07 juin 2012

La visite.(work in progress)

Une journée comme les autres. Le temps resté maussade n'encourageait pas vraiment à la promenade. Pourtant les glycines embaumaient et parfois le soleil éclatait, transformant la grisaille de la rue en une atmosphère de fête. Mais cela ne durait guère. Il se remettait à pleuvoir puis la pluie cessait et recommençait.
 
Philippe ne parvenait pas à écrire. Il aurait pu ranger, faire un peu de ménage. Le chat semblait partager son humeur, allant et venant, grattant à la porte puis se ravisant, miaulant de dépit sur le canapé, tournant et retournant sur lui-même sans trouver la bonne position. Ni le maître ni l'animal n'avaient mis le nez dehors depuis deux jours. La pluie, le vent, cela incite davantage à se lover dans un bon fauteuil avec une tasse de thé et des biscuits. Depuis le matin, ce jour n'était qu'un grand soupir. Cette sensation de vide, rien ne venait la remplir. Pas une idée, une préoccupation, un désir. Rien. Le néant. Venise au-dehors restait muette et sombre. Parfois des voix montaient jusqu'à lui puis s'éloignaient et le silence de nouveau emplissait l'atmosphère. Philippe s'était même assoupi un long moment. Réveillé en sursaut par le chat qui venait de sauter sur ses genoux, il râla, hurlant après la pauvre bête qui ne comprit pas ce mouvement d'humeur. Lui qui avait tellement voulu quitter sa vie d'avant, laisser la grande ville tentaculaire et bruyante pour le calme et le silence des rues de Venise, il se prenait souvent à regretter Paris. 
 
Il avait longtemps rêvé d'un petit terrier à lui, immergé dans cet autre monde qu'est Venise en hiver, où il se serait installé avec ses livres et sa théière. N'ayant trouvé en arrivant qu'un minuscule rez-de-chaussée humide, il regretta soudain la grande maison de famille dans la campagne normande avec sa haute cheminée, ses boiseries cirées et ses trésors. Il aurait pu y passer l'hiver comme son oncle lui avait proposé. Un feu de cheminée, il en rêvait aujourd'hui. Il en existe peu à Venise, le risque d'incendie. Il y avait bien la maison de ce peintre où brûlait en permanence un joli feu de bois à deux pas de chez lui, mais il ne pouvait sans cesse aller s'y ressourcer. L'appartement qu'il occupait depuis quelques mois avait le mérite d'être clair et ensoleillé, mais la cheminée de la cuisine - une construction en pierre sûrement de la fin du XVIIe, n'était plus que décorative. La pluie redoublait. Ses pensées se faisaient très noires. Le mauvais temps le rendait nerveux et idiot.
 
Soudain il entendit le facteur. Le bruit des boîtes aux lettres, des pas, quelques paroles indistinctes, la sonnette. Il se leva, regarda par la fenêtre. "J'ai du courrier pour vous" criait l'homme en uniforme au bas de l'escalier. Graziella, la grosse dame du premier nettoyait les marches. Un parfum agréable parvint à ses narines quand il ouvrit la porte. Cette odeur qu'on retrouve souvent ici, mélange d'huile de lin, de cire et de térébenthine. l'idée d'avoir du courrier et la délicate odeur ravivaient par bouffées sa joie naturelle. Ce n'était pas un esprit triste. Il ne savait pas bouder, ni se mettre en colère. Tout avait toujours été du bonheur dans sa vie. : son enfance paisible, son adolescence curieuse, la tendresse de ses parents, de solides amitiés, la lecture, la musique et par-dessus tout la présence d'un petit groupe d'aïeuls chez qui il passa beaucoup de temps. Ce temps d'apprentissage qui forge une vie. Tout cela l'avait armé de joie et de certitudes heureuses.  
 
Puis vint le moment du Grand Tour. Comme les voyageurs des siècles passés dont il avait lu tous les carnets, Philippe parcourut l'Europe. Il découvrit émerveillé, l'Italie puis la Grèce. Ce fut une véritable révolution. Jamais auparavant, il n'avait ressenti une pareille émotion. Il confia ses impressions à ses parents qui eurent l'intelligence de l'encourager. C'est ainsi qu'il accosta sur les rives de la Sérénissime. Un peu par défaut, tant il aurait voulu pouvoir s'installer à Alexandrie, à Constantinople ou même à Smyrne. Venise s'avérait plus raisonnable. Mais la passion qu'il éprouva bien vite pour la cité des doges effaça tout regret. Le temps de mettre ses chaussures, il dévala l'escalier, suivi par le chat ravi de la distraction. Dehors la pluie tombait dure.
 
Le vieux facteur, pas fâché de s'abriter un instant, papotait en dialecte avec la grosse dame. "Une lettre et un paquet pour le jeune monsieur" lança l'homme à Philippe qui salua la voisine, remercia le facteur et rentra vite chez lui, son trésor serré contre sa poitrine. Il faisait toujours aussi sombre sur la ville, mais ce qu'il tenait dans les mains éclairait son chemin, comme un rayon de soleil inespéré qui se serait faufilé derrière lui dans l'escalier, sublimant la délicate odeur d'encaustique par un parfum de curiosité.
 
Le paquet arrivait d'Angleterre. Du Surrey exactement. Sa vieille amie Dachine, auteur de romans policiers à succès, chez qui il avait séjourné lorsque ses parents l'avaient consigné une longue année durant, dans un de ces collèges huppés à l'architecture improbable et qu'on dit hantés. Il y avait adoré l'échantillon de campagne anglaise qui entourait la maison et surtout le thé devenu depuis lors sa boisson favorite. En trouver du bon à Venise relevait du miraculeux. Partout de la poudre en sachets. Quelque fois un négoce de café proposait des thés aromatisés en vrac. Les grandes boites en fer dans lesquelles on les conservait avaient beau se donner des airs britanniques, il restait médiocre et trop cher. Le paquet contenait du thé justement et pas n'importe lequel. Son favori. Du Lapsang Souchong Imperial. Des larges feuilles noires et lisses au parfum de bois de hêtre et de pignes de pins brûlées. Le mot expliquait la raison de cet envoi. 
 
Noriko Kakura, qu'il avait souvent vu à Benton chez son amie romancière désirait voir Venise avant de rentrer au Japon. Philippe avait connu la jeune fille quand il était au collège. Ils avaient le même âge. Son père était diplomate et sa mère artiste. Ils vivaient à Hampstead, préférant la douceur des collines de cette douce banlieue aux appartements confinés de Kensington Grove où on cantonne les fonctionnaires des différentes légations. Philippe et Noriko se virent beaucoup dans la maison de Dachine. ils devinrent de très bons amis. Puis Philippe regagna la France et passés deux ou trois échanges de lettres, ils perdirent le contact. Noriko avait continué ses études à Oxford. Puis elle était partie aux États-Unis. Son doctorat en poche, elle retournait chez elle pour y travailler. 
 
La lettre expédiée six jours plus tôt annonçait l'arrivée de la jeune fille le jour même, par l'avion de 15 heures. Elle serait là pour le thé songea Philippe soudain affolé. La pluie dehors s'était enfin arrêtée et le ciel semblait vouloir s'éclaircir un peu. Les oiseaux s'étaient remis à chanter. Il fallait ranger un peu et préparer un peu la maison, mettre des draps dans le divan, changer les serviettes. Philippe se mit au travail sous le regard placide du chat toujours aussi ennuyé de ne pouvoir aller dormir sous le soleil. Quelques minutes plus tard tout était en ordre et la maison sentait bon le papier d'Arménie. Sur la table de la cuisine le plateau en bois et son napperon bleu, deux tasses, une assiette de biscuits, la théière. La bouilloire chauffait sur la vieille cuisinière. Douché, changé, Philippe attendait avec impatience son amie japonaise.

Il était un peu plus de 17 heures quand la sonnette retentit pour la deuxième fois de la journée. Philippe se pencha par la fenêtre. Il aperçut deux étages plus bas une jeune femme traînant une valise à roulettes. Elle portait un petit chapeau de pluie d'un joli vert. "le vert des feuilles de thé" se dit-il en allant ouvrir. Il descendit pour accueillir Noriko. Ils ne s'étaient plus revu depuis sept ans. Avaient-ils encore quelque chose à se dire ? Se retrouveraient-ils comme si de rien n'était ? Quand il ouvrit la porte il resta un instant comme tétanisé. Il avait devant lui une ravissante jeune femme au visage très doux et au sourire charmant. 
 
Comme lui, Noriko avait tout juste vingt-deux ans. "Hello Philippe my dear" lança-t-elle le regard amusé. Un peu gêné, il se pencha pour l'embrasser. Elle n'avait pas grandi mais son corps s'était épanoui et son visage était plus fin, ses yeux pétillaient comme avant et elle semblait entourée de lumière. Il prit sa valise et l'entraîna vers l'appartement. La bouilloire sifflait. La vapeur embuait les vitres de la fenêtre. Philippe enleva le couvercle de la théière, il s'approcha de la cuisinière et versa un peu d'eau chaude afin de chauffer la théière. Il vida l'eau dans l'évier puis de retour devant la cuisinière, il ajouta le filtre rempli de thé et couvrit d'eau, posa la théière sur le plateau et retourna dans le salon. Noriko caressait le chat en feuilletant une revue. Elle sourit à Philippe. Le chat se lova sur un coin du canapé et se mit à ronronner.

Ils se servirent et parlèrent longtemps. Au fur et à mesure que remontaient les souvenirs de leur adolescence londonienne, ils sentaient tous deux que quelque chose d'inhabituel se faufilait en eux en même temps que les gorgées de ce thé fumé aux senteurs délicieuses. Quand Philippe voulut se lever pour refaire chauffer de l'eau, ils s'aperçurent que la nuit était tombée. Ils avaient parlé plus de deux heures sans sentir le temps passer. Tant de choses à se dire. Ils reprirent du thé. Noriko avait apporté un disque. Ils l'écoutèrent en boucle. La pluie reprit, dense, bruyante. La nuit était noire et la ville silencieuse. Une cloche parfois résonnait dans le vide de la nuit. Et le bruit lancinant de la pluie sur les vitres. Son regard clair pénétra celui du garçon. 
 
Il eut soudain très envie de l'embrasser. La nuit fut un rêve de douceur et de joie. Ils ne se quittèrent plus. Noriko trouva un emploi de traductrice et de lectrice à la Ca'Foscari. Philippe a eu un peu de mal à faire accepter au chat leur nouvelle vie à trois. Chaque jour quand ils se retrouvent, ils boivent du thé. De l'Imperial Lapsang Souchong bien sûr, expédié tous les deux mois depuis une petite poste anglaise au fin fonds du Devon par leur amie Dachine. Sur la boite dans laquelle ils conservent ces feuilles précieuses, un poème de Kobori Enshu que Noriko a calligraphié :
Un bouquet d'arbres, l'été,
Un éclat de mer
La lune pâle du soir.

05 juin 2012

Prendre le thé au Florian

 
Prendre un thé au Caffé Florian après avoir admiré les fastes de la Couronne britannique à l'occasion du Jubilé de Diamant de Sa Majesté la reine Elizabeth II et la liesse de tout un peuple en dépit du mauvais temps et de la crise, c'est assez revigorant, ne trouvez-vous pas ? Demain est un autre jour, il y a des valeurs pérennes qui rassurent et réconfortent, valeurs refuges. Le Florian fait partie de ces valeurs-là qu'on nomme civilisation et qui existent encore, mais pour combien de temps ?
 

Café Florian : Restauration de la Salle des Hommes Illustres

Le 15 septembre prochain, une grande réception aura lieu au Caffé Florian, le célèbre établissement installé sous les arcades de la Piazza San Marco depuis 1720, pour fêter la splendeur retrouvée de la Salle des Hommes Illustres, un des plus beaux salons du célèbre café vénitien. La salle va subir quatre mois de travaux exceptionnels qui rendront à ces lieux mythiques toute leur splendeur.
.
Au nombre de dix, les portraits réalisés au XIXe siècle par Giulio Carlini et qui représentent d'illustres vénitiens de tous les temps, vont être déposés pour être nettoyés, les stucs et les fresques vont être réparés, redorés et repeints. Les lieux étant inscrits au Domaine Public (l'équivalent de notre Patrimoine National), les travaux ont commencé discrètement il y a quelques semaines, mais il fallait le permis officiel de l'autorité de tutelle pour lancer officiellement la campagne de restauration qui sera entièrement financés par le Caffé Florian avec l'aide de mécènes et sponsors privés. Pas un centime des 200.000 euros nécessaires ne seront pris sur des fonds publics. Le Groupe UBS Italie (une banque pas encore dans le rouge dans la péninsule...) finance la restauration des toiles, les Bijoux Pomellato paieront les cadres et les dorures tandis que les Tissus Rubelli fourniront le velours damassé, baptisé Velours Florian inspiré du revêtement de l'époque mais adapté aux exigences actuelles de sécurité et d'hygiène.
La Salle des Hommes Illustres "est un trésor public qui appartient à la ville et au monde entier" a souligné lors de la conférence de presse qui présentait le projet, le directeur du Florian, Marco Paolini, qui est depuis 2009 le nouveau propriétaire du café de la Piazza, en association avec les Frères Fendi et quelques autres entreprises privées, toutes vénitiennes. Chaque année, 700.000 personnes viennent s'asseoir dans ces lieux historiques, situé sur cette place unique que Jean Lorrain appelait "le plus joli salon du monde". Ils viennent consommer un chocolat ou une coupe de Champagne, comme l'ont fait avant eux des milliers de célébrités, depuis l'ouverture du premier estaminet en 1720, sous le règne du doge Giovanni Cornaro par un certain Floriano Francesconi. Beaucoup en ont parlé dans leurs livres depuis Goldoni qui en était un habitué, comme Silvio Pellico, Tommaseo, Goethe, Proust, Henri de Régnier, Jean Lorrain, Maurice Barrès, Hemingway... Ces lieux que Casanova avait transformé en terrain de chasse puisque c'était le seul établissement de toute la république qui acceptait les femmes. Autres temps autres mœurs.
"Notre projet apporte la preuve que, malgré la crise, il existe encore des initiatives dont l'objectif final n'est rien d'autre que la conservation et le respect de notre patrimoine culturel" observait Paolini en précisant que la restauration de cette salle terminera le chantier de restauration initié ces dernières années et dont le but était de rendre au Florian la beauté et le charme des lieux quand Ludovico Cadorin en entreprit la rénovation dans les années 1890, amenant aux locaux tels que nous les connaissons aujourd'hui mais singulièrement défraîchis. Un semblant de polémique semble pointer son nez quand le directeur du Florian regretta devant la presse l'absence du maire Giorgio Orsoni. « Nous espérons que le maire sera des nôtres le 15 septembre. Nous ne demandons rien, mais son soutien nous ferait plaisir ». Dans l'entourage du maire, on souligne le caractère privé de l'entreprise et la volonté de l'équipe municipale de ne pas interférer dans les initiatives privées... On est bien loin de l'administration Rigo où rien de ce qui se faisait en matière de rénovation, même privée, d'envergure ou minuscule, n'échappait aux contrôles et aux vérifications précautionneuses des élus communistes. Cela avait parfois du bon mais les temps changent.

La salle sera de nouveau ouverte au public et aux consommateurs en septembre. Nous redécouvrirons les portraits des illustres vénitiens, Pietro Orseolo, Marco Polo, Paolo Sarpi, Enrico Dandolo Francesco Morosini, Vettor Pisani, Benedetto Marcello, Le Titien, Palladio et Goldoni, en son temps grand habitué des lieux. En attendant, les artisans restaurateurs de l'entreprise Libralesso se sont mis au travail, sous la direction de l'architecte Barbara Pastor pour restituer à la cité des doges la beauté originelle de ce joli salon. On peut regretter que le mobilier reste le même, juste réparé et nettoyé. On ne retrouvera donc pas les sièges et les tables d'avant Cadorin, dont quelques exemplaires se trouvent parfois dans différents petits cafés de la ville. Je me souviens du petit bar situé sur la Fondamenta Zorzi Bragadin, en face de la galerie Ferruzzi où je travaillais (aujourd'hui boutique de la Guggenheim). Les trois ou quatre tables que le propriétaire disposait devant son café provenaient de l'ancien Florian. C'est du moins ce que disait le peintre Bobo Ferruzzi, fils et frère d'antiquaire, lui-même un peu antiquaire et collectionneur.



Bel objet vénitien en vente cette semaine à Drouot

En couverture cette semaine sur la Gazette de l'Hôtel Drouot un objet rare dont on sait peu de choses. Comme l'énonce la notice, il s'agit d'une "Imposante gourde de pèlerin ou flacon d’apparat, cet objet en verre, monté de cuivre ajouré, présente un délicat décor de pampres feuillagés, agrémentés sur la panse de grappes de raisins. Mais ce qui attire le regard, c'est le médaillon champlevé, émaillé bleu azur et turquoise, figurant le lion de saint Marc." 

Le soin porté à la ciselure du décor de la monture de cette "fiasca da pellegrino" (gourde de pèlerin) est assurément l’œuvre d’un orfèvre de talent. Certains spécialistes évoquent même le Florentin Antonio di Salvi (1450-1527), dont les décors gravés très similaires de pièces liturgiques sont conservés au Bargello à Florence. Cependant la figure du lion de saint Marc, tenant le livre entre ses pattes, importe plus. Dans cette posture hiératique, le félin incarne la majesté de l’État. Il est finement gravé, la crinière et des ailes laissées en réserve, l’auréole et les fonds étant émaillés de deux bleus différents. Ont-ils été appliqués au moment de la fabrication de l’objet ou plus tard, pour masquer par exemple des armoiries nobiliaires ou faire de cette fiasque un cadeau diplomatique de la cité des Doges ? il faudrait de longues heures d'études dans les salles des Archivi delle Stato derrière les Frari ou à la Marciana pour en apprendre peut-être davantage sur ce bel objet qui va partir dans une collection privée puisque à ce jour aucun musée italien ou français ne semble vouloir s'y intéresser.

J'ai souvent tendance à penser, quand de tels objets du passé resurgissent des collections privées où ils étaient conservés, que nous devrions organiser des souscriptions publiques pour acquérir ces objets et en faire ensuite don aux musées vénitiens. Encore faudrait-il être informé assez tôt pour pouvoir lancer la souscription. Même en période de crise, tout ce qui concerne le patrimoine du passé mérite d'être protégé et conservé comme bien de l'humanité toute entière et non pas disparaître dans des collections privées où ils sont souvent considérés seulement pour leur valeur marchande...
Venise, fin XVe-premier tiers du XVIe siècle. Gourde de pèlerin en verre soufflé dans une monture en cuivre gravé, ciselé, repercé, découpé, doré, champlevé et émaillé, fiasque en verre de Murano de couleur bleu cobalt, h. 47,1 cm. Estimation : 60 000/80 000 €.
Exceptionnelle pièce que cette gourde en verre, enchâssée dans une monture en cuivre gravé, ciselé, repercé, découpé, doré, champlevé et émaillé reposant sur un piédouche. La fiasque est en verre de Murano de couleur bleu cobalt avec un très long col et une panse circulaire aplatie. La monture qui recouvre entièrement la fiasque dépasse du col de la bouteille d'environ deux centimètres. En la démontant, les experts ont pu en restituer l'agencement : Elle se compose de deux coques, constituées chacune de deux parties métalliques soudées entre elles ; sans décor sur les pourtours, cette armature est repercée de motifs végétaux sur toute la hauteur des deux faces du col ; deux mufles de lion en fort relief sur l'épaulement sont retenus à l'intérieur de la monture par des écrous en étoile ; chacun de ces mufles conserve un maillon des chaînettes manquantes qui étaient reliées aux petits anneaux placés au milieu du col ; de chaque côté, un large motif de rinceaux, en forme de croix et fixé par deux vis ; ces deux éléments servent à consolider l'assemblage et masquent la séparation des deux coques, en faisant la jonction entre les mufles de lions et les deux disques repercés qui ornent les deux faces de la gourde. Ces deux disques au décor ajouré sont fixés aux parties métalliques de la coque par des rivets disposés sur leurs circonférences. Le centre de ces deux disques est orné d'un médaillon champlevé, émaillé bleu azur et turquoise représentant le lion de saint Marc en buste, les ailes relevées et tenant le Livre fermé entre ses pattes. Le piédouche, reprenant les motifs ajourés, est fixé à l'armature également à l'aide de rivets. 
En dépit de quelques légers manques et déformations, l'absence de chaînettes et du bouchon, l'objet est dans un état de fraîcheur incroyable. On peut penser que le médaillon en émail a pu être placé à une époque postérieure. Lors du démontage, on  observe des consolidations anciennes à l'étain, notamment à l'emplacement des soudures et des fixations des éléments décoratifs. Des petites pattes métalliques ont été rajoutées afin d'améliorer la solidarité entre toutes les différentes pièces de la monture. Le col a ainsi été doublé intérieurement à son extrémité afin de le rigidifier. Par un souci de protection du papier et du coton ont été glissés sous le fond de la fiasque entre le verre et la monture. La bouteille, en verre soufflé dans un moule, présente de nombreuses bulles et deux petits défauts de fusion. Des dépôts et des salissures sont visibles. On peut ainsi penser que l'objet fabriqué à Venise pendant cette période bouillonnante pour les arts que fut le début de la Renaissance, a ensuite été remanié - suite à un dommage ou pour être mis au goût du jour - ce qui le rend très vivant, laissant à notre imagination tout loisir pour lui inventer une histoire...

04 juin 2012

Un (grandiose) air de Venise sur la Tamise

Des milliers d'embarcation hier dimanche sur la splendide Tamise pour accompagner la barge royale sur laquelle le peuple de Londres a pu voir passer sa souveraine à l'occasion du jubilé de diamants de la reine. Soixante ans d'un règne fêtés comme à Venise on fêtait le doge par un long cortège naval. Du jamais vu depuis le XVIIe siècle et un régal pour les yeux : du canoë aux frégates de la Royal Navy, des gondoles aux vedettes à moteur, une foule nombreuse glissa le long des 16 kilomètres qui séparaient l'embarcadère de Greenwich au fameux Tower Bridge en haut duquel fut tiré un gigantesque feu d'artifice après le passage de l'embarcation royale, toute d'or et de rouge décorée. La reine était en blanc, et la barge avait des airs de Bucentaure. La toute puissante Angleterre montrait hier soir sa parenté avec Venise qui fut avant elle la reine des mers. Personnellement ce n'était pas pour me déplaire. Long Live the Queen !








30 mai 2012

Gustav Klimt au Musée Correr

Venise avait acclamé Gustav Klimt lors de sa première venue à la Biennale de Venise en 1910. Revoilà certaines des œuvres présentées alors qui reviennent sur la lagune avec une extraordinaire exposition. Organisée à l'occasion du 150e anniversaire de sa naissance (14 juillet 1862), l'exposition est le fruit de la collaboration entre la Fondation des Musei Civici di Venezia et le Musée du Belvédère de Vienne, sous la direction d'Alfreid Weidinger, un des lus grands experts de l’œuvre du peintre autrichien.

"Gustav Klimt nel segno di Hoffmann e della Secessione" (Gustav Klimt sous le signe de Hoffmann et de la Sécession) tente de reconstituer la genèse et le cheminement de l’œuvre de Klimt et du mouvement de la Sécession viennoise. Peintures, dessins, mais aussi mobilier et bijoux très raffinés. On trouve des œuvres de Kolo Moser (1868-1918) de Jan Toorop, Minne, Fernand Khnopff, et reliant le tout la présence du grand ami de Klimt, le compagnon de toutes les aventures intellectuelles et de nombreux projets, Josef Hoffmann (1870-1956).

Le public peut découvrir dans les salles du Musée Correr, l'ancien palais impérial et royal, des peintures réunies pour la première fois ensemble, comme sa Judith I (1901) et la Judith 2 (1909) achetée en 1910 par la Galerie Nationale d'art Moderne de la Ca'Pesaro. La majeure partie des peintures exposées proviennent du Belvédère où sont rassemblées la plupart des œuvres majeures du peintre. D'autres proviennent de collections publiques et privées comme par exemple la Dame devant la cheminée (1897), Les Amants (1901), Hermine Gallia (1904)... Cela me ramène vingt-huit ans en arrière :


En 1984, une gigantesque exposition avait eu lieu au Palazzo Grassi, "Le Arti a Vienna, Dalla Secessione alla caduta dell'Impero asburgico" (Les Arts à Vienne, de la Sécession à la chute de l'empire habsbourgeois"). En feuilletant le magnifique catalogue (589 pages, paru aux Éditions de la Biennale, chez Mazzota) - une curiosité bibliophilique aujourd'hui -, on se rend compte de la qualité et de l'importance des expositions de l'époque. Autour de Klimt, se trouvaient les œuvres majeures de Kokoshka, de Egon Schiele, Moser, Gerstl, Hirschl-Hirémy, Blauensteiner, Kalvach, ainsi qu'une importante collection de mobilier, de bijoux, de céramique et d'orfèvrerie, de nombreux dessins et des photographies, le tout provenant de collections publiques et privées du monde entier. C'était longtemps avant la crise...

Pour en savoir plus, Tramezzinimag vous renvoie à l'excellent billet du blog Olia i Klod, ICI et au site de l'exposition : ICI.

"Klimt nel segno di Hoffmann e della Secessione"
Jusqu'au 8 juillet 2012
Museo Correr, piazza San Marco, Venise
Tous les jours de 10 heures à 19 heures
Entrée 16€ / Tarif réduit : 8€
(avec l'accès à tous les musées civiques)

 

29 mai 2012

La terre tremble aussi à Venise

 
Il était à peine 9 heures ce matin quand la terre s'est mise à trembler à Venise et dans les environs. Plus de peur que de mal sauf pour une des deux statues du grand portail d'entrée aux Jardins Papadopoli à Santa Croce, en face de la Piazzale Roma, par où les touristes passent pour rejoindre le Rialto et San Marco. La statue, dont les soutiens métalliques posés au XIXe siècle semblent avoir été complètement érodés par le sel et la rouille est le seul incident majeur survenu dans le centre historique. 
 
Par précaution, le ponte del Prefetto, très emprunté,qui relie la Piazzale Roma aux Jardins, a été fermé. La circulation pédestre est ainsi déviée jusqu'à nouvel ordre vers le ponte Zuccato un peu plus à droite qui débouche sur la Fondamenta del Magazen et rejoint la Fondamenta Condulmer, en face de l'église des Tolentini. Des écoles et des maisons de retraite, lieux "sensibles" ont été évacués, mais tout est rapidement rentré dans l'ordre. A la Fenice, pourtant dotée d'un système anti-sismique, la représentation de La Bohème a été annulée. Toujours le principe de précaution. Du coup, le Wifi de la ville disponible partout dans le centre historique mais réservé aux abonnés, a été ouvert librement à tous afin de permettre aux gens de rentrer en contact avec leurs familles et de se tenir au courant des évènements.
 
L'épicentre, toujours en Émilie-Romagne, a produit une secousse de 5,8 sur l'échelle de Richter faisant encore une fois de nombreux dégâts et des victimes. Le maire Orsoni a rendu hommage à tous ceux qui ont disparu. Les dégâts matériels sont assez importants parmi les monuments, touchant durement le magnifique patrimoine de cette région.
 
A Venise, c'est surtout dans les étages supérieurs que la secousse a été vraiment sensible. Quelques touristes affolés (mais ils sont moins nombreux le matin tôt qu'en plein jour, et le tenancier du kiosque à verroterie situé à l'entrée des jardins qui a eu la peur de sa vie. Plus de peur que de mal donc mais une alerte supplémentaire pour les autorités. Les pompiers et les services municipaux auscultent d'ailleurs depuis hier campaniles et façades des palais les plus susceptibles d'avoir souffert, même si cela ne se voit pas, certains ponts ont aussi été sondés comme aussi les cheminées des usines de Marghera. Des sondes ont aussi été placées dans certains points de la lagune pour vérifier qu'il n'y a pas eu de modification du sous-sol qui pourraient avoir des conséquences désastreuses pour l'écosystème.

Un évènement somme toute très mineur par rapport à ce que cette énième catastrophe en Émilie, mais qui conforte les opposants au projet de métro souterrain qui devrait relier la terraferma avec le centre historique... On peut rêver que les fous furieux qui défendent ce projet puissent être engloutis par un tremblement de terre et leur projet enfoui avec eux (et les milliards de bénéfices qu'ils supputent avec !). mais on va encore m'accuser de mauvais esprit !





27 mai 2012

Vogalonga 2012, premières images

© Antonio Dalla Libera - 27/05/12
© Antonio Dalla Libera - 27/05/12
© Antonio Dalla Libera - 27/05/12

La Vogalonga 2012, c'est aujourd'hui

La 38e Vogalonga a lieu aujourd'hui ! Gageons que ce sera une réussite sous un ciel splendide avec au moins autant d'embarcations que l'an passé où plus de 6.000 rameurs avaient pris place sue 1.650 bateaux en tous genres. Dans la joie et avec l'accent vénitien avant tout. Notons cependant que depuis quelques années de nombreux clubs nautiques viennent de toute l'Europe et spécialement de France. Mondialisation oblige. Tant que cela ne dénature pas la fête et son authenticité... En revanche le site officiel n'est plus qu'en italien et en anglais. Un bon sujet de réflexion pour notre (provisoire) ministre de la culture.

San Zaccaria, un matin de mai

San Zaccaria. Un matin de mai. Peu de monde dans l'église. Bellini. Le chef-d’œuvre. Le concert à la vierge. La madone assise en gloire sur un trône luxueux, entourée de saints, en extase vers son fils écoutant un ange lui faire de la musique. Tableau délicieux. Tant d'amour et de résignation dans ce regard de mère. Tant de douleur et de gloire dans ces sons qui le bercent. On ne fait plus de belle musique comme cela maintenant.

Joie et bonheur que ces retrouvailles matutinales avec la beauté. Dans la nef, une femme balaye le vieux pavement humide. Les cloches dehors sonnent à toute volée. La crypte résonne du clapotis de l'eau qui remonte des profondeurs du temps.  
C'est à chaque fois une grande paix, Venise, à l'intérieur d'une église. Quand la froidure de l'hiver rend la lumière de midi d'un blanc métallique, que les volutes de pierre et tous les ors s'animent et réchauffent le passant transi. Quand à la fin du printemps, lorsque le jour vient à mourir et teinte les vitraux de rayons roses qui rendent l'heure poignante et douloureuse alors que dehors tout n'est que rire et légèreté.
Autrefois, à San Zaccaria, on vendait à côté des cierges de jolies petites fleurs blanches appelées étoiles du berger. Les dames les accrochaient à leur revers quand elles ne les déposaient pas au pied de ce joli concert immortalisé par Bellini.

25 mai 2012

A Venise, l'Infini prend peu de place

"Comme toute œuvre mémorable, et comme aucune autre ville, Venise dit sa merveille et, en même temps, qu'elle aurait pu exister." Ces par ses lignes que le sud-américain Hector Bianciotti auteur de l'affirmation qui sert de titre à ce billet, montre sa conception de cette Venise des écrivains qui s'inscrit en bonne place parmi les nombreuses Venises : celle des peintres, celle des musiciens, celle des photographes, celle des architectes et depuis quelques années, celle des écologistes.
.
L'écrivain argentin, devenu français et membre de l'Académie, qui est un grand et lucide amoureux de Venise dont il a fait le décor de plusieurs de ses écrits, avait publié en 1984 dans la revue Carré Magazine un texte repris l'année d'après par le Magazine littéraire (n°219, mai 1985). Tramezzinimag en publie quelques extraits - qui selon moi forment une jolie base de réflexion - où les lecteurs retrouverons l'esprit de ce blog.
.
"[...] Enfin, un jour, il y a une vingtaine d'années, j'ai débarqué à Venise. Et j'ai cessé de rêver d'autres villes, d'autres pays. je n'ai même plus envie de voir les Pyramides, Égypte ; c'est comme si je les avais déjà connues. Alors que Venise me manque d'une façon physique, et que je pense à elle à chaque moment. Non seulement je regrette de ne pas m'y trouver mais il me semble incompréhensible qu'elle soit là-bas, sous son ciel toujours intime, que les gens entendent les pas d'autres gens qui s'approchent puis s'éloignent, ou leurs voix, tandis que moi, je suis ici.

Longtemps, je n'ai pas osé faire allusion à Venise, moins encore essayé de la décrire. J'avais peur de tomber dans le plus mièvre des lieux communs ; j'avais peur de cette rêverie que dispense toute chose insolite ; je n'avais pas encore le courage d'aimer ce qui me plaît en toute simplicité[...]

[...] Venise, je le compris alors, manque aussi de syntaxe. ville où les merveilles prolifèrent jusqu'à l'absurde - comment dire l'angoisse que suscitent ces façades admirables, parfois séparées l'une de l'autre par quelques centimètres, que nul regard ne peut entièrement saisir ? - Venise est une ville fermée, ou, plutôt qui se ferme à chaque pas, avec des profondeurs étroites où il y a comme un perpétuel engendrement de menaces, une distribution chaotique des attributions ; une ville qui se répète, se confirme et s'échappe à chaque coin de rue, et qui aboutirait à l'asphyxie s'il n'y avait pas l'eau : les canaux, la longue ondulation du Grand Canal, la lagune au-delà, la mer. Ville rebelle, dont la carte incessante cache toujours, même au connaisseur, d'autres plis et replis, et qui ne se laisse pas imaginer en entier.

A Venise, l'infini prend peu de place. Cela constitue un fait magique et aussi terrifiant que d'avoir la tête pleine de mots et de ne pas réussir à articuler une phrase. Heureusement, pour pallier la maladresse des dieux qui l'ont conçue ainsi échouée dans un lieu inconcevable, il y a les quelques architectures de Palladio, les façades blanches de ses églises, bien en vue sur la lagune, qui ponctuent le désordre somptueux, halluciné et auxquelles l'âme se raccroche. Que Venise soit mon ciel ou mon enfer, dépend uniquement de ce qu'elles se trouvent ou non dans mon champ de vision."

Hector Bianciotti
© Carré Magazine

22 mai 2012

La phrase du jour

La basilique Saint-Marc et la Piazzetta photographiées en 1854
"Venise ! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus que celui-là ? Il est joli, d'ailleurs, sonore et doux: il évoque d'un coup dans l'esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et tout un horizon de songes enchanteurs."
Guy de Maupassant 

La petite Histoire mérite un grand H


A côté de la grande histoire, existent mille anecdotes, récits et relations d’évènements qui forment ce que péjorativement on nomme la petite histoire. Mais la vie des humbles, les faits divers, le quotidien des gens d’autrefois ont ils si peu d’importance pour avoir été si longtemps méprisés. Les temps modernes ont su redonner sa place à cette vision-là de l’histoire. Le chagrin de Louis XVI qui venait de perdre son fils aîné en juillet 1789 explique le repli sur soi de la famille royale et de ses proches au moment où à Paris les émeutiers s’en prenaient à La bastille. Le "rien" apposé par le roi dans son journal de chasse ce 14 juillet de sinistre mémoire a été longtemps utilisé par la propagande pour montrer aux français le mépris du monarque pour son peuple. Contre-vérité absolue qu’aucun historien sérieux et honnête n’ose plus soutenir de nos jours. Quand on sait qu’il fallait presque une journée pour aller de Paris à Versailles et qu’avec les évènements du jour, les courriers ne circulèrent pas facilement, la nouvelle de la prise de la Bastille ne parvint au roi qu’au petit matin. Pendant que le peuple de Paris s’égosillait contre les fonctionnaires de la citadelle et massacraient son malheureux gouverneur et libéraient les quatre ou cinq prisonniers (reclus pour dette ou parjure, je ne sais plus trop) qui occupaient la sinistre geôle et n’avaient pas l’air particulièrement mal traités, le roi chassait comme chaque jour pour tenter d’oublier le malheur qui le frappait. Ce fameux jour, il ne prit aucun gibier et rentra bredouille. Il nota alors au retour dans son journal de chasse ce "rien" qui lui fit tant de mal auprès de son peuple. Le chagrin du couple royal montre une grande sensibilité, un sens de la famille et un amour paternel digne de respect que l’hagiographie révolutionnaire a foulé aux pieds. Ce "Rien" de la petite histoire rejoint la grande, celle qui fait et défait les empires. Venant d’un univers privé où il aurait dû demeurer, il reste très lié à cette grande histoire. La véritable petite histoire, c’est celle que relate le londonien Samuel Pepys dans son journal et qu’on croise parfois au hasard de la lecture de ces livres qu’il était courant de tenir autrefois. Le seigneur - comme le curé de paroisse ou le bourgeois – notait les sommes qu’il percevait, celles qu’il prêtait, les évènements de la famille, les visites, les lectures, les travaux et le temps qu’il fait. Livres de raison, comme on les qualifie dans les catalogues de vente aux enchères. Ces petites informations, ordinaires le plus souvent, nous permettent de mieux comprendre comment on vivait alors. Elles mettent en lumière les mentalités et expliquent certaines réactions qui parfois peuvent nous surprendre. Rendant vivantes l’histoire de notre civilisation, elles permettent de comprendre son évolution. Bienheureux les élèves qui ont rencontré dans leurs études un de ces professeurs passionnés qui savent rendre vivante l’aventure des hommes et décrivent d’une manière vivante les grands moments inscrits au programme. J’avoue avoir été gâté tout au long de ma scolarité : En sixième mon professeur d’Histoire - Géographie, un certain Monsieur Gabarra, me fit rêver dès son premiers cours avec la vie quotidienne des spartiates et celle des athéniens, les textes que nous traduisions en cours de latin complétaient parfaitement les leçons d’histoire. La vie des héros, les grands évènements de l’antiquité se déroulaient sous nos yeux dans un décor vivant de jeux du cirque, de marchés, de courses et de processions religieuses. Plus tard les grandes foires du Moyen-Âge, les pèlerinages, la vie dans les châteaux-forts (nous avions tous des petits soldats Starlux avec lesquels nous organisions des tournois et refaisions la scène de la mort du Prince noir, la victoire de Talbot ou la bataille de Bouvines. L’année que je passais dans un collège anglais me permit de rencontrer un professeur d’histoire d’origine écossaise qui par ses descriptions de la vie quotidienne à Londres me fit comprendre la société anglaise, la formation du Royaume-Uni, ses cataclysmes tempérés, sa révolution. Il nous amenait dans les rues de Londres ou dans les environs et nous avons visité des lieux incroyables où palpitait encore toute l’histoire du royaume. Plus tard, en seconde, lorsque nous abordions le XIXe siècle, mon professeur par des lectures, des visites de musées, des films, nous fit aimer cette période souvent peu engageante de la Restauration. Bordeaux vénérait la duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI qui fut reine pendant quelques jours. Le musée des arts décoratifs abrite une collection unique de souvenirs de cette période et de cette princesse qui débarqua à Bordeaux et mena la révolte contre l’usurpateur corse. Je me souviens encore – c’était au début des années 70 ! – de notre visite au musée. Les vitrines qu’on ouvrit pour nous, les objets que nous avons pu toucher, les albums qu’on nous laissa feuilleter. Qui pourrait faire cela aujourd’hui ? 


Les esprits fougueux que nous étions vibrèrent aux aventures de cette princesse comme plus tard, toujours avec le même professeur, nous avons revécu l’aventure de la duchesse de Berry, mère du Duc de Bordeaux, le futur Comte de Chambord, alias Henri V pour les légitimistes. Elle fut enfermée par la police de Louis-Philippe dans la citadelle de Blaye d’où elle repartit enceinte d’un petit gentilhomme italien qu’on avait poussé dans ses bras (procédés souvent utilisés dans l’histoire, de l’antiquité à nos jours !). Le professeur nous emmena sur place. Il fit sa leçon sur les lieux même où l’infortunée princesse fut incarcérée. Quelques années plus tard, je retrouvais ce professeur. Retraité, il vivait à Paris. Le hasard me permit de bénéficier une fois encore de ses connaissances. Il m’amena au musée Hermès où je découvris toute la sellerie commandée par le gouvernement pour le couronnement d’Henri V qui n’eut jamais lieu. Qui sait que timbres, billets et pièces de monnaie à l’effigie du monarque étaient prêts à être diffusés, que les invitations et le programme des festivités étaient imprimés quand le roi, pourtant réconcilié avec ses neveux Orléans qu’il reconnut pour ses héritiers légitimes et donc héritiers légitimes de la couronne de France, fit marche arrière en refusant le drapeau tricolore, prétexte qui fut utilisé par les radicaux républicains pour que le peuple désavoue son roi et le perçoive comme un réactionnaire… Encore la petite histoire… 

Coll. Privata
lVue du palais Vendramin peint par la princesse. 
Évoquer la duchesse de Berry et son fils le comte de Chambord me ramène à Venise. La princesse, remariée habita pendant de nombreuses années le Palazzo Vendramin-Calergi (là où mourut Wagner et aujourd'hui casino municipal). Le prince, qui mourut à Fröhsdorf en Autriche, racheta et rénova le Palazzo Franchetti, situé à San Samuele, aux pieds du pont de l’Accademia. Autour de lui s’était organisée une véritable cour en exil constituée de gentilshommes de haute naissance, d’artistes et de politiques de la monarchie de juillet puis le second empire avaient chassé de France. Le prince qui vivait simplement, recevait ses visiteurs en monarque dans une salle du trône néo-gothique selon le goût de l’époque. Les cours étrangères le traitaient en roi et l’Autriche, qui occupait alors Venise, considérait le palais comme résidence royale bénéficiant de l’extra-territorialité, autorisant le drapeau blanc fleurdelysé à flotter sur la façade du Grand Canal, à deux pas du consulat français où flottait le drapeau tricolore… C’est là que Chateaubriand, mais aussi Victor Hugo et d’autres écrivains, vinrent rendre hommage à l’infortuné prince. 
.
Le Palais Vendramin en 1854
On pourrait remplir de nombreux volumes avec toutes les anecdotes, plus ou moins légendées au fil du temps, qui se succédèrent pendant des siècles sur la lagune. De très bons ouvrages existent qui ne sont malheureusement pas tous disponibles et dont peu sont traduits en français. Il reste cependant à écrire une petite histoire de Venise et de ses habitants qui recenserait l’ensemble des choses que l’on raconte. Les plus connues figurent dans la plupart des bons guides modernes et les gondoliers les reprennent à l’envi quand ils promènent leurs touristes japonais ou américains. Elles sont le plus souvent intimement liées à la Grande histoire de la Sérénissime. On peut en citer quelques unes : L’histoire du petit boulanger, celle de Catherine Cornaro, Fille de Venise et reine de Chypre, celle de Jacopo Foscari, d’Othello et Desdémone, le marchand Shylock, Bianca Capello, autre Fille de Venise partie en fugitive puis fêtée comme duchesse de Toscane… "Comme autrefois, Venise demeure l’endroit cher aux intrigues. Au soleil, l’amour fait équilibre. D’autres légendes, moins connues, se transmettent dans le secret des palais, évoquant souvent de douloureux souvenirs où se mêle parfois du fantastique. Venise est une ville de mystères." Corto Maltese le sait bien qui, à l’image de son auteur Hugo Pratt, prête à certains lieux des propriétés magiques. Ce n’est pas pour rien que l’Inquisition se régala dans la Sérénissime, y trouvant un terrain totalement adapté à sa mission : éradiquer l’hérésie…

21 mai 2012

Alain Delon jeune Premier à Venise

 
Une amie italienne vient de retrouver dans ses archives cette photo de Delon jeune homme sur la Piazza. Il s'agit certainement d'un de ses séjours avec Luchino Visconti ou avec Romy Schneider pour la Mostra du Cinéma. Si les lecteurs de TramezziniMag ont davantage de précision sur l'année, qu'ils me le fassent savoir.

Accointance et familiarité

.
..à A.B.
Si le fantastique se mêle aisément à la réalité sur la lagune, le quotidien demeure tout de même plus joyeux. Pas la moindre inquiétude, aucun frisson la nuit au détour des ruelles sombres, même avec le silence. Profond pourtant, il n’a jamais rien de poignant. Si des fantômes errent parfois dans les recoins de palais abandonnés, ils ne rendent pas les lieux sinistres comme peuvent l'être les salles humides des manoirs écossais ou les chemins creux au royaume de Mélusine. "On se sent heureux de vivre là, comme si vivre ne consistait qu’à avoir des heures charmantes à ne rien faire." L'auteur de ce blog vit avec Venise une relation fusionnelle faite d'accointance et de familiarité. D'autres aussi en sont ainsi devenus librement les esclaves.
 .
L’heureux farniente que pratiquent avec aisance - et sans faux-semblants - les peuples de la Méditerranée, est en contradiction avec la mentalité qui domine dans le monde occidental où il faut aller toujours plus vite, plus loin, plus fort. Je me suis toujours demandé si le rythme de vie qu’impose la topographie des lieux à Venise n’est pas à l’origine de ma résistance aux épreuves et aux échecs. Plus encore, je suis persuadé que ma résilience, que je crois être une bénédiction dont le ciel m’a honoré, n’a pu intégrer mon esprit que par cette incroyable alchimie qui s’opère quand on vit ici, dans cette lumière et ces reflets si plein des rumeurs du temps… Voilà pourquoi cette obsession de Venise n’est plus depuis longtemps une simple tentation, un choix à faire et encore moins un enfermement. C'est au contraire une délivrance, le décor de l’acceptation de ce que je suis et du peu que je vaux. La Sérénissime, comme pour beaucoup d'autres, est le terrain où je puise la fertilité de ma plume. L’œuvre est loin d’être magistrale pas plus qu’elle n’est fondamentale, mais en apportant au fil des pages que je livre à mes lecteurs, un peu de ce ressenti dont je suis joyeusement envahi, je crois contribuer, certes très modestement et d'une manière bien imparfaite, à la louange des jours, à l’oraison du monde reconnaissant à Dieu pour tant de bonheur, tant de beauté.
.
Et tant pis si cela fait gnan-gnan aux yeux des gens d'aujourd'hui. C’est ainsi que je ressens mon accointance de chaque instant avec ma ville. Même réduite à ce qu’elle est aujourd’hui par les boutiquiers d’un monde vulgaire, Venise est à elle seule, avec son histoire, son peuple, son bâti, ses œuvres d'art, une civilisation ; c’est là d’où je viens, là d’où je suis. Considérant que la beauté sauvera le monde et que Dieu ne se manifeste que par la beauté, laissant au diable tout le reste, je ne suis qu’un parmi tant d’humbles servants de cette incarnation divine. Ne parlait-on pas du temps de sa puissance de la nouvelle Jérusalem, ne voyait-on pas en elle la véritable Cité de Dieu, couverte par le Paraclet ? Seul espace urbain placé sous la protection absolue d'un apôtre (et pas n'importe lequel !) ? En parler, la décrire, la faire connaître dans sa réalité, en détailler l’histoire et les fondements, est une mission quasi religieuse. Mon seul talent je le crains. Aussi ai-je choisi de m'y consacrer en entier. Je ne suis pas le premier. Je ne serai pas le dernier !

20 mai 2012

Venise en mai

Venise en mai, en dépit des hordes de touristes et d'un temps incertain, est toujours très belle. Tout y est doux, la lumière superbe et il flotte dans l'air quelque chose de joyeux et de pimpant. Cette année encore des impératifs nous retiennent à Bordeaux contrairement à ce qui avait été prévu. Tant pis. L'exil se prolonge rendant encore plus merveilleux le retour prochain. 
En attendant, la lecture de Brunetti passe à table écrit par Donna Leon avec la collaboration de son amie Roberta Pianaro et le dernier Erri de Luca qui vient d'être traduit, et Scelera, le roman de Danila Comastri Montanari, énième aventure de Publio Aurelio Stazio, sénateur et détective au temps de l'Empire romain, me tiennent compagnie. Un bouquet de fleurs jaunes sur la table du salon, la musique de Caldarà et un verre de Ribolla gialla bien frappé... Que demander de plus après tout ? Bien sur, le chat qui ronronne à côté de soi sur la banquette en bois de la terrasse sous la glycine, entendre sonner les heures au campanile voisin, voir en contrebas les voisines gesticuler et se plaindre comme toujours de la vie quotidienne, du prix des choses et des touristes, tout cela me manque vraiment, mais ce sera pour bientôt. En attendant, bon dimanche à tous, particulièrement à celles et ceux qui sont en ce moment à Venise !

09 mai 2012

On ne peut devenir qu'autant qu'on soit déjà

9 mai 2012 
C'est Novalis qui écrivait cela. Profitant d'un beau soleil, je relisais assis sur l'herbe des poèmes de Rainer Maria Rilke. Leur beauté m'a renvoyé, par un de ces mystères de la pensée, vers Louis Émié, cet auteur bordelais peu connu encore, mais qui est l'un des plus grands poètes de notre époque.

Dans Le Mémorial, son journal, édité en 2000, j'avais trouvé le texte suivant qui date de 1941 je crois, quand la France était occupée. Il m'avait paru alors tellement en adéquation avec ma vie. Plus de dix ans après, ces lignes restent tout aussi fortes. 

"Est-ce un bonheur ou un malheur que de savoir qu'il y a des choses que l'on ne pourra jamais faire, qu'on demeure toujours limité à soi-même malgré tous les efforts que l'on accumule pour se dépasser ? 

"Il y a des livres que je ne lirai jamais, des villes que je ne connaîtrai jamais. J'en éprouve par instant un regret aussi douloureux qu'un soudaine brûlure. Et puis, je jette un coup d’œil sur moi-même, sur mon passé et mon présent. Je reprends ainsi conscience du peu que j'ai réussi à être - et, alors, je me résigne. 

"Naguère, la résignation me paraissait la plus lâche, la plus méprisable des solutions. En ce temps-là, il y avait en moi des sursauts, des révoltes. Tout cela est mort, maintenant. Au courant de la vie, quelque chose de nous s'émousse, s'évanouit peu à peu. J'ai cessé d'être un révolté ; j'accepte les évènements et je m'accepte tel qu'ils me font. Philosophie assez rudimentaire, prudente et facile, sans aucun doute ; mais du moins, m'évite-t-elle de tomber dans le pêché d'orgueil et me permet-elle de connaître mes véritables limites, au-delà desquelles je ne puis sans danger m'aventurer." 


..Un jour de mai tout pareil à aujourd'hui, j'allais avec un ami sur les eaux de la lagune, en direction de Pellestrina. Le ciel était d'un bleu très doux, l'air plein de senteurs nouvelles. Il n'y avait pas de vent et l'eau sur laquelle notre barque glissait semblait faite d'une soie précieuse, d'un joli vert aux reflets mordorés. Tout était douceur et silence. Nous avancions comme dans une prière. Cette plénitude qui nous prenait tout entier, je ne saurai l'exprimer. Nous étions à la fois joyeux et inquiets. Portés par l'effort qu'il faut donner sans cesse pour avancer, amplifier le rythme et se caler dans cette profonde harmonie qui unit vite les rameurs et leur donne une sensation de sereine plénitude. J'avais la sensation qu'un moment comme celui-là était une bénédiction et qu'il fallait en absorber chaque bribe. Savourer l'instant où fondus dans un même effort, nos deux êtres s'unissaient dans la même ferveur, lançant à l'unisson une même louange au Créateur pour toutes ces merveilles. 

,,L'impossibilité au retour d'expliquer aux autres cette expérience, fit éclater cette triste vérité : je ne pouvais pas, je ne pourrai jamais, donner en partage cette émotion, cette joie profonde que j'assimilais naturellement à Dieu. Le texte de Louis Émié résume bien cette incapacité. C'est peut-être pour cela que, depuis toujours, j'écris sans cesse...

Louis Émié Mémorial 
Préface de Pierrette Sartin 
Présentation et appareil critique de Francesco Maria Mottola 
Éditions Opales 


______

3 commentaires

02 mai 2012

La Venise d'avant (1)


,,L'église de la Pietà que l'on peut voir aujourd'hui sur le quai des Esclavons n'est pas celle où Antonio Vivaldi dirigeait les jeunes musiciennes du couvent. Elle a été construite après sa mort. L'église qu'il connut et où eurent lieu les nombreux concerts qu'on venait écouter de toute l'Europe n'a été démolie que plus tard et remplacée par un palais aujourd'hui transformé en hôtel, l'Albergo Metropole. La gravure ci-dessus montre l'entrée de la chapelle de l'Ospedale della Pietà telle que Vivaldi et ses jeunes musiciennes l'ont connue. 

,,On peut encore voir des colonnes de l'ancien bâtiment dans le hall de l'hôtel. Est-ce l'esprit du prêtre roux qui fit décider le propriétaire de l'hôtel d'organiser chaque semaine des concerts de musique de chambre ou des récitals de chant dans un salon à côté du hall où trônent les deux colonnes vestiges de l'église reconstitue plus loin ? CertainementMais ce fut surtout à la mémoire de son fils, mort dans un accident de voitures et jeune violoniste.



______

 4 commentaires : non archivés par Google