19 septembre 2011

Coups de Cœur N°45

Taverna Ciardi
calle dell'Aseo
Cannaregio
, 1885
Tél. : 041 5241026

Sympathique ciccheteria typique où on sert les plats traditionnels. Armando Ciardi le propriétaire et son compère Giuliomaria Garbelotto sontde vrais vénitiens, parfois bougons, toujours passionnés. Ouverte en 2006, la maison semble avoir été là depuis toujours, tant on y respire l'authenticité. L'idée de départ : maintenir la tradition des bars à ciccheti qui disparaissent les uns après les autres au profit de restaurants à touristes chers et snobs. Chez Ciardi, on y grignote de très bonnes choses comme avant. Ne pas y demander des pizzas genovese-coca-cola, pas plus que des spaghetti bolognese, vous vous feriez mal voir. Ici, on mange des ciccheti, des vrais, et on boit du bon vin ! Tout est frais (pas de poisson surgelé comme c'est souvent le cas ailleurs) et préparé avec passion. "Question de rééducation" explique en substance le patron : "il faut de la pédagogie pour que les touristes comprennent la vraie gastronomie locale et que les vénitiens se souviennent du bien manger de chez nous". Prix modérés (pour 10 euros, un plat et un verre de vin à midi.) Situé calle de l'Aseo à deux pas de l'ex-Cinema Italia, sur le campo dell'Anconetta, tout près du Ghetto. En passant devant le 1859, vieille façade de briques moulurées, pensez à votre serviteur... J'y ai vécu deux ans dans un petit appartement tranquille, au rez-de-chaussée. Deux fenêtres sur jardin. Souvenirs de jeunesse.
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Vinicio Capossela
Marinai, profeti e balene

Label La Cupà - Warner
. 2011.

Découvert par hasard à Paris, chez un ami italien, "la nave sta arrivando", petit CD livré avec le numéro d'avril de Xl, le nouveau mensuel culturel de La Repubblicà. Emballé par le thème et les airs entendus, je me suis laissé emporter par la beauté du double album qui a suivi et qui a remporté un vif succès en Italie. Vinicio Capossela, auteur-compositeur et interprète, connu pour son magnifique CD, "Il ballo di san vito" et plus récemment par "Ovunque proteggi", plusieurs fois lauréat du prix Luigi Tenco, présente la mer, le voyage, les grands espaces de liberté qui depuis l'antiquité ont inspiré les plus grands auteurs. Homère, Joseph Conrad, Herman Melville, ils sont tous là dans cette musique très belle qui donne soif d'évasion et porte l'esprit vers le rêve. On le trouve sur le site d'Amazon et sur celui de la Fnac. C'est beau, plein de poésie et de vie. Écoutez-le vite, vous ne serez pas déçu !
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Alexandre Jollien
Le philosophe nu

Éditions Le Seuil

Recommandé par une fidèle lectrice, j'avais acheté ce livre avant de partir en vacances mais j'avais tant de choses à lire qu'il était resté sur mon bureau. Je l'ai ouvert ce matin pour ne le refermer qu'une fois ma lecture achevée. Un réel bonheur. Éprouvé dans sa chair, l'auteur né en 1975, tente ici de dessiner un art de vivre qui assume tout ce qui résiste à la volonté et à la raison. Il se met ainsi à nu pour ausculter la joie, l’insatisfaction, la jalousie, la fascination, l’amour ou la tristesse, bref tout ce qui s'avère plus fort que nous ; ce qui nous résiste… Comment vivre plus librement la joie quand les passions nous tiennent ? Comment oser un peu de détachement sans éteindre un cœur ? Convoquant Sénèque, Montaigne, Spinoza ou Nietzsche, il explore la difficulté de pratiquer la philosophie au cœur de l’affectivité. Loin des recettes et des certitudes, avec Houei-neng, patriarche du bouddhisme chinois, il découvre la fragile audace de se dénuder, de se dévêtir de soi. Dans l’épreuve comme dans la joie, il nous convie à renaître à chaque instant à l’écart des regrets et de nos attentes illusoires. Cette méditation inaugure un chemin pour puiser la joie au fond du fond, au plus intime de notre être.


Marcel ProustDu côté de chez Swann
Éditions La Martinière,
Coll. Point Deux, 2011

864 pages.
"Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles." Il y a bien longtemps que ce fondamental de la littérature m'est un coup de cœur. Non, ce qui est nouveau qui m'a emballé et trouve donc sa place dans cette rubrique, c'est le format du livre. On ne peut pas faire davantage poche. (80 x 118 mm : format in-12° comme les Elzevirs !) Le concept est intelligent et joyeux. Le livre - qui contient l'intégrale du texte de Proust en 864 pages - s'ouvre comme un carnet, la tranche étant en haut et non pas à gauche. Pratique, le livre posé sur une table reste ouvert et les pages se tournent de haut en bas et plus de droite à gauche. Dans la même collection existe un sympathique livre de cuisine consacré aux gâteaux et aux tartes par Christophe Felder. Chaudement recommandé par Tramezzinimag. Et en plus, le prix est plus qu'abordable (9,9€) ! Je ne résiste pas au plaisir de joindre le petit clip de présentation de la collection. Révolutionnaire et ma foi, pas désagréable à lire et feuilleter. Pratique et esthétique ! Pour davantage d'informations :
 

17 septembre 2011

Ce quotidien comme un havre

La foule qui se répand partout comme une nappe d'huile, et le bruit qu'elle porte avec elle donnent envie de fuir et le silence parait n'être plus qu'un rêve impossible quand on est en ville. Pourtant, et cela tient du miracle, il suffit de bifurquer quelques pas plus loin vers une ruelle biscornue et c'est soudain la douce paix retrouvée. 
 
La rumeur qu'atténuent les hautes façades un peu lépreuses devient comme une mélodie. Dans les grandes villes modernes, le tempo reste soumis au rythme de la pétarade des moteurs à explosion. Il suffit d'une mobylette agressive pour que l'harmonie s'effondre et heurte nos oreilles fatiguées, mais à Venise, la mélopée ne vient jamais choquer nos tympans. Dans le dédale des calle et des campielli où peu d'étrangers s'aventurent, il règne un calme merveilleux que j'ai toujours assimilé à celui de la vallée des Pyrénées où enfant je passais mes étés. Certes il manque le choral des oiseaux, les clochettes des troupeaux, le bruissement des feuilles dans les bois, mais l'air y est tellement rempli de vie et je soupçonne la lumière de participer à la symphonie.

Vous avez certainement déjà vécu cette sensation. La grande rue bruyante, écrasée par le soleil avec ses chalands affairés, la foule bigarrée qui se bouscule et ondoie parmi les étals.
Vos pas vous portent vers une ruelle un peu sombre. L'attrait de la fraîcheur sans aucun doute. Une vieille façade pleine de charme. L'étroit goulot dans lequel vous vous êtes engouffré ne laisse passer du soleil que une infime part de la riflessione de ses rayons et joue avec l'ombre. Il fait bien plus doux que dans la grande avenue, les odeurs sont plus froides. Des fenêtres ouvertes, des bribes de vie parviennent jusqu'à nos oreilles, musique, discussions, bouilloire qui siffle... Là encore, les odeurs accentuent les sons : odeurs de cuisine, de café ou de cire (à Venise, l'odeur de la cire est différente, mélange d'huile de lin et de térébenthine), ou ce parfum si particulier de la pierre mouillée quand quelqu'un vient de laver à l'eau savonneuse l'escalier de sa maison... Une seconde ruelle sur la droite, des cris d'enfant, la radio (avec le dimanche, le son d'un match commenté par un speaker excité) et quand c'est l'heure du repas, le bruit des fourchettes et des verres qui tintent... encore une ruelle, puis une autre. Toujours ce silence habité de mille petits riens, mélodie heureuse, allegro moderato d'un concerto pour un quotidien paisible. L'âme peu à peu s'aère et se réjouit, aucune humeur négative ne peut résister à l'harmonie des lieux, du temps, de la lumière, des odeurs. 
 
Comme dans un chemin de montagnes, au milieu des alpages avec les hauts sommets à l'horizon. Soudain, le bruit de l'eau et le calme frissonnement d'une barque qui glisse doucement. Des voix qui s'éloignent d'écho en écho. La lumière plus vive, puis un tout petit campo, avec son puits où dorment des chats. Le soleil qui semble se rappeler à nous... Pourquoi souhaiter autre chose que ce bonheur-là ? On ressort toujours de ces expériences intimes totalement vivifié et rédimé. Les troupeaux de touristes pressés trouvent même grâce à nos yeux et on se surprend parfois à les regarder avec un soupçon de joyeuse affection. Ce quotidien comme un havre.

14 septembre 2011

Plaisirs, par Dominique Rolin


Extrait de Plaisirs, Entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Dominique Rolin. Éditions Gallimard, collection. L'Infini.2002.

Patricia Boyer de Latour — Vous avez longtemps parlé de la ville étrangère plutôt que de Venise...

Dominique Rolin — C'était l'époque où nous avions décidé, Jim et moi, de garder un anonymat total sur nos personnes et sur les lieux où nous irions. J'avais des amis qui connaissaient Venise et m'en avaient parlé avant que je n'y aille moi-même. Mais les gens décrivent Venise sans rien savoir... Ils n'en parlent pas vraiment, ils tournent autour, et c'est faux. Or cette ville a été pour nous un miracle, une sorte de transfiguration des choses. Alors, parler de la ville étrangère, c'était plus juste.
P.B.L. — Comment avez-vous découvert Venise ?
D.R. — Jusqu'en 1962, nous allions en Espagne. L'année suivante, nous avions décidé de nous rendre à Florence, puis de prendre un car jusqu'à Venise en passant par Ravenne, Vérone et Padoue. Donc, nous arrivons par la route un soir... Nous prenons un vaporetto, il faisait très beau, c'était le plein été. Et là, ç'a été « la » révélation, comme si tout d'un coup on nous offrait un lieu qui devait nous appartenir de toute éternité. À partir du Grand Canal, le vaporetto s'arrêtait à chaque station dans l'obscurité, la lumière du ciel mêlée aux lumières des réverbères. Jim portait deux valises énormes et nous avions réservé dans un petit hôtel près de la place San Marco. Au moment où nous découvrons cette place, devant la basilique Saint-Marc, nous avons été pris d'un sentiment quasiment religieux, comme si nous étions transportés dans un univers qui nous cernerait intimement. Il a posé ses valises et nous sommes restés dix minutes sans pouvoir parler... Puis nous sommes descendus à l'hôtel, nous avons dîné et... nous avons pris un café au Florian ! (Rires.) Nous sommes allés ensuite jusqu'au bord du quai. Il y avait à l'amarrage des gondoles serrées les unes contre les autres et soulevées par les vagues. On aurait dit des cygnes noirs. Je m'en souviens encore comme d'une découverte prodigieuse... Et ce fut tout pour ce jour-là !
Le lendemain matin, Jim s'est mis, comme chaque jour, au travail. Moi, je voulais apprendre la ville... Je me promenais donc jusqu'à l'heure du déjeuner ; l'après-midi, je rentrais vers six heures du soir, et nous ressortions pour dîner. Il allait tous les matins au Florian pour écrire à une table, toujours la même, loin de la lumière du jour et de la foule. Il a besoin de se fixer comme s'il y avait une sorte de rapport intime entre la circulation de son sang et de son esprit avec ce qui l'entoure. Je partais à l'aventure, seule.
J'aimais me perdre en suivant ces veines quasiment sanguines que sont les voies menant à la Giudecca, insoupçonnable pour moi, et dont personne ne m'avait parlé. Au moment où j'y suis arrivée pour la première fois, j'ai eu un coup au cœur... en découvrant cette ouverture sur les Zattere et sur la largeur du canal. À tel point que je me suis dit qu'on ne pouvait pas rester dans notre petit établissement enfoncé en pleine ville. Je suis entrée dans l'hôtel qui se trouvait là, j'ai demandé le prix des chambres à une vieille dame. Et là, elle m'ouvre une fenêtre sur la Giudecca... Quelle stupeur ! (Rires.) J'ai pensé : mais c'est ici qu'il faut vivre ! Tout se passait comme si notre vie nous attendait là depuis toujours. À la fin de cette matinée, je suis allée le rejoindre en lui disant : « Il faut que tu voies ça. » Et nous avons tout de suite retenu une chambre pour l'année suivante, la chambre aux trois fenêtres (une à l'ouest sur le petit canal perpendiculaire, deux sur la Giudecca dont l'une réfléchit toute la chambre et l'autre la circulation des bateaux) que l'on nous a gardée chaque fois.

P.B.L. — Venise est devenue votre secret.
D.R. — Vous êtes la seule personne que nous ayons vue ensemble à Venise, il n'y en a pas d'autre. Ce dîner à quatre, avec le photographe qui vous accompagnait, était tout à fait exceptionnel... Cela semblait indiscret, et c'était le contraire. Il y a eu des occasions de rencontres avec d'autres pour un film ou un vernissage, mais jamais je ne suis entrée dans son monde à lui, ni lui dans le mien. J'avais le sentiment que cela nous arrachait à notre rêve. J'ai été surprise qu'il me dise : « Tu viens dîner avec nous », mais il a eu raison.
L'ennui, c'était les Parisiens en visite à Venise qui, me reconnaissant, venaient à moi comme si ça allait de soi, sans vouloir savoir que j'avais ma vie ici et que je m'opposais à ce qu'ils y entrent. Les gens n'ont pas la faculté de se construire une muraille de Chine derrière laquelle se préserver... Ils croient à la transparence pour eux-mêmes et pour les autres, mais ce n'est pas vrai ! Quand ils m'accostaient alors que j'étais assise à ma table, presque toujours la même sur un certain ponton le matin entre huit et onze heures, je leur disais : « Excusez-moi, mais je travaille. » Ils finissaient tout de même par se rendre à l'évidence : je n'avais pas envie de les admettre dans mon cercle ni de sympathiser. Cela ressemblait à une agression amicale, parce que bien entendu ils n'avaient pas de secret à défendre de leur côté et, avec innocence, ils cherchaient à casser le mien. Je me défendais. Il faut être très vigilant, ignorer le monde extérieur, se protéger par une couche de silence et de refus, qui très vite est sensible aux autres. D'ailleurs, Venise est notre propriété quand nous y sommes ! (Rires.) J'aime la gaieté des Vénitiens, avec qui j'ai un contact merveilleux ; cette liberté qu'ils ont dans le rire, la beauté de leurs regards, leur discrétion... Et je remarque qu'ils ont toujours respecté mon travail. On se salue si on se connaît, ce qui crée une sorte d'affection tranquille et distante.

P.B.L. — Quel a été l'impact de Venise sur votre écriture ?
D.R. — Très profond, sans que je m'en sois aperçue d'abord. Sa lumière du Sud en particulier, pour la femme du Nord que je suis, a beaucoup compté. J'ai changé le mouvement de mon écriture à ce moment-là, au début des années soixante, en plein phénomène du nouveau roman. La littérature était devenue une prison, et, grâce à ce courant qui n'a pas duré longtemps, mais suffisamment pour qu'on se libère des clichés romanesques, on n'était plus enfermés dans un livre écrit une fois pour toutes au XIXe siècle. L'ouverture était là, et la liberté gagnée pour chaque écrivain qui le voulait. Cela a correspondu au début de mes séjours deux fois par an à Venise.
À partir de ma découverte de la ville étrangère, ça a été comme si je pouvais avoir un univers complet en lui-même. Paris contenait mon enfance, mes expériences ; et Venise, tout le côté magique... J'ai aimé me promener du côté de San Margherita, près du magnifique musée des Tintoret, dans la Venise populaire, j'aimais entrer dans les petits cafés, passer le seuil des églises. Nous sommes beaucoup allés dans les musées, nous avons vu des expositions majeures : Titien, Vénitien par excellence, charnel, religieux, génial ; Francis Bacon, que j'ai découvert là. Nous avons assisté à des concerts inoubliables, nous avons beaucoup regardé, observé, écouté, entendu... Ce sont des moissons d'émotions, de sensations. Teresa Stich-Randall et Gabriel Bacquier dans le Don Juan de Mozart, Beethoven au palais des Doges, le pape lors d'un concert à la Fenice, un choc pour nous... Nous n'avions pas de places. Il y avait des barrages policiers partout, mais le type qui filtrait les entrées a compris que c'était capital pour Jim d'y assister, il nous a fait entrer.
Nous avons très vite élu domicile dans ce quartier devenu le nôtre au bord de la Giudecca. Le délice consistait à s'installer sur la terrasse pour voir passer la foule. (Rires.) On allait rituellement à la Salute, ou bien dans l'autre sens jusqu'à la station maritime. Il y avait là un escalier, un écriteau : accès interdit. Ici commençait un autre monde, celui des bateaux battant pavillon de lieux improbables comme Monrovia, Nassau, Alexandrie ou d'ailleurs encore... Et nous étions fascinés par leur entrée dans le port, précédés de petits remorqueurs.
Depuis 1963, j'ai vu des nouveau-nés dans leur landau qui sont devenus des vieillards ! (Rires.) Et des adolescents, des jeunes mariés, des femmes un peu mûres, des matrones... Je me souviens aussi d'un homme très âgé, perclus de rhumatismes, qui poussait une chaise devant lui et s'y asseyait quand il était épuisé. Au fond, ce n'était pas un si mauvais moyen de circulation... Un autre, un peu fou, mesurait les distances en faisant des gestes, il était enfermé dans une sorte de mathématique étrange... Il y avait Eugenio, le « chanteur de Venise » sur lequel j'ai écrit une nouvelle dans L'infini, un mendiant extraordinaire au regard très bleu, assez beau, très pauvre, qui chantait en sortant de sa poche des bouts de papier et collait tout contre ses yeux pour en déchiffrer les mots. Un jour, il a disparu...

P.B.L. — Comment avez-vous aimé vivre à Venise ?
D.R. — J'adorais les pontons, les Zattere avec les cafés installés dessus. Et celui qui est en face de notre hôtel est devenu mon lieu de travail. Nous descendions dès huit heures du matin, Jim remontait ensuite dans la chambre jusqu'à onze heures et tout l'après-midi après le déjeuner.
J'aime respirer l'odeur de Venise, son climat. Quand il pleut, j'écris dans la chambre avec Jim. « Est-ce que je ne te dérange pas ? » lui ai-je demandé un jour. « Au contraire, tu m'aides », m'a-t-il répondu. Et c'est vrai que nous écrivons dos à dos sans nous gêner. Mais s'il fait beau, je préfère écrire dehors. À Paris, jamais je ne pourrais m'installer dans un café, comme le faisait Nathalie Sarraute, qui s'y rendait tous les matins à neuf heures. Chaque écrivain a sa méthode.
À Venise être dehors, c'est être à l'intérieur d'un univers lumineux. Je m'y suis tout de suite acclimatée merveilleusement. Devant moi, il y avait trois péniches
amarrées chargées d'approvisionner en eau les grands navires ; voir ces péniches qui ne cessent de monter et descendre le long du canal est un spectacle d'une grande beauté. Le moindre souffle d'air ressemble à une respiration murmurante quasiment humaine. La ville ne se tait à aucun moment, il y a toujours le clapotis de l'eau le long des quais. Et pourtant ce n'est pas vraiment humain, mais d'une tranquillité magique. Cela s'intègre à la vision que nous avons de la ville, ça entre dans notre façon personnelle de penser, de chercher les mots, d'écrire comme si nous étions portés par une vibration particulière. C'est très vivant, animé, et toute la ville est encerclée par cela.

P.B.L. — Comment pensez-vous à Venise quand vous êtes à Paris ?
D.R. — Ça dépasse l'ordre de la pensée... J'y pense comme si un réseau de canaux de Venise me traversait en permanence. La réalité, les bruits de Venise, les vagues, les mouettes, les touches de soleil partout alentour offrent un sentiment de liberté que nous aimons entre tous. Quand nous avons découvert Venise, nous avons eu l'impression d'être arrivés au port, à notre port, notre anse de repos et de méditation.
Mais j'adore Paris, la plus belle ville du monde ! et mon quartier, le VIIe arrondissement, est magnifique. Je n'évoque jamais Venise avec nostalgie. La vie y est gaie, les Vénitiens sont joyeux. En fait, Venise est un jardin maritime posé sur une île, qui ne me quitte pas. Si je n'y vais pas davantage, ce n'est pas grave. Venise est en nous.
© www.gallimard.fr, 2002

3 commentaires:

anita a dit…
...magnifiquement émouvant !.... merci ! anita
VenetiaMicio a dit…
Merci Lorenzo, j'aime beaucoup, c'est beau, tendre et émouvant. à bientôt Danielle
Gérard a dit…
Clair. Limpide. Dressé. Très classe. Ces cygnes noirs. Une aube de lait. Vrai et, pour tout dire, Délicieux.

12 septembre 2011

Le Bal du Siècle ou la dernière fête du Palais Labia (Suite et fin)



(Suite et fin de l'article paru le 07/12/2010,
pour fêter le 60e anniversaire de ce bal inoubliable, en écho à l'article de Maïté paru le 03/09/2011 sur son blog "Ma Venise".)
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Le 3 septembre 1951, Carlos de Beistegui donna en sa somptueuse demeure vénitienne nouvellement restaurée à grands frais, le fameux palazzo Labia, célèbre pour ses fresques de Tiepolo, certainement le plus fameux bal costumé du XXe siècle, connu depuis sous le nom de "Bal du siècle". La soirée, l'une des plus fastueuses de l'après-guerre, réunit plus de 1500 invités costumés, dont la liste peut se lire comme un supplément de l'Almanach du Gotha et du Bottin Mondain la princesse Hohenloe, le Marquis de Cuevas, Barbara Hutton, Leonor Fini, l'Aga Khan, Lady Churchill venue seule sans son mari qui avait décliné l'invitation et préféra rester au Lido où le couple séjournait. Jusqu'au dernier moment, on parla de la venue de la princesse Margaret d'Angleterre et même du roi de Grèce. Jean Gabin à l'affiche d'un film en compétition n'était plus à Venise ce jour-là. Il était de toute manière trop peu mondain pour être sur les listes.

La Mostra du cinéma venait de commencer, amenant à Venise, acteurs, producteurs et cinéastes, la belle Gene Tierney et Orson Welles en tête.L'actrice américaine Irene Dunne, arrivée la veille pour la Mostra n'avait pas reçu de carton, mais elle transportait dans ses bagages un magnifique costume de velours vert, au cas où. Il fallut de longues tractations entre les producteurs Hollywood et le milliardaire pour qu'elle fut invitée... une heure avant le début du bal. Daisy Fellowes, "la femme la plus élégante du monde", dans une somptueuse robe de Christian Dior, en reine des Indes, portait un collier de pierreries spécialement monté pour l'occasion qu'elle ne remit plus jamais ensuite. Le maître de maison ayant interdit l'approche du palais aux bateaux à moteur, ce fut en gondole, selon l'antique tradition, que tous les invités se rendirent au bal. Quelques uns arrivés en taxi devant la gare ou par le casino voisin, vinrent ensuite à pied par l'entrée sur le campo della chiesa où la foule s'était amassée et qu'on distrayait avec des funambules et des pantomimes. Robert Doisneau, Cecil Beaton et André Ostier furent les photographes de la soirée. Le peintre Alexandre Serebriakoff a également peint une série d’aquarelles représentant différents moments du bal.

 
Les costumes étaient somptueux. certains étaient l'œuvre de Salvador Dali, de Christian Dior, de Nina Ricci, Jacques Fath et de Pierre Cardin, alors débutant. Les ateliers de ces grands couturiers travaillèrent pendant plusieurs mois à la confection des somptueux costumes dont on parle encore soixante ans après. Le prince Jean-Louis de Faucigny-Lucinge écrivit en se remémorant l'événement : "Beistegui décida de donner la Fête des Fêtes sur le thème le plus logique en ces lieux : la Venise de Longhi et de Casanova, et de lui réserver l'ampleur d'un spectacle de cour. Il en fut ce qu'il espérait. […] Les invités étaient venus de tous les coins de l'Europe, de Lady Clementine_Churchill au vieil Aga Khan, en passant par les plus belles princesses romaines ou napolitaines. […] Car Carlos de Beistegui tenait aux références : nom, talent, beauté, notoriété, et — j'ajoute — amitié, car c'était un ami très fidèle. "Jean Cocteau s'est également intéressé à l'évènement : "Bal de Venise. Beistegui n'avait pas invité la méchante fée : le journalisme. Donc, son bal est un désastre et il a plu. La vérité c'est qu'il n'a pas plu et que le bal était une réussite. Le peuple de Venise adore les fêtes et applaudissait les costumes. […] Beistegui avait refusé huit millions des Américains pour filmer le bal." Paul Morand, qui était l'un des invités, évoqua l'œuvre de Beistegui dans son livre consacré à Venise : "Palais aux fresques si renommées en leur temps que Reynolds et Fragonard avaient fait le voyage de Venise pour les copier (...) L'histoire des Labia : un demi-siècle de puissance outrageante, de vaisselle d'or jetée par les fenêtres, de murs vierges confiés au talent de Tiepolo, de Zugno, de Magon, de Diziani ; ruinés par Napoléon, les Labia avaient cédé l'édifice (...). Notre fastueux ami B. avait décidé de tenir tête au temps ; reconstituer un palais, c'est dire non au gouffre, c'est comme d'écrire le Temps perdu. Son œuvre terminée, B. s'en désintéressait."
Certains membres de la Jet-set d'après-guerre, comme par exemple la milliardaire (et ambassadrice) Perle Mesta, amie et soutien des Kennedy, convoquèrent la presse pour signifier au monde que s'ils n'en étaient pas, c'était bien voulu de leur part : "je veux qu'il soit bien compris que je n'y vais pas", lança-t-elle aux journalistes...


Ce fut une splendeur. En ces années où le monde libre essayait
d'oublier les séquelles de la guerre, de ses privations et de ses drames, la peur du communisme et montée de la guerre froide, la fête commença vraiment vers 22 heures.
Sous un ciel dégagé, le grand canal et le canal de Cannaregio où se mire l'imposante façade du palais Labia, étaient couverts d'embarcations. Au milieu de dizaines de lampions flottants, les gondoliers en grande tenue ou parfois costumés comme du temps de la République, amenaient les invités jusqu'au ponton recouvert d'un somptueux tapis ancien. Comme pour la Regata Storica, de nombreux vénitiens avaient pris place le long des rives sur des barques pour mieux apercevoir les personnalités qui arrivaient.Toutes les fenêtres des immeubles voisins avaient été louées au tarif de 80.000 lires par personne (une somme pour l'époque !). Le prince Aga Khan, classiquement vêtu d'un domino vénitien, arriva parmi les premiers, suivi de Barbara Hutton habillée en Mozart, dans un costume valant plus de 15.000 dollars, puis le Prince et la Princesse Chavchavadze couverte de bijoux devenue Catherine II...


Un peu avant minuit, des trompettes naturelles sonnèrent et les 1.500 invités furent introduits dans la grand salle de bal du palais sous les fresques de Tiepolo, par le maître des lieux vêtu d'une toge de damas écarlate, portant une longue perruque bouclée et grandi par des talons comp
ensés de plus de 40 cm (il ne mesurait en vérité qu'1 mètre 68). Le sol avait été recouvert d'un plancher en trompe-l’œil reproduisant les motifs d'un tapis de la Savonnerie qui avait nécessité plusieurs centaines d'heures de travail aux décorateurs. Il aura fallu plusieurs semaines de préparation, et les invitations furent envoyées six mois avant, afin de permettre aux happy few concernés d'organiser leur agenda et de prévoir leur costume ?


La musique classique, les ballets, les menuets et les valses laissèrent la place aux rumbas,
sambas, charlestons très à la mode dans ces années-là. Dans les salons, de somptueux buffets couverts d'écrevisses, de jambons, de saumons en gelée et autres délices étaient pris d'assaut.
Le champagne coula à flots jusqu'à l'aube. Dans le cortile du palais, Don Carlos, très royal, avait organisé une fête pour les gens du commun comme il disait : on pouvait y trouver à boire mais c'était payant. Il y avait un spectacle gratuit de marionnettes et un mât de cocagne avec des prix pour ceux qui parviendraient à grimper au sommet. Les deux mondes parfois se mêlaient.

 
C'est ainsi qu'on a pu voir la très distinguée Madame Louis Arpels (l'épouse du célèbre joaillier parisien), en train de danser avec un jeune vénitien en chemise ouverte montrant des pectoraux avantageux. Comme les images d'un film, l'expression la plus affirmée de la Dolce vita. Tous s'amusèrent magnifiquement. Pourtant ce n'était pas l'objectif de tous ces gens. S'affirmait dans leur participation à cette extraordinaire fête, la volonté d'en finir avec les terribles années de guerre, avec les blessures qui restaient loin de s'être cicatrisées. L'amusement vint en prime, après que tous se furent montrés les uns aux autres et, ensemble, au monde. Parmi les invités, certains pourtant n'étaient pas dupes et confièrent aux journalistes qu'ils étaient certains que que cette oisiveté, toute cette gabegie de luxe ostentatoire, ces dépenses somptuaires pour un seul soir, était en train de disparaître et sombreraient bientôt dans l'oubli. "Je ne crois pas", déclara le prince Aga Khan, alors que la soirée touchait à sa fin, "qu'il nous soit donné de voir encore quelque chose comme cela."




05 septembre 2011

Ne pas vivre dans le passé

C'est souvent la tentation. La facilité aussi. Tout parait toujours mieux à l'aulne de nos souvenirs. C'est encore pire quand il s'agit des souvenirs des autres, d'un temps que nous n'avons pas vécu. Marie-Josée Neuville chantait dans les années 60 : "C'était pareil de notre temps" (voir mon billet du 28/06/2010 en cliquant ici). 
Chaque époque a eu ses joies et ses peines. Notre aveuglement nous permet même d'avoir la nostalgie de ces périodes terribles où la vie ne tenait parfois qu'à un fil et que d'immenses douleurs et de terribles angoisses tordaient les estomacs de milliers d'innocents. Je pense aux années de guerre, aux révolutions. Il est sage de jouir du temps présent, et d'avoir l'honnêteté de rendre hommage à nos temps. "Ils sont ce qu'ils sont mais ils sont nos temps", comme l'expliquait le prince Jean d'Orléans à quelques nostalgiques d'un hypothétique âge d'or.
Un lecteur m'écrivait récemment que son amour pour Venise était entaché d'un prurit qui semble se répandre partout : la nostalgie d'une ville préservée, parfaite, libre de toutes les perversions et les laideurs du présent. J'ai bien conscience que Tramezzinimag véhicule trop souvent cette pensée. La Sérénissime n'est plus, notre époque est aux migrations de masse, les progrès de la science permettent au plus grand nombre de se déplacer et le tourisme n'est plus l'apanage de quelques poignées de privilégiés. Les murs décatis de la cité des doges se couvrent d'immondes graffitis et les papiers gras, les canettes de limonades, les mouchoirs en papier jonchent les rues, les échafaudages sont devenus des panneaux publicitaires géants et agressifs et à la Mostra du cinéma, les badauds sont tenus à l'écart derrière des barrières et des rangées de vigiles là où il y a encore vingt cinq ans, les enfants en maillot de bains frayaient avec les plus grandes stars et les hommes politiques sur la terrasse de l'Excelsior dans une atmosphère bon enfant. 

Bien sur il n'y a jamais eu aussi peu de vénitiens à Venise et autant de touristes à la fois, bien entendu tout est devenu très cher et palais après palais la ville se vend à des milliardaires de tous les continents et les écoles, les maternités ferment. Bien sur il y a de moins en moins d'épiceries, de drogueries, de boulangeries, de boucheries mais de plus en plus de commerces de masques et de souvenirs. Mais la lumière, les ciels différents chaque jour et à chaque saison, les reflets dans l'eau des canaux, tout cela demeure, persiste et ne change pas. Et partout où le regard se pose, plus forts que la laideur des graffitis, des détritus qui encombrent les rues, des files de touristes ébaudis et fatigués, il y a la beauté, la sublime beauté de cette ville unique. Même au milieu de la foule des Schiavoni ou du Rialto, pour celui qui sait voir Venise s'offre dans toute sa splendeur : le son d'une cloche qui sonne et se mêle au cri des mouettes près du ban de poissons du campo Santa Margherita... 

La vision cocasse d'une grosse nonne déterminée, qui, toute de blanc vêtue, tire un chariot rutilant sur un pont près de San Francesco della Vigna avec un sourire de sainte... Les enfants déguisés pour la San Martino... La visite du Patriarche à San Giuseppe di Castello restaurée... Mais aussi, tout simplement, les délices d'une promenade dans les quartiers éloignés, derrière San Nicolo di Mendicoli ou aux Gesuiti... Le soleil couchant vu depuis les jardins de la Biennale...

Le mythe de Venise est certes unique au monde, et cela le rend indispensable à notre humanité, mais rien ne doit le figer en un sanctuaire immarcescible d'où la vie serait exclue comme les microbe dans une chambre stérile. Venise est un lieu de vie, c'est aussi un laboratoire où se concoctent depuis toujours des solutions nouvelles et originales que les milieux urbains du monde entier peuvent adapter à leur compte.

2 commentaires:

Anonyme a dit…
Lorenzo, pourquoi écrire d'aussi belles lignes sur Venise et proposer un voyage aussi banal ? j'avoue que j'ai été très déçue en lisant le programme. Ne pouviez-vous pas envisager, au contraire, un séjour dans les quartiers "mineurs" et pourtant si attachants et nous permettre de voir "ces petites choses sans importance" qui font la vie quotidienne ? celles qu'on ne découvre pas dans les guide? Je reste une fidèle lectrice et je me réjouis de recevoir bientôt votre livre.
Cordialement
Gabriella

Lorenzo a dit…
Les "Fous de Venise" n'ont pas besoin d'un voyage organisé ni de guide. Ce voyage a bien été conçu pour ceux qui ne la connaissent pas et veulent une première approche.
C'est effectivement un voyage "Grand Public".
Merci d'avoir pris la peine de me donner votre avis.
Bien à vous.

04 septembre 2011

La Regata Storica 20114

Toujours beaucoup de succès pour la Régate Historique en dépit d'un temps assez mitigé. C'est la gondole celeste (bleu ciel) menée par Ivo Redolfi Tezzat et Gianpaolo D'Este qui a remporté hier la Regata Storica di Venezia, devant les frères Rudi et Igor Vignoti, sous un ciel peu clément, contrairement à la tradition (les vénitiens prétendent depuis longtemps qu'il ne pleut jamais au moment de la Régate historique !). Mais ce n'était qu'une fine pluie presque d'automne qui est tombée sur le cortège historique. Cette année l'embarcation officielle baptisée la "Dogaressa" ne portait pas le Doge et Caterina Cornaro, Reine de Chypre, mais le maire et le cardinal Angelo Scola, Patriarche de Venise, jusqu'à la "Machina", l'estrade flottante qui abrite traditionnellement les autorités depuis la nuit des temps. Le cortège a ensuite défilé devant les corps constitués, en commençant par la Disdotona avec des figurants en costume du moyen-âge qui ont levé leurs rames (le fameux alzaremi). Suivirent les embarcations historiques qui appartiennent à la municipalité, avec notamment la "Cinese" avec son grand dragon de bois doré. 
 
 
Puis le départ de la régate a été donné avec la Regata delle Maciarele à deux rames qui sont réservés aux enfants de moins de 10 ans pour les schie, pour les moins de 12 ans (les junior) et 14 ans (les senior), puis ce fut le tour des équipages féminins, des étudiants (cette année, l'équipage mixte de la Ca'Foscari s'opposait à l'IUAV, l'université Internationale et à l'université de Trieste) et des embarcations à 6 rameurs.



02 septembre 2011

La Venise de Guardi

 
" Les maisons de Venise sont des immeubles, avec des nostalgies de bateau : d'où leurs rez-de-chaussée souvent inondés. Elles satisfont le goût du domicile fixe et du nomadisme."
Paul Morand


01 septembre 2011

Un joli casone avec un jardin fleuri sur la lagune...



Il y a, au beau milieu de la lagune des endroits que j'aime énormément. Loin des circuits parcourus par les touristes, peu de vénitiens connaissent ces rivages couverts d'herbes drues et où la terre nourrie par des siècles d'alluvions gorgés de minéraux porte souvent des fleurs magnifiques et de beaux arbres aux troncs solides et tordus comme des ceps de vigne. Des vignes justement y poussent. De vieux cépages oubliés dont les branches ornent les murs des rares maisons qui se dressent encore dans ces lieux éloignés et presque abandonnés. De belles treilles gorgées de fruit quand au mois d'août les orages viennent violemment les arroser. L'isola di Santa Cristina est une propriété viticole qui produit un excellent et raffiné vin rouge organique à base de merlot et de cabernet comme à Bordeaux. Comme Santa Cristina, les restes de l''île San Felice est un vestige de l'archipel d'Ammiana. Appelée aujourd'hui en souvenir des salines qui y fuirent installées, elle est particulièrement lugubre le sois, quand le vent souffle et fait siffler les hautes herbes. A l'époque romaine, ces terres étaient au-dessus du niveau de la mer et on y a retrouvé maints vestiges de l'époque, des traces de villas, de monuments et de chaussées. On peut passer des heures dans cette partie de la lagune et n'entendre que le cri des canards qui s'envolent ou les grenouilles qui chantent. Plus au sud, et près des deltas, la campagne se fait plus verte et bien davantage fournie. Enfant, je rêvais de m'y installer, avec des chiens, une barque, des filets et un fusil.
L'un de mes paradis où je m'inventais mille vies trépidantes à la Robinson se nomme Piove di Sacco. Située au milieu des terres, sur l'antique route de Padoue, la commune possédait encore dans les années 70, plusieurs de ces vieilles fermes à l'architecture si originale appelées casone. Deux seulement existent encore. Elles ont hélas été terriblement rénovées et leurs jardins tirés au cordeau, nettoyés, replantés et on les visite comme une réserve d'indigènes. Cela aura au moins permis de les conserver. Celle dont j'étais fou amoureux à l'époque de mes quinze ans date de la fin du XVIIIe siècle. 
Elle est restée dans son jus jusque dans les années 90 où suite à un incendie, elle a été restaurée et reprise par un organisme officiel qui organise des visites. L'énorme rosier grimpant a disparu mais la toiture en pointe caractéristique de cet habitat lagunaire a été reconstitué et le torchis rouge refait. On a changé les vieux volets de bois et l'intérieur est tout neuf désormais mais l'ensemble a toujours fière allure. Quand j'y pénétrais la première fois en 1969 ou 70, il régnait dans la salle commune une odeur très particulière que je n'ai retrouvé qu'une fois ou deux depuis, en Normandie ou dans les Landes. Un mélange d'odeur de cendre et de cuir, de lard grillé et de foin avec des relents de lilas et de terre... C'est du moins ce que mon cerveau parvient à traduire de cette senteur étrange et attirante que j'ai gardé en mémoire. Le feu crépitait dans la vieille cheminée de briques. C'était à la fois comme la chaumière de la reine à Versailles ou celle des sept nains. De quoi stimuler l'imagination d'une jeune garçon rêveur et amoureux de la nature. J'ai retrouvé une photo de la maison avant l'incendie. Dans le jardin, le vieux banc fait de bois et de pierre, est toujours en place.
Dans un lieu semblable, poser un jour mes livres et quelques meubles. Remplir le bûcher de belles billes de bois bien sec, garnir le cellier de jambons et de fromages, de vins et de confitures, et là, oublier le monde... Des vers de Boileau que je disais souvent adolescent me reviennent en mémoire : 
Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries :
Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construis,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui ;
Quelquefois, aux appas d'un hameçon perfide,
J'amorce en badinant le poisson trop avide ;
Ou d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique.
[...]
Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !
Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et connu de vous seuls oublier tout le monde !
 
L'autre de mes lectures favorites de l'époque s'accordait aussi très bien à ces lieux idylliques. Il s'agit de l'Ami Fritz des auteurs alsaciens Herkmann-Chatrian, un de mes livres préférés. le passage suivant que je connaissais par cœur résume parfaitement la vie que le garçon que j'étais alors considérait comme le summum de la félicité.
" Tu te lèveras le matin, entre sept et huit heures, et la vieille Katel t’apportera ton déjeuner, que tu choisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller, soit au Casino lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour te mettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner ; après le dîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu feras tes marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie du Grand-Cerf, faire quelques parties de youker ou de rami avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tu videras des chopes, et tu seras l’homme le plus heureux du monde. 
Tâche d’avoir toujours la tête froide, le ventre libre et les pieds chauds : c’est le précepte de la sagesse. Et surtout, évite ces trois choses : de devenir trop gras, de prendre des actions industrielles et de te marier. Avec cela, Kobus, j’ose te prédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem ; ceux qui te suivront diront : “C’était un homme d’esprit, un homme de bon sens, un joyeux compère !” Que peux-tu désirer de plus, quand le roi Salomon déclare lui-même que l’accident qui frappe l’homme, et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident ; que la mort de l’un est la même mort que celle de l’autre, et qu’ils ont tous deux le même souffle !... Puisqu’il en est ainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle, pendant qu’il nous est permis de souffler [...]"

1 commentaire :


Anonyme a dit…
vous me faites rêver ! Que cette campagne doit être jolie si on se laisse bercer par votre description. Merci pour le plaisir que vous me procurez depuis que j'ai découvert votre tramezzinimag ! Vous me mettez l'eau à la bouche chaque jour.
Alice