24 novembre 2012

A Venise, des bonheurs au quotidien

Ces lignes ont été corrigées en écoutant Matthias & Chloë, un air composé par le compositeur britannique Mark Orton pour le film The Old Lady. vous pouvez l'écouter ICI pour accompagner votre lecture

Dans un monde qui bouge plus vite que son ombre, où les repères volent en éclat, il est des détails sans importance qui font du bien. Il suffit de savoir regarder autour de soi, prendre le temps et surtout, se détacher des tensions et des bruits qui saccagent notre tranquillité. Venise en dépit de ses problèmes reste un endroit idéal pour se ressourcer, regonfler ses batteries. L'air, la lumière, les œuvres d'art y sont bien entendu pour beaucoup ; cependant c'est autre chose, qui n'existe dans une autre ville au monde. 

Tramezzinimag, vous le savez, y revient souvent : l'absence de voitures et de motos. Les seules roues qui foulent les dalles des rues sont celles des chariots de livraison, des valises trainées par les touristes - ce petit bruit si caractéristique devenu un des sons de la ville presque au même titre que les cloches des campaniles - et les poussettes des mamans. J'allais oublier les chariots à provisions des dames vénitiennes. Pour le reste, à Venise on glisse sur les eaux calmes des canaux, on monte et descend les marches des ponts. La nuit ce ne sont que des bruits de pas qui nous parviennent de la rue. J'essayais d'expliquer cela à des enfants d'un collège qui m'avaient invité pour leur parler de la vie à Venise. La musique de Vivaldi fut un moyen de leur faire comprendre l'incroyable et unique adéquation entre la ville et le rythme que sa topographie impose aux habitants et d'où découlent tous les codes qui permettent depuis des siècles de vivre naturellement dans un lieu qu'on peut qualifier de contre-nature. Pourtant être réveillé par le chant d'une mésange ou par le cri d'un portefaix, ouvrir sa fenêtre et laisser pénétrer dans la chambre le parfum de la mer et la litanie des cloches nous rapproche des sensations merveilleuses d'un matin en bord de mer ou à la campagne.


De là à dire que Venise est un village, il n'y a qu'un mot. Effectivement son organisation et sa structure furent celles d'une capitale puissante et grouillante de vie. Il y eu plus de 100.000 habitants dans la cité des doges. On compte aujourd'hui à peine un peu plus de 50.000 habitants. Il faut traduire 50.000 personnes qui dorment la nuit entre ces murs séculaires et vivent là chaque jour. Parce que chaque jour débarquent des milliers de visiteurs. Ce tourisme pendulaire - les hordes - remplit les rues et donne l'illusion que Venise est encore une grande ville. La métropole qui attira pendant des siècles le monde entier, marchands, aventuriers, mercenaires, ne reçoit plus guère que les touristes. C'est parfois encombrant pour les vénitiens. Aller chercher son pain, un morceau de viande ou un tube de dentifrice est souvent compliqué. Et fatigant. La cohorte des visiteurs qui obstrue les rues dès les premières heures du matin, les commerces de proximité qui se transforment en étals de verroterie made in China, les transports en commun encombrés et les osterie typiques qui disparaissent les unes après les autres où se transforment en restaurant folkloriques... J'entends déjà les critiques acerbes sur ma litanie anti-touristes. Les pauvres n'y sont pour rien, ce sont les voyagistes qui les transforment en gogos pressés à qui on ne laisse pas grande liberté. Combien ont l'opportunité de sortir des sentiers battus, de se perdre dans la ville et de humer sa véritable atmosphère ? Mais revenons à notre sujet favori, les petits riens qui rendent la vie bien plus agréable.

Dans ce registre justement, j'ai aimé ce petit communiqué de presse reçu récemment en provenance de la municipalité : un couple d'octogénaires français a choisi de réitérer ses vœux prononcés il y a 70 ans à Venise. Après la cérémonie en mai devant le maire de Nevers, c'était en septembre au tour Venise, où ils se rendent chaque année depuis trente ans, de les recevoir en grande pompe dans les salons de la Ca'Farsetti. Jean Kordé, âgé de 92 ans et son épouse, née Liliane Dauvergne qui a 87 ans, ont été fêtés par la municipalité qui leur a remis un parchemin pour marquer l'évènement ainsi qu'un tableau. N'est-ce pas un joli petit rien que l'évocation de cet amour de platine ? 

Il est facile de trouver la vie belle quand on arpente par une douce soirée d'automne ou de printemps les Zattere ou les Schiavoni. Les touristes sont partis pour la plupart et flâner au bord de l'eau redevient un plaisir. Tard le soir, quand les derniers orchestres de la Piazza ont remisé leurs instruments et que tous les cafés sont fermés, on découvre avec bonheur une place déserte et silencieuse. le bonheur. Bonheur aussi de marcher au hasard des ruelles sans trop savoir vers où diriger nos pas. Laisser faire le hasard. Là aussi, la nuit transforme les lieux. Nos pas résonnent. on croise parfois une ombre , un chien pressé, des noctambules qui rentrent chez eux. Les vénitiens se couchent tôt. C'est qu'il y a beaucoup à faire. Au petit jour déjà, la vie reprend ses droits et la cité s'anime. Au palais Venier dei Leoni, où flotte toujours la présence de Peggy Guggenheim, des femmes et des hommes du musée préparent la nouvelle exposition. L'accrochage est un art et les œuvres sont précieuses. Les mains gantées de blanc, on plante des clous, on colle les cartels. Tout doit être d'équerre et proprement posé. Travail délicat s'il en est. Bientôt, quand les femmes de ménage auront tout nettoyé, ce sera le temps du prosecco bien frappé et des petits fours pris d'assaut par la foule habituelle des vernissages. Les lieux se rempliront d'une foule avide dont on se demande parfois si elle jette seulement un regard aux tableaux présentés tant elle parle fort en tournant devant les buffets.

Dehors, sur le grand canal l'animation est à son comble, vaporetti, barques de livraisons, ambulances, gondoles... une foule d'embarcations parcourt la plus belle avenue du monde dans tous les sens. C'est beau ce trafic, ces bruits, ce mouvement comme dans les tableaux de Canaletto ou de Guardi. Partout l'eau scintille comme si des centaines de gemmes de différentes couleurs flottaient à la surface. Une sirène vient troubler l'harmonie des sons qui fait s'envoler une bande de mouettes agacées. Des touristes japonaises toutes excitées photographient un couple de mariés en gondole qui passent devant la Salute. Soudain les cloches sonnent à toute volée. Il est déjà midi. Le soleil se voile en un instant : un navire géant dont la blancheur ne parvient pas à atténuer la laideur, cache un instant la lumière sur la pointe de la douane. Haut de six étages au moins le paquebot s'éloigne dans un nuage de fumée noire et nauséabonde. A bord une foule contemple une dernière fois les façades de la piazzetta, le palais des doges, la Marciana et derrière San Marco. Indifférents, les vénitiens poursuivent leur chemin. C'est l'heure d'une ombra, puis viendra le déjeuner. Donna Leon, un cabas à la main, passe rapidement devant des touristes qui ne la reconnaissent pas. Dans son esprit le commissaire Brunetti a déjà entamé de nouvelles aventures. Un gros chat tigré a l'air réjoui, le dénommé Gastone l'attend au coin de la rue. C'est le chat de ses voisins mais comme tous les chats, il aime bien la compagnie des écrivains.


Voyez-vous, ce sont ces petits riens du quotidien, qui rendent Venise unique. Délicieux poison que cette musique, qu'il suffit d'avoir entendue une seule fois pour ne plus être le même. Comme ces airs qui nous touchent soudain sans qu'on sache pourquoi et qu'on n'oublie plus, qui nous remplissent résonnent le cœur à jamais. Venise nous transforme en esclaves de sa beauté et fait de nous des exilés quand par malheur nous nous éloignons d'elle trop longtemps. mais au retour, une fois la clé tournant dans la serrure, les volets ouverts et les valises posées, tout redevient comme avant, comme si nous n'étions jamais partis. Venise nous reprend aussitôt et l'émotion à chaque fois se renouvelle avec la même densité, la même joie ineffable, celle des premières fois.

18 novembre 2012

Toujours ce plaisir des petits riens



Dans un monde qui change, souvent bien davantage pour le pire que pour le meilleur, il est des oasis de bonheur qui semblent demeurer intacts comme par miracle. Ce fut longtemps le cas par exemple des emballages de produits, alimentaires ou de ménage que les britanniques ne voyaient pas l'utilité de changer contrairement à nos publicitaires français qui vendent régulièrement des modifications au nom du saint Marketing. Hélas, autre temps autres mœurs, les anglais s'y mettent aussi et après leurs bus rouge à impériale et leurs cabines téléphoniques, les boites de Bisto, les pots de Baking Powder où de marmelade sont mis au (mauvais ?) goût du jour... 

Mais notre propos n'est pas de vous entretenir d'habillage publicitaire ni de marketing . Les oasis dont nous parlons sont des lieux qui résistent à ces temps modernes de plus en plus insanes. En voilà un, sorte de diplodocus positionné à quelques encâblures de la Piazza San Marco. C'est une de ces boutiques magiques où l'on trouve de tout et même ce qu'on ne cherchait pas ou plus. Ils étaient nombreux il y a encore une vingtaine d'années ces negozi traditionnels, en Italie comme ailleurs. Ils disparaissent peu à peu. Alors profitons-en, et continuons de préférer le petit commerce du coin de la rue à ces grandes surfaces impersonnelles et agressives dont le déploiement partout n'annonce rien de bon pour notre l'Humanité.

07 novembre 2012

Paquebots géants à Venise : encore et toujours la polémique

© Fausto Maroder - 2012. Tous Droits Réservés.
Notre ami Fausto vient de publier un excellent billet sur son blog (ICI) . Il souligne le danger que représente pour Venise ces maxi navi quand la nuit est tombée. En dépit de tout l'appareillage sophistiqué qui permet la navigation de ces monstres on sait bien ce qui peut advenir. Cela fait froid dans le dos et nous concerne tous. Il faut continuer de lutter pour qu'au moins ces navires n'empruntent plus le Bassin de Saint Marc et le canal de la Giudecca avant que d'imposer leur accostage sur le front de mer, en mettant en place des installations portuaires spécifiques en dehors de la lagune. Des vaporetti dévolus à ces croisiéristes pourraient amener les passagers vers Venise en peu  de temps et en toute sécurité pour l'écosystème lagunaire et les monuments.  
 
Tout le monde s'accorde à le dire : c'est de la survie pure et simple de Venise dont il s'agit désormais et cette affaire est un test pour le monde moderne : va-t-on succomber au libéralisme outré ou parviendrons-nous à un système touristico-économique soutenable ? Il en va de notre responsabilité devant les générations à venir : aurons-nous réussi à sauvegarder durablement Venise ? A sauvegarder durablement la planète face aux intérêts égoïstes de quelques-uns ?

02 novembre 2012

COUPS DE CŒUR (HORS SÉRIE 31) : L'émission Ports d'Attache montre Venise


Une journée ensoleillée et un ciel radieux sur Venise sans acqua alta à l'horizon. De quoi mettre de très bonne humeur les vénitiens qui n'ont pas profité du pont de la Toussaint pour quitter la lagune quelques jours. Ceux qui auront vu l'autre matin l'excellent petit documentaire canadien de la série Ports d'attache diffusé sur Arte, comprendront le sens de ces lignes. Quand, loin des chemins encombrés par les hordes de touristes, les vénitiens se retrouvent, sur ces campi tranquilles où le voyageur qui ne connait pas Venise n'ose pas trop rester, de peur de déranger, pour bavarder, pour faire jouer les enfants, boire un verre, on imagine forcément un ciel clément, une douce brise parfumée et ces bruits, tous ces bruits qui composent le décor sonore d'un lieu unique..

Cette atmosphère justement, le film de Nicolas Boucher, Etienne Deslières et Myriam Côté a su parfaitement la retranscrire. La manière de filmer la vie bourdonnante de ces places tranquilles où les plus âgés se retrouvent depuis toujours, assis sur les bancs de bois, à l'ombre des arbres, pendant que les plus jeunes papotent aux terrasses des cafés, buvant selon l'heure, un café ou le traditionnel spritz. Liant tous ces plans, les jeux endiablés des enfants. Le chant des oiseaux qui semblent vouloir participer à cette euphorie tranquille. Car tout est le plus souvent très doux dans ce décor si commun. Peut-être parce que tous les participants de la scène sont heureux et satisfaits de se retrouver là. En général, les vénitiens habitent tous dans des maisons très petites. Venir sur le campo avec les enfants et y retrouver des amis, c'est comme posséder un grand salon. C'est peu ou prou ce que confirme la très charmante Laura Scarpa, dans un anglais joliment teinté d'accent vénitien. Les cloches de l'église voisine, la rumeur du grand canal au loin avec son trafic ininterrompu de bateaux... Tout cela est unique et justifie d'un coup le choix que beaucoup ont fait de rester dans le centre historique en dépit de tous les inconvénients qu'on ne listera pas ici.

Heidi Hollinger
Diffusé très tôt (8h 50), et donc passé un peu inaperçu, ce documentaire très très bien fait. Pour une fois, ai-je envie d'ajouter. A cause des images, du rythme parfaitement adapté au rythme de Venise... Avec le même décor, pratiquement les mêmes sujets, les mêmes acteurs, que tellement de précédentes émissions, les auteurs ont su montrer là un autre spectacle. Et le spectateur se régale.  Les mots sont mal choisis car rien n'est moins du domaine de la fiction que ce documentaire. Il montre et dit la vraie cité des doges et permet aux néophytes d'apprendre l'essentiel. Si les 50 minutes de pellicule ont obligé les réalisateurs à certains raccourcis, toujours facteurs d'imprécision et parfois de méprise, l'essentiel y est et d'une façon parfaite. La musique, le son, le choix des plans, le montage, tout est un régal et on ressent le bonheur pris par l'équipe à faire ce film. TraMeZziniMag leur décerne sans hésiter un satisfecit en or ! 

Il s'agit en fait d'un épisode d'une série de documentaires tournés un peu partout dans le monde par TV5 Québec-Canada, autour de la photographe Heidi Hollinger. Chacun de ses déplacements dans une ville portuaire du monde est ainsi filmé par une équipe efficace et très douée, et c'est un bonheur que de suivre la dame dans des lieux aussi différents que Melbourne, Helsinki, La Havane, Marseille ou Valence. Au fil des mois la production a ainsi mis au monde vingt-six épisodes en deux séries qui seront, nous l'espérons, bientôt disponibles en DVD.Ci-dessous la vidéo (merci Daily Motion !)



13 commentaires :

AnnaLivia a dit…

    Oui, j'ai beaucoup aimé. J'aime cette émission en général, notamment l'épisode sur Singapour et sur Malte.
    À voir sur YouTube aussi.
    Bon weekend Lorenzo!
    03 novembre, 2012
 
liliforcole a dit…

    C'est bien fait, gentiment fait. Et en plus, l'ingénue de service n'est pas désagréable à regarder. Bon week-end.
    03 novembre, 2012 

Lorenzo a dit…

    Cela change d'une autre (fausse) ingénue insupportable de niaiserie et d'artificielle spontanéité qui "anime" l'émission d'Arte, "Prochain arrêt", la dénommée Emmanuelle Gaume. Une tête à claques. Mais cela n'engage que moi. Heureusement à chaque fois, les intervenants sur place sont bien choisis et les images bien faites, le montage sympathique.La promenade dans Rome a été un vrai plaisir.
    03 novembre, 2012
 
Lorenzo a dit…

    Hélas non AnnaLivia, sauf erreur de ma part, la vidéo n'est plus disponible sur YouTube à ce jour mais seulement sur le site de TV5 Canada.
    03 novembre, 2012
 
Bernard a dit…

    Je suis d'accord avec vous Lorenzo, cette présentatrice d'Arte est assez insupportable mais l'émission est en général assez réussie.
    03 novembre, 2012
 
Thierry a dit…

    Je vois que les machos se déchaînent sur Tramezzinimag....lol! Ayant le bonheur d'avoir renoncé volontairement, et de plein gré - comme dirait l'autre -à la télé, et sans la connaître, je plaîde pour cette petite Emmanuelle, qui doit bien avoir quelque grâce, Messieurs...hi!hi!hi!

    Pas une seule n'en manque, et si ce n'est physique, c'est qu'elle est d'ordre moral, ou spirituel....
    04 novembre, 2012
 
Thierry a dit…

    Je viens de regarder à l'instant sur gou-gueule/images....mais Lorenzo et Bernard! elle est très mignonne, cette petite....hi!hi!hi!
    04 novembre, 2012
 
Lorenzo a dit…

    pas de misogynie dans mes propos, juste de l'agacement. Certes la dame est avenante, pétulante et pétillante mais se promener dans les rues de Rome avec elle m'a vite agacé. On lui doit une émission très agréable c'est vrai, mais elle en fait tellement trop que cela en devient antipathique. De mon point de vue en tout cas. C'est une d es conséquences de la lutte pour l'égalité des sexes, les femmes dans un métier d'hommes se croient souvent obligées d'en faire dix fois plus que leurs compères et pensent ainsi compenser une "infériorité" qui n'est que dans la tête des arriérés. Soit un être humain est compétent soit il ne l'est pas. peu importe qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme. Emmanuelle Gaume semble ne pas l'avoir compris. Vue la qualité de son émission, Emmanuelle Gaume est compétente et largement. Pourquoi tout ce cirque qui la rend agaçante pour beaucoup ?
    04 novembre, 2012
 
Grand-Langue a dit…

    J'aboutis ici par hasard, très intéressant votre site!

    Grand-Langue
    04 novembre, 2012 

Lorenzo a dit…

    Revenez quand vous voulez, ami montérégien et invitez-vous quand bon vous semble, vous êtes le bienvenu parmi les lecteurs de Tramezzinimag !    04 novembre, 2012
 
gelinotte a dit…

    oui je l'ai vu ce reportage, il y a quelques semaines déjà. Très bien fait.
    05 novembre, 2012
 
Veneziamia a dit…

    C'est un des meilleurs documentaires sur Venise - à mon goût - simple, sympathique, réaliste...à revoir si c'est possible.
    07 novembre, 2012
 
Anonyme a dit…

    Merci de m'avoir fait découvrir ce reportage très bien fait, je l'avais manqué et il aurait été bien dommage de ne pas le voir car c'est bien ainsi que j'ai vu Venise lors de deux séjours à des années d'intervalle.
    Merci aussi pour votre site si précieux. Continuez longtemps !
    Tatie
    08 novembre, 2012

19 octobre 2012

Croquis : de Canaletto à nos jours


 
Justin Henton est un jeune londonien très doué qui dessine ce qu'il voit à l'occasion de ses voyages. Vous connaissez la prédilection de Tramezzinimag pour les carnets d'artistes. On ne peut les sans signaler la présence à paris d'un des plus extraordinaires spécimens du genre : le fameux carnet de croquis de Canaletto.  
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Très rarement présenté en dehors de Venise où il est conservé, l'objet, qui date probablement aux années 1720, est un chef-d’œuvre émouvant. En le feuilletant, on suit le cheminement de la pensée de l'artiste, « depuis la formation d’une idée jusqu’à son développement sur le papier, puis sa réalisation sur la toile. » Les croquis sont presque toujours accompagnés d'annotations que le peintre utilisera ensuite dans l'élaboration de ses toiles. Croquis pris sur le vif, détails, mouvements, ce qu'on voit au fil des pages est fascinant.  

Crédit photo : Antoine Manichon
 
Comme l'écrit Annalisa Perissa Torrini directrice du cabinet de dessins de l'Accademia, dans le catalogue de l'exposition, dans ce Quaderno di schizzi :
« Il y écrit le nom des palais et des échoppes, signale la présence d’un bac ou d’un atelier de réparation de gondoles, ou précise le nombre de fenêtres et de colonnes. Il n’oublie pas non plus de noter les couleurs - marron, blanc, jaune, noir, blanc cassé, rouge, ocre, ocre jaune -, en en précisant la tonalité, claire ou sombre. Les mesures sont elles aussi indiquées : “plus large”, “un peu plus long”, “plus étroit”, “juste”. De même des matériaux (plomb, pierre, brique, bois) et des lieux, et jusqu’aux enseignes.»
Ce carnet est aussi un témoignage précieux sur Venise et ses habitants au XVIIIe siècle. Composé de 148 pages, il contient 138 dessins sur un papier épais filigrané. Au XIXe siècle on y ajouté huit pages au début et à la fin lors de la reliure de l'ouvrage. Le sceau qui apparait sur certaines pages est le cachet de Borsato, intendant de la Galerie de l'Accademia. Ce sont avant tout des esquisses documentaires donc et non pas des dessins élaborés destinés au public. C'est ce qui les rend fascinants. Canaletto utilisait un engin appelé camera oscura, boite optique qui lui permettait de relever tous les détails d'un paysage ou d'un bâtiment. Mais tous les dessins contenus dans le carnet n'ont pu être réalisés avec cet ancêtre des appareils photo, notamment les croquis fait depuis une barque, l'appareil pour donner un résultat optimal, nécessitait une stabilité absolue. Mais qu'ils soient à main levés, ou transcription à l'encre de la vue obtenue par le moyen de cet engin, les dessins sont tous très beaux et très émouvants.
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Tramezzinimag reviendra plus en détail ce weekend  sur cette exposition Canaletto au Musée Maillol et sur celle du musée Jacquemart-André..




Pour en savoir plus sur cette exposition : 
 
 
Avis aux lecteurs
Les 5 commentaires reçus lors de la publication ont été perdus lors de la disparition du blog en août 2016.

Pour changer (un peu) de registre.



 
Notre monde est en proie à des mutations profondes, la crise économique qui secoue le monde entier et submerge l'Europe a des conséquences sur chacun d'entre nous, mais cela ne doit pas nous empêcher d'avancer sur le chemin de nos vies. Savoir qu'à Venise aussi on lutte, on manifeste, on s'oppose, on débat, on réfléchit, confirme s'il était besoin que nous vivons, malgré nous, dans un monde parcouru par les mêmes spasmes, encombré par les mêmes blocages. 
 
Mais avec Venise, il y a un plus. Même envahie, abîmée par la modernité, elle persiste dans son rôle de modèle, de laboratoire naturel. Création totalement anti-nature, elle a su se fondre avec la nature, s'assimilant à un environnement difficile à qui elle doit d'avoir eu à plusieurs reprises la vie sauve. Avec la nature, elle a construit son rythme, son mode de fonctionnement et de développement. Au-delà des choix que ses dirigeants ont pu faire - ou ne pas faire - au fil des siècles, la Sérénissime s'est imposée très tôt comme un modèle de vie, d'organisation. Vivre à Venise est une philosophie. 
 
De là à prétendre que les vénitiens détiennent une sagesse particulière, il n'y a qu'un tout petit pas que d'autres avant moi n'ont pas hésité à franchir. Le Corbusier disait que Venise était la ville idéale. Hugo Pratt met dans la bouche de Corto Maltese des propos similaires. Brodsky, Sollers, tant d'autres ont exprimé leur admiration devant cette cité idéale que l'inculture de nos contemporains expose à la destruction quand ils cherchent à lui imposer des modèles totalement inadaptés à sa structure, à son essence même, vouant inexorablement la Sérénissime à perdre son âme, mais aussi sa vie. 
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"Venise est une ville qui subit son sort plutôt qu'elle ne choisit son destin." 

C'est ce qu'expliquait récemment, notre consul Gérard-Julien Salvy à l'Ateneo Veneto. Le consul de France, qui s'exprimait à titre personnel, dénonce avec vigueur « toutes les errances et tous les renoncements ». Venise n'est pas une ville comme les autres villes. Cette exception fait de la cité des doges un modèle unique, un laboratoire où tout ce qui touche à l'humain, à l'environnement urbain, à la circulation des marchandises et des hommes, à l'approvisionnement, au tourisme, à la conservation du patrimoine artistique, à la socialisation en milieu urbain, est depuis toujours sujet de réflexion, de recherche et d'innovations. 
 
Dès que les bases qui président à ces travaux sont imposées à l'identique de celles qui sont utilisées partout ailleurs dans le monde, on obtient à Venise des résultats catastrophiques. Les exemples depuis l'industrialisation de Porto Marghera par le comteVolpi entre les deux guerres, jusqu'aux Maxi Navi d'aujourd'hui, en passant par le Mose et le projet de Sublagunare, rempliraient des centaines de pages...
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En revanche, quand on reprend les méthodes du passé, quand on analyse les usages du temps de la République, on s'aperçoit vite de leur évidente efficacité. Loin des obstinations modernistes des ingénieurs de Rome, des vénitiens se penchent sur les usages d'autrefois avec succès. Ce ne sont aucunement des passéistes, mais au contraire désormais des innovateurs. Là aussi, les exemples sont nombreux : 
 
- La fabrication des briques se refait à l'identique, avec les mêmes matériaux, les mêmes moyens de cuisson - améliorés par les outils d'aujourd'hui -. à la place des briques de fabrication industrielle, pour réguler le problème de l'effritement des parois ; 
- Le déploiement d'une production horticole à taille humaine de proximité et transportée quotidiennement vers les marchés de Venise ; consommés quelques heures après leur récolte à quelques kilomètres du lieu de vente ; 
- Le curetage régulier des canaux, abandonné dans les années 50, une obligation autrefois imposée aux riverains, est peu à peu repris, diminuant la pollution des eaux, et participant au maintien d'un niveau des eaux raisonnable... 
 
La série est longue et bien qu'il y ait encore beaucoup de réticences et énormément de sujets à traiter, ces exemples montrent bien combien Venise est un laboratoire dont les applications peuvent servir au monde entier.
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Souvent des lecteurs me reprochent « cette manie d'appuyer là où ça fait mal » et de publier des billets nostalgiques d'un monde révolu ou pessimistes, voire trop alarmistes. Bien que de sang vénitien, je me revendique comme méridional et dieu sait combien un méridional est vitupérant, expressif, exagéré, emporté et en vieillissant la bêtise de certains propos, l'attitude absurde de ceux qui ont en charge notre destinée et l'imbécilité des mesures qu'ils nous imposent me mettent dans des colères noires. Ne sachant exprimer ma rage que par l'écriture, mes propos peuvent paraître outrés parfois. 
 
Cependant, j'aime aussi à exprimer la douceur d'une promenade à travers les rues de Venise. Les petits riens du quotidien m'enchantent et nourrissent depuis plus de trente ans mon écriture. Nous croyons tous que la Sérénissime nous appartient. Parce que nous la connaissons bien, parce que nous avons dans notre bibliothèque des rayonnages entiers qui débordent d'ouvrages qui lui sont consacrés, parce que nous y vivons ou y avons vécu avec l'illusion d'en être, nous estimons à tort qu'elle est notre chose. Il n'en est rien. 
 
Cependant, cet amour inconditionnel demeure une chance. Car il nous impose comme un devoir, de la défendre, de la protéger, de l'aider avec les moyens qui sont les nôtres. Toutes les contributions sont bonnes. Bien plus finalement que celles, monumentales et flamboyantes de richissimes particuliers qui se sont entichés de Venise un beau matin et la traite comme une catin qui ne peut survivre sans eux ! Cet amour, c'est la seule raison qui me fait écrire chaque jour ou presque dans TramezziniMag.

 

15 commentaires qu'avait suscité cet article ont été perdus avec la disparition du blog en août 2016. Aucune raison ne peut être donnée pour expliquer cette suppression diligentée par Google.

18 octobre 2012

Venise, quelques images au quotidien

Même à Venise, la démocratie se délite ou Le Geste d'Hector

Quand j'ai créé ce blog, au retour d'un des derniers voyages avec tous mes enfants réunis, les peuples du continent européen étaient en effervescence. Les élites au pouvoir voulaient à tout prix nous faire accepter leur idée d'une Europe technocratique, celle des banques et du profit, une Europe ultra-libérale. D'instinct les peuples ont dit non pour la plupart, et leur non a été voué aux gémonies par ces lobbies coupés des réalités et incapables d'envisager un autre espace de pensée que le cadre dans lequel leur quotidien à eux évolue. Des années plus tard, il faut être sacrément bouché et malhonnête pour ne pas reconnaître le flair des opposants à cette Europe, la catastrophe étalée sur plusieurs années qui avec l'Euro bouleverse nos sociétés et ruine des millions de gens. En parallèle, se profile à l'horizon, de moins en moins cachée, une tendance autoritariste qui ne laisse présager rien de bon. De là à dire que nos démocraties sont sous surveillance et artificielles, il y a un pas que Tramezzinimag ne saurait franchir. Cependant... Mais laissez-moi vous conter cette petite histoire vénitienne (véridique) à titre d'exemple.

Photographies © Steven Varni - Tous Droits Réservés
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..Il est à Venise une petite librairie indépendante qui fait bien plus que vendre des livres. Elle accueille depuis dix ans un public fidèle, mais aussi les touristes de passage. Lieu de vie, de débats et d'échanges, elle est installée à deux pas de la cour où se dressait autrefois la maison de Marco Polo, au pied du Teatro Malibran. On y pratique la décroissance et l'économie soutenable. 
 
Chaque semaine on peut y récupérer un cageot de fruits et légumes récoltés par des fermiers écologistes. On y trouve sur 30 m² des livres neufs et d'occasion, en italien, en anglais, parfois en français (pas de concurrence avec la sympathique et institutionnelle librairie française de la calle Barbaria delle Tole - de mon temps située à San Barnabà à côté de la mensa étudiante où nous prenions nos repas) et elle vient de fêter (en septembre dernier) son dixième anniversaire, dans la joie et la bonne humeur avec une petite fête comme les vénitiens en ont le secret : Musique in live, bonnes choses à boire et à manger et un public très éclectique fait d'étudiants, de familles venues avec les enfants et de voisins.
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..Mais ces derniers jours, l'humeur n'était plus tellement à la fête. Jugez-en par vous-même : La gouvernance de l'Université de Venise avait choisi le Teatro Malibran, près du Rialto, pour le lancement en grande pompe de la nouvelle année universitaire. De nombreux invités étaient attendus parmi lesquels le ministre de l'éducation du gouvernement Monti, l'ingénieur Francesco Profumo
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Comme le raconte sur son blog (ICI), le libraire, Claudio Moretti, ce 13 octobre était un jour normal à Venise, avec son flot habituel de touristes qui arrivent par vagues à l'assaut de San Marco et du Pont du Rialto. A deux pas de là, de l'autre côté d'un pont et dans la rue menant au théâtre Malibran, se tenaient des étudiants venus manifester leur grogne et, sur le campo du théâtre, à deux pas de l'entrée où se succédaient d'éminents personnages du monde de la culture, des arts, de la politique et de la finance, la petite librairie Marco Polo avait ouvert ses portes comme d'habitude. Entre le théâtre et les étudiants, une masse de policiers (carabiniers, policiers, guardia di Finanza), tous en tenue anti-émeute et armés jusqu'aux dents, formaient un cordon qui rendait impossible l'accès à la boutique et empêchait les gens de passer, sauf les invités. Les policiers et les gendarmes, forts de la supériorité que leur confère l'uniforme, s'amusent à en imposer. Les quelques passants surpris rebroussent chemin. On sent la peur sur les visages. 
 
Cela rappelle de mauvais souvenirs et on ne peut s'empêcher de frémir à l'idée que les forces de l'ordre, qui devraient n'être là que pour protéger le peuple souverain sont désormais, et chaque jour davantage, pareils à des miliciens, les chiens de garde d'un pouvoir technocratique et déshumanisé,  définitivement noyauté par les banques et les puissances industrielles. Dieu sait que je ne suis pas un révolutionnaire. Seulement un démocrate légaliste et légitimiste. Or, la seule légitimité que je reconnais est celle du Peuple. Nos ancêtres qui se sont battus pour sa souveraineté et pour la liberté doivent pleurer dans leurs tombes... Car l'histoire ne s'arrête pas là.
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Le campo del Teatro, les rues adjacentes, tout le périmètre jusqu'à l'église San Giovanni Crisostomo est envahi par les forces de l'ordre. C'est un peu surréaliste cet imposant déploiement pour quelques étudiants pas vraiment méchants et pas vraiment partis pour tout casser et attenter à la sécurité du ministre. Avec un cordon de molosses en tenue de combat, les passants ne trainaient pas et encore moins les clients potentiels de la librairie.

Un policier s'était même permis, peu avant l'arrivée des officiels, de prendre à partie la libraire qui était en train de placarder avec application des tracts sur la vitrine. Rien de bien méchant ni de dangereux pour les institutions. Acte militant accompli en toute liberté et sans atteinte à la loi... Comme elle refusait d’obtempérer,  il lui ordonna de le suivre. Ce qu'elle refusa de faire... Quelques minutes plus tard, un policier en civil vint pour excuser ce policier trop zélé. Excuses acceptées. Après tout, on sentait une vraie tension chez les forces de l'ordre, l'homme avait seulement voulu faire son travail...
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Un peu plus loin sur la campo San Bartolomeo, plusieurs centaines d'étudiants manifestaient. Sur la vitrines des banques, des affichettes « No Banks ». Soudain ce fut la bagarre. Des projectiles lancés sur les policiers décidèrent de l'assaut. Venise rejouait les barricades du Quartier Latin en 68. Inattendu. Ce fut assez violent. Surréaliste toujours. Quelle histoire. Pendant ce temps, les invités écoutaient le recteur de l'Université et le ministre. Les alentours étaient bouclés, le quartier transformé en camp retranché !
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Dans la soirée, après que le cortège des officiels se soit dispersé, le policier en civil revint à la librairie. Il s'adressa à la libraire :
- Comment ça va ? demanda-t-il.
- J'ai connu des journées meilleures, celle-ci ne fut pas extraordinaire. Pour vous non plus j'imagine.
- C'est clair. Ce fut vraiment lourd. Mais c'est vrai que ces étudiants ont raison finalement et la population aussi. Je n'avais pas compris la teneur de vos tracts. On m'a expliqué. Ce n'est pas possible de donner tout cet argent à ceux qui en ont déjà. les gens ont raison de se mettre en colère», dit le policier. Et il s'éloigna.
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Sur son blog, le libraire conclut le journal du 13 octobre  par ces mots « Voilà peut-être la seule justification d'être resté à la librairie même sans un seul client : se dire que l'on a pu ouvrir une brèche...»
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La multiplication des interventions musclées des forces de l'ordre donne à réfléchir. Quand il s'agit de réprimer la délinquance, de mettre fin à des trafics ignobles et à une violence inacceptable, l'imposant corps de la police joue pleinement son rôle. Quand il s'agit juste de défendre une élite de privilégiés qui s'enferre dans ses erreurs et mène les peuples vers le gouffre, d'empêcher les jeunes et la population en général de crier son désarroi et sa colère, il y a un problème. A Venise ce 13 octobre, les étudiants ont mis une fois encore le doigt là où ça fait mal, prouvant s'il en était besoin, combien nos démocraties sont malades.


Le titre fait allusion à l'ouvrage de l'italien Luigi Zoja, « Il gesto di Ettore, preistoria, storia, attualità e scomparsa del padre », (Torino, Editions Bollato Boringhieri, 2001), qu'une cliente de Claudio Moretti était venue lui demander la veille. Allusion à la confusion qui semble se généraliser quant aux rôles dévolus à chacun dans notre société en crise, où la répression prend peu à peu la place du dialogue, où de plus en plus d'incidents révèlent l'inévitable confrontation entre ceux qui subissent les effets de la crise et ceux qui exercent le pouvoir réputé responsable de la situation, incapables de répondre aux attentes des peuples au nom de qui ils sont censés gouverner, confirmant en quelque sorte l'effondrement du rôle et de l'image du père dans notre société, et le désarroi général qui en découle.

12 octobre 2012

Tout ce que vous voulez savoir sur l'acqua alta


Fondamenta Rio dei Servi, Cannaregio - © Tramezzinimag - 2005 - Tous Droits Réservés.
 
Vous préparez un voyage à Venise, vous êtes sur place et vous inquiétez des marées et des risques d'acqua alta ? E-Venise.com est à notre connaissance le seul site en langue française est assez complet pour vous donner toutes les informations sur ce phénomène récurrent qui oblige les passants à chausser bottes et cuissardes : cliquer ICI

11 octobre 2012

Le petit peuple de Venise

 
Ceux-là, je ne crois pas qu'ils prennent part aux prochaines élections, mais s'ils votaient ce ne serait certes pas pour un autre gouvernement Monti pas plus que pour l'inénarrable - et suicidaire - Traité européen ! Mais cela n'engage que moi.

10 octobre 2012

L'anniversaire de mon père

Nous fêterions aujourd'hui son quatre vingt onzième anniversaire. Notre père se serait rasé de près, laissant à notre mère le soin «d'inaugurer sa barbe», comme il disait à chaque fois avec un sourire gourmand. Quand c'était à nous, un des enfants qu'il proposait ce rite, nous étions fiers et ravis. Sa peau était douce. Le bleu de ses yeux pétillait souvent. De ce regard émanait toute la bonté et l'empathie dont un homme est capable. Cet optimisme ne s'appliquait qu'aux autres pour qui il était toujours plein d'indulgence et de considération. Laïc virulent, il connaissait la Bible, le Talmud, le Coran et le Tao sur le bout des doigts. C'était un homme de foi, au sens vrai du terme. Sa culture nous paraissait infinie (sauf en musique où ses goûts et ses connaissances ne dépassaient que peu l'époque de Beethoven, avec quelques incursions dans l'opéra italien, et en art contemporain qu'il disait ne pas vouloir chercher à comprendre). Nombreux étaient ceux qui venaient l'écouter pérorer, lui demandant le plus souvent avis et conseils. Toute sa vie, il donna sans compter et se tua littéralement au service des autres. 

C'était médecin. Un vrai. Nous étions habitués depuis toujours à le voir s'absenter même les jours de fête et pendant les grands moments familiaux. A chaque fois un malade l'appelait en urgence où une famille démunie appelait son attention. « Ils ont bien plus besoin de moi que vous, qui m'avaient toujours à disposition » nous  disait-il en réponse à nos reproches. Combien de Noëls, d'anniversaires, de simples repas de famille se passèrent sans lui. Mais quand il était là, sa présence éclairait nos vies. A l'adolescence, son charisme, le plaisir qu'il avait de rencontre mes amis - et mes petites amies - m'agaçait prodigieusement. J'étais jaloux de sa faconde, de son ironie, de son aisance et je le traitais de cabotin. Je méprisais un peu son allure, ses discours, ses emportements. Il se moquait des apparences et en rajoutait souvent. Par contradiction je me drapais dans un conformisme outré. Tout était bon pour m'opposer à lui : face à ce père italien, méridional, je m'entichais de tout ce qui venait du Nord de l'Europe. Il avait été champion universitaire de natation, avait joué au rugby à Bègles et rêvait de yachting avec ses fils, je m'obstinais à manquer les cours d’éducation physique au lycée (sa bonté était telle qu'il me signa sans rechigner toutes mes dispenses de la 6e à la terminale...). Je prétendais détester monter à cheval alors que je ressentais depuis toujours une attirance profonde pour les chevaux et rêvait de promenades avec lui, de chasses et d'attelage... Bref, tout était bon pour le contredire et le défier...

Peu à peu, devenant homme à mon tour, je pensais en savoir autant que lui. Je passais mon temps à le juger. Je refusais aussi de voir qu'il était malade et que ses jours étaient comptés. J'avais presque vingt-cinq ans mais j'étais encore un enfant dans ma tête. Inconscient, je vivais avec tout l'égoïsme dont on est capable quand on grandit dans un milieu fortuné, avec une grande maison hors du temps, des domestiques... Il tenta souvent de me parler, de me ramener dans la réalité. Je croyais qu'il voulait m'empêcher de rêver.
 
Sa mort fut un révélateur. Le chagrin ne vint pas tout de suite. Il était depuis tellement longtemps absent. Il ne sortait plus de l'hôpital que pour quelques heures le weekend, et sa présence bouleversait le calme ordonnancement de nos jours. Quand il était à la maison, une angoisse terrible nous étreignait tous. Sur la maison auparavant joyeuse et bruyante flottait un sombre silence palpable comme un brouillard glacé. Nous reprenions enfin notre respiration quand, le lundi matin, il reprenait le chemin de l'hôpital.

Une semaine avant sa mort - j'allais fêter mon anniversaire - il insista pour que nous allions nous promener en voiture. Seuls, tous les deux. Il roula le long des quais de Bordeaux pour arrêter la voiture finalement à l'entrée des Bassins à flots. Il faisait doux, avec une petite brise parfumée qui donnait envie de prendre le large. Là, en marchant, il me parla. Pour la première fois, je n'étais plus à ses côtés le petit enfant qu'on protège de la vie : nous étions deux adultes, lui au terme de sa vie terrestre, moi son fils cadet, au seuil de tous les commencements. De tous les possibles. Je sentais son émotion. Elle me prenait peu à peu. Il savait sa fin proche. Je ne sentais rien qu'un malaise et la lourdeur de l'atmosphère à la maison. 
 
Longtemps je ne me suis plus souvenu des paroles qu'il m'adressa ce soir-là, face à la base sous-marine. Le lendemain, jour de mon anniversaire, il passa la soirée seul dans le grand salon, incapable de se lever. Surtout parce qu'il voulait cacher sa peine. Il savait que c'était notre dernière réunion de famille avec lui. Quand je suis allé le remercier pour les cadeaux, il m'a embrassé et nous nous sommes dit bonne nuit. C'était la dernière fois que je le voyais vivant. 

Une semaine après, il m'appela à son chevet. C'était le soir. J'avais du travail à finir pour la fac avant d'aller retrouver mes amis au cinéma. Je refusais d'accompagner ma mère et mon frère... On ne me fit aucun reproche mais je vois encore le sourire triste de ma mère et le regard désapprobateur de Madame B., sa secrétaire. Il mourut en milieu d'après-midi ce jour-là. C'était le 6 novembre 1980. 
 
Vers 17 heures, alors que nous allions prendre le thé dans le grand salon. Nous attendions des nouvelles. La secrétaire demanda à me passer une communication. Je pris le combiné. C'était mon oncle, le plus jeune frère de papa, au bout du fil. Sa voix tremblait. Elle était comme cassée. Je me souviens avoir respiré profondément en fermant les yeux. La nouvelle me transperça. Je sentis confusément qu'un monde s'écroulait soudain, là dans ce joli petit salon aux boiseries blanches et qu'en même temps il me fallait naître à la vie. Sa mort m'y aidait. Madame B. comprit en me voyant pâlir. Je m'entendis lui dire «mon père vient de mourir ». Elle fondit en larmes. Il y eut aussitôt une sorte de confusion dans le salon d'attente, le remplaçant sortit du cabinet suivie d'une patiente. Maria, notre bonne, se mit à sangloter.  «"Moussiou lou doutor est mort, moussiou lou doutor est mort»" répétait-elle écroulée sur une chaise, cramponnée à son tablier de taille en dentelle qu'elle portait pour le service. Dans sa douleur elle le déchira. J'avais presque envie de rire en la consolant. Je la revois quelques heures plus tard,  assise dans la grande cuisine en train de le recoudre, pleurant toujours. René, à l'autre bout de la table fumait une cigarette. Il se leva quand j'entrais dans la pièce et, les yeux rougis, il me prit dans ses ses bras sans un mot.Peu après ma mère rentrait de l'hôpital avec mon frère.Leurs yeux rougis et leur mine défaite parlaient pour eux. Je ne me souviens plus de rien après cet instant où je les vis pénétrer dans le salon d'attente...
 
Les jours qui suivirent passèrent comme un mauvais rêve. La maison ne désemplissait plus. Télégrammes et lettres s'entassaient sur le bureau de la secrétaire. Beaucoup de gens appelaient, on recevait des fleurs... Je mesurai combien il était aimé. Puis la vie reprit son cours. Les amis revinrent à la maison, je recommençais de sortir, abandonnant ma mère à sa tristesse résignée. Je redevenais une sorte de Peter Pan, toujours guilleret et superficiel. Je ne pensais presque plus à tout cela. Un soir pourtant, un mois après son enterrement, la réalité dans sa dureté allait m'éclater à la figure. j'étais dans mon lit. La maison était silencieuse. C'était l'heure où mon père, montant se coucher passait dans le couloir devant ma chambre. Comme un rite, chaque soir, je lui criais un «bonne nuit papa» auquel il répondait toujours de la même manière et au même endroit, juste derrière ma porte, en éteignant la lumière du couloir. Ce soir-là, je réalisais que jamais plus je n'entendrais ses pas sur le long tapis du couloir, que plus jamais le déclic du vieil interrupteur de faïence ne ferait le lien entre nos deux cœurs et je fondis en larmes, son image devant moi, imposante et rassurante, comme lorsque j'étais petit et que sa silhouette apparaissait dans l'encadrure de la porte et qu'il venait m'embrasser avant dormir...

Dans les mois qui suivirent, il fallut faire face à mille difficultés. Peu à peu la maison se vida. Le cabinet ferma faute d'un successeur. La grande tapisserie des Flandres de la salle à manger laissa la place un grand trou noir dans la boiserie d'acajou, des tableaux furent décrochés et vendus à leur tour. Nous nous préparions à quitter la grande maison du Pavé des Chartrons. Quelques mois plus tard, moi le jeune bourgeois snob et casanier, incapable de rien faire sans ma bande d'amis, je décidais de partir poursuivre mes études à Venise. 
 
Une phrase qu'il avait prononcé lors de notre ultime promenade m'était revenue soudain : « Surtout prends garde de ne choisir que le chemin dont tu as vraiment envie. Mais une fois engagé sur cette route, va jusqu'au bout, même si cela doit s'avérer difficile et douloureux. Il ne faut jamais renoncer à ce que l'on est. Cela nous fait souffrir et surtout cela fait souffrir les autres dont nous avons la responsabilité »... J'ai mis presque trente ans pour comprendre vraiment le sens de ses paroles et pour que je m'applique enfin à tenter de les mettre en pratique.

Il avait à peine 59 ans. J'aurai tant aimé mieux le connaître, mieux le comprendre, le soutenir parfois et lui dire combien je l'aimais et combien j'ai toujours été et suis plus que jamais fier de lui.
 
Parrocel, La Mort du vieux Tobie

 
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