens - une simple trace de doigts sur un mur, un plancher ciré qui brille et embaume, un pan de mur au crépi chaleureux qui resplendit sous le soleil de midi, une cheminée vénitienne qui surgit d'un ciel bleu parfait... Ceux qui douteraient de l'influence de l'architecture sur notre personnalité, Alain de Botton les renvoie aux théologiens chrétiens et musulmans. Pour ces derniers, en effet, un bel édifice avait le pouvoir de nous rendre plus vertueux. Plus modeste, l'écrivain préfère cependant la phrase de Stendhal selon laquelle "la beauté n'est que la promesse du bonheur" : la promesse, non la garantie. Pourtant, son pouvoir est bien réel : que ressentons-nous, en effet, dans une maison dont les fenêtres sont pareilles à celle d'une prison? La beauté rend heureux. C'est ce que je me tue à dire, à écrire, à démontrer à mes enfants et à mon entourage depuis toujours. Le fameux "A thing of beauty is a joy forever" de Keats. Et comme j'aime l'architecture, cette capacité que l'homme a de bâtir et de bâtir des chefs-d'oeuvre, je buvais du petit lait. Je regrette seulement de n'avoir pas lu ce livre à la terrasse du café du paradis à Castello, face à l'une des plus belles vues de Venise, parmi les glycines du jardin de la Biennale ou assis à une table de ce nouveau café salon de thé de San Giorgio... Le philosophe a donc cherché à comprendre ce qui préside à l'élaboration d'un projet architectural . Et l'auteur cite Wittgenstein qui a un jour abandonné l'université pour construire la maison de sa sœur Gretl : "Tu penses que la philosophie est difficile", écrivait l'allemand, "mais je t'assure que ce n'est rien comparé à la difficulté d'être un bon architecte." Le fil directeur était simple puisque l'auteur de la "Petite philosophie de l'amour" voulait comprendre pourquoi partant de cette idée que l'homme recherche le bonheur et ce qui y contribue comme un devoir et une nécessité, tout semble avoir été de travers dans l'architecture du XXe siècle, n'en déplaisent aux modernes hagiographes ayatollahs de l'omnipotente création contemporaine. 
 
Il faut parler d'esthétique, comprendre l'esthétique si on ne veut pas être condamné à subir la défiguration définitive de notre environnement. Et là Botton met le doigt sur le point douloureux : on n'ose plus porter un jugement car "On nous a fait croire que le beau était une notion relative. Je ne le crois pas. Il existe une bonne et une mauvaise architectures". Nous le savons instinctivement : Pourquoi visiterait-on plus volontiers Venise que Detroit, Paris que Juvisy ? "Un bel immeuble possède beaucoup des qualités d'une personne", affirme le jeune philosophe, "Il a de l'équilibre, de l'harmonie, de la grâce, de la symétrie, un peu d'humour. Bien sûr, tout comme il existe différentes façons pour un individu d'être bon, il existe plusieurs manières pour un immeuble d'être beau".
 
Mais qu'on ne s'y trompe pas, ce livre ne fait pas l'apologie du passé. Il n'y a rien de nostalgique dans l'Architecture du bonheur. "La beauté ne s'arrête pas aux bâtiments classiques. On ne peut pas aller en arrière. De nos jours", poursuit-il, non sans audace, "on a peur, donc on restaure, mais pourquoi restaurer Venise? Peut-être faut-il y renoncer et trouver les règles qui font que Venise est belle". Voilà posée là encore une idée majeure. Fondamentale. Une idée qui pourra ressembler à de la provocation aux amoureux de Venise qui se préoccupent de son état. Massimo Cacciari ne cesse d'y revenir - mais sa position de premier magistrat et les pressions ordinaires qu'il subit assourdissent ses propos - quand il dit par exemple qu'il faut protéger, préserver mais pas "muséer" (pardonnez-moi ce barbarisme) la ville en la refaisant à neuf à l'identique. Cette option du tout rénové, c'est Disneyland


Comme tout, les pierres meurent et disparaissent. On ne pourra jamais maintenir Venise figée et sous-vide comme l'objet rare des vitrines d'un musée. Où sont les chefs-d’œuvre des collections amassées par les empereurs romains ? Ou sont les impeccables statues des marbre peint que les grecs dressaient à Olympie ou à Epidaure ? Je ne veux pas insinuer qu'il faut laisser mourir Venise. Il faut au contraire la faire vivre. Re-vivre. Construire de nouvelles choses là où les anciennes ne répondent plus aux besoins ou bien plutôt là ou rien d'ancien ne répond au besoin actuel parce qu'à l'époque (quelle époque ? Il y a en a eu tellement depuis la naissance de la Sérénissime), il n'y a avait pas besoin de tel pont, de tel bâtiment. Il faut entre-tenir car c'est notre devoir. Mais nous devons cesser de préférer un palais reconstruit à neuf qui aura l'aspect d'un décor de carton-pâte à l'authentique construction qui sera belle de la patine et des accidents du temps qui passe. Mais cela encore une fois ne veut pas dire laisser ce palais se détériorer, s'y éclairer aux bougies et y grelotter de froid l'hiver. Cela ne veut pas dire abandonner Venise à son sort. Cela veut dire ne jamais considérer l'entretien et la restauration comme un sérum d'immortalité. Oui Venise est mortelle comme nous le sommes tous, Comme le sont toutes nos créations. Il s'agit de maintenir la vie. Toute la vie. Et de gérer en bon père de famille cet héritage esthétique pour qu'il s'inscrive dans le futur des générations à venir.
Et c'est ce qui transpire en fait de ces très bonnes pages du jeune philosophe (il n'a que 36 ans) : ce qui importe c'est la vie. La vie ordinaire. Ce qu'il faut maintenir et protéger à Venise c'est la vie ordinaire et tant pis si les murs ne seront jamais comme neufs, impeccablement enduits de couleurs harmonieusement choisies pour le plaisir des yeux des touristes. Qu'il demeure de la rouille, des briques patinées, des balcons de pierre d'Istrie usés par tous ceux qui s'y sont appuyés. Du moment qu'on préserve et qu'on construit. La seule vigilance qui est le devoir de tous, vénitiens et étrangers, hommes de la rue ou responsables politiques, c'est d'éviter qu'on la défigure.

C'est un très beau livre vraiment. Il ne parle pas que de Venise hélas, mais les propos qui y sont développés, vous le voyez par mon verbiage, s'adaptent totalement à la réflexion que nous devons avoir sur elle. Et puis ce qui est incroyable c'est la limpidité du langage employé. Les idées se font jour à chaque page de la même manière qu'on débite une recette pour réussir les oeufs aux plats. Tout le monde tout de suite assimile et comprend le raisonnement de l'auteur. J'ai lu quelques passages à hautes voix à la maison et mes deux derniers (14 et 11 ans, enfants normalement doués) ont repris naturellement les propos cités en les développant...Cette simplicité qui fait les grandes idées est une caractéristique d'Alain de Botton. Rejeton d'une riche famille suisse, transplanté à l'âge de 8 ans dans une public school anglaise (ce qui lui a laissé une aversion profonde pour le style gothique en architecture que personnellement j'adore – pour les mêmes raisons que lui le déteste mais j'avais 15 ans), est un admirateur de Roland Barthes. Il aime chez lui la capacité de s'intéresser à des sujets que la philosophie a pris l'habitude d'ignorer. "J'adore les sujets qu'il choisit, mais je n'aime pas la manière dont il les traite toutefois. Trop incompréhensible selon Botton dont la pensée et l'écriture sont vraiment limpides. 

Sans jamais être simpliste ni vulgarisateur, il développe une pensée du quotidien qui est loin d'être une philosophie ordinaire et simpliste destinée à des niais. "Je ne veux pas être un auteur inaccessible, c'est trop facile !"dit-il. Encore un point qui me réjouit chez lui ! Et d'évoquer aussi Nietzsche, qui s'est intéressé - notamment - à l'influence des légumes trop cuits sur le caractère du peuple allemand. "...Un homme très sérieux qui passe beaucoup de temps à réfléchir à de petites choses" écrit-il. Voilà encore Venise qui revient quand je cite ces propos : Je ne suis jamais plus esthétiquement ému quand je me promène à Venise que lorsque la délicieuse odeur d'une pastaciutta se répand dans une petite cour inondée de soleil avec, sur le puits de marbre qui en occupe le centre, un chat qui dort paisiblement. Même humbles les façades y sont belles, remplies de siècles d'histoire, de bonheurs et de malheurs, avec très souvent des détails d'architecture qui semblent évidents ici et paraîtraient déplacés dans l'ordonnancement de nos façades bordelaises ou parisiennes : un reste de blason, une colonnette striée avec son chapiteau corinthien, une mosaïque de marbre...

Si l'architecture peut nous aider à accéder au bonheur, un bel édifice peut aussi nous faire pleurer, parce que la perfection que l'on observe n'est pas à notre disposition dans la vie quotidienne. Mais ce n'est rien, la contemplation du beau ne doit pas générer l'envie. La vertu de ce livre est de montrer que quelques pierres et un toit nous permettent de recréer notre paradis sur terre. A condition d'y mettre un peu de beauté. Vous comprenez pourquoi l'envie de s'installer à Venise, pourtant décatie et envahie de touristes, est si forte pour beaucoup ! 
Le site d'Alain de Botton (en anglais) : http://www.alaindebotton.com/
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.Alain de Botton,
L'architecture du bonheur
traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin
Mercure de France

 

2 commentaires:


Gérard a dit…
Enfin quelqu'un qui fait la jonction d'un des arts d'avec un sentiment très particulier : le bonheur ! A l'heure où dans nos cités - que j'ai connues - on ne parle plus que de l'architecture ........ du malheur . Et c'est vrai ! Le bonheur , c'est la paix intérieure , le contentement , l'équilibre atteint , les horizons heureux : on le recherche . Son pendant diabolique : le malheur et son lot , la douleur . Alors donc , du bonheur . Alors donc René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront. » (Rougeur des matinaux) Voici Venise décrite . Dans son plus intime et profond détail : sa gigantesque Histoire . Les Vénitiens - comme d'ailleurs les Italiens en général - trouvèrent ainsi ce qu'on pourrait définir par l'appellation : le bonheur de l'architecture . Nous sommes en dette . A suivre !
venise86 a dit…
Quel bonheur que cet article !!!! Merci..

01 octobre 2007

Vittorio Orio, le gondolier du bout du monde



Il a soixante six ans, vénitien de pure souche, c'est le seul gondolier à mener sa gondole aussi loin à travers les eaux de la planète et toujours pour une bonne cause. Vittorio après avoir porté au Saint Père un magnifique tabernacle entièrement réalisé en verre de Murano, va remonter le fleuve Hudson depuis Albany jusqu'au pied du Ground Zero pour participer à la grande parade du Columbus Day (le 8 octobre).
Avec l'aide de l'association "Il vero cuore di Venezia" présidée par Aldo Rosso. Il est parti aujourd'hui et devrait arriver à New York le 6 octobre. 155 milles marins avec une gondole traditionnelle à quatre rames pour se faire le porte-voix de Venise auprès du corps des sapeurs-pompiers de New York, mais aussi pour réunir des fonds pour permettre aux orphelins de ces pompiers de bénéficier de bourses d'études et pour les enfants du Togo. Six étapes dont une à West-Point, la fameuse école militaire américaine. parmi les rameurs, il y a trois gondoliers américains : Greg Mohr, Enzo Liszka et Giuseppe Rossi. Après la traversée de la Manche, le voyage à Rome et différents déplacements en Adriatique, c'est la première expédition de la gondole de la solidarité sur un autre continent. Comme l'a dit Valerio Ballarin, président de la corporation "c'est une grande fierté d'envoyer un des nôtres pour porter un message de solidarité aux américains. L'année prochaine nous serons en Chine pour une mission similaire". Pour saluer son départ, il y avait Don Ettore, le curé de San Martino (nommé à Torcello qu'il rejoindra dans les prochains jours) et l'assesseur Annamaria Miraglia (adjointe à l'éducation) qui a fait l'éloge de la passion et du dévouement de notre gondolier-missionnaire. Si vous êtes intéressés, il est possible de suivre l'aventure sur le site gondola solidale.

28 septembre 2007

Fiction ou réalité ?

Superbe photo dénichée par hasard sur le net et - que celui-ci me pardonne - dont je n'ai pas noté l'inventeur. L'occasion de saluer tous mes lecteurs et de les prier d'excuser mon silence et le ralentissement de mon verbiage. Rentrée oblige, il y a fort à faire entre une entrée en fac (Margot), une 1ère ES (Alix), une 3e latin-grec ancien (Jean) et enfin le solennel passage du primaire en 6e (Constance) : fournitures, réunions, vêtements, sorties, petites crises et grands fous-rires. 
 
A cela s'ajoutent les nombreuses associations et conseils d'administration qui redémarrent toujours tous en même temps bien évidemment et ce ras-le-bol lancinant qui me susurre perfidement « Hé hé, tu serais bien mieux à Venise avec ton chat et tes bouquins »... Tiens, il y avait sur eBay un billet Prem's Paris-Venise de nuit à 30€, tiens MyAir proposait des vols à 215€ aller(retour pour la fin octobre), tiens le magnifique « Venise vu par ses peintres », somptueusement hors de prix est en solde chez le bouquiniste du coin (évidemment quand je me suis décidé, il venait d'être acheté et il n'y en avait qu'un seul exemplaire !)... 
 
Bref, difficile de s'attacher à son clavier et de produire quelque chose de potable pour TraMeZziniMag que je délaisse... Lecteurs, ne m'en voulez pas et soyez indulgents ! Je vais me reprendre, c'est promis !
 
RECTIFICATIF : Voilà retrouvé le lieu et l'auteur de cette superbe photo. Merci Nicole de me l'avoir signalé : cette photo est l’œuvre de J@M et provient de l'excellent site Venise-serenissime.com ! Il est toujours bon de rendre à césar ce qui est à César !

26 septembre 2007

Clin d’œil à l'été qui s'enfuit

Ailleurs on dit que sous les pavés se trouve la plage. Ici au moins, le dolce farniente et le doux soleil de juillet permettent à cette jolie jeune naïade de peaufiner son bronzage !

La Giudecca cernée par le tourisme de luxe

Au moment où s’ouvre à la Giudecca l’immense hôtel Hilton des Mulini Stucky, je me suis dit qu’une petite promenade dans ce quartier si calme et si agréable changerait un peu les lecteurs de Tramezzinimag. Combien sommes-nous à débarquer sur cette île et, laissant les dizaines de monuments et de chefs-d’œuvre croisés à chaque pas dans le centre historique, savons y retrouver la tranquillité et l’authenticité de la vraie Venise ? J'avoue que j'y vais peu et c'est dommage.
 
Entourée maintenant par les deux ensembles hôteliers les plus luxueux et les plus chers de la ville: la villa Cipriani à l’Ouest de l’île, près de San Giorgio et le gigantesque Hilton Resort à l’autre bout, dans ce qui fut longtemps un quartier misérable, une zone industrielle comme le XIXe siècle anglais ou prussien en avait répandu dans la plupart des agglomérations européennes, la Giudecca est-elle en train de perdre son âme ? A voir les enfants courir sur les campi, les personnes âgées qui profitent des derniers rayons de soleil en ce début d’automne, les commères qui bavardent en attendant leur tour chez le coiffeur ou l’épicier, on sent bien que non. Comme dans d'autres quartiers un peu éloignés, il y règne une atmosphère authentique que ne troublent pas les hordes de touristes en visite guidée.

De tout temps, la Giudecca a été un quartier de rencontres et de mélanges. Des familles de pêcheurs et d’ouvriers cohabitaient avec des familles patriciennes qui avaient bâti là des demeures somptueuses au milieu de grands et magnifiques jardins. L’air y était plus pur disait-on, et bien meilleur pour aider les enfants à grandir. Il y a avait des couvents mais aussi des casini, ces villégiatures de plaisir qui n’étaient pas toujours - contrairement à ce que certains esprits salaces aiment à faire croire - des bordels de luxe. On trouvait aussi beaucoup de potagers et de vergers, des vignes même. Un lieu de villégiature encore lié à la simplicité rurale des premiers temps. Puis avec la chute de la République, l'occupation autrichienne, la misère galopante, la Giudecca est devenue un monde à part. Le refuge d’un peuple en haillons dont les enfants souvent réduits à la mendicité partaient en barque le matin pour essayer de gagner trois sous à la porte des auberges de luxe où à la sortie des restaurants et des théâtres. Des chantiers de construction navale, des ateliers industriels et les fameux moulins drainaient un prolétariat mal payé et mal nourri qui contrastait avec l’image laissée par l’histoire de ce peuple grandiose. Les choses se sont heureusement améliorées. On vit aujourd'hui aussi confortablement à la Giudecca que du côté de Dorsoduro ou de San Polo. 
 
Les logements y sont même le plus souvent rénovés. Des constructions neuves à l’architecture osée bien que toujours inspirée par le modèle vénitien abritent de nombreuses familles et il reste encore davantage d’autochtones que d’étrangers.

Beaucoup de choses à y voir certes mais le plus simple est encore de s’y promener sans but. Visiter les trois églises du Redentore, des Zitelle et, ma préférée, la petite Sta Eufemia, essayer d’apercevoir les allées du jardin d’Eden et admirer les trois au quatre casinos qui existent encore dont celui de la marquise Rapazzini, (qui appartint
au milieu du 18ème siècleau célèbre Giorgio Baffo, sénateur et magistrat de Venise, mais aussi poète érotique).
 
Quelques bars où les pâtisseries sont particulièrement bonnes à l’heure du café. Mais aussi l’inévitable Harry’s Dolce beaucoup décrié mais que j’aime bien. Sa terrasse en face des Zattere, le délicieux club Sandwich, les pâtisseries à se damner. Le thé y est bon, le Bellini bien entendu excellent et les enfants ne sont pas oubliés qui ont droit à une version sans alcool ! L’hiver, une seule table est agréable : celle près de la vitrine qui permet de regarder le canal de la Giudecca et l’autre rive…

La Giudecca. C’est là que Michel-Ange, exilé de Florence en 1529, vint se reposer dans la paix de l’ïle "per vivere solitario" se disant prêt à abandonner le monde. Et Alfred de Musset rêvait d’y vivre et d’y mourir… On y cultivait aussi les fruits de l’esprit : c’est non loin des Zitelle qu’Ermolano Barbaro créa son académie philosophique, au numéro 10 de la fondamenta San Giovanni. Une inscription sur la façade en rappelle l’existence… Un peu plus loin, on peut voir les vestiges de la maison de campagne des Princes Visconti de Milan, la fameuse "Rocca Bianca" qui abrita de nombreuses fêtes et où séjournèrent tout ce que la Renaissance a compté de célébrités.

Mais je m’éloigne de mon sujet avec ma sempiternelle gourmandise. En fait, je voulais tenter de vous décrire toute l’authenticité de la vie à la Giudecca. Et vous parler de l’association ARCI Giovani Luigi Nono et de la manifestation "Veci Zoghi in campo" (littéralement "jeux d'autrefois sur la place") qu’elle organise depuis maintenant une dizaine d’années. L’idée est de proposer aux enfants du quartier - et aux autres - de retrouver les jeux en usage autrefois dans les rues de Venise. Je vous avais déjà parlé de cet ouvrage sympathique qui énumère ces jeux de rue dans ce paradis des enfants qu’est Venise, sans le danger des voitures (*). Chaque année cette association invite donc les enfants à redécouvrir les jeux de rues qui faisaient les délices de leurs parents ou de leurs grands parents. Du temps où nos chères têtes blondes n’avaient pas la triste habitude de s’abêtir devant la télévision ou les jeux vidéos.

Il y a derrière les Zitelle un énorme îlot de verdure que peu de vénitiens connaissent et qui n’a même pas de véritable nom. Giudecca 95 est sa seule dénomination. "Il giardino" pour les riverains. Face à la lagune, boisé, avec pour seul bâtiment la bibliothèque de quartier et un foyer de personnes âgées, c'est le poumon du quartier des Zitelle. L'association y montre depuis dix ans les Campanon, peta busa, cimbali, ara che vegno, l’omo nero : autant de jeux qui avaient leurs règles précises et qui sont pratiquement abandonnés aujourd’hui. Marco Bassi, l’initiateur de ces journées annuelles explique qu’en montrant aux enfants les jeux qui se pratiquaient encore il y a vingt ans dans les rues de Venise, l'association espère les convaincre à sortir de leurs habitudes télévisuelles. Même les parties de calcio organisées par les curés dans les cours des paroisses n’ont plus autant d’adeptes. Il y a toujours un feuilleton ou un show télévisé qui semble plus important.
 
Dans ce jardin, les enfants trouvent par exemple des monceaux d’argile qu’ils peuvent utiliser de mille manières. Les filles en font des plats pour leurs poupées, les garçons des constructions éphémères… Peu à peu les parties endiablées de ballon prisonnier ou de loup qui court font de nouveaux adeptes. Grâce à cette initiative la municipalité installe un peu partout des aires de jeux : Balançoires, toboggans, tourniquets, bacs à sable sont maintenant à la disposition des enfants dans pleins d’endroits imprévus pour leur plus grand bonheur. Et puis ce qui est merveilleux dans ce genre d’action c’est que jeunes et anciens se retrouvent et communiquent autrement. Les uns expliquent les jeux de leur enfance, les autres en redemandent. C’est comme ça que Venise résiste et que la vie perdure dans ces îlots de tranquillité que la vie moderne ne détruit jamais tout à fait. Comme le soulignait Mario Mariuzzo :
"tous sont conscients que nous perdons peu à peu une part importante de notre histoire commune en oubliant nos usages et nos traditions. Se rappeler comment les petits vénitiens occupaient leurs loisirs quand il n’y avait ni jouets sophistiqués ni informatique ni télévision, c'est résister à la normalisation qui peu à peu risque de détruire la Venise des vénitiens".

25 septembre 2007

Venise : Le Forum


Condorcet me rapelle sur le Livre d'or que le Forum de venice-views est de nouveau disponible après avoir été piraté. Pour ceux qui veulent en savoir encore plus sur Venise, profiter des expériences et des idées des uns et des autres, TraMeZziniMag vous recommande ardemment un petit passage quotidien par chez eux !

24 septembre 2007

Unde origo, inde salus !


En novembre 1966, 279 ans et 6 jours après son élévation au fronton de la basilique de la Salute, au moment de ces folles journées où le monde craignit pour l'avenir de Venise submergée par plusieurs mètres d'eau, la chute d'Eve, tombée du fronton où elle était juchée depuis plus de trois siècles, passa inaperçue. Elle s'abattit en mille morceaux sur le parvis inondé de la Salute.
...
L'année d'après, un panneau à l'entrée du campo au bord du Grand canal faisait sourire "Pericolo, caduta angeli" (Danger, chute d'anges). Il exprimait pourtant tout le désarroi des vénitiens d'alors. La ville tombait en ruine. Il fallait réagir. En fait l'histoire est bien jolie mais elle est fausse. Elle fut inventée par des journalistes. elle porta cependant ses fruits puisque quelques mois plus tard, la France s'organisa pour sauver la Salute et finança les travaux de restauration de cette somptueuse basilique élevée par Longhena dès 1631 et consacrée le 9 novembre 1687.

Vous connaissez l'histoire. La peste sévissait à nouveau. C'est l'ambassadeur de Mantoue qui l'y a introduite, sans le savoir, en venant implorer les secours de la Sérénissime devant le siège de sa ville par l'Empereur Ferdinand. En dépit de la quarantaine qu'on lui impose avec sa suite dans l'île de San Clemente, l'émissaire contamine un menuisier venu aménager l'appartement qui lui avait été dévolu. Quelques jours plus tard, l'ambassadeur rend son dernier soupir, suivi de peu par le pauvre menuisier. entre juillet et octobre, on dénombre près de 50.000 morts à Venise. Les hôpitaux débordent. Les cadavres sont jetés par les fenêtres dans les canaux et dans les rues. On assiste à des scènes de pillage et la police décimée a du mal à maintenir l'ordre. Une puanteur horrible se répand sur la ville. 


Le patriarche fait exposer le Saint-Sacrement toute une semaine dans la cathédrale de San Pietro in Castello. En vain. C'est alors qu'on se souvient au Sénat que la grande peste de 1576 fut brusquement stoppée après que la République ait fait édifier le temple votif du Rédempteur à la Giudecca. Le Sénat décide par 106 voix contre un bulletin nul et une abstention, de transporter en procession quinze samedis consécutifs l'image de la Vierge autour de la basilique San Marco. 
Lors de la première procession, le doge fait le vœu solennel de consacrer un sanctuaire à la Madone sous le vocable de Santa Maria della Salute. Le vocable italien "salute" signifiant à la fois la santé et le salut. Le 26 octobre, le serment est solennellement répété par le patriarche et le doge. Hélas cette cérémonie qui attira tout ce que Venise possédait encore de bien portants n'apaisa pas le fléau. Le mois de novembre vit 11966 victimes succomber à la terrible maladie dont 595 pour le seul jour de la San Todoro, le plus ancien patron de la ville. Pourtant le projet tient. Une commission est chargée d'étudier le meilleur emplacement pour la future église. Il la faut visible de partout et de loin. C'est le couvent de la Santa Trinita qui va être retenu. Exceptionnellement situé, à l'entrée du Grand canal, tout à côté de la dogana del mare. 

Le Sénat expédie les moines à Murano et les démolitions commencent. Un pont de bateaux permet de rejoindre depuis San Moïse, (à l'emplacement actuel de l'hôtel Bauer-Grunenwald), le sanctuaire provisoire en bois, installé au milieu du chantier. Le 1er avril, une procession vient pour la cérémonie de la première pierre, doge et sénat en tête, dans le vacarme des canons et des cloches. Dans une niche, la pierre gravée d'une dédicace votive est déposée avec une médaille d'or, dix médailles d'argent et douze de bronze, toutes frappées du même sceau : la piazzetta surmontée d'une vierge en triomphe sur une face et sur l'autre, le doge présentant la future église. Pour sceller cette pierre, outre le doge et le patriarche, il y avait l'ambassadeur du roi Louis XIII, l'un des seuls diplomates à n'avoir pas fui, qui fut invité à participer au geste symbolique. 
Hélas, le lendemain, le doge Nicolo Contarini est frappé à son tour et meurt dans son palais. Quelques semaines après, c'est au tour du patriarche de rendre l'âme, frappé par la terrible maladie. Le Sénat cependant poursuit sa tâche et désigne de nouveaux membres pour la commission chargée maintenant de décider de l'architecte. Onze projets seront examinés. Certains ne pourront pas être défendus, leurs auteurs mourant avant de pouvoir venir présenter à la commission leurs plans. Deux sont retenus. L'un, de Rubertini et Fracao, est une sorte de projet palladien, un Redentore géant. Le second projet, celui de Baldassare Longhena, fils d'un tailleur de pierre tessinois (ils le sont tous à Venise), est présenté par son auteur comme une "machine ronde, vierge, digne, belle, telle qu'il n'en existe nulle part en ce monde." 

Comme toujours en Italie, une longue polémique attisée d'injures, de rumeurs, et de bagarres va suivre. Bataille d'experts, conflits entre les tenants de la modernité et les conservateurs. Finalement, Longhena est sélectionné. Dès ce moment-là, la peste va ralentir sa terrible progression et dès le début de l'été 1631, le nombre de victimes diminue. Le 28 novembre, le doge Francesco Erizzo proclame officiellement la ville libérée du fléau. Le bilan est lourd : 128.000 morts en onze mois. Une gigantesque procession d'action de grâce part alors de San Marco et par le traditionnel pont de bateau se rend sur le chantier de la Salute. On en est à la plantation des pilotis qui soutiendront le bâtiment. 1.106.657 pieux en chêne seront ainsi enfoncés en cercles sur les 2666 mètres carrés de superficie. Cela prendra 26 mois exactement et des centaines d'ouvriers. Longhena qui n'avait que trente deux ans lors du début des travaux, ne verra pas son chef-d’œuvre terminé. 
© photographie de Gigi - 2007.
Il faudra cinquante six ans pour en venir à bout, à cause des guerres qui vont se succéder mais aussi du nombre incroyable de sculptures et de reliefs qu'il faudra faire tailler... L'église est consacrée le 9 novembre 1687. Cinq ans après la mort de l'architecte. Heureusement pour lui, il n'entendit jamais les critiques qui depuis toujours se manifestent à l'encontre de sa basilique : trop baroque, trop vulgaire, trop lourde, trop de styles mélangés... "J'ai voulu offrir une couronne à la Vierge" disait Baldassare Longhena en défendant son église.
Quelques siècles plus tard, les vénitiens restés fidèles à leur vœu continuent de se rendre, très nombreux, chaque année en procession à la basilique. Et les mots gravés au cœur du pavement de marbre polychrome, autour de la rose de pierre qui en forme le centre, en sont un rappel : "Unde origo, inde salus" ("D'où je tire mon origine, de là me vient mon salut"). Allusion à l'antique tradition qui fait coïncider l'anniversaire de la naissance de Venise avec celui de l'Annonciation. Rappel aussi de ce vœu lointain de leurs ancêtres. Depuis près de quatre siècles Venise place ici sa sauvegarde. En 1970, Venise avait juré de sauver la Salute en danger, et c'est la France qui l'y a aidée, prolongeant ainsi le geste de son ambassadeur, qui par un matin de printemps en 1631, en posa la première pierre...

22 septembre 2007

Du côté de San Nicolo dei Mendicoli

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2 commentaires:

Tietie007 a dit…
Quelle chance tu as de vivre dans la Cité des Doges ...J'y suis allé il y a 3 ans, et j'en garde encore un souvenir ému ...nous avions eu la chance de voir Venise sous la neige, nous nous étions réfugiés au Paradis Perdu, une taverne non loin de l'Eglise de la Madonna dell Orto, à l'intérieur rustique. Nous étions restés jusqu'au soir, près du poêle, un chat vénitien sur les jambes, à regarder les employés cuisiner des plats du coin ...
Je vais certainement retourner cette année, pour amener des élèves !
Salutations provençales !

Lorenzo a dit…
oui oui il faut y amener les enfants qui s'y retrouvent naturellement comme les chats. N'hésitez pas amis enseignants : demandez-moi des idées pour une visite différente et qui sortira vos gamins des sentiers battus qu'internet et les dizaines de films sur Venise peuvent leur montrer à tout moment : la Venise des jardins, secrets, des vestiges du passé figés comme dans une aventure de Corto Maltese... Merci pour la visite ! A tout de suite.

21 septembre 2007

Dove si mangia bene ?


Un ami qui doit se rendre à Venise dans les prochains jours, m'a demandé de lui indiquer un petit restaurant traditionnel, peu connu mais facile d'accès et où il puisse s'exprimer en français ou en anglais, lui qui n'arrive pas à aligner trois mots d'italien, malgré mes efforts pour l'aider à s'exprimer dans la plus belle langue du monde. 
C'est l'Antica Osteria San Pantalon qui m'est venue in mente spontanément. Peut-être parce que je sais qu'il est fumeur et que l'atmosphère vite enfumée de la salle ne le dérangera pas. Je plaisante. Cette osteria existe depuis fort longtemps. Située à Dorsoduro, non loin de la Scuola San Rocco, nous y allons en voisins. Elle appartient au propriétaire de la Vecia Cavana, à Cannareggio. Un endroit "tendance" mais qui reste (encore) authentique. Ce n'est pas de la haute gastronomie, mais les produits sont de qualité (le jambon notamment y est excellent) et la carte des vins bien choisie. On y rencontre beaucoup de touristes mais cela reste un lieu fréquenté par les vénitiens. Surtout l'hiver. Les serveuses sont souriantes bien que toujours un peu lentes. C'est qu'en cuisine tout est fait sur l'instant et on ne badine pas avec les temps de cuisson. Bref, si vous n'êtes pas pressé, si vous aimez bien manger en prenant votre temps, l'Antica Osteria San Pantalon est pour vous.

Le cadre est on ne peut plus simple, genre auberge traditionnelle : des tables de bois, des chaises qui forcent à se tenir droit. Sur chaque table est disposée une panière de pains dont certains sont délicieux. Vous savez la difficulté qu'il y a à Venise comme partout en Italie à trouver dans les restaurants du bon pain frais et goûteux. Mais c'est peut-être moi qui suis difficile, le pain est la base de ma nourriture et je ne sais pas m'en passer. Si je vous disais qu'à Venise, aux mille variétés de pains de Rizzi près de chez nous, je préfère le pane pugliese qu'on trouve au super marché Billa sur les Zattere !


Que conseiller ? La pasta fagioli est délicieuse. Sur une base de vrai bouillon de boeuf, il est indiqué dans les primi piatti di carne. Ils servent aussi de délicieuses luganeghe, ces saucisses typiques fabriquées par un petit artisan du Rialto, qui rendraient optimistes un innocent condamné à mort. Les spaghetti alle vongole sont délicieux et très copieux. L'ail y est omnipotent, ce qui me plaît mais peut agacer certains palais délicats ! Les coquillages sont nombreux contrairement à certains bouges où au milieu de spaghetti trop gras on voit surnager deux ou trois crustacés à peine décongelés (n'insistez-pas, je ne donnerai pas de nom, bien que cela me démange !!!


Parmi les poissons, le rombo braisé (turbot) comblera les plus difficiles. Le chef a une manière de le cuire qui met en valeur toute la délicatesse de sa chair. J'en ai l'eau à la bouche rien que d'écrire ces lignes... Mais il faut le commander d'avance car sa préparation prend du temps et il n'est pas question de le faire d'avance. Un simple plat de pommes de terre frites comme accompagnement. Elles sont parfaites, ni trop sèches, ni trop grasses. Un régal.
Pour finir, je vous conseille de laisser de côté les tiramesù traditionnels ou les crèmes brûlées universelles (ou leurs glaces industrielles) pour savourer, à la vénitienne, un vin doux – ils ont un très bon moscato - et des Esse (appelés aussi buranelli), ces biscuits secs en forme de S, ou des bussola (en forme d'anneau), fabriqués traditionnellement à Burano. Chez ma grand-mère, on les appelait des "biscocicco" que nous dégustions à peine sortis du four. Trempés dans du vin, c'est un délice qui prépare le palais à la merveilleuse saveur d'un bon café avec ou sans grappa. Celle de l'Antica osteria san Pantalon est délicieuse. Elle arrive de la montagne dans des bombonnes de plastique, sa provenance exacte reste mystérieuse et en tout état de cause, rien dans le procédé ne doit convenir aux fades nouvelles normes européennes d'hygiène, mais Dieu que c'est bon !!!

calle del Scaleter, Dorsoduro 3958
à proximité  des Frari

19 septembre 2007

L'Académie des Empêchés

Au début du XVIIe siècle, à l'époque où la France mal remise des guerres de religion allait perdre son bon roi Henri IV, il existait à Venise une société culturelle très particulière. Comédiens, chanteurs, musiciens, poètes et compositeurs avaient un jour décidé de se réunir pour former "l'Accademia degli Impediti".
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Sous cette dénomination qu'on pourrait croire sarcastique, il y avait tout le désenchantement d'artistes très souvent de grand talent qui n'auraient jamais la possibilité de se faire connaître et d'atteindre la renommée des plus grands. Tout simplement parce qu'ils étaient juifs et devaient vivre et se produire exclusivement dans le Ghetto. 
 
Oh, ne croyez pas qu'ils étaient malheureux. Le ghetto de Venise (le premier et celui qui donna son nom à tous les autres dans le monde), était en fait comme une colonie accueillant des communautés juives venues de partout : les italiens, les portugais et les espagnols, les levantins, quelques familles venues de Pologne ou de Russie, des allemands. La place manquait un peu sur ces îlots entourés de canaux et fermés par de grandes grilles la nuit. Aussi avait-on construit en hauteur. On peut voir encore ces immeubles devenus vétustes qui s'élancent dans le ciel vénitien sur sept ou huit étages. On y vivait comme partout ailleurs, autour du campo, lieu de rassemblement. Les boutiques étaient nombreuses et pendant la journée l'animation était à son comble. On trouvait dans le ghetto de nombreuses banques - activité autorisée aux juifs et encouragée par le Gouvernement de la République puisque les chrétiens n'avaient pas le droit de s'y adonner - mais aussi des comptoirs de marchands qui assuraient la liaison avec le Levant, l'Asie et le autres pays d'Europe. 
 
Cette population aimait à se distraire mais le soir il était interdit de quitter le ghetto. Alors on y organisait souvent des soirées musicales, des lectures de poésie ou de romans, des représentations théâtrales. 
 
En ce début du XVIIe siècle, on eut l'idée d'aménager la petite colonnade située devant la synagogue italienne en théâtre. Une estrade fut montée, des rideaux posés (on voit encore l'emplacement des gros crochets de bronze qui soutenaient les tringles). Ces quatre colonnes en pierre d’Istrie qui semblent soutenir à elle seule la scola italienne (une des cinq Synagogues du Ghetto) abritèrent ainsi la tribune en bois où pendant des années se produisirent régulièrement des acteurs, des chanteurs et des musiciens. Les soirs de spectacle, la place était noire de monde. 

Les lourdes portes du ghetto et la loi de la République ne permettaient pas à ces artistes de prétendre à la renommée, confinés qu'ils étaient dans leur lieu de vie et leur appartenance religieuse. Et pourtant leurs comédies étaient drôles, leurs poèmes souvent très spirituels et les musiciens d'une telle qualité que les patriciens venaient souvent en groupe avec leurs invités assister à certains concerts, ceux qui avaient lieu avant la tombée de la nuit. 
 
Nous pouvons tous imaginer combien il était difficile à un juif de cette époque de prétendre vivre en paix et de s'installer définitivement quelque part. La France, après l'Espagne, venait de les chasser. Si le pape accepta de les accueillir, beaucoup de villes ou de petits états italiens refusèrent. A Livourne, l'ouverture d'un port-franc attira des juifs d'Orient. Mantoue relativement libérale, abrita une communauté importante, comme Modène et Venise. La peur et la haine du juif était tenace parmi les chrétiens qui assimilaient ce peuple aux responsables de la condamnation et de la mort du Christ. Les deniers de Judas semblaient tinter dans les poches de chaque marchand hébreu, pareil au Shilok de Shakespeare
 
Très tôt ils durent porter un signe distinctif. Les juifs italiens étaient cependant relativement chanceux. S'ils devaient vivre eux aussi dans un lieu reclus et qu'il leur était formellement interdit toute relation et union avec les chrétiens, s'ils devaient porter ces signes distinctifs qui nous semblent ignobles aujourd'hui, ils furent quasiment partout assimilés et bien traités. Notamment à Venise. Mêlés aux peuples parmi qui ils vivaient, ils étaient toujours en bon terme avec eux. A la fois semblables et différents, parlant hébreu entre eux, ils parlaient toujours le dialecte de leur lieu d'accueil. 
 
Ainsi à Venise, les juifs vivaient comme tout le monde pendant la journée, s'exprimaient en vénitien, agissaient en vénitien. Mais le soir venu, ils se retrouvaient enfermés rendus à leurs usages et à leurs traditions. Coupés du monde. Et c'est naturellement qu'ils voulaient continuer à vivre la vie commune. Malgré leur Loi, malgré le poids de leurs traditions et les théocrates intégristes qui déjà veillaient. L'académie des Empêchés c'était la traduction de cette soif d'assimilation, cette volonté de gommer les différences purement matérielles, sans jamais vouloir atteindre ni dénaturer pour autant le dogme fondamental qui faisait d'eux le peuple élu.
 
Le célèbre rabbin Léon de Modène encouragea et défendit cette idée et encouragea la réforme des rites et des cérémonies. Une communauté installa un orgue dans sa synagogue, une autre monta un choeur qui accompagnait les offices. Enfin, on se mit à chanter les psaumes selon le mode moderne (cette musique baroque qui nous est familière aujourd'hui). Hélas la prétendue tradition orientale l'emporta et peu à peu choeurs et instruments furent bannis des temples. Et de nouveau les artistes redevinrent des "empêchés". Ils ne pourraient décidément jamais envisager se produire un jour à la cour du Doge, à Florence, à Milan ou à Rome. 
 
Pourtant il y en eut un qui se hissa par son talent au rang des plus grands artistes chrétiens de son époque. Par sa musique, il révolutionna la vie religieuse des juifs de Venise et le courant qui naquit de son oeuvre se répandit dans toute l'Europe, rapprochant juifs et chrétiens dans un même amour de la beauté mise au service de l'adoration et de la prière.

Ce musicien extraordinaire était originaire de Mantoue. Il se nommait Salomone Rossi, et descendait d'une très ancienne famille arrivée en Italie sous le règne de l’Empereur Titus après la destruction du Temple de Jérusalem. Élève de Monteverdi, c'était un compositeur apprécié et il jouait du violon avec une étonnante habileté. Musicien officiel de la cour de Mantoue, il était exempté de l'obligation de porter la barrette jaune qu'on imposait aux juifs. Il avait une sœur dont la postérité n'a pas retenu le prénom, mais dont le surnom est parvenu jusqu'à nous. Tous l'appelaient "Madame Europa", car elle avait remporté un immense succès en interprétant ce rôle dans "le rapt d'Europe". Sa voix était divine. Elle était la cantatrice favorite du Duc Francesco IV Gonzague, qui protégea la communauté juive de la ville pendant tout son règne.
 
A l’occasion du mariage du Duc avec Marguerite de Savoie, au printemps 1608, tous les meilleurs artistes de l’époque furent invités à se produire à la cour. Claudio Monteverdi composa et mit en scène pour l'occasion son Opéra "Arianna" et l'extraordinaire "Ballo delle Ingrate" . On interpréta "L’Idropica" de Guarini . Le prince commanda à tous les compositeurs de la cour des intermèdes musicaux, et Rossi composa une très belle pièce très remarquée et qu'on possède encore aujourd'hui. 
 
Lorsque son maître Monteverdi se rendit à Venise, Rossi et sa soeur le suivirent. Ils se produisirent devant le doge et sa cour. Mais le soir venu, il leur fallu rejoindre le ghetto où on avait mis à leur disposition de belles salles richement meublées. Il y avait ce jour-là un spectacle de l'académie des Empêchés. Le public, sachant Madame Europa et son frère parmi eux réclama leur venue (imaginez la Callas et Rostropovitch venant loger au milieu d'amateurs de musique !). 
 
Ils s'exécutèrent de bonne grâce et interprétèrent de nombreuses pièces que le doge avait pu entendre quelques heures plus tôt. Ce fut un tel succès que la garde chargée de surveiller les abords du ghetto vint voir ce qui se passait, tant la clameur fut retentissante. On porta en triomphe le frère et la sœur jusqu'à l'entrée de leurs appartements. 
 
Nos deux artistes suivirent Monteverdi et se produisirent un peu partout en Europe. Salomone Rossi eut le privilège de voir l'ensemble de ses compositions éditées de son vivant. Il devint célèbre. On raconte que sa soeur était l'interprète préférée de Monteverdi après la mort de son égérie, Caterina Martinelli et qu'elle fut la première à chanter le merveilleux lamento d'Ariane.
 
Devant ce succès international, les Empêchés aperçurent soudain l'espoir de sortir de leur enfermement : pouvoir eux-aussi faire éclater leur talent aux quatre coins du monde. On se demande pourquoi parmi les musiciens les plus talentueux se trouvent souvent des juifs. Quel don supplémentaire, quel mystère préside à leur réussite ? Hé bien ces dons, ce talent, cette énergie, ils les doivent à Madame Europa et à son frère Salomone Rossi.
 
Cent ans après la peste noire qui déclencha le massacre et la fuite de milliers de juifs d'Espagne, la terrible épidémie de peste qui se répandit sur le nord de l'Italie eut raison de leur talent. Si la voix de Madame Europa n'est plus qu'une légende, la musique de son frère est encore là pour témoigner de cette époque de lumière où la musique sut atteindre des sommets de beauté et de spiritualité.

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3 commentaires:

Gérard a dit…
Article remarquable !
On y devine ce qui caractérise l'esprit du judéo-christianisme .
De toujours .
On le devine .
Même pas besoin de le souhaiter d'ailleurs .
Et cette valeur essentielle s'appelle l'espérance !
Cet article , beau comme l'est l'humanité en souffrance et en joie , devrait être lu dans toutes les écoles .
Je serai toujours étonné , stupéfait , par l'esprit de confinement et d'enfermement qui précède tout antisémitisme .
Et ça continue !
Quelle connerie !
Très bel article !

Claudio Ronco a dit…
Merci, Laurent, d'avoir si bien lu mon histoire "Ester e Salomone, una novella veneziana", et "madama Europa" comme je l'avais lu à la Radio Suisse Romande, et publié dans mon site:
http://users.libero.it/claudioronco/madameuropa.html
C'est un belle histoire, en effet.
Claudio Ronco. 


Lorenzo a dit…
Merci de ta fidélité Claudio et merci aussi d'avoir accepté cette belle prestation à Échappées Belles de France5 auprès de qui je t'avais recommandé en pensant il est vrai à tout ce que tu pouvais avoir à dire sur le Ghetto. la séquence à la Querini fut hélas trop brève.
J'ose espérer que ton commentaire ne sous-entend pas implicitement un reproche. Je ne crois pas avoir plagié l'excellent article ni l'émission que j'avais beaucoup apprécié. Cette belle histoire, pour l'avoir entendu souvent dite de différentes manières, depuis mon enfance, méritait sa place dans Tramezzinimag. Ton commentaire ajoute ce qui manquait : les sources. Merci encore et à bientôt, spero !

Où voulez-vous aller ?

publié par Lorenzo à 17:38

17 septembre 2007

Madeleine Peyroux chante "the summer wind". Devant la maison, deux jeunes garçons s'amusent avec leur skate. Ils ressemblent à mon fils. Lui, le skate ce n'est pas vraiment son truc. Il est en haut, les yeux rivés à son écran d'ordinateur, jouant à Dofus où il est tout à tour marchand, artisan ou chevalier. La rumeur de la foule qui passe est atténuée par le mur qui nous sépare de l'école voisine. Toutes les fenêtres sont ouvertes. Le jardin embaume, le jasmin et les vieilles roses, l'herbe fraîchement coupée, les massifs de fleurs du voisin. Le ciel est d'un bleu limpide, sans un nuage. Il fait bon. Ce sera bientôt le retour, la rentrée. 

Mes filles bouquinent sur la terrasse. Le thé bien chaud est servi, avec les biscuits et ces délicieux macarons de Rosa Salva, sur la vieille table un peu rouillée du jardin. Il ne manque que notre bon vieux chat resté en France. Nous sommes en ville, avec cette sensation d'être vraiment au centre de quelque chose d'unique et de fondamental. Pourtant nous pourrions être dans n'importe quel jardin de campagne, tant le nôtre ici est sauvage et commun. Mais, contrairement à la ville normale, ici il n'y a pas ce bruit permanent, celui des moteurs de voitures, des klaxons, qui dérange et obsède. Ni cette odeur infecte que laissent derrière elles les automobiles. 

Oui vraiment, même sans sortir de chez nous, vivre à Venise a quelque chose d'unique et de différent. Deux voisines bavardent derrière le mur. L'une est la concierge de l'école avec qui je parle souvent. Joie d'entendre ce dialecte vénitien dont je ne comprends pas tout. Cette intonation sans pareille. 

Nous sommes à Venise, il est presque dix huit heures et la vie passe, tranquille. A deux pas les touristes vont et viennent. Devant la maison les deux garçons s'amusent avec leur skate et rient aux éclats. Jean est venu nous rejoindre dans le jardin. Alix sert le thé, Margot a posé son livre et son visage radieux qui me sourit efface la souffrance de ces dernières semaines. Notre jardin à Venise, une parenthèse dans ce temps de rupture, terrible maelström dans lequel nous sommes tous précipités... Madeleine Peyroux chante doucement "the summer wind".
Écrit à la Toletta, juillet 2007



3 commentaires:


Anonyme a dit…
Je reconnais "mon" chat et la Salizada de le Gatte...Je suis surprise de le retrouver là ...mais également heureuse que ce moment pris sur le vif ait plu au fin connaisseur de Venise que vous êtes! Fanfan
Anonyme a dit…
Après recherches et conseils...cette photo a été prise Campo del Tiziano. Fanfan
Lorenzo a dit…
je rajoute donc le copyright. Je voulais en fait un lieu qui ressemble à l'entrée de ma maison mais ne dévoile pas l'endroit. Vous savez bien les groupies, les paparazzi... Je plaisante.

16 septembre 2007

Il ponte chiodo alla Misericordia

Non loin du Ghetto, près de la Misericordia, connaissez vous ce pont ? L'un des derniers sans rambarde, comme ils le furent tous très longtemps, à l'époque des chevaux. Le pont du diavolo à Torcello date de la même période. C'est l'occasion de remercier une fois encore Pierre et Suzy, les animateurs de Venice Daily Photo que je pille très souvent et qui font un travail remarquable. Allez voir leur site si vous ne le connaissez pas encore. 

14 septembre 2007

Venise dans Second Life : ça marche !

La mode est au virtuel. C'est tellement plus simple... Je vous avais annoncé l'inauguration en mai dernier de la Venezia virtuale dans l'univers de Second Life, ce monde où on peut vivre par procuration (vous créez un ou plusieurs "avatars" et vous menez là-bas une seconde vie, toute virtuelle).
 
Et bien aujourd'hui ça marche et depuis le printemps des millions de visiteurs s'y sont précipités. Les fêtes succèdentr aux fêtes et la mode est au voyage en amoureux dans la Venezia virtuelle. De quoi convaincre les derniers publicitaires réticents.
 
Dorénavant, des sociétés bien réelles y achètent à tour de bras des espaces publicitaires, des Etats tout ce qu'il y a de plus vrais y ouvrent des ambassades. Depuis plusieurs mois, à l'initiative des créateurs du Gruppo Italian Project , une Venise assez fidèle (autant que faire se peut) a vu le jour et les touristes (virtuels) de tout Second Life s'y précipitent. Tout y est ou presque : le pont du Rialto, San Marco, les calli, les canaux, les gondoles et même... l'acque alta ! 
 
Pour l'inauguration la foule des invités en chair et en os purent se promener virtuellement et sur grand écran en gondole ou faire une passeggiata romantique dans les rues de la ville... Des manifestations officielles et commerciales sont organisées depuis sur Venezia second Life. Vous pouvez louer ou acheter un étage de palais. Au cours du Lindon dollar (la monnaie virtuelle de Second Life), c'est un peu moins cher qu'en vrai ! Un autre monde vraiment. Certes féru des riches possibilités d'Internet, je reste dubitatif et continue de préférer la vraie - même à distance - à la virtuelle.