07 décembre 2010

Le Bal du Siècle, ou la dernière fête du Palais Labia (1)

D'instinct et de culture, Tramezzinimag préférera toujours à la terriblement vulgaire Tea Party moderne des populistes américains déchaînés, la très distinguée Café Society dont les membres, qui cherchaient, parfois avec arrogance, à faire de leur vie - à faire de chaque instant de leur vie - un chef-d'œuvre. Ces «bright young things» comme les appelait la presse mondaine de l'époque, étaient souvent de très vieille naissance, d'autres récemment hissés jusqu'aux très hauts sommets de la High Society; On a parlé ensuite de la Jet Set, par le génie d'un cavalier d'industrie dont ils se contentaient de dépenser l'immense fortune, inventaient sans cesse de nouveaux loisirs et d'innovants plaisirs. 

Peut-être est-ce le côté désuet des images qu'on en garde, les noms célèbres qui y sont associés, mais ces «Beautiful People» n'avaient rien à voir, à quelques exceptions près, avec ces nantis parvenus et Bling-bling qui se bousculent de nos jours au Fouquet's, les soirs d'élection présidentielle, se retrouvent dans à Saint-Tropez, au Cap-Ferret désormais ou à Aspen... Employée pour la première fois en 1915 par le chroniqueur Maury Henry Biddle Paul, L'expression désignait ce milieu mondain et cosmopolite qui évolua dans au gré des saisons à New York, Paris, Londres, mais aussi Venise et Capri entre les deux-guerres. La littérature, le théâtre puis le cinéma rendirent à la  mode cet univers de jeunes (et moins jeunes) gens très privilégiés qui faisait rêver les foules.

 Sans ordre chronologique, Jean Lorrain, Marcel Proust comme Cocteau en furent, la duchesse de Gramont, Charles et Marie-Laure de Noailles, Elsa Schiaparelli, Cecil Beaton, plus tard le duc et la duchesse de Windsor, l'Aga Khan, Christian Dior et Jacques Fath, Peggy Guggenheim et Pablo Picasso, Salvador Dali et Winston Churchill, le baron Alexis de Rédé, et tant d'autres encore.

L'un d'entre eux, célèbre pour son goût, sa fortune  et son sens de l'hospitalité a marqué la deuxième partie du XXe siècle. Charles de Beistegui, qui se faisait appeler Don Carlos n'était pas noble. Fils de diplomate, il descendait d'un émigré basque qui fit fortune au Mexique dans les mines d'argent. Dans un monde à peine sorti de l'épouvantable cataclysme que fut la seconde guerre mondiale, il décida un jour de recevoir tout ce qui comptait dans le Who's Who à Venise, dans le palais Labia qu'il venait de faire restaurer à grands frais. 
 
Ce fut le «Bal du Siècle». Le neveu de Don Carlos raconta il y a quelques années « Mon oncle souhaitait fêter la restauration de son palais. Il a choisi ses invités parmi les gens qu'il aimait. Tout était inouï et très naturel. C'était très exactement une “pendaison de crémaillère”,il n'y avait rien de publicitaire !», et de citer la perfide Louise de Vilmorin: « Ce fut le dernier bal où l'on n'invitait pas ses fournisseurs.»
 

Ce 3 septembre 1951 est donc resté dans les mémoires. Parce que ce fut une fête incroyablement belle, parce que le monde entier en entendit parler, parce qu'au lendemain de ce gigantesque carnaval privé qui renoua pour un soir avec les somptueuses fêtes de la Sérénissime, l'excentrique milliardaire mexicain d'origine basque, quitta Venise. Cette fête pharaonique célébrait la fin des travaux que Beistegui avait engagés. Une pendaison de crémaillère en quelque sorte comme le suggére Juan de Beistegui... 
 
 
Les années passèrent. Presque ruiné, il vendit à l'encan en 1964, le palais et tout ce qu'il contenait par l'intermédiaire de Maurice Rheims, alors jeune commissaire-priseur à la RAI qui en fit son siège régional net le restaura entièrement.
 
En 1970, Beistegui mourait presque oublié et abandonné, seul au milieu de ses valets, dans le merveilleux château de Groussay, près de Versailles, qui est maintenant ouvert au public. On parla de moins en moins de ce fameux bal au fur et à mesure que s'éteignaient ceux qui en furent les vedettes : Orson Welles, la comtesse Mocenigo, l'Aga Khan III, le marquis de Cuevas, Elsa Maxwell, Maria Callas, Jacqueline de Ribes, les Polignac, les Rosthchild, Paul Morand, Leonor Fini... Mais il demeure le plus grand évènement mondain du XXe siècle, le parangon de la fête, sans vulgarité, toute de grâce et d'esthétique, de beauté et de joie, comme on imagine que furent les fêtes de Versailles, de Vienne ou de Petersbourg, jusqu'à la barbarie... 
 
En tout 1.500 invités tous costumés. Le maître de maison refusa la présence des journalistes. On raconte qu'il refusa huit millions de dollars à une chaîne de télévision amricaine qui voulait filmer l'évènement... Il demanda à Doisneau, alors photographe chez Vogue, et à Cecil Beaton, le cousin de la reine d'Angleterre ainsi qu'à André Ostier, d'immortaliser les costumes  presque tous signés par les plus grands noms de la mode. Le russe Alexandre Serebriakoff fut chargé de peindre les scènes les plus marquantes de la soirée. C'est pour cela qu'il existe peu d'images de cette mémorable soirée.
 
L'arrivée du couturier Jacques Faith et de son épouse, elle en Reine de la Nuit et lui en Roi Soleil
 
J'ai eu le privilège, lors d'un dîner au Palais Decazes, tandis que l'on servait le traditionnel tilleul provenant de les arbres de la propriété girondine du Duc, de pouvoir entendre le prince de Faucigny-Lucinge, témoin de cette mirifique soirée. Devenu très âgé - et un peu sourd, du moins quand cela l'arrangeait -  raconter à notre groupe de jeunes gens, la mémorable soirée. Il en parla dans son livre de souvenirs. *

« Beistegui décida de donner la Fête des Fêtes sur le thème le plus logique en ces lieux : la Venise de Longhi et de Casanova, et de lui réserver l'ampleur d'un spectacle de cour. Il en fut ce qu'il espérait. […] Les invités étaient venus de tous les coins de l'Europe, de Lady Clementine Churchill au vieil Aga Khan, en passant par les plus belles princesses romaines ou napolitaines. […] Car Carlos de Beistegui tenait aux références : nom, talent, beauté, notoriété, et — j'ajoute — amitié, car c'était un ami très fidèle. »

Paul Morand qui naturellement y était, parle du bal dans Venises et Jean Cocteau en a bien évidemment tiré quelques jolis mots 
«Notre fastueux ami Beistegui avait décidé de tenir tête au temps ; reconstituer un palais, c'est dire non au gouffre, c'est comme d’écrire Le Temps Perdu. Son œuvre terminée, Beistegui s'en désintéressait».

Christian Dior non plus ne tarissait pas d'éloges en se souvenant de ce somptueux bal :  « Ce fut la plus belle soirée que je vis et verrai jamais. La splendeur des costumes égalait presque les atours triomphants des personnages de Tiepolo peints à fresque sur les murs. Toute la profondeur de la nuit italienne plaçait ce spectacle nocturne hors du temps […]. Les fêtes de cet ordre sont de véritables oeuvres d'art. »
 

Mais, chut, faufilons-nous le long de la fondamenta et allons admirer le spectacle...
 







à Suivre...

______

4 commentaires:

Anne a dit…

"Inconscience ou défi, il était satisfaisant de penser qu'un grand amateur tenait tête, pour la seule satisfaction de réanimer Venise, de faire sortir de leurs cadres ces personnages des grands et des petits maîtres qui s'assommaient sur les toiles peintes de musées, les déesses captives dans la trame des gobelins; d'autres auraient pu le faire, lui seul osait."
Paul Morand

AnnaLivia a dit…

Avez-vous vu le film documentaire sur ce personnage dans une série intitulée Le Bal du siècle?

Lorenzo a dit…

Oui j'ai prévu d'en publier des extraits dans la suite de l'article.

elza jazz a dit…

Lorenzo, je découvre ton blog. Je me demandais si un jour, on parlerait de ces fêtes époustouflantes au palais Labia. Par exemple du bal
de l'année 51, où Dior était habillé par Dali etc... Bref, je veux m'inscrire à ton blog, qui parle si bien de Venise.
elza jazz

Lorenzo a dit…

          Merci Elza Jazz et bienvenue parmi les Fous de Venise de Tramezzinimag.   

          Votre blog est splendide. Merci.

04 décembre 2010

Publicité décalée, "ti ga asciuga el canal !" (1997)

 

Je ne suis pas (plus) fou de publicité, trop souvent vulgaire et aliénante, mais je dois dire que ce qui se faisait avant (hé oui, on va encore me taxer de conservateur nostalgique et rétrograde), méritait qu'on en parle. Comme par exemple ce petit spot de 1997, pour la marque DeLonghi qui vante les mérites d'un déshumidificateur baptisé Tasciugo (littéralement "je t'assèche"). C'est bien fait, efficace, didactique sans prétention, et surtout plein d'humour. L'humour de Burano, Appellation VSOP garantie ! Devant une réalité quotidienne assez préoccupante, il parvient à apporter un peu de légèreté et d'humour.   Tout ce qui est nécessaire afin de mieux appréhender les problèmes et les solutions qu'il nous faut trouver. Bonne journée.

2 commentaires:
Anonyme a dit…

drôle en effet !
Laura

Yvonne a dit…

Even with my small grasp of the language, that was funny and effective!

03 décembre 2010

Les métiers traditionnels vénitiens, autour de la gondole (1)

Gondole avec son felze sur le Bassin de San Marco. Photographie de Paolo Salviati (circa 1890) Collection particulière
 
Depuis dix ans, une association fait un travail remarquable de préservation des traditions vénitiennes, mais s'avère aussi au fil des années un véritable laboratoire d'idées tant en matière de conservation d'un patrimoine historique unique au monde qu'en matière d 'innovations techniques.

Dans un monde où tout bouge très vite, où les modes se font et se défont en l'espace que quelques clics sur internet, El Felze fondée par Saverio Pastor, Giuliana Longo et Emilio Ballarin, défend un artisanat de qualité, mais bien plus encore une philosophie de la vie où le beau et l'authentique ont la part belle. L'Associazione dei mestieri che contribuiscono alla costruzione della gondola organise ainsi régulièrement des conférences et des séminaires de haut niveau, présente des expositions didactiques autour de tous les métiers qui participent à la naissance, à l'entretien et à l'utilisation des gondoles. Tramezzinimag a décidé de vous présenter ces métiers, dont la plupart tendent à disparaître. On en garde cependant la trace dans la toponymie vénitienne, puisque souvent des rues, des ponts ou des cortile rappellent l'existence de ces artisans autrefois très nombreux. Avec El Felze, Tramezzinimag divulguera à ses lecteurs les adresses des quelques artisans qui perpétuent ces traditions.

I Squerarioli
Ce sont les charpentiers spécialisés dans la construction des embarcations en bois et donc des gondoles. En vénitien, squero désigne le chantier naval où se fabriquent les petits bateaux. Ceux qui connaissent Venise connaissent bien le Squero di San Trovaso, à Dorsoduro, à deux pas des Zattere. Du côté de San Giovanni e Paolo en existe un autre, moins photographié parce que moins pittoresque, le Squero dei Mendicanti (ou Squero Canaletto) remis en fonction il y a quelques années par un américain devenu authentique vénitien. mais il y en a d'autres, comme le Squero dei Muti, non loin du campo dei Mori, à Cannaregio, celui de Roberto de Rossi au sud de la Giudecca. Quelques chantiers navals perpétuent aussi ce savoir-faire. Le squero est l'authentique chantier de construction de gondoles. Autrefois, avant le développement de l'Arsenal, chantier d'État, de nombreux squeri fabriquaient tous les types d'embarcation nécessaires à la navigation sur les eaux de la Lagune, mais aussi sur les fleuves voisins. Les premiers squerarioli étaient des charpentiers venant des montagnes voisines, souvent de Cadore et de Val Zoldana. Ils arrivaient jusqu'à Venise avec les trains de bois qu'ils acheminaient depuis les forêts de leur pays et ils mettaient vite leur savoir-faire au service de la construction navale. 
 
Aujourd'hui, les derniers qui subsistent et peuvent ainsi prétendre à l'appellation originelle, ne construisent plus que des gondoles, barque symbole de la Cité des Doges. Dans le squero va naître la gondole dans sa structure, avec sa forme asymétrique? c'est là qu'elle sera montée, son fond calfaté. Le forgeron y posera les structures métalliques de la proue, de la poupe, puis c'est là encore que le peintre et le vernisseur interviendront. Curiosité : dans certains squeri, on utilise encore le le pede venexian unité de mesure de l'ancienne République qui vaut un peu plus de 1,4 mètre et se divise divisé en onces faisant douze lignes chacune, semblable à la mesure utilisée avant l'invention du système métrique. les charpentiers qui l'utilisent expliquent qu'il est parfaitement adapté aux dimensions originales de la gondole.
..
Chantiers encore en activité et membres de l'association Il Felze :
Squero Roberto Tramontin, Dorsoduro 1542.
Squero Daniele Bonaldo, Dorsoduro 1545.
Squero Roberto Dei Rossi, Giudecca 866a.
Squero San Trovaso, de Lorenzo Della Toffola, Dorsoduro 1097.
Squero Canaletto, de Tom Price, Cannaregio 6301
Cantiere nautico Crea, de Gianfranco Vianello, Giudecca 212.
Cantiere nautico Bote, Giudecca 2211d.

8 commentaires:

Danielle a dit…

Connaissez-vous les livres(3e éditions mars 2010) sur les métiers de Venise de Antonio Manno :I Mestieri di Venezia 2 volumes. Editions Biblos. Pas vraiment génial mais qui ont le mérite d'exister...

Bonne journée.

Gérard a dit…

En voilà une chose qu'elle est belle ! Une vraie noblesse du travail . Charpentier de marine . Pierre le Grand , force de la nature , colosse aux pieds sans argile , tira de ses souvenirs maritimes des Danois la force de construire la Russie . Lui manqua le temps de l'embellir . J'suis sûr qu'il y songea , nostalgique , à l'Amirauté , dans sa cabane . Autre grande noblesse des mains , le plâtre et les stucs . En voilà une autre merveille . Le gâchage , le dosage sélect , la prise , le modelage , le lissage , le séchage , les mains sensuelles à l'extrême , les très grands décorateurs , le chignon des miss et la chevelure fine au bout . J'adooooooooooore ! Et ne m'en lasse jamais . Venise en splendeur ! Sa très grande valeur . Que dis-je , mon vrai bonheur . For old happy few , only ! What else ? Offffffffeeeeee , un pt'tit café dans ma cabane d'arpette .

Anne a dit…

Votre reportage est très intéressant. J'attends avec impatience les autres articles.
Anne

Anonyme a dit…

Unfortunately Squero Canaletto is no longer operating, since Thom Price and his beautiful work left Venice a few years ago.

Lorenzo a dit…

But the squero seems to be opened and boats still being built there. Who owns it now ?

Lorenzo a dit…

Danielle, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous, je trouve "I mestieri di Venezia" très documenté et Manno, qui est membre de l'Ateneo Veneto, a eu si je me souviens bien le Prix Gambrinus pour cet ouvrage. Connaissez-vous son "Tesori di Venezia". C'est toujours du domaine de l'inventaire savant qu'on vulgarise, mais c'est une somme de documentation aussi. Mais vous avez raison de toute manière, cela a le mérite d'exister. Bonne fin de weekend à vous.

Danielle a dit…

Non Lorenzo je ne connais pas ce titre, je vais me le procurer, merci...

Pour revenir sur le livre des métiers, je ne le trouve pas assez fouillé, il y aurait beaucoup plus de chose à dire sur chaque métier... Mais peut-être le coût éditorial y est il pour quelque chose je ne sais pas.

Merci Lorenzo à presto.

Anonyme a dit…

Lorenzo, I think you refer to the Circolo Nautico Generali, which is right next to former Squero Canaletto. The latter was bought by a company to temporarily store materials for the hospital and as far as I know is not being used as a boatyard anymore.