19 octobre 2012

Croquis : de Canaletto à nos jours


 
Justin Henton est un jeune londonien très doué qui dessine ce qu'il voit à l'occasion de ses voyages. Vous connaissez la prédilection de Tramezzinimag pour les carnets d'artistes. On ne peut les sans signaler la présence à paris d'un des plus extraordinaires spécimens du genre : le fameux carnet de croquis de Canaletto.  
.
Très rarement présenté en dehors de Venise où il est conservé, l'objet, qui date probablement aux années 1720, est un chef-d’œuvre émouvant. En le feuilletant, on suit le cheminement de la pensée de l'artiste, « depuis la formation d’une idée jusqu’à son développement sur le papier, puis sa réalisation sur la toile. » Les croquis sont presque toujours accompagnés d'annotations que le peintre utilisera ensuite dans l'élaboration de ses toiles. Croquis pris sur le vif, détails, mouvements, ce qu'on voit au fil des pages est fascinant.  

Crédit photo : Antoine Manichon
 
Comme l'écrit Annalisa Perissa Torrini directrice du cabinet de dessins de l'Accademia, dans le catalogue de l'exposition, dans ce Quaderno di schizzi :
« Il y écrit le nom des palais et des échoppes, signale la présence d’un bac ou d’un atelier de réparation de gondoles, ou précise le nombre de fenêtres et de colonnes. Il n’oublie pas non plus de noter les couleurs - marron, blanc, jaune, noir, blanc cassé, rouge, ocre, ocre jaune -, en en précisant la tonalité, claire ou sombre. Les mesures sont elles aussi indiquées : “plus large”, “un peu plus long”, “plus étroit”, “juste”. De même des matériaux (plomb, pierre, brique, bois) et des lieux, et jusqu’aux enseignes.»
Ce carnet est aussi un témoignage précieux sur Venise et ses habitants au XVIIIe siècle. Composé de 148 pages, il contient 138 dessins sur un papier épais filigrané. Au XIXe siècle on y ajouté huit pages au début et à la fin lors de la reliure de l'ouvrage. Le sceau qui apparait sur certaines pages est le cachet de Borsato, intendant de la Galerie de l'Accademia. Ce sont avant tout des esquisses documentaires donc et non pas des dessins élaborés destinés au public. C'est ce qui les rend fascinants. Canaletto utilisait un engin appelé camera oscura, boite optique qui lui permettait de relever tous les détails d'un paysage ou d'un bâtiment. Mais tous les dessins contenus dans le carnet n'ont pu être réalisés avec cet ancêtre des appareils photo, notamment les croquis fait depuis une barque, l'appareil pour donner un résultat optimal, nécessitait une stabilité absolue. Mais qu'ils soient à main levés, ou transcription à l'encre de la vue obtenue par le moyen de cet engin, les dessins sont tous très beaux et très émouvants.
.
Tramezzinimag reviendra plus en détail ce weekend  sur cette exposition Canaletto au Musée Maillol et sur celle du musée Jacquemart-André..




Pour en savoir plus sur cette exposition : 
 
 
Avis aux lecteurs
Les 5 commentaires reçus lors de la publication ont été perdus lors de la disparition du blog en août 2016.

Pour changer (un peu) de registre.



 
Notre monde est en proie à des mutations profondes, la crise économique qui secoue le monde entier et submerge l'Europe a des conséquences sur chacun d'entre nous, mais cela ne doit pas nous empêcher d'avancer sur le chemin de nos vies. Savoir qu'à Venise aussi on lutte, on manifeste, on s'oppose, on débat, on réfléchit, confirme s'il était besoin que nous vivons, malgré nous, dans un monde parcouru par les mêmes spasmes, encombré par les mêmes blocages. 
 
Mais avec Venise, il y a un plus. Même envahie, abîmée par la modernité, elle persiste dans son rôle de modèle, de laboratoire naturel. Création totalement anti-nature, elle a su se fondre avec la nature, s'assimilant à un environnement difficile à qui elle doit d'avoir eu à plusieurs reprises la vie sauve. Avec la nature, elle a construit son rythme, son mode de fonctionnement et de développement. Au-delà des choix que ses dirigeants ont pu faire - ou ne pas faire - au fil des siècles, la Sérénissime s'est imposée très tôt comme un modèle de vie, d'organisation. Vivre à Venise est une philosophie. 
 
De là à prétendre que les vénitiens détiennent une sagesse particulière, il n'y a qu'un tout petit pas que d'autres avant moi n'ont pas hésité à franchir. Le Corbusier disait que Venise était la ville idéale. Hugo Pratt met dans la bouche de Corto Maltese des propos similaires. Brodsky, Sollers, tant d'autres ont exprimé leur admiration devant cette cité idéale que l'inculture de nos contemporains expose à la destruction quand ils cherchent à lui imposer des modèles totalement inadaptés à sa structure, à son essence même, vouant inexorablement la Sérénissime à perdre son âme, mais aussi sa vie. 
.
"Venise est une ville qui subit son sort plutôt qu'elle ne choisit son destin." 

C'est ce qu'expliquait récemment, notre consul Gérard-Julien Salvy à l'Ateneo Veneto. Le consul de France, qui s'exprimait à titre personnel, dénonce avec vigueur « toutes les errances et tous les renoncements ». Venise n'est pas une ville comme les autres villes. Cette exception fait de la cité des doges un modèle unique, un laboratoire où tout ce qui touche à l'humain, à l'environnement urbain, à la circulation des marchandises et des hommes, à l'approvisionnement, au tourisme, à la conservation du patrimoine artistique, à la socialisation en milieu urbain, est depuis toujours sujet de réflexion, de recherche et d'innovations. 
 
Dès que les bases qui président à ces travaux sont imposées à l'identique de celles qui sont utilisées partout ailleurs dans le monde, on obtient à Venise des résultats catastrophiques. Les exemples depuis l'industrialisation de Porto Marghera par le comteVolpi entre les deux guerres, jusqu'aux Maxi Navi d'aujourd'hui, en passant par le Mose et le projet de Sublagunare, rempliraient des centaines de pages...
.
En revanche, quand on reprend les méthodes du passé, quand on analyse les usages du temps de la République, on s'aperçoit vite de leur évidente efficacité. Loin des obstinations modernistes des ingénieurs de Rome, des vénitiens se penchent sur les usages d'autrefois avec succès. Ce ne sont aucunement des passéistes, mais au contraire désormais des innovateurs. Là aussi, les exemples sont nombreux : 
 
- La fabrication des briques se refait à l'identique, avec les mêmes matériaux, les mêmes moyens de cuisson - améliorés par les outils d'aujourd'hui -. à la place des briques de fabrication industrielle, pour réguler le problème de l'effritement des parois ; 
- Le déploiement d'une production horticole à taille humaine de proximité et transportée quotidiennement vers les marchés de Venise ; consommés quelques heures après leur récolte à quelques kilomètres du lieu de vente ; 
- Le curetage régulier des canaux, abandonné dans les années 50, une obligation autrefois imposée aux riverains, est peu à peu repris, diminuant la pollution des eaux, et participant au maintien d'un niveau des eaux raisonnable... 
 
La série est longue et bien qu'il y ait encore beaucoup de réticences et énormément de sujets à traiter, ces exemples montrent bien combien Venise est un laboratoire dont les applications peuvent servir au monde entier.
.
.
Souvent des lecteurs me reprochent « cette manie d'appuyer là où ça fait mal » et de publier des billets nostalgiques d'un monde révolu ou pessimistes, voire trop alarmistes. Bien que de sang vénitien, je me revendique comme méridional et dieu sait combien un méridional est vitupérant, expressif, exagéré, emporté et en vieillissant la bêtise de certains propos, l'attitude absurde de ceux qui ont en charge notre destinée et l'imbécilité des mesures qu'ils nous imposent me mettent dans des colères noires. Ne sachant exprimer ma rage que par l'écriture, mes propos peuvent paraître outrés parfois. 
 
Cependant, j'aime aussi à exprimer la douceur d'une promenade à travers les rues de Venise. Les petits riens du quotidien m'enchantent et nourrissent depuis plus de trente ans mon écriture. Nous croyons tous que la Sérénissime nous appartient. Parce que nous la connaissons bien, parce que nous avons dans notre bibliothèque des rayonnages entiers qui débordent d'ouvrages qui lui sont consacrés, parce que nous y vivons ou y avons vécu avec l'illusion d'en être, nous estimons à tort qu'elle est notre chose. Il n'en est rien. 
 
Cependant, cet amour inconditionnel demeure une chance. Car il nous impose comme un devoir, de la défendre, de la protéger, de l'aider avec les moyens qui sont les nôtres. Toutes les contributions sont bonnes. Bien plus finalement que celles, monumentales et flamboyantes de richissimes particuliers qui se sont entichés de Venise un beau matin et la traite comme une catin qui ne peut survivre sans eux ! Cet amour, c'est la seule raison qui me fait écrire chaque jour ou presque dans TramezziniMag.

 

15 commentaires qu'avait suscité cet article ont été perdus avec la disparition du blog en août 2016. Aucune raison ne peut être donnée pour expliquer cette suppression diligentée par Google.

18 octobre 2012

Venise, quelques images au quotidien

Même à Venise, la démocratie se délite ou Le Geste d'Hector

Quand j'ai créé ce blog, au retour d'un des derniers voyages avec tous mes enfants réunis, les peuples du continent européen étaient en effervescence. Les élites au pouvoir voulaient à tout prix nous faire accepter leur idée d'une Europe technocratique, celle des banques et du profit, une Europe ultra-libérale. D'instinct les peuples ont dit non pour la plupart, et leur non a été voué aux gémonies par ces lobbies coupés des réalités et incapables d'envisager un autre espace de pensée que le cadre dans lequel leur quotidien à eux évolue. Des années plus tard, il faut être sacrément bouché et malhonnête pour ne pas reconnaître le flair des opposants à cette Europe, la catastrophe étalée sur plusieurs années qui avec l'Euro bouleverse nos sociétés et ruine des millions de gens. En parallèle, se profile à l'horizon, de moins en moins cachée, une tendance autoritariste qui ne laisse présager rien de bon. De là à dire que nos démocraties sont sous surveillance et artificielles, il y a un pas que Tramezzinimag ne saurait franchir. Cependant... Mais laissez-moi vous conter cette petite histoire vénitienne (véridique) à titre d'exemple.

Photographies © Steven Varni - Tous Droits Réservés
.
..Il est à Venise une petite librairie indépendante qui fait bien plus que vendre des livres. Elle accueille depuis dix ans un public fidèle, mais aussi les touristes de passage. Lieu de vie, de débats et d'échanges, elle est installée à deux pas de la cour où se dressait autrefois la maison de Marco Polo, au pied du Teatro Malibran. On y pratique la décroissance et l'économie soutenable. 
 
Chaque semaine on peut y récupérer un cageot de fruits et légumes récoltés par des fermiers écologistes. On y trouve sur 30 m² des livres neufs et d'occasion, en italien, en anglais, parfois en français (pas de concurrence avec la sympathique et institutionnelle librairie française de la calle Barbaria delle Tole - de mon temps située à San Barnabà à côté de la mensa étudiante où nous prenions nos repas) et elle vient de fêter (en septembre dernier) son dixième anniversaire, dans la joie et la bonne humeur avec une petite fête comme les vénitiens en ont le secret : Musique in live, bonnes choses à boire et à manger et un public très éclectique fait d'étudiants, de familles venues avec les enfants et de voisins.
.
..Mais ces derniers jours, l'humeur n'était plus tellement à la fête. Jugez-en par vous-même : La gouvernance de l'Université de Venise avait choisi le Teatro Malibran, près du Rialto, pour le lancement en grande pompe de la nouvelle année universitaire. De nombreux invités étaient attendus parmi lesquels le ministre de l'éducation du gouvernement Monti, l'ingénieur Francesco Profumo
.
 .
Comme le raconte sur son blog (ICI), le libraire, Claudio Moretti, ce 13 octobre était un jour normal à Venise, avec son flot habituel de touristes qui arrivent par vagues à l'assaut de San Marco et du Pont du Rialto. A deux pas de là, de l'autre côté d'un pont et dans la rue menant au théâtre Malibran, se tenaient des étudiants venus manifester leur grogne et, sur le campo du théâtre, à deux pas de l'entrée où se succédaient d'éminents personnages du monde de la culture, des arts, de la politique et de la finance, la petite librairie Marco Polo avait ouvert ses portes comme d'habitude. Entre le théâtre et les étudiants, une masse de policiers (carabiniers, policiers, guardia di Finanza), tous en tenue anti-émeute et armés jusqu'aux dents, formaient un cordon qui rendait impossible l'accès à la boutique et empêchait les gens de passer, sauf les invités. Les policiers et les gendarmes, forts de la supériorité que leur confère l'uniforme, s'amusent à en imposer. Les quelques passants surpris rebroussent chemin. On sent la peur sur les visages. 
 
Cela rappelle de mauvais souvenirs et on ne peut s'empêcher de frémir à l'idée que les forces de l'ordre, qui devraient n'être là que pour protéger le peuple souverain sont désormais, et chaque jour davantage, pareils à des miliciens, les chiens de garde d'un pouvoir technocratique et déshumanisé,  définitivement noyauté par les banques et les puissances industrielles. Dieu sait que je ne suis pas un révolutionnaire. Seulement un démocrate légaliste et légitimiste. Or, la seule légitimité que je reconnais est celle du Peuple. Nos ancêtres qui se sont battus pour sa souveraineté et pour la liberté doivent pleurer dans leurs tombes... Car l'histoire ne s'arrête pas là.
 .

 .
Le campo del Teatro, les rues adjacentes, tout le périmètre jusqu'à l'église San Giovanni Crisostomo est envahi par les forces de l'ordre. C'est un peu surréaliste cet imposant déploiement pour quelques étudiants pas vraiment méchants et pas vraiment partis pour tout casser et attenter à la sécurité du ministre. Avec un cordon de molosses en tenue de combat, les passants ne trainaient pas et encore moins les clients potentiels de la librairie.

Un policier s'était même permis, peu avant l'arrivée des officiels, de prendre à partie la libraire qui était en train de placarder avec application des tracts sur la vitrine. Rien de bien méchant ni de dangereux pour les institutions. Acte militant accompli en toute liberté et sans atteinte à la loi... Comme elle refusait d’obtempérer,  il lui ordonna de le suivre. Ce qu'elle refusa de faire... Quelques minutes plus tard, un policier en civil vint pour excuser ce policier trop zélé. Excuses acceptées. Après tout, on sentait une vraie tension chez les forces de l'ordre, l'homme avait seulement voulu faire son travail...
.
Un peu plus loin sur la campo San Bartolomeo, plusieurs centaines d'étudiants manifestaient. Sur la vitrines des banques, des affichettes « No Banks ». Soudain ce fut la bagarre. Des projectiles lancés sur les policiers décidèrent de l'assaut. Venise rejouait les barricades du Quartier Latin en 68. Inattendu. Ce fut assez violent. Surréaliste toujours. Quelle histoire. Pendant ce temps, les invités écoutaient le recteur de l'Université et le ministre. Les alentours étaient bouclés, le quartier transformé en camp retranché !
.
Dans la soirée, après que le cortège des officiels se soit dispersé, le policier en civil revint à la librairie. Il s'adressa à la libraire :
- Comment ça va ? demanda-t-il.
- J'ai connu des journées meilleures, celle-ci ne fut pas extraordinaire. Pour vous non plus j'imagine.
- C'est clair. Ce fut vraiment lourd. Mais c'est vrai que ces étudiants ont raison finalement et la population aussi. Je n'avais pas compris la teneur de vos tracts. On m'a expliqué. Ce n'est pas possible de donner tout cet argent à ceux qui en ont déjà. les gens ont raison de se mettre en colère», dit le policier. Et il s'éloigna.
.
Sur son blog, le libraire conclut le journal du 13 octobre  par ces mots « Voilà peut-être la seule justification d'être resté à la librairie même sans un seul client : se dire que l'on a pu ouvrir une brèche...»
.
La multiplication des interventions musclées des forces de l'ordre donne à réfléchir. Quand il s'agit de réprimer la délinquance, de mettre fin à des trafics ignobles et à une violence inacceptable, l'imposant corps de la police joue pleinement son rôle. Quand il s'agit juste de défendre une élite de privilégiés qui s'enferre dans ses erreurs et mène les peuples vers le gouffre, d'empêcher les jeunes et la population en général de crier son désarroi et sa colère, il y a un problème. A Venise ce 13 octobre, les étudiants ont mis une fois encore le doigt là où ça fait mal, prouvant s'il en était besoin, combien nos démocraties sont malades.


Le titre fait allusion à l'ouvrage de l'italien Luigi Zoja, « Il gesto di Ettore, preistoria, storia, attualità e scomparsa del padre », (Torino, Editions Bollato Boringhieri, 2001), qu'une cliente de Claudio Moretti était venue lui demander la veille. Allusion à la confusion qui semble se généraliser quant aux rôles dévolus à chacun dans notre société en crise, où la répression prend peu à peu la place du dialogue, où de plus en plus d'incidents révèlent l'inévitable confrontation entre ceux qui subissent les effets de la crise et ceux qui exercent le pouvoir réputé responsable de la situation, incapables de répondre aux attentes des peuples au nom de qui ils sont censés gouverner, confirmant en quelque sorte l'effondrement du rôle et de l'image du père dans notre société, et le désarroi général qui en découle.

12 octobre 2012

Tout ce que vous voulez savoir sur l'acqua alta


Fondamenta Rio dei Servi, Cannaregio - © Tramezzinimag - 2005 - Tous Droits Réservés.
 
Vous préparez un voyage à Venise, vous êtes sur place et vous inquiétez des marées et des risques d'acqua alta ? E-Venise.com est à notre connaissance le seul site en langue française est assez complet pour vous donner toutes les informations sur ce phénomène récurrent qui oblige les passants à chausser bottes et cuissardes : cliquer ICI

11 octobre 2012

Le petit peuple de Venise

 
Ceux-là, je ne crois pas qu'ils prennent part aux prochaines élections, mais s'ils votaient ce ne serait certes pas pour un autre gouvernement Monti pas plus que pour l'inénarrable - et suicidaire - Traité européen ! Mais cela n'engage que moi.

10 octobre 2012

L'anniversaire de mon père

Nous fêterions aujourd'hui son quatre vingt onzième anniversaire. Notre père se serait rasé de près, laissant à notre mère le soin «d'inaugurer sa barbe», comme il disait à chaque fois avec un sourire gourmand. Quand c'était à nous, un des enfants qu'il proposait ce rite, nous étions fiers et ravis. Sa peau était douce. Le bleu de ses yeux pétillait souvent. De ce regard émanait toute la bonté et l'empathie dont un homme est capable. Cet optimisme ne s'appliquait qu'aux autres pour qui il était toujours plein d'indulgence et de considération. Laïc virulent, il connaissait la Bible, le Talmud, le Coran et le Tao sur le bout des doigts. C'était un homme de foi, au sens vrai du terme. Sa culture nous paraissait infinie (sauf en musique où ses goûts et ses connaissances ne dépassaient que peu l'époque de Beethoven, avec quelques incursions dans l'opéra italien, et en art contemporain qu'il disait ne pas vouloir chercher à comprendre). Nombreux étaient ceux qui venaient l'écouter pérorer, lui demandant le plus souvent avis et conseils. Toute sa vie, il donna sans compter et se tua littéralement au service des autres. 

C'était médecin. Un vrai. Nous étions habitués depuis toujours à le voir s'absenter même les jours de fête et pendant les grands moments familiaux. A chaque fois un malade l'appelait en urgence où une famille démunie appelait son attention. « Ils ont bien plus besoin de moi que vous, qui m'avaient toujours à disposition » nous  disait-il en réponse à nos reproches. Combien de Noëls, d'anniversaires, de simples repas de famille se passèrent sans lui. Mais quand il était là, sa présence éclairait nos vies. A l'adolescence, son charisme, le plaisir qu'il avait de rencontre mes amis - et mes petites amies - m'agaçait prodigieusement. J'étais jaloux de sa faconde, de son ironie, de son aisance et je le traitais de cabotin. Je méprisais un peu son allure, ses discours, ses emportements. Il se moquait des apparences et en rajoutait souvent. Par contradiction je me drapais dans un conformisme outré. Tout était bon pour m'opposer à lui : face à ce père italien, méridional, je m'entichais de tout ce qui venait du Nord de l'Europe. Il avait été champion universitaire de natation, avait joué au rugby à Bègles et rêvait de yachting avec ses fils, je m'obstinais à manquer les cours d’éducation physique au lycée (sa bonté était telle qu'il me signa sans rechigner toutes mes dispenses de la 6e à la terminale...). Je prétendais détester monter à cheval alors que je ressentais depuis toujours une attirance profonde pour les chevaux et rêvait de promenades avec lui, de chasses et d'attelage... Bref, tout était bon pour le contredire et le défier...

Peu à peu, devenant homme à mon tour, je pensais en savoir autant que lui. Je passais mon temps à le juger. Je refusais aussi de voir qu'il était malade et que ses jours étaient comptés. J'avais presque vingt-cinq ans mais j'étais encore un enfant dans ma tête. Inconscient, je vivais avec tout l'égoïsme dont on est capable quand on grandit dans un milieu fortuné, avec une grande maison hors du temps, des domestiques... Il tenta souvent de me parler, de me ramener dans la réalité. Je croyais qu'il voulait m'empêcher de rêver.
 
Sa mort fut un révélateur. Le chagrin ne vint pas tout de suite. Il était depuis tellement longtemps absent. Il ne sortait plus de l'hôpital que pour quelques heures le weekend, et sa présence bouleversait le calme ordonnancement de nos jours. Quand il était à la maison, une angoisse terrible nous étreignait tous. Sur la maison auparavant joyeuse et bruyante flottait un sombre silence palpable comme un brouillard glacé. Nous reprenions enfin notre respiration quand, le lundi matin, il reprenait le chemin de l'hôpital.

Une semaine avant sa mort - j'allais fêter mon anniversaire - il insista pour que nous allions nous promener en voiture. Seuls, tous les deux. Il roula le long des quais de Bordeaux pour arrêter la voiture finalement à l'entrée des Bassins à flots. Il faisait doux, avec une petite brise parfumée qui donnait envie de prendre le large. Là, en marchant, il me parla. Pour la première fois, je n'étais plus à ses côtés le petit enfant qu'on protège de la vie : nous étions deux adultes, lui au terme de sa vie terrestre, moi son fils cadet, au seuil de tous les commencements. De tous les possibles. Je sentais son émotion. Elle me prenait peu à peu. Il savait sa fin proche. Je ne sentais rien qu'un malaise et la lourdeur de l'atmosphère à la maison. 
 
Longtemps je ne me suis plus souvenu des paroles qu'il m'adressa ce soir-là, face à la base sous-marine. Le lendemain, jour de mon anniversaire, il passa la soirée seul dans le grand salon, incapable de se lever. Surtout parce qu'il voulait cacher sa peine. Il savait que c'était notre dernière réunion de famille avec lui. Quand je suis allé le remercier pour les cadeaux, il m'a embrassé et nous nous sommes dit bonne nuit. C'était la dernière fois que je le voyais vivant. 

Une semaine après, il m'appela à son chevet. C'était le soir. J'avais du travail à finir pour la fac avant d'aller retrouver mes amis au cinéma. Je refusais d'accompagner ma mère et mon frère... On ne me fit aucun reproche mais je vois encore le sourire triste de ma mère et le regard désapprobateur de Madame B., sa secrétaire. Il mourut en milieu d'après-midi ce jour-là. C'était le 6 novembre 1980. 
 
Vers 17 heures, alors que nous allions prendre le thé dans le grand salon. Nous attendions des nouvelles. La secrétaire demanda à me passer une communication. Je pris le combiné. C'était mon oncle, le plus jeune frère de papa, au bout du fil. Sa voix tremblait. Elle était comme cassée. Je me souviens avoir respiré profondément en fermant les yeux. La nouvelle me transperça. Je sentis confusément qu'un monde s'écroulait soudain, là dans ce joli petit salon aux boiseries blanches et qu'en même temps il me fallait naître à la vie. Sa mort m'y aidait. Madame B. comprit en me voyant pâlir. Je m'entendis lui dire «mon père vient de mourir ». Elle fondit en larmes. Il y eut aussitôt une sorte de confusion dans le salon d'attente, le remplaçant sortit du cabinet suivie d'une patiente. Maria, notre bonne, se mit à sangloter.  «"Moussiou lou doutor est mort, moussiou lou doutor est mort»" répétait-elle écroulée sur une chaise, cramponnée à son tablier de taille en dentelle qu'elle portait pour le service. Dans sa douleur elle le déchira. J'avais presque envie de rire en la consolant. Je la revois quelques heures plus tard,  assise dans la grande cuisine en train de le recoudre, pleurant toujours. René, à l'autre bout de la table fumait une cigarette. Il se leva quand j'entrais dans la pièce et, les yeux rougis, il me prit dans ses ses bras sans un mot.Peu après ma mère rentrait de l'hôpital avec mon frère.Leurs yeux rougis et leur mine défaite parlaient pour eux. Je ne me souviens plus de rien après cet instant où je les vis pénétrer dans le salon d'attente...
 
Les jours qui suivirent passèrent comme un mauvais rêve. La maison ne désemplissait plus. Télégrammes et lettres s'entassaient sur le bureau de la secrétaire. Beaucoup de gens appelaient, on recevait des fleurs... Je mesurai combien il était aimé. Puis la vie reprit son cours. Les amis revinrent à la maison, je recommençais de sortir, abandonnant ma mère à sa tristesse résignée. Je redevenais une sorte de Peter Pan, toujours guilleret et superficiel. Je ne pensais presque plus à tout cela. Un soir pourtant, un mois après son enterrement, la réalité dans sa dureté allait m'éclater à la figure. j'étais dans mon lit. La maison était silencieuse. C'était l'heure où mon père, montant se coucher passait dans le couloir devant ma chambre. Comme un rite, chaque soir, je lui criais un «bonne nuit papa» auquel il répondait toujours de la même manière et au même endroit, juste derrière ma porte, en éteignant la lumière du couloir. Ce soir-là, je réalisais que jamais plus je n'entendrais ses pas sur le long tapis du couloir, que plus jamais le déclic du vieil interrupteur de faïence ne ferait le lien entre nos deux cœurs et je fondis en larmes, son image devant moi, imposante et rassurante, comme lorsque j'étais petit et que sa silhouette apparaissait dans l'encadrure de la porte et qu'il venait m'embrasser avant dormir...

Dans les mois qui suivirent, il fallut faire face à mille difficultés. Peu à peu la maison se vida. Le cabinet ferma faute d'un successeur. La grande tapisserie des Flandres de la salle à manger laissa la place un grand trou noir dans la boiserie d'acajou, des tableaux furent décrochés et vendus à leur tour. Nous nous préparions à quitter la grande maison du Pavé des Chartrons. Quelques mois plus tard, moi le jeune bourgeois snob et casanier, incapable de rien faire sans ma bande d'amis, je décidais de partir poursuivre mes études à Venise. 
 
Une phrase qu'il avait prononcé lors de notre ultime promenade m'était revenue soudain : « Surtout prends garde de ne choisir que le chemin dont tu as vraiment envie. Mais une fois engagé sur cette route, va jusqu'au bout, même si cela doit s'avérer difficile et douloureux. Il ne faut jamais renoncer à ce que l'on est. Cela nous fait souffrir et surtout cela fait souffrir les autres dont nous avons la responsabilité »... J'ai mis presque trente ans pour comprendre vraiment le sens de ses paroles et pour que je m'applique enfin à tenter de les mettre en pratique.

Il avait à peine 59 ans. J'aurai tant aimé mieux le connaître, mieux le comprendre, le soutenir parfois et lui dire combien je l'aimais et combien j'ai toujours été et suis plus que jamais fier de lui.
 
Parrocel, La Mort du vieux Tobie

 
Avis aux Lecteurs :
Les 10 Commentaires reçus lors de la publication de ce billet n'ont pu être retrouvés
n'ayant pas été archivés par Google.

08 octobre 2012

La disparition d'un rescapé de l'horreur : Schlomo Venezia

Son nom de famille était Venezia. Juif italien né à Salonique (Grèce), Shlomo Venezia, déporté à Auschwitz-Birkenau à 20 ans où il fut affecté au Sonderkommando, ces équipes qui sous la contrainte, vidaient les chambres à gaz et alimentaient les crématoires. Il s'est éteint le 1er octobre. Il avait 88 ans. C'était l'un des derniers survivants de Birkenau. Il a laissé un extraordinaire et poignant témoignage dans un livre préfacé par Simone Veil.

Il n'y a rien de commun entre cet homme et la Sérénissime, sinon le patronyme que sa famille choisit de porter au début du XXe siècle, sauf que les siens avaient certainement vécu dans le ghetto de Venise autrefois. Tramezzinimag souhaitait lui rendre hommage car il était l'un des derniers survivants de ces Sonderkommandos que les nazis avaient chargé de la pire besogne, vider les chambres à gaz et transporter les cadavres vers les fours crématoires. Nous publions un entretien qu'il accorda à Jacques Fortier pour le journal Le Monde :

«- Vous dites dans votre livre que vous n'avez commencé à parler que tard. Pourquoi ?
- J'avais écrit avant. Mais je n'en avais jamais parlé. C'est en 1992, quand à Rome où je vis, sont apparus des signes d'antisémitisme, que je me suis interrogé et que j'ai pensé témoigner. J'ai été sollicité alors pour accompagner des juifs à Auschwitz. J'ai proposé d'y aller avec un ami italien, dont le père avait été dans les Sonderkommando avec moi à Birkenau. Nous avons accompagné des groupes. Le premier, je m'en souviens, c'était le 4 décembre 1992. J'ai commencé à témoigner dans l'autobus. Sur place, tout était blanc de neige. Quand nous sommes arrivés devant les crématoires, je ne les ai pas reconnus : les nazis avait tout détruit à leur départ. Mais, c'est depuis que je parle dans les écoles et dans des voyages aussi.
- Comment êtes vous devenu Sonderkommando ?
- Ils ont choisi des hommes jeunes et valides pour un travail alors que nous étions en quarantaine. Nous ignorions quel travail. Nous espérions seulement qu'il nous permettrait de manger un peu plus. Ils nous ont demandé nos métiers, j'ai dit que j'étais coiffeur... C'est un camarade qui m'a expliqué ensuite ce qu'était ce travail, et qui m'a dit aussi que, tous les trois mois, nous serions sélectionnés, donc que certains d'entre nous seraient tués.
- Comment réagissez-vous quand vous entendez des négationnistes nier la Shoah ?
- Je suis prêt à accompagner là-bas ceux qui n'y croient pas, à expliquer exactement ce que nous avons fait, à montrer les lieux. On a commencé dans un petit bunker, puis on en a construit quatre autres, une vraie fabrique. Les négationnistes disent que ce n'était que pour de la désinfection. Tout ça ! Sérieusement, on peut dire tout ce qu'on veut, moi, je l'ai vu et je dis ce que j'ai vu ! Un groupe de 1.500 personnes était tué, puis brûlé en trois jours...
- Vous êtes un témoin direct. Pour les nazis, vous étiez un homme qui devait mourir. Vous y avez échappé en vous confondant avec d'autres détenus. Vous avez vécu l'horreur. Au soir de votre vie, vous êtes optimiste sur l'être humain ?
- Par nature, je suis pessimiste. Et je me demande parfois si le monde n'est pas fou ! Après tout ce qui s'est passé, les hommes n'ont pas compris la brièveté de la vie. Mais, ceci dit, j'espère bien, pour mes enfants, pour mes petits-enfants, des lendemains meilleurs.»
 
La RAI a présenté ce soir (TG1 Speciale) le documentaire qui lui avait été consacré et qui devrait être montré inlassablement aux jeunes générations afin de ne jamais oublier ce que des hommes ont pu faire à d'autres hommes, en plein XXe siècle.
.
Schlomo Venezia, Sonderkommando, dans l'enfer des chambres à gaz,
préface de Simone Veil, éditions Albin Michel.

30 septembre 2012

Le gardien du pont

  

.
.«Holà, personne ne passe ! J'ai dit".
. 
Étrange, ai-je vraiment entendu ce chat parler ? Personne alentour. Juché sur la rambarde du pont de bois, un matou bien en chair me regarde. Le regard se fait sévère. Il veut faire le gros dur méchant, mais je sens bien qu'il a du mal à y faire croire. C'est un débonnaire, un brave félin. J'avance en dépit de l'injonction et monte quelques marches.  
«Halte-là ou je griffe !»
 
Cette fois-ci j'en suis sûr, c'est bien le chat en face de moi sur la rambarde du pont, qui parle Une voix à la sergent Garcia. C'est bien à moi qu'il s'adresse. Je ne suis pas Zorro. 
 
Prudent, je m'arrête net. J'hésite. Le chat me fixe, hautain. Silence. Nous nous observons. Soudain je vois comme un sourire illuminer sa belle tête, ses moustaches frémissent de contentement.

« Bon allez je rigole. Faut bien qu'on s'amuse ici, il ne passe presque jamais personne. C'est rare à Venise mais ici c'est comme ça. Alors je m'ennuie un peu. caresse moi si tu veux passer ! Je ne vais pas te griffer !» .. 
 
Aussitôt dit, aussitôt fait, le matou-sergent se met à ronronner de plaisir.  Un de ses copains un peu plus loin, le chat gris, maître du squero voisin, semble se marrer :
 
« Tiens, le sergent a encore fait le coup à un passant ! »
 
Il nous regarde un moment avec bonhommie puis se retourne pour mieux s'endormir sous le doux soleil de septembre. Instantané du quotidien à Venise, quand on sort des sentiers battus par les hordes de touristes et qu'on se promène le coeur et l'esprit disponibles...
....
Clichés © Yves Bauchy -Tous Droits Réservés.  




 

Les 7 commentaires: n'ont malheureusement pu être retrouvés. La Wayback Machine a cessé d'enregistrer les pages de commentaires à partir de janvier 2009. Quelques uns des messages envoyés directement sur le site par les lecteurs étaient dirigés vers la boîte mail du site jusqu'n 2013 mais peu ont été archivés. Jusqu'en 2010, les blogs étaient avec FaceBook, le medium le plus lu et suivi. Les commentaires créaientd e véritables forums d'échanges d'idées et parfois aussi de polémiques. C'était vivant, constructif et instructif de l'opinion générale et du mélange d'idées, de générations et de sensibilités. Tramezzinimag a été pendant ces années un espace très lu, devenu en quelques années une référence et un outil pour les enseignants, les journalistes. Nous en sommes terriblement fiers , reconnaissants et heureux.

28 septembre 2012

Venise au quotidien


©  Enzo Pedrocco - Venise au petit matin.

 

1 commentaire :  

 

Nathanaëlle 

Cette photo est touchante, on se croirait en un temps indéterminé du XXe siècle, peut-être les années 50 ou 60, mais pas en 2012. C'est ce contraste qui est touchant, nous utilisons un caddie à la déco super sympa, mais plus pratique et maniable que le "diable" des religieuses (désolée, cela se nomme ainsi) pour aller au marché, tandis qu'elles utilisent ce qui leur permettra de ramener leurs courses, même si leur caddie n'est pas "tendance". J'aime beaucoup cette photo. Bon week-end !

29 septembre 2012 

27 septembre 2012

« I Nua», un petit moment de paradis

C'est un véritable trésor que Tramezzinimag a la joie de vous présenter aujourd'hui. Remastérisé, ce documentaire retrouve toute la fraîcheur particulière du cinéma italien de l'après-guerre. 
 
Après avoir visionné ce merveilleux petit film de Francesco Pasinetti, primé à la Mostra en 1952, on ne peut que se sentir bien. Un peu nostalgique aussi à la vue de cette Venise désormais disparue, engloutie par les temps modernes et son cortège de maléfices : pollution, tourisme de masse, exode et perte des traditions... Les images défilent sur une musique de Virgilio Chiti et la belle voix qui récite le magnifique poème de Domenico Varagnolo (1882-1949) qui a inspiré le film, est celle de Cesco Baseggio, un acteur très connu en Italie qui se rendit célèbre pour ses interprétations du personnage de la Commedia dell'arte, le fameux Pantalon.

Comme on le voit un moment dans le film, avec un plan fixe sur un panneau, la baignade dans les canaux était déjà interdite dans les années 50. Déjà du temps de la République les plongeons n'étaient pas autorisés et les autrichiens renforcèrent, sans grand succès, l'interdiction. Lorsque le temps se fait si lourd et humide que l'on ne tient plus même à l'ombre dans les maisons, les enfants de Venise ont toujours apprécié de se rafraîchir, même lorsque les bains de mer n'étaient pas en vogue. Au XIXe siècle, quand une grande partie de la population vivait dans la misère, les gamins des quartiers pauvres s'amusaient à plonger pour attirer les touristes qui leur jetaient des pièces. 
 

Le texte, I Nua (les nageurs) composé en dialecte vénitien, est une pure merveille. L'auteur a su avec les mots de son peuple, faire surgir des images que le cinéaste a cherché à matérialiser et que la magnifique diction de Baseggio embellit : cette nuée d'enfants rigolards, la force suggestive du noir et blanc rend encore plus forte la sensation de chaleur pesante, et on retrouve cette atmosphère unique qui disparait peu à peu à Venise, quand tout le monde savait se réjouir des petits bonheurs du quotidien, comme batifoler dans l'eau qui n'était pas encore empoisonnée ou remplie de pantegane, ces énormes rats marins qui sont parfois plus gros que des gros chats. 
« Xe un zorno de lugio, el tempo xe beo, no core na nuvola la suso nel cielo, no tira un fià d'aria, ma un sol malignaso dal qual no xe caso poderse salvar, ne passa el capeo, ne arde el cervelo, ne fa delirar, xe l'ora del sofego e della brusera, gh'è i muri che boje e scota ogni piera, i oci che lacrima, vien seca la gola, le gambe se incola, le stenta a obedir, al moto più picolo se ansa, se sua, se supia, se spua, me par de morir.»
«C'est un jour de Juillet, le temps est beau, pas un nuage ne court dans le ciel, pas un souffle de vent, mais un soleil insistant auquel personne ne peut échapper, qui pénètre à travers les chapeaux, brûle les têtes et pousse au délire. C'est le temps où l'air stagne et la chaleur devient étouffante, les murs sont brûlants et les pierres bouillantes, les yeux pleurent, la gorge est sèche, les jambes collent et ont du mal à obéir, le moindre mouvement rend la respiration haletante, on transpire, on souffle, on crache, on croit qu'on va mourir.»
«I rii che internandose fra campi e calete i taja Venexia in cento isolete i ga l'aqua tiepida e cossa assae rara, l'è bela, l'è ciara, la cresse pianin, xe proprio la colma, e la sula riva de boto la riva al quinto scalin, se vede un fio picolo a poca distansia, streta na corda atorno a la pansa, ch'el par na bondola molada nel brodo, che cerca ad ogni modo de sora restar, a trati afidanse a un toco de tola, ch'el sternse, ch'el mola, ch'el torna a ciapar...»
«L'eau des canaux qui se faufilent entre campi et ruelles de Venise,  la découpant en une centaine de petites îles, est belle. Elle est chaude et, c'est très rare, elle est claire.  Elle monte peu à peu. La marée est presque haute, elle déborde sur la rive et touche presque la cinquième marche sur le quai. Non loin de là, on peut voir un enfant avec une corde nouée autour de sa taille. On dirait une saucisse qui trempe dans un bouillon. Il essaie de rester à flot par tous les moyens.  de temps en temps, l'enfant s’appuie sur ​​une planche, la tenant serrée, puis la lâchant, la reprenant...»
«Un altro po' capita più svelto, più scaltro, e a quelo fa seguito un altro e po' un altro, insoma into un atimo la riva xe piena, i xe na trentena parola d'onor, de grandi, de picoli, de mogi, de suti, de bei e de bruti, de ogni color, el rio se scombusola, l'è tuto un misioto de brasi, de gambe, de teste in cramboto, chi quieto se snanara, … chi soto se cassa e beve salà, chi va come el fulmine par drito e par storto, chi invece fa el morto la ben destirà,»
«Arrive alors un autre enfant plus habile, plus intelligent qui est suivi par un autre, puis encore un autre. En fait, instantanément la rive est pleine d'enfants.  Parole d'honneur, ils sont une trentaine, des grands, des petits, des tous mouillés ou des déjà secs, des mignons et des très laids, des garçons de toutes les couleurs.  Le canal est perturbé, ce n'est plus qu' un mélange de bras, de jambes, de têtes. Il y en a qui crapotent, d'autres qui nagent paisiblement comme le font les canards, d'autres qui plongent et avalent de l'eau salée, certains filent en zig zag comme des anguilles, un autre fait la planche bien à plat sur l'eau...»
«Dal ponte i più pratici se butta vardando chi l'aqua buta più alta, tre quatro se struscia intorno a un palo, i monta a cavalo, i va a rodolon, e altri co impeto se buta in schenada, sguazzando la strada con un gusto baron...»
«Les plus intrépides plongent du pont regardant à qui fera jaillir le plus d'eau, trois ou quatre s'enroulent autour d'un poteau, se mettent à califourchon et se lancent dans l'eau, d'autres se jettent en arrière, éclaboussant la rue comme le font avec délice tous les gosses... »

© Traduction (approximative) Tramezzinimag.


6 commentaires

 

Les Idées Heureuses

Il y a une plaque commémorative de ce grand artiste, Cesco Baseggio à la fondamenta di Borgo où il vécut de 1911 à 1934.

Une Venessia que l'on aurait aimée connaitre.

Martine de Sclos  

29 septembre 2012

Les Idées Heureuses

Serait ce trop vous demander en temps bien sûr...de continuer d'écrire le texte avec la traduction, j'ai cherché veinement sur le net le poème...ce qui m'a fait passer par de jolis chemins de "traverse" mais nenni sur le poème.

C'est tellement agréable d'écouter, de lire et de comprendre cette prose si chantante dans ce dialecte si particulier....et puis j'apprends ainsi quelques rudiments!

ça y est je me suis inscrite à des cours d'italien, enfin, je commence jeudi.

Merci de tout coeur.M de Sclos

29 septembre 2012