09 février 2012

Délices pour un goûter gourmand

Quand dehors il fait froid, quand on n'a pas envie de sortir, que pas un musée, une galerie ne nous attirent et qu'on est mieux au chaud chez soi, avec la chaleur du poêle, les bonnes odeurs de cire, de vanille et d'ambre qui parfument la maison, et le chat qui ronronne, il est doux de se mettre en cuisine. Sucré ou salé, tout dépend de l'humeur. Parfois les deux ensemble pour un dîner entre amis. Simplement aussi, l'envie d'un bon gâteau pour le thé qu'on prendra autour de la table, avec la jolie vaisselle bleue sur la nappe ancienne. Scones, buns et galettes irlandaises sont presque toujours les préparations de nos dimanches, ou du temps des vacances en hiver. Mais aujourd'hui, désir de retrouver des sensations d'enfance avec le Pudding Dandolo, le Flan Nanny et le Zuccotto. Trois délices faciles à réaliser et vraiment très bons avec une tasse de thé brûlant comme je les aime ou un bon chocolat épais à l'ancienne. Pour les lecteurs de Tramezzinimag, en voici les recettes. 

Pudding Dandolo 
Retrouvée dans un vieux carnet du temps de la conquête pour l'unité italienne, la recette proviendrait de la famille Dandolo dont il n'y a hélas plus de descendants directs pour en confirmer l'origine familiale. C'est à base de riz et de fruits confits. La recette a été adaptée pour des proportions davantage conformes à l'usage moderne. 
Ingrédients : 150 g. de riz rond Arborio, 1 litre de lait frais, 4 œufs, 100g de sucre, 40 g. de raisins de Smyrne, 40 g. de raisins de Corinthe, 1 bâton de vanille, 40 g. de fruits confits (notamment écorces d'agrumes), 40 g. de beurre frais, 25 cl de grappa, de cognac ou de rhum, chapelure, sel.
Faire cuire le riz (surtout ne pas le laver avant) dans le lait et la vanille fendue en deux. Quand le mélange frémit, ajouter le sucre, les raisins et les fruits confits, une pincée de sel et le beurre. Maintenir sur le feu jusqu'à ce que le riz commence à s'attendrir. Le feu doit rester modéré et il est recommandé de remuer souvent.
Quand la préparation est cuite, sortir du feu et mettre à refroidir. Pendant ce temps battre deux œufs entiers et deux jaunes bien frais avec l'alcool choisi. Mélanger délicatement l'appareil obtenu avec le riz refroidi.
Beurrer une couronne à savarin. La tapisser de chapelure et d'un peu de sucre roux. Y verser le mélange.
Mettre au four préchauffé (180°) pendant 30 à 35 minutes selon votre four. Quand le pudding est cuit, le démouler. Servir aussitôt ou laisser tiédir. Délicieux avec une crème anglaise. Chez ma grand-mère, on le recouvrait d'un caramel liquide. Dans ce cas, il faut réduire un peu la quantité de sucre dans la cuisson du riz. 
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Flan Nanny 
Lorsque nous étions enfants, notre mère faisait cet excellent dessert pour le déjeuner du jeudi, le jour de repos des écoliers. La vraie recette a été perdue. Je l'ai reconstituée à force de tâtonnements mais il manque toujours le petit plus lié au savoir-faire de notre mère certainement embelli par mes souvenirs d'enfance... C'est à base de porridge, facile à faire au pied levé. Il existe une variante avec de la semoule.
Ingrédients : 5 cuillères à soupe de flocons d'avoine, 250 ml de lait cru, vanille, 2 cuillères à soupe de sucre roux, 1 œuf bien frais, une pincée de sel, 2 cuillères à soupe de rhum.
Délayer les flocons d'avoine et le sucre dans le lait avec le bâton de vanille. Laisser cuire en remuant de temps à autre avec une cuillère de bois. Le mélange va peu à peu épaissir.
Pendant ce temps, battre le blanc en neige très ferme avec une pincée de sel et un peu de sucre. Dès que le porridge est cuit, y ajouter le jaune en remuant bien pour qu'il s'amalgame parfaitement, puis le rhum. Enfin, ajouter délicatement les œufs montés en neige.
Mettre la préparation obtenue dans un moule à soufflé et passer au four le temps de finir la cuisson des œufs et d'obtenir sur le dessus du flan, une jolie couleur brun clair. 
Servir chaud ou tiède. Même froid, c'est bon ! Je le sers parfois pour des dîners dans des petits pots individuels à crème. 
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Zuccotto 
Ce gâteau est une spécialité toscane. Grand classique de la cuisine toscane qu'on dit avoir été inventé par Catherine de Médicis, c'est un super dessert, variété de charlotte, un semi-freddo facile à réussir et très joli à regarder. Tout le monde le sait, l'eau vient encore plus facilement à la bouche quand les mets sont un plaisir pour les yeux. Les puristes réaliseront eux-mêmes le pan di spagna, variété italienne de la génoise. 
Ingrédients : 300 g. de Pan di Spagna ou de génoise, 30 ml de Vino Santo ou de Cointreau, 60 ml de rhum, 250 g. de ricotta, 250 g. de crème fraîche, 100 g. de chocolat à cuire, 50 g. de fruits confits, 100 g. de cassonade, 1 cuillère à soupe de cacao amer, 150 g. de sucre glace, 30 g. d'amandes en poudre (ou de pralin). 
Couper le gâteau en deux disques, diviser le plus épais en une douzaine de rectangles. Monter la crème en mousse très ferme en versant le sucre glace au dernier moment puis la mélanger à la ricotta. 
Faire fondre 1/3 du chocolat au bain-marie puis le verser dans une jatte avec 1/3 de crème. Y ajouter le cacao amer. 
Verser dans le reste de crème les amandes, les fruits confits coupés en petits morceaux et le reste du chocolat préalablement râpé. Bien mélanger et réserver. 
Dresser sur un plat le disque resté entier. Il doit être bien imbibé mais pas trop mou. Disposer la crème au chocolat sur ce disque, puis par-dessus l'appareil avec les fruits confits et les amandes et le chocolat râpé. 
Imbiber les rectangles du mélange vin doux (chez moi, on y mettait aussi parfois du Cointreau) et rhum additionné d'un peu d'eau. Les dresser sur l'appareil afin d'obtenir une forme arrondie. Vérifier si le biscuit est assez imbibé. Ajouter éventuellement de l'alcool. Couvrir l'appareil obtenu avec une feuille d'alu et une grande jatte ou un bol, voire un moule à pudding pour maintenir la forme. Mettre au réfrigérateur au moins 5 heures (attention surtout pas au freezer). 
Délicieux avec une crème-sirop au chocolat (chocolat fondu + beurre + sucre + eau). 
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Bon goûter à tous ! La neige s'est arrêtée de tomber. Un beau soleil éclaire les façades des maisons. Il fait très froid cependant. Le prétexte pour faire une bonne tasse de thé en attendant que le gâteau soit cuit.

08 février 2012

Venise vue par un enfant


Jean Cocteau et Venise... Le sujet a fait l'objet de plusieurs parutions. Un numéro (le N°10) des Cahiers Jean Cocteau a d'ailleurs été consacré au rapport de l'auteur avec l'Italie. Si Pierre Bergé qui a commis en 2006 l'excellent album qui lui est consacré, ne mentionne pas le rapport de l'écrivain avec la Sérénissime, l'édition des Œuvres Complètes dans La Pléiade, dirigée par Serge Linarès reprend un petit texte paru en 1913 dans la Revue Hebdomadaire. Souvent cité dans les biographies et autres travaux consacrés à l'auteur des Enfants terribles, on n'en a trouvé longtemps que des extraits. En voici le contenu dans sa totalité.Le temps du carnaval qui commence convient bien ce me semble à ces lignes qui sont déjà totalement du Cocteau...
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"Lorsqu'autour de saint-Marc, sous ses sombres arcades,
Les pieds dans la rosée et son masque à la main,
Une nuit de printemps joue avec le matin..."
Alfred de Musset
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..Je me rappelle une promenade sur le Lac Majeur. La barque supportait une charmante tonnelle, où l'on aurait aimé suspendre les grappes de l'Isola Piscatori. Nous abordâmes à l'Isola Bella. Au milieu de ces réduits d'ombre fraîche où les magnoliers sentent si forts que le paons blancs avalent de l'air avec peine, une enfant jouait à la balle. Le cicerone nous raconta que c'était sa fille, qu'elle n'avait jamais quitté l’ilot, qu'elle le croyait le centre d'un univers dont les limites eussent été les rives du lac, et qu'il ne la détrompait pas, la sachant heureuse.


..Il m'était encore impossible de comprendre la touchante beauté d'un conte si simple, mais je méprisais cette petite fille de ne pas savoir que là-bas il y avait Vérone, et après Vérone Padoue, et après Padoue Venise : tout notre itinéraire.


..Vivre parmi les rocailles plus fourrées d'odeurs entêtantes que la molle rocaille violette de l'héliotrope, me semblait à la fois un destin enviable et niais. Je ne savais pas, du reste, que les lumières de Palanza peuvent torturer du même désir que le soleil des antipodes, lorsqu'il est aussi rare et aussi difficile de les atteindre.


..Après le hamac parmi les hortensias de Baveno, après Vérone toute rose et souriante au souvenir de Juliette, après Padoue et une terrible nuit sans sommeil, lancinée par les moustiques du canal et une phrase incomplète de la Traviata que jouait et rejouait un guitariste infatigable, nous prîmes le train pour Venise.
..Rien ne saurait décrire mon arrivée à Venise. J'avais le souvenir de bousculades grinchues dans des gares sonores, de l'omnibus aux banquettes mouchetées qui traverse avec son fracas de vitres et son odeur suffocante une ville aux habitudes heureuses, des parents qui savent si bien remettre au lendemain, sacrifier la fièvre du premier soir à la recherche des malles, aux disputes avec les propriétaires d'hôtels, au dîner et au sommeil, comme ces moines sages qui, recevant un cadeau, s'astreignent à défaire le nœud en place de le rompre...Mais Venise donne son plaisir tout de suite. Et quel plaisir ! Un plaisir de cirque, d'attention foraine, l'obligation de prendre immédiatement part à la fête. J'avais un peu honte de mon délire, et je le cachais à ma mère, stupéfait de voir qu'elle pouvait encore considérer la nef romanesque où nous venions de descendre comme une sorte d'omnibus nautique et de véhicule indispensable au transport des bagages...On me coucha tôt, mais il me fut impossible de m'endormir. La moustiquaire virginale me faisait penser aux premières communions, aux réveils de Noël lorsque l'aube précise les souliers remplis et la crèche allumée. Je me tournais et me retournais dans le lit, attendant le sommeil qui ne nous appartient pas, et qui surgit, lorsqu'il le désire, descendant du ciel comme un mol oiseau et montant des profondeurs comme un poisson nébuleux. La fenêtre était large ouverte. Une romance de Tosti chantée à pleine gorge par un ténor du Grand Canal traversait aisément la nuit dénouée, la fenêtre béante, le tulle de la moustiquaire. Je n'en pouvais plus de tristesse inexplicable...Quel délice devait m'être, au réveil, ce pigeonnier de l'Adriatique où chaque oiseau porte une missive clandestine à son col repu de maïs, cet humide labyrinthe, ce coquillage musical rongé de sel et d'iode, cette rose oreille d'Andromède !..Je contemplai, comme d'une loge de théâtre, la lente circulation silencieuse du boulevard liquide, et cette lenteur même, astreignant à la paresse, me semblait une image de Paradis. J'ai pensé depuis au supplice que devait être ce manège lorsqu'une hâte jalouse nous harcèle et que rien ne nous porte assez vite aux lieux où découvrir la personne qui dévaste nos nerfs et notre cœur. Recherches dans Venise ! à quels suicides pouvez-vous conduire, quand l'inertie des cauchemars entrave ces courses harassantes qui nourrissent l'inquiétude ?..Le premier matin, j'entrai sur la place, après le luisant vestibule découvert où se croisent les touristes et les petites vénitiennes rousses. On reconstruisait le Campanile, et l'église de Saint-Marc avait ce somptueux délassement d'un ambassadeur oriental qui aurait déchargé sa tête d'une trop pesante aigrette. Les pigeons se promenaient par groupes anonymes, comme les personnages des gouaches du dix-huitième siècle dont les dominos de taffetas portent la changeante couleur des plumes et, à la terrasse du café au riant nom de fabuliste, un gamin vendait des brochettes de raisons confits, gluants de sucre roux et traversés d'une paille ; on en avait faim. Tout était bien-être, paix, chaude abondance.


..Le canon de midi secoua la place. J'ignorais cette coutume. J'eus peur. Je crus qu'on bombardait le sublime décor, je courus au milieu d'une rafale d'ailes, et ne me rassurai qu'auprès de ma mère, qui riait de ma poltronnerie.

..Les enfants ne distinguent pas une catastrophe sournoise ; il leur faut le vacarme de l’immédiat. Savoir que Venise ne serait pas bombardée mais continuerait sa riche déchéance me rendit ma quiétude. je ne pensais pas que tout ce faste paludéen repose par miracle sur un radeau de marbre ; j'étais sur une esplanade vêtue de soleils et de roucoulements.

..J'imagine, les yeux clos, ma première promenade. les Athéniens avaient érigé au temple de Niké Apteros une Victoire sans ailes, pour, disaient-ils, qu'elle ne puisse jamais quitter Athènes. Il semble qu'on ait à Venise soustrait le sol sous les pieds pacifiques de la Beauté pour qu'elle y demeure captive.

..Les palais appuyés les uns contre les autres semblaient fondre au soleil comme des édifices de neige rose et se transformer en cette eau tiède où baignaient leurs seuils et dont notre gondole était soutenue. C'était l'heure qui précède la chute du jour. Le gondolier nommait quelques demeures : le palais Venier, digue blanche d'où ruisselle une cascade de verdure, le palais Desdémone étouffé entre ses hauts compagnons nonchalants, la Ca d'Oro dont la façade semble faite avec les palli piqués dans le canal par une déesse dentellière après son vaste et fragile ouvrage.

..L'arôme saumâtre des lagunes me donnait la fièvre, une fièvre bénigne qui me cuisait les muqueuses, et tout cet ensemble ravissait ma curiosité comme un incomparable joujou. A mes yeux, je m'en rends bien compte, c'était exactement un joujou, un "joujou qui marche" enfermé dans sa boîte d'azur, et si j'étais parfois triste, c'est que le joujou ne m'appartenait pas seul, qu'il faudrait le quitter, le rendre à d'autres.

..A cause de cet ordre divin par lequel un enfant qui s'écorche et un homme qui se blesse ressentent des douleurs différentes mais proportionnellement analogues, je suis sûr d'avoir aussi fort subi le charme de Venise que je le pourrais ressentir après mes lectures et mes chrysalides.

..Le palais Dario surtout me fascinait. D'abord parce qu'un de mes camarades portant ce nom, je liais sa naissance à cette demeure, ensuite parce que sa grâce chancelante flattait le goût secret de destruction que je portais en moi, comme, du reste, tous les autres enfants. Il avait le prestige d'un échafaudage de cartes. On m'avait dit qu'il pouvait tomber d'une minute à l'autre avec cette hâtive simplification que les grandes personnes jettent en pâture à l'inquiétude puérile, et je prenais cette menace au pied de la lettre. Ignorant l'armature dont l'avait consolidé sa propriétaire, mon premier soin matinal était de courir à la fenêtre pour constater le désastre. Mais, semblables à ces vieilles professionnelles beauties convalescentes qui se plaisent à inquiéter leurs adorateurs par l'approche d'un perpétuel évanouissement, le palais penchait toujours sans crouler jamais.

..J'ignorais les illustres voyageurs de Venise sauf deux, mais toutefois sans savoir qu'ils eussent séjourné dans la ville. Musset m'était connu par une charge à la mine de plomb de l'album de poche de Paul de Musset que possédait mon grand-père et où il était représenté sur un balcon de Grenade, penchants a maigre silhouette en redingote vers d'aguichantes Andalouses ; Byron par une petite lithographie d'après l'esquisse de d'Orsay. J'ai maintenant encore cette image devant les yeux et j'imagine un suave tableau : Genève en 1823, le matin de mai où le jeune comte dessine le célèbre profil. La chaleur tombe du ciel vers qui monte la fraîcheur du lac. Une terrasse couverte de pétunias bicolores comme des chausses de page. Byron pose ; et de temps en temps il invective l'Angleterre . D'Orsay sourit, de ce demi-sourire des artistes occupés qui entendent mal. Il cligne de l’œil, il lève la tête et se penche sur l'album qu'il appuie à sa cuisse droite croisée sur l'autre. La bouche tombante est faite, et le menton volontaire, et le vaste col, et l'opulente cravate, et le revers roulé de la veste écossaise. maintenant il dessine la "patte de lapin". Il la juge significative, et peu à peu il l'allonge, l'exagère, la pousse jusqu'à la narine. Byron s'impatiente ; il veut voir : "tout à l'heure" répond d'Orsay attentif. Il se résigne, observe les mouettes et improvise à propos de leur forme un vers qu'on ne saura jamais.

..Prestige des noms et des visages ! San rien connaître de son œuvre, j'en étais ébloui. Je le croyais l'auteur de Quentin-Durward, j'ignorais Walter Scott et sa description du jeune poète, lorsqu'il le compare à ces vases d'albâtre qu'une lumière intérieure enveloppe d'un halo divin. Je savais aussi, par de curieuses notes d'un arrière grand-oncle, qu'il galopait fort mal au Lido, vêtu d'un costume trop étroit de serge à rayures rouges et coiffé d'une casquette bleue à gland d'or ; mais rien n'aurait pu me le rendre ridicule.

..J'ignorais Wagner, Taine, Chateaubriand, dont Barrès prétend qu'il traversa Venise avec des œillères, et Barrès qui s'y complut avec des œillères de cristal. Ah ! combien les riches inquiétudes de Barrès étaient loin de mon bien-être ! Ce déchirement, cette halte enlisée entre le sapin et la palme de l'Intermezzo, comment aurai-je pu les comprendre, à cet âge, où nul choix ne vous exile, puisque nous nous croyons toujours le centre du monde ?

..Je ne saurais, du reste, plaindre Venise. Je connais maintenant d'autres déchéances fastueuses, mais je ne leur trouve pas d'amertume.

..Un matin d'avril où la mer sombre et miroitante du cap Martin semblait refléter les étoiles, n'ai-je pas vu rire et se réjouir, parmi les roses et les abeilles de son jardin penché, la plus blessée des héroïnes ?

..Dames de Winterhalter, chapeaux de paille d'Italie qui se balancent sous une couronne de fleurs champêtres, épaules fuyantes, parures de Compiègne, vous n'étiez plus là ; mais bien cet azur compact où s'enfonce un soleil d'Ionie et ces rochers couverts d'anémones.

..Un cœur digne d'une grande aventure peut-il se rassasier de vivre ?

....Une fois on me fit une de ces affreuses choses contre lesquelles l'enfance silencieuse ne saurait réagir. Ma mère m'avait permis de veiller un peu pour entendre la musique, place saint-Marc. La clémence de l'atmosphère était exceptionnelle ; les groupes nébuleux des hommes en smoking et des femmes décolletées laissant pendre leurs manteaux sur les dalles tièdes, tournaient autour de l'estrade. Ce me fut, je pense, la révélation du pathétique avec tout ce qu'il comporte d'accidentel, et comme l'orchestre jouait la Marche d'Aïda, il me devint par la suite impossible de l'entendre sans lui découvrir une emphase morne et sublime. Alors on m'obligea de rentrer à l'hôtel.

..Dernier regard sur le seuil d'une loge en désordre, lorsqu'on nous obligeait de partir avant l'apothéose de La biche au bois, qu'étiez-vous à côté de ma détresse ?

..Une fois couché, la sensation que tout cela continuait malgré mon sommeil me devint intolérable. Il me fallait quelque chose de plus net que ce malaise. Ma mère pouvait monter d'une seconde à l'autre ; je quittais les draps et la housse laiteuse, je m'approchai de la fenêtre, je l'ouvris, et je poussai les persiennes.

..Angoisse de la solitude peuplée, mélancolie de ne se jamais sentir natif des lieux que l'on préfère, révolte de n'être pas multiple et de vivre captif dans notre étroite mesure d'espace, lassitude à franchir les phases normales d'une tendresse dont nous désirons l'immédiate réciprocité, c'est alors, je crois bien que je reçus dans mes veines la première goutte de votre philtre amer, car je demeurais là, inerte, penché sur ce fleuve immobile chargé de lampions, de soupirs et de romances, et pleurant de n'être pas le soliste avantageux, l'auteur de la musique et tous les couples de toutes les gondoles.
Jean Cocteau
Publié en mai 1913 dans La revue Hebdomadaire.

1 commentaire:

Les Idées Heureuses a dit…
Merci pour ce beau texte que je m'empresse de collecter dans mes archives vénitiennes. Douce journée en compagnie du chat, du thé et des gourmandises.
Martine de Sclos

07 février 2012

Il y a une autre vie

Du ponte Cavallo, un regard à la façade de Zanipolo et à celle de la Scuola San Marco... Comme si je les voyais pour la première fois... Le lion altier qui semble surgir de la paroi et avance vers les passants... Faire une courte pause, pleine de senteurs, de couleurs et d'émotions, comme au retour d'un long voyage... Fermer les yeux un court instant... Entre l'écho du passé dont je retrouve ici les traces, le bruit des pas sur les dalles gelées et le rire d'un petit groupe d'enfants qui se rendent à l'école, je crois presque entendre le ronronnement de Rosa, ma petite chatte grise qui vivait avec moi alors et tout le bruissement de ma vie d'autrefois...
 
Franchir le porche de la basilique et voir surgir comme une barrière les images d'autrefois. Des milliers de souvenirs surgissent et font barrage comme le stand de livres et de cartes fait barrage au pèlerin, marquant physiquement autant que mentalement la différence, comme un filtre, entre l'intérieur et à l'extérieur, entre le spirituel et le terrestre. Installé dans une horrible guérite de métal, un homme sans âge contrôle l'accès des visiteurs et des touristes. C'est qu'à Venise on ne peut plus aller et venir tranquillement dans les églises. Trop de visiteurs désormais, plus assez de fidèles. Il faut montrer patte blanche. Je ne peux pas m'empêcher de penser à l'épisode de la colère de Jésus contre les marchands du Temple... Autrefois, un vieux moine dominicain tenait le stand de souvenirs, situé alors dans la première salle de la sacristie. Il posait des questions aux visiteurs, leur faisait l'article comme n'importe quel camelot, mais il les encourageait à prier un instant et les bénissait quand ils sortaient. Certains jours, on pouvait passer deux heures dans l'église sans croiser un seul visiteur... L'incohérence des hommes ne nous permet pas pour autant de juger l’Église et ses choix. Respecter le mystère... Mais très vite quelque chose de plus fort que tout cela prend et emporte le visiteur. Déjà, devant le premier autel sur la gauche, dans une pénombre parfumée - l'odeur d'encens y est intense et fervente - le sentiment d'être déjà dans l'autre vie est palpable... De la petite chapelle sombre où repose Beato Giacomo Salomoni émanent comme des ondes de foi. Deux ou trois vieilles femmes sont agenouillées devant l'autel. Quand on sait que le saint est évoqué contre le cancer, on ne peut qu'espérer que l'intercession du religieux vénitien soit entendue du Seigneur.  
 
Belle histoire que celle de Fra Giacomo. Le jeune homme né en 1231, entra à 17 ans au monastère de San Giovanni e Paolo. Venant d'une riche famille de convertis devenus patriciens, il donna toute sa fortune aux pauvres. A l'imitation de Saint Dominique, il voua sa vie aux plus misérables, aux malades et aux déshérités. Ses reliques ont toujours été adorées par les vénitiens. Le couvent possède un portrait de lui lorsqu'il devint prieur du couvent de Forli. C'est là qu'il mourut.

La foi jaillit de partout dans la basilique. Quand on lève les yeux vers les imposantes voûtes, quand on marche sur les pierres tombales des doges, quand on s'avance entre les gigantesques colonnes de la nef et sous l'imposante ogive qui sépare du maître autel, partout le frisson d'être immergé dans une architecture unique chargée d'histoire et d'amour. Toutes ces fresques et ces ornements, ces peintures et ces sculptures, tout enivre l'âme. Et puis ce silence... Contrairement à San Marco, et en dépit des visiteurs, il règne toujours un grand silence. Ici les touristes les plus braillards se taisent, écrasés par la grandeur des lieux et par mille ans de prières et de rites.

Au pied du Colleone, assis près de la vitrine de Rosa Salva, avec l'odeur des tartelettes aux amandes et des croissants fourrés, je regarde au dehors, captivé par le spectacle du campo. Doucement, avec bonheur, je sirote mon café macchiato observant deux jeunes femmes, des vénitiennes, qui passent en bavardant. Belles, élégantes, elles représentent à mes yeux la vie qui continue, se perpétue et se renouvelle au milieu des souffrances et de la mort qui règnent de l'autre côté de la place : à l'hôpital et dans la basilique... Douceur du café parfumé parfaitement dosé comme toujours ici et mélancolie devant le temps qui passe et les souvenirs de ma vie d'alors, quand j'étais encore étudiant, jeune et disponible à tous les destins... Le joli sourire des deux jeunes femmes qui répondent à mon salut remplit mon cœur d'une douce paix. Jolie conclusion de ma visite matutinale aux saints et aux doges du sanctuaire. La radio diffuse une chanson de Pino Daniele bien assortie aux boiseries du bar, à la lumière un peu crue, au temps qu'il fait au dehors... Retour à la réalité. Payer et sortir. J'aperçois mon visage dans le miroir au-dessus du bar. Un sourire un peu niais barre mon visage. L'impression de voir se superposer à l'image de l'homme fait le visage juvénile de celui que j'étais, ici, trente ans plus tôt...Onze heures sonnent au campanile. Déjà la moitié du jour...

La poésie de la chanson italienne



Une très belle chanson avec de très belles paroles et une orchestration qui ajoute à la poésie du texte. Je ne sais pas vous,mais nulle part ailleurs on sait emballer nos oreilles comme la chanson traditionnelle italienne. Avant que de chanter du bel canto napolitain, c'est ce genre de romances que les gondoliers sussuraient sur leur embarcation aux belles dames et à leurs amoureux. Quelques disques des mélodies traditionnelles vénitiennes ont paru ces dernières années et les arias composés par Reynaldo Hahn, pour ne citer que lui, directement inspirés de vieilles chansons entendues dans les bacari de Venise du début du XXe siècle, nous donnent une idée de ce que fut Il Canto Venezian...

Il neige à Venise aussi !


Timides, les premiers flocons sont tombés sur la lagune et toute la Vénétie. Pas assez froid hélas. Rien n'a tenu, sauf à l'intérieur des terres où la neige a laissé la place au verglas. La température (encore assez douce malgré tout) ne semble pas devoir permettre à la neige de s'installer mais chi lo sà... Comme le disait ce matin - la sotte ! - l'animatrice de Radio Venezia, "la neige c'est bien beau quand ça tombe, c'est magique mais ça complique tellement la vie qu'il vaut mieux que ça fonde vite"... On va encore me traiter de Peter Pan (j'assume et revendique, vous le savez !) mais, hormis les aléas du froid pour les Sans-logis qui sont encore trop nombreux à errer dans les rues partout dans notre Occident riche et égoïste, on s'en fiche des aléas, des complications, des retards ! J'ai aimé ce panneau vu un jour, accroché à la porte d'une boutique "Fermé exceptionnellement pour cause de bonhomme de neige avec les enfants" J'aurai aimé immortaliser la choses mais je n'avais pas d'appareil photo sous la main... Le monde des affaires et des obligations peut attendre, la vie passe vite et les moments de petits bonheurs comme ceux que nous avons la possibilité de vivre en ce moment, sont trop importants pour y renoncer. Ne travaille-t-on pas mieux après avoir fait provision de petits riens qui réconfortent. Ces instants revigorants n'ont pas de prix. Aucun trader ne peut en faire l'objet de spéculations et pas un politique ne peut empêcher les enfants - les vrais et ceux qui ont su le rester - de préférer la neige qui embellit tout aux fractions et aux déclinaisons latines !

Venise sous la neige réunit tous les bonheurs vécus partout ailleurs : tout devient beau, le silence se fait plus ample, les parfums de l'hiver nourrissent notre âme et soignent tous types de chagrins, de craintes et de fureurs. Remède sans aucune contre-indication. Une image de paradis qui apaise et rédime, sauf à fermer sciemment son cœur. C'est certainement pour cela que le billet publié en janvier 2009 sur Tramezzinimag, intitulé Venise sous la neige (cliquer sur le titre pour lire le billet) est l'article le plus lu du blog avec plus de 35.000 visites depuis sa parution. Venise fait rêver, mais Venise sous la neige encore davantage. La neige, la vraie, est attendue selon la météo, pour la fin de cette semaine. Si la journaliste de Radio Venezia espère que la météo se trompe, gageons que nous sommes des milliers à espérer que ce soit vrai !


2 commentaires:

Tietie007 a dit…
Nous avions vu Venise sous la neige, en février 2004.
VenetiaMicio a dit…
Personnellement je n'ai jamais vu Venise sous la neige, sauf à travers des photos ou vidéos. Si j'ai rêve aujourd'hui c'est bien celui-là ! Modeste et sans doute réalisable, ne croyez-vous pas ? Danielle

05 février 2012

La neige est là !


"Le froid s'abat sur l'Europe" clament les médias. Quelques degrés en dessous de zéro et on serait paniqué ? Quelle rigolade. Les (merveilleux) cinq centimètres de neige qui recouvraient ce matin Bordeaux ont paralysé toute la ville : plus de tramways, plus d'autobus, des automobiles au pas, d'autres en travers de la route et le vide. La ville semblait abandonnée au petit matin. Puis les gens sont sortis. les enfants surtout et ceux parmi les grandes personnes qui ont su garder leur âme d'enfant. Les meilleurs d'entre nous, les poètes, les artistes, les rêveurs. Partout des groupes élevaient de magnifiques bonshommes de neige, improvisaient des batailles de boules de neige. C'était la fête. Demain, tout aura disparu. La pluie va venir effacer toute cette blancheur immaculée. C'est normal, demain ce sera lundi et la grisaille du recommencement. La routine. L'école pour les petits à la place des jeux dans la neige. Les obligations professionnelles et sociales pour les parents. La parenthèse doit être refermée. A Venise point encore de neige. Quand elle tombe, tout change là-bas aussi. Le silence se fait soudain plus vaste et plus profond. Tout est embelli, magnifié, comme un merveilleux objet qu'un papier de soie enveloppe et protège. En attendant, il fait froid et le soleil qui se montre pourtant bien décidé ne parvient pas à réchauffer l'air. La neige n'est pas loin murmurent les vieux vénitiens qui sentent venir le vrai froid et la neige...



2 commentaires:

Frédéric a dit
Vous avez raison, dans le bordelais nous sommes peu habitués à ces vagues de froid, c'est bien connu. Pourtant nos ancêtres il n'y a pas si longtemps savaient faire avec.
Lorenzo a dit…

Les temps modernes. La perte des valeurs traditionnelles... Est-ce dans la logique des choses où bien sommes-nous en train de devenir vieux et grincheux ?

02 février 2012

Toujours ces petits riens

Écrit en écoutant Frank Sinatra qui chante Prisoner of love. Le ciel est d'un blanc d'acier. Le froid s'est répandu sur toute l'Europe. Un froid sec et revigorant. La lumière est très belle. Métallique. A la campagne, l'air doit être chargé de ces parfums confortables qui consolent les cœurs affligés, mélange d'humus et de bois qui brûle dans l'âtre, odeurs de soupe, de mousses et d'écorces. A Venise dans ces moments-là, on respire les senteurs du large, le parfum des pierres mouillées par l'eau des canaux. Autrefois se mêlait à tout cela l'odeur du charbon qui brûlait dans les chaudières et dans les vieilles cuisinières où chauffait la pastaciutta. Avez-vous remarqué quand il fait froid combien notre odorat est aiguisé ? Ce mélange de muguet et d'iris qui suit la belle jeune femme qu'on a croisé, l'odeur du pain chaud qui s'échappe du fournil sur la fondamenta... Encore et toujours ces petites choses sans grande importance qui rendent la vie délicieuse, bien plus que toutes les possessions et les richesses.
 
Le soleil pointe ses rayons, soudain tout semble chanter. Un air un peu démodé chanté par Billie Holiday me revient à l'oreille. un air que fredonnait ma mère quand j'étais un petit garçon. "I Don’t Stand A Ghost Of A Chance With You" (cliquer sur le titre) de Mel Tormé, surnommé The Velvet Fog. La journée sera belle et douce.

Venise, l'hiver et l'été, de près et de loin..


Mille remerciements à ceux de mes lecteurs qui ont commandé le livre et su patienter aussi longtemps, me soutenant et m'encourageant quand les problèmes s'amoncelaient et finissaient par me décourager. Sauf erreur, tous les ouvrages acquis par souscription sont parvenus à leurs destinataires. Mille remerciements aussi à ceux qui ont aimé le livre et m'ont envoyé leurs commentaires et leurs encouragements. Les heures passées à écrire, relire et corriger sont largement récompensées par tous les mots charmants, les lettres et les courriels que j'ai reçu.

6 commentaires:


J@M a dit…
Y'a erreur....
ladivinecomédie a dit…
Erreur aussi ! Point d'ouvrage arrivé à Verdelais à ce jour.

Lorenzo a dit…
Mais (sauf erreur justement) tous les ouvrages souscrits ont été expédiés. je vérifie. Désolé en tout cas et je croise les doigts pour que vos exemplaires ne se soient pas perdus !
VenetiaMicio a dit…
Lorenzo, colis bien arrivé chez moi ! À bientôt, je commence la lecture ! Bien à vous Danielle
Micha Venaille a dit…
Cher Lorenzo, j'ai toutes sortes de travaux urgents à rendre, donc je n'ai pas encore eu le temps de me plonger complètement dans votre livre, il me tarde vraiment. Surtout que j'ai du mal à joindre mon amie Marie-Christine Deprund, à chaque fois elle est en train de vous lire,et très heureuse de découvrir à son rythme vos pages qu'elle trouve si inspirées et profondes. C'est "amusant" que vous ayez vu C'est à dire en librairie, si vous le lisez vous y trouverez sûrement une Venise qui vous est proche. Amicalement

Anne a dit…
Lorenzo, j'aurais sans doute dû vous dire plus tôt que j'aime beaucoup votre livre : les descriptions de Venise, votre ton très personnel, ces fragments de temps intensément vécu, vos réflexions si profondes qui donnent à méditer. C'est très beau. Merci. Anne

01 février 2012

Le dialecte vénitien. Exemples

Ne devrait-on pas parler plutôt de la langue vénitienne . Après tout le vénitien fut la langue officielle de l'administration de la République. Si le français et l'italien succédèrent au latin comme moyen de communication avec les autres peuples, le vénitien s'imposa comme la langue de la communauté vénitienne, du doge au plus humble apprenti de l'arsenal, tous la parlaient. Ils la parlent encore. Je n'aurai pas la prétention de vouloir l'enseigner aux lecteurs de TraMezZiniMag, cependant en donner quelques notions va dans le sens de notre réflexion amorcée avec vous depuis le billet sur les "néo-vénitiens". Et puis parce que je travaille depuis quelques mois à l'élaboration d'un dictionnaire - un lexique - vénitien-français qui n'existait pas alors que l'équivalent anglais a vu le jour depuis longtemps déjà, autant "prendre la température"...

Le dialecte trouve son origine on ne sait où. Des linguistes émérites ont trouvé des racines communes avec le basque et plus loin avec certaines langues parlées du côté de l'Hindus. Rien de celte contrairement à d'autres langues régionales d'Italie. Mais n'étant pas linguiste ni philologue, je ne saurai m'aventurer dans un domaine hautement technique qui ennuierait mes lecteurs. Ceux qui sont souvent à Venise ne peuvent que s'être rendus compte de la différence d'accent entre le parler vénitien et l'italien "normal". C'est un accent que l'on attrape vite et qui fait qu'on repère partout l'origine vénitienne de celui qui parle avec. On peut le trouver grossier, voire vulgaire. Il m'est arrivé d'entendre des parisiens dire la même chose du basque ou de l'occitan. Mais laissons aussi ces considérations de peu d'intérêt. Abordons quelques bribes de vocabulaire. ce qu'on apprend souvent en premier quand on commence l'apprentissage d'une langue au milieu de ceux qui la parlent, ce sont les expressions populaires, triviales. Les "gros mots" comme disaient nos grands-mères. En voilà quelques uns avec, dans la mesure du possible leur phonétique. J'ai en projet cette année d'enregistrer des vénitiens à qui je demanderai de prononcer les mots usuels du dialecte et quelques expressions courantes. De quoi s'exprimer face aux autochtones et de leur montrer l'intérêt que l'on prend à leur culture et le respect qui nous fait souvent défaut quand on se contente de s'exprimer en français ou en anglais, avec force gestes pour tenter de se faire comprendre de l'habitant. Vieux réflexes de colons impérialistes ?

Le premier mot, nerf de toutes les guerres et liant de bon nombre de relations entre les personnes, est le mot "argent". En vénitien, il se dit "Schei" ( prononcer skeye). On devine une parenté avec le mot écu. Le terme a survécu jusqu'à nos jours, en dépit du passage à la Lire puis à l'Euro. 

Ti ga schei ?
: tu as des sous. Expression souvent employée pour exprimer la surprise. par exemple quand on est avec quelqu'un qui n'a pas l'habitude de sortir son portefeuille le premier et résiste à la tentation d'inviter ses commensaux. Par extension, le mot employé au singulier (il devient alors "scheo") sert à indiquer quelque chose de petite dimension ou une faible longueur. (Un sou, c'est petit dans tous les sens du terme !)

"Spòsteło de vinti sche"i " : déplace-le de vingt centimètres.

Le terme est d'usage courant avec une connotation triviale, presque vulgaire. La vieille comtesse du palazzo voisin ne l'emploiera pas quand elle fait ses courses. tout au plus le mot lui échappera quand elle recevra sa facture d'électricité ou devra payer les gages de sa vieille servante. Il est souvent sur les lèvres des gondoliers et des boutiquiers. Il serait utile d'apprendre son équivalent en chinois d'ailleurs. Mais on va encore m'accuser de mauvais esprit !

En revanche, l'arrivée de la monnaie unique a pratiquement fait disparaître le vocable "franco" qu'on utilisait pour la lire et par extension pour désigner une certaine quantité d'argent. 

"Trenta franchi"
correspondaient à trente lires, "na carta da mìłe franchi" désignait un billet de mille lires. Le terme n'avait pas de rapport avec le Franc français mais avec la monnaie autrichienne en vigueur pendant l'occupation et qui portait gravée l'inscription "FRANC." abréviation du nom de l'empereur François-Joseph. Les vieux vénitiens continuent de l'employer mais on l'entend bien moins qu'avant.

6 commentaires:

Anonyme a dit…
Dans ma région (Vicenza, Val d'Astico) on dirait : "gheto schei?)
D'après le dictionnaire lo Zingarelli,les dialectes italiens- ou langues si elles sont écrites comme le vénitien - sont des langues "romanze" issues du latin vulgaire ( le latin étant lui-même une langue indo-européenne).La présence de "g" comme dans "el gaveva..." correspondrait au dialecte régional avec des éléments de "bellunese cittadino"?
Il existe un dictionnaire vénitien/italien fait par Giuseppe Boerio.
Graziella
Lorenzo a dit…
Absolument. Merci de ces précisions. Il existe même un lexique vénitien-anglais mais rien à ce jour en français. Nous y travaillons.

Anne a dit…
http://www.blogger.com/profile/03524487160360572243J'espère que, dans votre ouvrage, on lira aussi des mots d'amour vénitiens...
Anne
Virginie Lou-Nony a dit…
Moi je suis pour une leçon de vénitien par semaine, mots d'amour et gros mots, locutions, proverbes, je prends tout avec bonheur
Aldo a dit…
Pour le plaisir, voici une petite "poésie" que ma grand mère me récitait de temps en temps:

Veneziani gran signori,
Padovani gran dotori,
Visentini magna gati,
Veronesi tuti mati,
Udinesi castelani col cognome de Furlani,
Trevisani pan e tripe,
Rovigoti baco e pipe,
i Cremaschi fa cojoni,
i Bressan tajacantoni,
ghe n'è anca de pì tristi: Bergamaschi brusa cristi.
LaveneXiana a dit…
Le Boerio, acheté par une douce nuit à la Libreria San Geremia du temps où elle existait toujours ( j'adorais cette librairie ouverte jusqu'à minuit.... mais quel dommage qu'elle ait été remplacée par un negozio de plus...fut-il affriolant...) est un petit bonheur avec ce langage si chantant, si particulier, si imagé.Les expressions idiomatiques sont délicieuses.Quant à ce petit poème, je l'ai moi-même découvert dans un ouvrage dédié au venessian...mais à travers sa cuisine."Savoureux également....
La cucina veneta( déniché chez notre bon Luigi Frizzo, amoureux des livres et des chats) dont l'auteur m'échappe....Lorenzo, peut-être pourrez aider ma pauvre mémoire défaillante... mes livres étant amoureusement emballés en vue de leur prochain déménagement à Paris.
Merci de votre aide, cher Lorenzo et bien amicalement,
Agnès