04 octobre 2007

Promenade dans Venise





8 commentaires:

Constance a dit…
Enchantée... de découvrir ce blog, de pouvoir garder un oeil à Venise, dont je suis, comme tant d'autres, une amoureuse fervente. Je le mets tout de suite dans mes favoris ; j'y apprends ce que je n'avais jamais compris ( sans être dérangée par la bizarrerie! ), la logique étrange des numéros de ligne des vaporetti, j'y trouve matière à lecture et à réflexion. Je reviendrai y passer du temps, j'irai fouiller dans les liens nombreux que vous proposez, et je vous remercie de ce lien précieux avec ce lieu précieux. Je me permets de mettre ce blog dans mes liens, espérant que cela ne vous ennuie pas.
venise86 a dit…
Tes photos sont trop belles, et je te les emprunte régulièrement, en te citant bien sur... Le bonheur d'être à Venise au quotidien grâce à toi...
Lorenzo a dit…
ce ne sont pas toujours les miennes. Souvent des photos que j'emprunte moi aussi au hasard du net à des inconnus ou à mes amis qui ont la gentillesse de me les adresser. Dans la mesure du possible j'en indique la provenance et l'auteur.
condorcet a dit…
Je souhaite non pas "réagir" (ce qui constitue vraiment l'antipode de tout esprit véritablement enclin à réfléchir) mais évoquer cette nostalgie de la Venise d'antan qui vous habite. J'ai 29 ans : et ce regret du disparu qui transparaît dans vos souvenirs se retrouve parfois dans mes pensées historiennes. Je me souviens de cet enthousiasme pour l'histoire qui a bercé mon enfance, quelque puéril qu'il fût, et des décombres chronologiques et mémoriels dans lesquels on se repaît. Cette décrépitude des lieux intellectuels a ceci commun avec les "espaces vécus" qu'elle nous ôte un peu de notre mémoire collective ou plutôt de notre imaginaire mental.
Lorenzo a dit…
Nulle nostalgie en fait si ce n'est celle liée à un temps à jamais enfoui qui fut celui de mes jeunes années heureuses et pleines d'enseignements nouveaux quand je vivais, j'aimais et j'étudiais à Venise. Ensuite, nostalgie de ce que j'imagine avoir été la ville (et la vie dans cette ville) de mes ancêtres dont le sang qui coule dans mes veines s'échauffe depuis toujours quand j'approche de la lagune. Pour le reste, le quotidien, la vie courante, la Venise d'aujourd'hui vaut aussi parce qu'elle est d'aujourd'hui, palpable, ordinaire et en devenir. L'histoire ne doit pas nous être regret mais espoir n'est ce pas ! Espérer toujours que les nouvelles générations sauront tirer du passé les meilleures leçons et innover inventer bâtir pour réussir là où ceux d'avant n'ont pas su ou pas pu.
condorcet a dit…
Ce sottoporgo figure dans une séquence de "Mort à Venise" où Gustav Aschenbach suit Tadszio dans une Venise spectrale.
condorcet a dit…
Aie aie mon cher Lorenzo, vous venez d'associer deux mots dans une expression qui m'exaspère : les "leçons de l'histoire"... je vous expliquerai un jour pourquoi : ce soir, disons seulement que le déterminisme n'est pas une clé de compréhension du passé.
Si si le passé est regret et fol espoir puisque le regard de l'historien pas plus que celui de l'acteur ne peuvent en restituer la richesse. Toute la beauté de l'histoire réside dans cet aspect révolu du passé et l'impossibilité de le rendre tout à fait. D'où la nécessité d'avoir un regard plus riche.
Pour l'avenir, la question est plus personnelle qu'historienne.
Delphine R2M a dit…
Mais que c'est beau...
Merci Lorenzo!

Venise en travaux


De tout temps, les vénitiens devaient prendre eux-mêmes en charge le nettoyage des canaux et des rives. régulièrement les riverains effectuaient ce travail qui évitait l'envasement et les eaux stagnantes et saumâtres. C'est ainsi qu'avec le renouvellement des marées, si on ne pêchait plus depuis longtemps du haut de son balcon, on pouvait sans craindre la poussée de pustules eczémateuses, se baigner dans l'eau verte des canaux. Les enfants ne s'en privaient pas qui plongeaient du haut des ponts pour se distraire et puis pour amuser aussi les passants et les voyageurs contre quelques piécettes. Il aura fallu attendre plus de cent cinquante ans pour que la Magistrature des Eaux impose le curetage et le dragage des rii de la ville. Cela se fait année après année. On en profite pour refaire les réseaux de câbles et de canalisations, pour restaurer les fondations des bâtiments, des quais et des ponts. Finalement à voir travailler les ouvriers chargés de ce nettoyage mais aussi de ces rénovations, on se rend compte qu'en dépit de la mécanisation des tâches effectuées, le travail reste le même. Pendant des années on a cru, au nom du sacro-saint mythe du progrès, que les techniques modernes valaient toujours mieux que les procédés antiques. 
Mal en a pris les vénitiens (et surtout les italiens parachutés dans les administrations vénitiennes qui eurent en charge le dossier restauration) : on a vu par exemple que les briques de fabrication industrielle qui ont servi jusque dans les années 80 ne se conservaient pas très longtemps et attiraient des champignons qui s'attaquaient ensuite aux parties anciennes des bâtiments. En revanche la brique cuite au feu de bois et faite des matériaux identiques à ceux employés depuis toujours par les maçons vénitiens résiste parfaitement aux intempéries et à ces bactéries. La pierre d'Istrie, dure et résistante à l'eau ne peut être remplacée par aucune pierre de synthèse ou d'une autre provenance. Elle est totalement imperméable et sa densité convient parfaitement au contact prolongé avec l'eau de la lagune. Les bois des palli ne peuvent être remplacés par d'autres essences car le résultat n'est pas le même en terme de solidité par exemple. On ne le dira jamais assez, à Venise comme ailleurs : le passé a beaucoup à nous enseigner et demain n'existera pas sans une bonne connaissance d'hier. C'est valable pour tout, j'en suis convaincu...
1 commentaire:
condorcet a dit…
Votre conclusion me remplit d'allégresse, mon cher Lorenzo, car le souci du temps devient par trop évanescent : vous avez bien raison d'en réaffirmer tout l'intérêt.

Ciao fioi ! (*)

A deux pas de chez nous, il y a le campo Sta Margherita. Aujourd'hui c'est un lieu à la mode, très fréquenté par les touristes (les bobos parisiens notamment). Quand j'étais étudiant, c'était un lieu tout à fait authentique. .

L'ancienne église n'était toujours qu'un ancien cinéma porno fermé pour vétusté. le seul bar sympa, c'était les "Do' draghi" de Renzo Ballarin, juste en face du campanile en allant vers San Pantalone. C'est un des lieux-phare de mon histoire vénitienne. Là où j'ai rencontré tous ceux qui ont compté pour moi pendant mes cinq années de vie à Venise. Et puis, jusqu'en avril dernier, il y avait la fameuse Trattoria due Torri, l'un des derniers restaurants casalinga de toute la ville. Cessation d'activité pour les propriétaires, Edoardo et Giusi. Ils étaient fatigués de tant d'années passées à recevoir vénitiens et touristes dans un restaurant (plus de 50 couverts en salle) qui certes ne payait pas de mine, mais où on mangeait délicieusement bien, surtout quand les patrons ou les serveurs vous connaissaient. C'est souvent le problème à Venise. Le même plat commandé et servi à deux tables différentes n'aura rien à voir selon que vous soyez habitué ou inconnu. On peut le regretter. Ceux qui bénéficient du traitement de faveur ne s'en plaindront jamais. Discrimination positive, j'en ai bien peur (clin d’œil en passant). 
Mais revenons à mon sujet : le due torri, connu aussi sous le nom de Trattoria Da Edoardo ou de Ristorante Ai Mureri, a fermé ses portes et j'avais omis de vous en parler. La dernière fois que j'y suis allé, c'était avec les enfants, au printemps dernier. Nous étions à l'intérieur (un peu triste, sans fioriture) car al sole, il y avait une table de voisins venus fêter un anniversaire. La salle était grande. Il y avait outre les patrons qui vous accueillaient, deux serveurs que j'ai toujours vu là et puis une dame toujours affairée qui dressait les tables. Une vraie ruche. Davide, le chef râleur comme tous les chefs passait souvent dans la salle. Il mitonnait une cuisine familiale à des prix plus que raisonnables. 
Même le menu turistico - que je passe mon temps généralement à dénoncer quand on me demande conseil pour se bien restaurer dans le centro storico -, était bon et abordable. C'est la vie, l'authentique disparaît un peu chaque jour. Je ne sais même pas ce qu'il y a la place aujourd'hui. Un piège à touristes, agressif et artificiel certainement. C'est triste car c'est vraiment un morceau de la Venise authentique qui a disparu. Comme le magasin de jouets (juste en face d'ailleurs). 
Sur la photo ci-dessus, Edoardo et la Signora Giusi (la Signora), Gianluca le serveur et Davide le chef. Il manque Susy et la belle dame aux cheveux blancs qui s'occupait des tables. Loredan, Betti, Stefano, Antonio, je les ai tous connu ici. Et d'autres que j'ai oublié. Nous passions du bar des Do' Draghi à la trattoria. A l'époque on pouvait commander des plats et du vin à emporter. Quelques uns d'entre eux sont devenus de vrais amis même en dehors du restaurant. 
Le dernier soir, en plus de l'honnête petit vin habituel servi au pichet, ils ont offert plusieurs tournées de pâtes. On a pu ainsi manger - pour la dernière fois - la pasta paesana (tomate fraîche, basilic et crème de lait) et puis la fameuse pasta alle due torri à base de sardoni (ces grandes cousines des sardines qu'on pêche dans l'Adriatique) et tomates fraîches. Tout ça va bien nous manquer. Voilà depuis le mois de mars dernier, il manque quelque chose Campo Santa Margherita. Je suis un peu triste en y pensant. Mais qu'est ce qu'on y peut ? Je garderai comme beaucoup de mes amis vénitiens le souvenir ému des pommes de terre rôties (ils en faisaient toujours peu et il fallait prévenir d'avance quand on en voulait), le ragù à la saucisse avec des gnocchis, leur bacalà, les crevettes frites avec de la polenta. Délices, délices.
Mais s'il n'y avait que ce local. Le “Clodia”, un bar mythique de la calle delle razze à Castello, que tenaient deux vieux couples délicieux a changé de gestion et de décor. Finis les tramezzini format familial et leur extraordinaire “aranceta” à un prix pré-ère moderne. Un lieu authentique avec une clientèle authentique. Des gens du coin.  Au lieu de ça on trouve désormais un décor qu'aime décrire le satiriste Stefano Benni (lire son roman Bar Sport, paru chez Feltrinelli qu'il écrivit à 26 ans) : une pointe de chic, du rustique moderne, de fausses vieilles briques qui transparaissent de ci-de là pour faire usé ; nappes et serviettes rouges en lin, pringles à volonté, petits pains lilliputiens avec du saucisson nain et autres micro-produits à des macro-prix, le tout avec une musique Loundge bien entendu... Nous vivons une époque moderne comme le répétait Philippe Meyer... J'ai un peu l'impression de tourner au vieux machin, mais tant pis ça fait du bien. 

(*) "Salut les potes" en vénitien.

03 octobre 2007

Accidenti ! Il palazzo crollà ! *



On a envie de sourire mais cela aurait pu être tragique : samedi un morceau de pierre d'Istrie d'une cinquantaine de kilos s'est détaché de la façade du palais des doges, côté Schiavoni, tout près du ponte delle Paglie à une heure de haute affluence touristique. Un passant n'était pas loin du pont d'impact et a fini son séjour à l'hôpital avec des plaies et des bosses mais rien de grave. Des souvenirs originaux à raconter... Serait-ce le fantôme d'un doge particulièrement rétif devant cette foule désordonnée qui se presse devant le pont des soupirs ? C'est plutôt le résultat des combinazione habituelles qui ont dû présider à la conception des travaux de restauration de cette partie du palais pourtant apparemment parfaitement effectuée. Si les pierres se rebellent maintenant...

(*) : Mince ! Le palais s'écroule !

02 octobre 2007

News : De nouveaux numéros en 2008 pour les vaporetti


© Photographie Yves Phelippot. Tous droits réservés.

Dès janvier, c'est la révolution à l'ACTV, les lignes de vaporetti et de motoscafi changent de numéros. Pour se mettre à la page, les lignes vont être renumérotées comme le font peu à peu chaque grande ville. Comme Venise a terriblement peur de n'être qu'une petite provinciale endormie, elle reprend à son compte les innovations des capitales européennes. Finis donc les 82, 61, 51, 62 et tutti quanti ! C'est vrai qu'il était curieux de n'avoir pas de ligne 2 et de passer allègrement du 5 au 82. En fait par exemple le 82 n'est que le regroupement de l'ancienne ligne 8 et de la 2... Il fallait y penser. 
Dans quelques mois donc, les lignes iront de 1 à 12 en se suivant comme la logique des chiffres le veut. C'est le début de grandes modifications au sein de la société des transports publics de Venise. De nouveaux pontons vont être installés, plus pratiques et puis cette fameuse discrimation positive entre les accès réservés aux touristes et ceux pour les riverains (personne n'a encore tranché sur la meilleure méthode), les panneaux affichés en plusieurs langues vont être traduits en italien ce qui a souvent été omis (...), et les abords des arrêts seront mieux indiqués avec des panneaux semblables à ceux qu'on trouve devant les bouches de métro (plans de la ville et du réseau des transports et plans du quartier). On attend aussi la décision de l'ACTV de remplacer peu à peu les anciens modèles de vaporetto par des engins non polluants dont les hélices ne produiront que peu de ces remous tellement néfastes aux fondations de la cité. Mais rien n'est simple dans la Sérénissime d'aujourd'hui. 
Nous en reparlerons.


4 commentaires:

condorcet a dit…
Mon cher Lorenzo,
Quelle que soit la méthode de ségrégation spatiale, elle est toujours détestable. Il me semble, avoir appris, à l'école que Rosa Parks était à l'origine d'un mouvement d'opposition à la ségrégation raciale à Montgomery (Alabama) dans Le "Sud" (Etats-Unis).
Elle a choisi de commencer son combat dans... un bus puisque les Noirs ne pouvaient monter à l'avant du bus (réservé aux Blancs).
Lorenzo a dit…
Je ne serai jamais membre d'un quelconque Klu Klux Klan mais il faut bien dire que mettre à disposition des touristes des lignes spécifiques et en réserver d'autres pour les résidents du moins à certaines heures de la journée n'est pas en soi une mauvaise chose. notre époque est devenue hyper-sensible à tout ce qui peut ressembler à de la ségrégation au point de refuser parfois ce qui peut faciliter la vie. Les frontières que j'ai connu enfant dans chaque pays permettait d'aller plus vite. Là où il pouvait y avoir une mauvaise interprétation c'était en Angleterre avec la file réservée aux étrangers baptisée en lettres blanches sur fonds noir "ALIENS". Je ne me suis jamais senti infériorisé par cette appellation ! De grâce ne confondons pas tout. Il s'agit ici d'essayer de pallier le mieux possible les aléas de l'invasion chronique de Venise par les visiteurs, qui perturbe le fonctionnement normal des services mis à la disposition de TOUS les publics. Quelle solution alternative trouver ? Séparer les gens par catégorie : touristes et travailleurs usagers résidents c'est pas terrible, mais c'est certainement la seule possibilité. En revanche là où il va falloir être vigilantissime, c'est dans le projet de transport rapide entre Marco Polo Mestre et l'Arsenal. Nous en reparlerons. Ouvrez le débat sur le forum ! Dur sujet.
Tietie007 a dit…
Merci pour l'info !
condorcet a dit…
Mon cher Lorenzo,
Les hommes me surprendront toujours par leur faculté à désigner comme inéluctable des événements avant même qu'ils ne se produisent pas. En ce qui concerne, elle a tellement de fois été hantée de fois été hantée par sa mort qu'elle y arrivera peut-être : pour une ville, quelle mort plus certaine que le refus de la vie en commun. Mais je ne jette pas la pierre à Venise : en France aussi, la méfiance vis-à-vis de l'étranger se généralise. Vous vous souviendrez, j'en suis sûr, étant donnée la très bonne éducation que vous avez reçue dans un "college" anglais et à laquelle vous faites honneur de la différence que faisaient les Romains entre la "turba" et la "plebs".
D'un côté, la foule, le troupeau,
De l'autre, l'ensemble des citoyens romains.
J'ai toujours été attaché à la notion de citoyenneté ouverte et pour être passé une fois à la préfecture de mon département par la file d'attente des étrangers.
L'idée même d'un accueil différencié selon l'origine est contraire à tous les principes.
Je n'ouvrirai pas de débat sur le forum car ma réputation est celle d'un trublion et que l'on m'attend dans ce rôle. J'ai envie de papiers de fond, de réflexion distanciée et plus de ces joutes qui n'apportent que fort peu à mon lecteur. Si j'y suis mêlé, ce sera à mon corps défendant.

COUPS DE CŒUR (HORS SÉRIE 3) : "L'Architecture du bonheur" de Alain de Botton

Je viens de terminer la lecture du dernier livre d'Alain de Botton, jeune philosophe très érudit dont j'avais particulièrement aimé "L'Art du voyage" et j'en suis imprégné comme cela arrive avec les ouvrages de qualité qui vous laissent toujours une impression qui de dilue peu à peu dans votre esprit comme l'humeur d'un grand vin dans nos veines après avoir enchanté nos papilles. Si je regrette que ce suisse de Zurich ne s'exprime qu'en anglais – il enseigne la philosophie à Londres, « L'Architecture du bonheur » a été un grand moment de plaisir.
 
Cette aspiration à la beauté qui n'a d'autre but que de permettre à l'homme de mener une vie harmonieuse. Ce qu'il nomme la "bonne vie" : "L'espace autour de nous est l'un des facteurs de cette bonne vie", explique-t-il. Comme Alain de Botton, je crois que le bonheur (ou le malheur) tient à de tout petits riens - une simple trace de doigts sur un mur, un plancher ciré qui brille et embaume, un pan de mur au crépi chaleureux qui resplendit sous le soleil de midi, une cheminée vénitienne qui surgit d'un ciel bleu parfait... Ceux qui douteraient de l'influence de l'architecture sur notre personnalité, Alain de Botton les renvoie aux théologiens chrétiens et musulmans. Pour ces derniers, en effet, un bel édifice avait le pouvoir de nous rendre plus vertueux. Plus modeste, l'écrivain préfère cependant la phrase de Stendhal selon laquelle "la beauté n'est que la promesse du bonheur" : la promesse, non la garantie. Pourtant, son pouvoir est bien réel : que ressentons-nous, en effet, dans une maison dont les fenêtres sont pareilles à celle d'une prison? La beauté rend heureux. C'est ce que je me tue à dire, à écrire, à démontrer à mes enfants et à mon entourage depuis toujours. Le fameux "A thing of beauty is a joy forever" de Keats. Et comme j'aime l'architecture, cette capacité que l'homme a de bâtir et de bâtir des chefs-d'oeuvre, je buvais du petit lait. Je regrette seulement de n'avoir pas lu ce livre à la terrasse du café du paradis à Castello, face à l'une des plus belles vues de Venise, parmi les glycines du jardin de la Biennale ou assis à une table de ce nouveau café salon de thé de San Giorgio... Le philosophe a donc cherché à comprendre ce qui préside à l'élaboration d'un projet architectural . Et l'auteur cite Wittgenstein qui a un jour abandonné l'université pour construire la maison de sa sœur Gretl : "Tu penses que la philosophie est difficile", écrivait l'allemand, "mais je t'assure que ce n'est rien comparé à la difficulté d'être un bon architecte." Le fil directeur était simple puisque l'auteur de la "Petite philosophie de l'amour" voulait comprendre pourquoi partant de cette idée que l'homme recherche le bonheur et ce qui y contribue comme un devoir et une nécessité, tout semble avoir été de travers dans l'architecture du XXe siècle, n'en déplaisent aux modernes hagiographes ayatollahs de l'omnipotente création contemporaine. 
 
Il faut parler d'esthétique, comprendre l'esthétique si on ne veut pas être condamné à subir la défiguration définitive de notre environnement. Et là Botton met le doigt sur le point douloureux : on n'ose plus porter un jugement car "On nous a fait croire que le beau était une notion relative. Je ne le crois pas. Il existe une bonne et une mauvaise architectures". Nous le savons instinctivement : Pourquoi visiterait-on plus volontiers Venise que Detroit, Paris que Juvisy ? "Un bel immeuble possède beaucoup des qualités d'une personne", affirme le jeune philosophe, "Il a de l'équilibre, de l'harmonie, de la grâce, de la symétrie, un peu d'humour. Bien sûr, tout comme il existe différentes façons pour un individu d'être bon, il existe plusieurs manières pour un immeuble d'être beau".
 
Mais qu'on ne s'y trompe pas, ce livre ne fait pas l'apologie du passé. Il n'y a rien de nostalgique dans l'Architecture du bonheur. "La beauté ne s'arrête pas aux bâtiments classiques. On ne peut pas aller en arrière. De nos jours", poursuit-il, non sans audace, "on a peur, donc on restaure, mais pourquoi restaurer Venise? Peut-être faut-il y renoncer et trouver les règles qui font que Venise est belle". Voilà posée là encore une idée majeure. Fondamentale. Une idée qui pourra ressembler à de la provocation aux amoureux de Venise qui se préoccupent de son état. Massimo Cacciari ne cesse d'y revenir - mais sa position de premier magistrat et les pressions ordinaires qu'il subit assourdissent ses propos - quand il dit par exemple qu'il faut protéger, préserver mais pas "muséer" (pardonnez-moi ce barbarisme) la ville en la refaisant à neuf à l'identique. Cette option du tout rénové, c'est Disneyland


Comme tout, les pierres meurent et disparaissent. On ne pourra jamais maintenir Venise figée et sous-vide comme l'objet rare des vitrines d'un musée. Où sont les chefs-d’œuvre des collections amassées par les empereurs romains ? Ou sont les impeccables statues des marbre peint que les grecs dressaient à Olympie ou à Epidaure ? Je ne veux pas insinuer qu'il faut laisser mourir Venise. Il faut au contraire la faire vivre. Re-vivre. Construire de nouvelles choses là où les anciennes ne répondent plus aux besoins ou bien plutôt là ou rien d'ancien ne répond au besoin actuel parce qu'à l'époque (quelle époque ? Il y a en a eu tellement depuis la naissance de la Sérénissime), il n'y a avait pas besoin de tel pont, de tel bâtiment. Il faut entre-tenir car c'est notre devoir. Mais nous devons cesser de préférer un palais reconstruit à neuf qui aura l'aspect d'un décor de carton-pâte à l'authentique construction qui sera belle de la patine et des accidents du temps qui passe. Mais cela encore une fois ne veut pas dire laisser ce palais se détériorer, s'y éclairer aux bougies et y grelotter de froid l'hiver. Cela ne veut pas dire abandonner Venise à son sort. Cela veut dire ne jamais considérer l'entretien et la restauration comme un sérum d'immortalité. Oui Venise est mortelle comme nous le sommes tous, Comme le sont toutes nos créations. Il s'agit de maintenir la vie. Toute la vie. Et de gérer en bon père de famille cet héritage esthétique pour qu'il s'inscrive dans le futur des générations à venir.
Et c'est ce qui transpire en fait de ces très bonnes pages du jeune philosophe (il n'a que 36 ans) : ce qui importe c'est la vie. La vie ordinaire. Ce qu'il faut maintenir et protéger à Venise c'est la vie ordinaire et tant pis si les murs ne seront jamais comme neufs, impeccablement enduits de couleurs harmonieusement choisies pour le plaisir des yeux des touristes. Qu'il demeure de la rouille, des briques patinées, des balcons de pierre d'Istrie usés par tous ceux qui s'y sont appuyés. Du moment qu'on préserve et qu'on construit. La seule vigilance qui est le devoir de tous, vénitiens et étrangers, hommes de la rue ou responsables politiques, c'est d'éviter qu'on la défigure.

C'est un très beau livre vraiment. Il ne parle pas que de Venise hélas, mais les propos qui y sont développés, vous le voyez par mon verbiage, s'adaptent totalement à la réflexion que nous devons avoir sur elle. Et puis ce qui est incroyable c'est la limpidité du langage employé. Les idées se font jour à chaque page de la même manière qu'on débite une recette pour réussir les oeufs aux plats. Tout le monde tout de suite assimile et comprend le raisonnement de l'auteur. J'ai lu quelques passages à hautes voix à la maison et mes deux derniers (14 et 11 ans, enfants normalement doués) ont repris naturellement les propos cités en les développant...Cette simplicité qui fait les grandes idées est une caractéristique d'Alain de Botton. Rejeton d'une riche famille suisse, transplanté à l'âge de 8 ans dans une public school anglaise (ce qui lui a laissé une aversion profonde pour le style gothique en architecture que personnellement j'adore – pour les mêmes raisons que lui le déteste mais j'avais 15 ans), est un admirateur de Roland Barthes. Il aime chez lui la capacité de s'intéresser à des sujets que la philosophie a pris l'habitude d'ignorer. "J'adore les sujets qu'il choisit, mais je n'aime pas la manière dont il les traite toutefois. Trop incompréhensible selon Botton dont la pensée et l'écriture sont vraiment limpides. 

Sans jamais être simpliste ni vulgarisateur, il développe une pensée du quotidien qui est loin d'être une philosophie ordinaire et simpliste destinée à des niais. "Je ne veux pas être un auteur inaccessible, c'est trop facile !"dit-il. Encore un point qui me réjouit chez lui ! Et d'évoquer aussi Nietzsche, qui s'est intéressé - notamment - à l'influence des légumes trop cuits sur le caractère du peuple allemand. "...Un homme très sérieux qui passe beaucoup de temps à réfléchir à de petites choses" écrit-il. Voilà encore Venise qui revient quand je cite ces propos : Je ne suis jamais plus esthétiquement ému quand je me promène à Venise que lorsque la délicieuse odeur d'une pastaciutta se répand dans une petite cour inondée de soleil avec, sur le puits de marbre qui en occupe le centre, un chat qui dort paisiblement. Même humbles les façades y sont belles, remplies de siècles d'histoire, de bonheurs et de malheurs, avec très souvent des détails d'architecture qui semblent évidents ici et paraîtraient déplacés dans l'ordonnancement de nos façades bordelaises ou parisiennes : un reste de blason, une colonnette striée avec son chapiteau corinthien, une mosaïque de marbre...

Si l'architecture peut nous aider à accéder au bonheur, un bel édifice peut aussi nous faire pleurer, parce que la perfection que l'on observe n'est pas à notre disposition dans la vie quotidienne. Mais ce n'est rien, la contemplation du beau ne doit pas générer l'envie. La vertu de ce livre est de montrer que quelques pierres et un toit nous permettent de recréer notre paradis sur terre. A condition d'y mettre un peu de beauté. Vous comprenez pourquoi l'envie de s'installer à Venise, pourtant décatie et envahie de touristes, est si forte pour beaucoup ! 
Le site d'Alain de Botton (en anglais) : http://www.alaindebotton.com/
.
.
.
 
 
 
 
 
.
.Alain de Botton,
L'architecture du bonheur
traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin
Mercure de France

 

2 commentaires:


Gérard a dit…
Enfin quelqu'un qui fait la jonction d'un des arts d'avec un sentiment très particulier : le bonheur ! A l'heure où dans nos cités - que j'ai connues - on ne parle plus que de l'architecture ........ du malheur . Et c'est vrai ! Le bonheur , c'est la paix intérieure , le contentement , l'équilibre atteint , les horizons heureux : on le recherche . Son pendant diabolique : le malheur et son lot , la douleur . Alors donc , du bonheur . Alors donc René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront. » (Rougeur des matinaux) Voici Venise décrite . Dans son plus intime et profond détail : sa gigantesque Histoire . Les Vénitiens - comme d'ailleurs les Italiens en général - trouvèrent ainsi ce qu'on pourrait définir par l'appellation : le bonheur de l'architecture . Nous sommes en dette . A suivre !
venise86 a dit…
Quel bonheur que cet article !!!! Merci..

01 octobre 2007

Vittorio Orio, le gondolier du bout du monde



Il a soixante six ans, vénitien de pure souche, c'est le seul gondolier à mener sa gondole aussi loin à travers les eaux de la planète et toujours pour une bonne cause. Vittorio après avoir porté au Saint Père un magnifique tabernacle entièrement réalisé en verre de Murano, va remonter le fleuve Hudson depuis Albany jusqu'au pied du Ground Zero pour participer à la grande parade du Columbus Day (le 8 octobre).
Avec l'aide de l'association "Il vero cuore di Venezia" présidée par Aldo Rosso. Il est parti aujourd'hui et devrait arriver à New York le 6 octobre. 155 milles marins avec une gondole traditionnelle à quatre rames pour se faire le porte-voix de Venise auprès du corps des sapeurs-pompiers de New York, mais aussi pour réunir des fonds pour permettre aux orphelins de ces pompiers de bénéficier de bourses d'études et pour les enfants du Togo. Six étapes dont une à West-Point, la fameuse école militaire américaine. parmi les rameurs, il y a trois gondoliers américains : Greg Mohr, Enzo Liszka et Giuseppe Rossi. Après la traversée de la Manche, le voyage à Rome et différents déplacements en Adriatique, c'est la première expédition de la gondole de la solidarité sur un autre continent. Comme l'a dit Valerio Ballarin, président de la corporation "c'est une grande fierté d'envoyer un des nôtres pour porter un message de solidarité aux américains. L'année prochaine nous serons en Chine pour une mission similaire". Pour saluer son départ, il y avait Don Ettore, le curé de San Martino (nommé à Torcello qu'il rejoindra dans les prochains jours) et l'assesseur Annamaria Miraglia (adjointe à l'éducation) qui a fait l'éloge de la passion et du dévouement de notre gondolier-missionnaire. Si vous êtes intéressés, il est possible de suivre l'aventure sur le site gondola solidale.

28 septembre 2007

Fiction ou réalité ?

Superbe photo dénichée par hasard sur le net et - que celui-ci me pardonne - dont je n'ai pas noté l'inventeur. L'occasion de saluer tous mes lecteurs et de les prier d'excuser mon silence et le ralentissement de mon verbiage. Rentrée oblige, il y a fort à faire entre une entrée en fac (Margot), une 1ère ES (Alix), une 3e latin-grec ancien (Jean) et enfin le solennel passage du primaire en 6e (Constance) : fournitures, réunions, vêtements, sorties, petites crises et grands fous-rires. 
 
A cela s'ajoutent les nombreuses associations et conseils d'administration qui redémarrent toujours tous en même temps bien évidemment et ce ras-le-bol lancinant qui me susurre perfidement « Hé hé, tu serais bien mieux à Venise avec ton chat et tes bouquins »... Tiens, il y avait sur eBay un billet Prem's Paris-Venise de nuit à 30€, tiens MyAir proposait des vols à 215€ aller(retour pour la fin octobre), tiens le magnifique « Venise vu par ses peintres », somptueusement hors de prix est en solde chez le bouquiniste du coin (évidemment quand je me suis décidé, il venait d'être acheté et il n'y en avait qu'un seul exemplaire !)... 
 
Bref, difficile de s'attacher à son clavier et de produire quelque chose de potable pour TraMeZziniMag que je délaisse... Lecteurs, ne m'en voulez pas et soyez indulgents ! Je vais me reprendre, c'est promis !
 
RECTIFICATIF : Voilà retrouvé le lieu et l'auteur de cette superbe photo. Merci Nicole de me l'avoir signalé : cette photo est l’œuvre de J@M et provient de l'excellent site Venise-serenissime.com ! Il est toujours bon de rendre à césar ce qui est à César !

26 septembre 2007

Clin d’œil à l'été qui s'enfuit

Ailleurs on dit que sous les pavés se trouve la plage. Ici au moins, le dolce farniente et le doux soleil de juillet permettent à cette jolie jeune naïade de peaufiner son bronzage !

La Giudecca cernée par le tourisme de luxe

Au moment où s’ouvre à la Giudecca l’immense hôtel Hilton des Mulini Stucky, je me suis dit qu’une petite promenade dans ce quartier si calme et si agréable changerait un peu les lecteurs de Tramezzinimag. Combien sommes-nous à débarquer sur cette île et, laissant les dizaines de monuments et de chefs-d’œuvre croisés à chaque pas dans le centre historique, savons y retrouver la tranquillité et l’authenticité de la vraie Venise ? J'avoue que j'y vais peu et c'est dommage.
 
Entourée maintenant par les deux ensembles hôteliers les plus luxueux et les plus chers de la ville: la villa Cipriani à l’Ouest de l’île, près de San Giorgio et le gigantesque Hilton Resort à l’autre bout, dans ce qui fut longtemps un quartier misérable, une zone industrielle comme le XIXe siècle anglais ou prussien en avait répandu dans la plupart des agglomérations européennes, la Giudecca est-elle en train de perdre son âme ? A voir les enfants courir sur les campi, les personnes âgées qui profitent des derniers rayons de soleil en ce début d’automne, les commères qui bavardent en attendant leur tour chez le coiffeur ou l’épicier, on sent bien que non. Comme dans d'autres quartiers un peu éloignés, il y règne une atmosphère authentique que ne troublent pas les hordes de touristes en visite guidée.

De tout temps, la Giudecca a été un quartier de rencontres et de mélanges. Des familles de pêcheurs et d’ouvriers cohabitaient avec des familles patriciennes qui avaient bâti là des demeures somptueuses au milieu de grands et magnifiques jardins. L’air y était plus pur disait-on, et bien meilleur pour aider les enfants à grandir. Il y a avait des couvents mais aussi des casini, ces villégiatures de plaisir qui n’étaient pas toujours - contrairement à ce que certains esprits salaces aiment à faire croire - des bordels de luxe. On trouvait aussi beaucoup de potagers et de vergers, des vignes même. Un lieu de villégiature encore lié à la simplicité rurale des premiers temps. Puis avec la chute de la République, l'occupation autrichienne, la misère galopante, la Giudecca est devenue un monde à part. Le refuge d’un peuple en haillons dont les enfants souvent réduits à la mendicité partaient en barque le matin pour essayer de gagner trois sous à la porte des auberges de luxe où à la sortie des restaurants et des théâtres. Des chantiers de construction navale, des ateliers industriels et les fameux moulins drainaient un prolétariat mal payé et mal nourri qui contrastait avec l’image laissée par l’histoire de ce peuple grandiose. Les choses se sont heureusement améliorées. On vit aujourd'hui aussi confortablement à la Giudecca que du côté de Dorsoduro ou de San Polo. 
 
Les logements y sont même le plus souvent rénovés. Des constructions neuves à l’architecture osée bien que toujours inspirée par le modèle vénitien abritent de nombreuses familles et il reste encore davantage d’autochtones que d’étrangers.

Beaucoup de choses à y voir certes mais le plus simple est encore de s’y promener sans but. Visiter les trois églises du Redentore, des Zitelle et, ma préférée, la petite Sta Eufemia, essayer d’apercevoir les allées du jardin d’Eden et admirer les trois au quatre casinos qui existent encore dont celui de la marquise Rapazzini, (qui appartint
au milieu du 18ème siècleau célèbre Giorgio Baffo, sénateur et magistrat de Venise, mais aussi poète érotique).
 
Quelques bars où les pâtisseries sont particulièrement bonnes à l’heure du café. Mais aussi l’inévitable Harry’s Dolce beaucoup décrié mais que j’aime bien. Sa terrasse en face des Zattere, le délicieux club Sandwich, les pâtisseries à se damner. Le thé y est bon, le Bellini bien entendu excellent et les enfants ne sont pas oubliés qui ont droit à une version sans alcool ! L’hiver, une seule table est agréable : celle près de la vitrine qui permet de regarder le canal de la Giudecca et l’autre rive…

La Giudecca. C’est là que Michel-Ange, exilé de Florence en 1529, vint se reposer dans la paix de l’ïle "per vivere solitario" se disant prêt à abandonner le monde. Et Alfred de Musset rêvait d’y vivre et d’y mourir… On y cultivait aussi les fruits de l’esprit : c’est non loin des Zitelle qu’Ermolano Barbaro créa son académie philosophique, au numéro 10 de la fondamenta San Giovanni. Une inscription sur la façade en rappelle l’existence… Un peu plus loin, on peut voir les vestiges de la maison de campagne des Princes Visconti de Milan, la fameuse "Rocca Bianca" qui abrita de nombreuses fêtes et où séjournèrent tout ce que la Renaissance a compté de célébrités.

Mais je m’éloigne de mon sujet avec ma sempiternelle gourmandise. En fait, je voulais tenter de vous décrire toute l’authenticité de la vie à la Giudecca. Et vous parler de l’association ARCI Giovani Luigi Nono et de la manifestation "Veci Zoghi in campo" (littéralement "jeux d'autrefois sur la place") qu’elle organise depuis maintenant une dizaine d’années. L’idée est de proposer aux enfants du quartier - et aux autres - de retrouver les jeux en usage autrefois dans les rues de Venise. Je vous avais déjà parlé de cet ouvrage sympathique qui énumère ces jeux de rue dans ce paradis des enfants qu’est Venise, sans le danger des voitures (*). Chaque année cette association invite donc les enfants à redécouvrir les jeux de rues qui faisaient les délices de leurs parents ou de leurs grands parents. Du temps où nos chères têtes blondes n’avaient pas la triste habitude de s’abêtir devant la télévision ou les jeux vidéos.

Il y a derrière les Zitelle un énorme îlot de verdure que peu de vénitiens connaissent et qui n’a même pas de véritable nom. Giudecca 95 est sa seule dénomination. "Il giardino" pour les riverains. Face à la lagune, boisé, avec pour seul bâtiment la bibliothèque de quartier et un foyer de personnes âgées, c'est le poumon du quartier des Zitelle. L'association y montre depuis dix ans les Campanon, peta busa, cimbali, ara che vegno, l’omo nero : autant de jeux qui avaient leurs règles précises et qui sont pratiquement abandonnés aujourd’hui. Marco Bassi, l’initiateur de ces journées annuelles explique qu’en montrant aux enfants les jeux qui se pratiquaient encore il y a vingt ans dans les rues de Venise, l'association espère les convaincre à sortir de leurs habitudes télévisuelles. Même les parties de calcio organisées par les curés dans les cours des paroisses n’ont plus autant d’adeptes. Il y a toujours un feuilleton ou un show télévisé qui semble plus important.
 
Dans ce jardin, les enfants trouvent par exemple des monceaux d’argile qu’ils peuvent utiliser de mille manières. Les filles en font des plats pour leurs poupées, les garçons des constructions éphémères… Peu à peu les parties endiablées de ballon prisonnier ou de loup qui court font de nouveaux adeptes. Grâce à cette initiative la municipalité installe un peu partout des aires de jeux : Balançoires, toboggans, tourniquets, bacs à sable sont maintenant à la disposition des enfants dans pleins d’endroits imprévus pour leur plus grand bonheur. Et puis ce qui est merveilleux dans ce genre d’action c’est que jeunes et anciens se retrouvent et communiquent autrement. Les uns expliquent les jeux de leur enfance, les autres en redemandent. C’est comme ça que Venise résiste et que la vie perdure dans ces îlots de tranquillité que la vie moderne ne détruit jamais tout à fait. Comme le soulignait Mario Mariuzzo :
"tous sont conscients que nous perdons peu à peu une part importante de notre histoire commune en oubliant nos usages et nos traditions. Se rappeler comment les petits vénitiens occupaient leurs loisirs quand il n’y avait ni jouets sophistiqués ni informatique ni télévision, c'est résister à la normalisation qui peu à peu risque de détruire la Venise des vénitiens".

25 septembre 2007

Venise : Le Forum


Condorcet me rapelle sur le Livre d'or que le Forum de venice-views est de nouveau disponible après avoir été piraté. Pour ceux qui veulent en savoir encore plus sur Venise, profiter des expériences et des idées des uns et des autres, TraMeZziniMag vous recommande ardemment un petit passage quotidien par chez eux !

24 septembre 2007

Unde origo, inde salus !


En novembre 1966, 279 ans et 6 jours après son élévation au fronton de la basilique de la Salute, au moment de ces folles journées où le monde craignit pour l'avenir de Venise submergée par plusieurs mètres d'eau, la chute d'Eve, tombée du fronton où elle était juchée depuis plus de trois siècles, passa inaperçue. Elle s'abattit en mille morceaux sur le parvis inondé de la Salute.
...
L'année d'après, un panneau à l'entrée du campo au bord du Grand canal faisait sourire "Pericolo, caduta angeli" (Danger, chute d'anges). Il exprimait pourtant tout le désarroi des vénitiens d'alors. La ville tombait en ruine. Il fallait réagir. En fait l'histoire est bien jolie mais elle est fausse. Elle fut inventée par des journalistes. elle porta cependant ses fruits puisque quelques mois plus tard, la France s'organisa pour sauver la Salute et finança les travaux de restauration de cette somptueuse basilique élevée par Longhena dès 1631 et consacrée le 9 novembre 1687.

Vous connaissez l'histoire. La peste sévissait à nouveau. C'est l'ambassadeur de Mantoue qui l'y a introduite, sans le savoir, en venant implorer les secours de la Sérénissime devant le siège de sa ville par l'Empereur Ferdinand. En dépit de la quarantaine qu'on lui impose avec sa suite dans l'île de San Clemente, l'émissaire contamine un menuisier venu aménager l'appartement qui lui avait été dévolu. Quelques jours plus tard, l'ambassadeur rend son dernier soupir, suivi de peu par le pauvre menuisier. entre juillet et octobre, on dénombre près de 50.000 morts à Venise. Les hôpitaux débordent. Les cadavres sont jetés par les fenêtres dans les canaux et dans les rues. On assiste à des scènes de pillage et la police décimée a du mal à maintenir l'ordre. Une puanteur horrible se répand sur la ville. 


Le patriarche fait exposer le Saint-Sacrement toute une semaine dans la cathédrale de San Pietro in Castello. En vain. C'est alors qu'on se souvient au Sénat que la grande peste de 1576 fut brusquement stoppée après que la République ait fait édifier le temple votif du Rédempteur à la Giudecca. Le Sénat décide par 106 voix contre un bulletin nul et une abstention, de transporter en procession quinze samedis consécutifs l'image de la Vierge autour de la basilique San Marco. 
Lors de la première procession, le doge fait le vœu solennel de consacrer un sanctuaire à la Madone sous le vocable de Santa Maria della Salute. Le vocable italien "salute" signifiant à la fois la santé et le salut. Le 26 octobre, le serment est solennellement répété par le patriarche et le doge. Hélas cette cérémonie qui attira tout ce que Venise possédait encore de bien portants n'apaisa pas le fléau. Le mois de novembre vit 11966 victimes succomber à la terrible maladie dont 595 pour le seul jour de la San Todoro, le plus ancien patron de la ville. Pourtant le projet tient. Une commission est chargée d'étudier le meilleur emplacement pour la future église. Il la faut visible de partout et de loin. C'est le couvent de la Santa Trinita qui va être retenu. Exceptionnellement situé, à l'entrée du Grand canal, tout à côté de la dogana del mare. 

Le Sénat expédie les moines à Murano et les démolitions commencent. Un pont de bateaux permet de rejoindre depuis San Moïse, (à l'emplacement actuel de l'hôtel Bauer-Grunenwald), le sanctuaire provisoire en bois, installé au milieu du chantier. Le 1er avril, une procession vient pour la cérémonie de la première pierre, doge et sénat en tête, dans le vacarme des canons et des cloches. Dans une niche, la pierre gravée d'une dédicace votive est déposée avec une médaille d'or, dix médailles d'argent et douze de bronze, toutes frappées du même sceau : la piazzetta surmontée d'une vierge en triomphe sur une face et sur l'autre, le doge présentant la future église. Pour sceller cette pierre, outre le doge et le patriarche, il y avait l'ambassadeur du roi Louis XIII, l'un des seuls diplomates à n'avoir pas fui, qui fut invité à participer au geste symbolique. 
Hélas, le lendemain, le doge Nicolo Contarini est frappé à son tour et meurt dans son palais. Quelques semaines après, c'est au tour du patriarche de rendre l'âme, frappé par la terrible maladie. Le Sénat cependant poursuit sa tâche et désigne de nouveaux membres pour la commission chargée maintenant de décider de l'architecte. Onze projets seront examinés. Certains ne pourront pas être défendus, leurs auteurs mourant avant de pouvoir venir présenter à la commission leurs plans. Deux sont retenus. L'un, de Rubertini et Fracao, est une sorte de projet palladien, un Redentore géant. Le second projet, celui de Baldassare Longhena, fils d'un tailleur de pierre tessinois (ils le sont tous à Venise), est présenté par son auteur comme une "machine ronde, vierge, digne, belle, telle qu'il n'en existe nulle part en ce monde." 

Comme toujours en Italie, une longue polémique attisée d'injures, de rumeurs, et de bagarres va suivre. Bataille d'experts, conflits entre les tenants de la modernité et les conservateurs. Finalement, Longhena est sélectionné. Dès ce moment-là, la peste va ralentir sa terrible progression et dès le début de l'été 1631, le nombre de victimes diminue. Le 28 novembre, le doge Francesco Erizzo proclame officiellement la ville libérée du fléau. Le bilan est lourd : 128.000 morts en onze mois. Une gigantesque procession d'action de grâce part alors de San Marco et par le traditionnel pont de bateau se rend sur le chantier de la Salute. On en est à la plantation des pilotis qui soutiendront le bâtiment. 1.106.657 pieux en chêne seront ainsi enfoncés en cercles sur les 2666 mètres carrés de superficie. Cela prendra 26 mois exactement et des centaines d'ouvriers. Longhena qui n'avait que trente deux ans lors du début des travaux, ne verra pas son chef-d’œuvre terminé. 
© photographie de Gigi - 2007.
Il faudra cinquante six ans pour en venir à bout, à cause des guerres qui vont se succéder mais aussi du nombre incroyable de sculptures et de reliefs qu'il faudra faire tailler... L'église est consacrée le 9 novembre 1687. Cinq ans après la mort de l'architecte. Heureusement pour lui, il n'entendit jamais les critiques qui depuis toujours se manifestent à l'encontre de sa basilique : trop baroque, trop vulgaire, trop lourde, trop de styles mélangés... "J'ai voulu offrir une couronne à la Vierge" disait Baldassare Longhena en défendant son église.
Quelques siècles plus tard, les vénitiens restés fidèles à leur vœu continuent de se rendre, très nombreux, chaque année en procession à la basilique. Et les mots gravés au cœur du pavement de marbre polychrome, autour de la rose de pierre qui en forme le centre, en sont un rappel : "Unde origo, inde salus" ("D'où je tire mon origine, de là me vient mon salut"). Allusion à l'antique tradition qui fait coïncider l'anniversaire de la naissance de Venise avec celui de l'Annonciation. Rappel aussi de ce vœu lointain de leurs ancêtres. Depuis près de quatre siècles Venise place ici sa sauvegarde. En 1970, Venise avait juré de sauver la Salute en danger, et c'est la France qui l'y a aidée, prolongeant ainsi le geste de son ambassadeur, qui par un matin de printemps en 1631, en posa la première pierre...