04 août 2015

Lo spirito del viaggiatore (1) : Petits moments de paradis

à Alexandrine de Mun


Un proverbe ici dit que le voyageur qui passe par Venise, reste "trois jours ou trois ans"... Il n'en est pas toujours ainsi, loin s'en faut hélas. Mais il n'est pas besoin de rester longtemps pour s'imprégner de l'esprit comme de l'âme de cette ville unique, cité-civilisation, univers à part qui ne peut laisser quiconque indifférent. D’où l'idée qui vient de germer, au hasard de mes rencontres et des conversations avec les uns et les autres, d'une série de billets consacrés à l'art du voyage. Ce qui faisait dire à Henri de Régnier qu'on pouvait ou non être - ou devenir - "bon vénitien"... Mais l'esprit du voyageur (voyez combien cela sonne mieux en italien "lo Spirito del Viaggiatore"...) s'applique aussi dans tous les lieux de villégiature que nous choisissons ou qui s'imposent un jour à nous.

I zoga i fioi nel campo
no, no i me disturba
go imparà ad amor sto' ciasso
sto' rumor
fato de alegria"


"Les enfants qui jouent sur le campo/ne me dérangent vraiment pas/j'ai appris à aimer ce vacarme/tout rempli de joie" (traduction Tramezzinimag)
Ces vers, écrits en dialecte par l'éminent poète vénitien Mario Stefani, expriment avec simplicité et bonhommie une part de la réalité locale, casalinga, de cette vie vénitienne que le touriste souvent trop pressé, par habitude ou par économie, va le plus souvent ignorer. S'entasser comme des sardines dans une boîte de conserve sur les vaporeux qui parcourent le Canalazzo, se retrouver par milliers, suant et piétinant - ruminant aussi parfois - sur la Piazza, n'a rien de l'esprit du voyageur dont il est question ici. Au lieu de cela, celui qui s'installe sur un des bancs d'un campo comme celui de San Giacomo del'Orio, cherchant un peu de fraîcheur à l'ombre des arbres, trouvera vite ce que cet esprit veut dire... Il s'attardera et peu à peu l'atmosphère de l'endroit le pénètrera comme par enchantement. Il se surprendra à écouter les conversations des gens assis comme lui sur les bancs, il s'amusera des jeux criards des enfants qui jouent, suivra du regard la jolie fille qui traversera la place en compagnie de ragazzi très bronzés et musclés, jeunes coqs à l'allure trop affirmée pour être vraie. 


Un régal que ce spectacle, simple et gratuit qui enchantait déjà Goldoni et a nourri le poète dont les fenêtres donnaient sur ce campo. Ma grand-mère appelait cela des "moments de paradis"... Lo Spirito del Viaggiatore est fait tout d'abord de tels petits moments dont nous sommes les témoins sans l'avoir cherché.

24 mai 2015

Ces Français qui s'installent à Venise par Philippe Gallard

Invité de TraMeZziniMag, le journaliste Philippe Gallard de la rédaction du magazine Challenges qui sort ce jour un article sur les français qui franchissent le pas en s'installant à Venise :
Embarcadère sur le Grand Canal. © Réa / Challenges - 2015
Formalités, fiscalité, immeubles classés, inondations… Malgré la course d’obstacles pour s’installer dans la cité des Doges, de plus en plus de Français se jettent à l’eau.

On y est. Le camion chargé de meubles, de livres et de vaisselle s'annonce enfin à l'entrée du pont attachant Venise à la terre ferme. Nous l'attendons sur un topo, péniche étroite et colorée, le long du quai du Tronchetto voué aux accouplements camion-bateau. Premier transfert, du premier au second, doté d'un pont béant alors qu'il se met à pleuvoir. Les caisses de livres en carton, trempées, ne résisteront pas au second transfert, une demi-heure de voies d'eau plus loin. Au petit point de débarquement, le topo bouche l'étroit canal, il faut faire vite. Le beau canapé-lit de cuir blanc est à deux doigts de plonger dans l'eau saumâtre. Et c'est avec une charrette à bras qu'il faut enfin emporter le tout, en s'engouffrant au passage sous un sottoportego particulièrement bas, jusqu'à la porte de l'appartement. 

Cela se mérite, de vivre à Venise, d'y avoir un appartement, acheté ou loué, même occupé une partie de l'année, comme c'est souvent le cas. Pourtant, de plus en plus de Français se jettent à l'eau. Nous en avons identifié près d'une centaine, architectes, journalistes, galeristes, blogueurs, artistes ou hommes d'affaires. De plus en plus de retraités aussi. Ils et elles partagent une passion pour la cité des Doges, malgré ses chausse-trapes. "Ne jamais oublier que Venise est tout ce qui reste de Byzance", avait prévenu un prédécesseur de Jérôme-François Zieseniss à la tête du Comité français pour la sauvegarde de Venise. 

Pour trouver son nid ou ses fournisseurs, il y a déjà le casse-tête de l'adresse : un nom de quartier plus un numero civico de un à quatre chiffres, à la distribution obscure. Rarement précisés, les noms de rue affichés sur les nizioleti – "petits linceuls" en vénitien, car lettres noires et liséré noir sur fond livide – sont en pur vénitien, langue souvent utilisée pour dérouter l'intrus, Italien inclus. Si vous voulez conduire un bateau, ce qui va un peu de soi, il vous faudra connaître à la fois le plan des rues et le plan des canaux, avec leurs panneaux et règles. Savez-vous de quel côté on doit, ou non, dépasser une gondole en bateau à moteur ?

Il faut se familiariser avec les cotes de marée, leurs heures, guetter les sirènes d’alerte ou l’application spécialisée de son smartphone. Ordures non ramassées ce matin ? Les bateaux-bennes n’ont pu passer sous les ponts, ou, plus rare, se sont échoués. Certaines lignes de vaporetto vont donc être détournées. Tiens, encore un poisson mort trouvé dans la cour. Les rayons de l’épicier seront inondés, on va mettre les cuissardes pour les courses… "La Fenice est le seul Opéra où je n’ai aucune honte à entrer en bottes de caoutchouc", relève le journaliste-écrivain Gabriel Milesi. 

"Et puis Venise est la seule ville où on ne te demande pas ce que tu fais en ce moment", se réjouit Michel Thoulouze, un ancien baroudeur des JT puis des chaînes à péage, installé au bord du potager de Venise, Sant’ Erasmo. Pourtant il ne chôme pas. En dix ans, il a recréé un vignoble qui existait jadis sur cette île vénitienne. Il a réussi à placer quelques-unes de ses 15.000 bouteilles d’orto veneto dans les meilleurs restaurants de Paris et de Venise, ou au Bon Marché. "Quand tu t’installes à Venise, tu es certain d’avoir beaucoup de visites : famille ou conseillers viennent sans rechigner, même en hiver. Il y a des vols directs de cinq villes de province (six l’été), et trois ou quatre compagnies concurrentes sur Paris-Venise." Sur son île agreste et peu peuplée, il dispose d’un service de vaporetto toute la nuit, tout le jour, d’un panorama unique, l’hiver, il baigne dans la culture et, l’été, il se baigne tout court, le Lido devenant alors une plage fréquentée. 

Et il fait des émules : la famille Tarbouriech de l’étang de Thau négocie avec les autorités vénitiennes une concession d’élevage d’huîtres dans la lagune. Il affirme avoir entendu baptiser "rue des Français" une calle de Burano, l’île multicolore, où Philippe Starck a acquis au moins deux maisons de pêcheurs, pas loin de son maître verrier habituel, Aristide Najean, un Français de Murano. 

Tout n’est pas facile pour autant. Même une location d’un mois doit être enregistrée, le nouveau venu doit absolument obtenir un codice fiscale qui sera son sésame. Les arcanes du fisc italien sont tels – il faut traquer la sortie de l’impôt local IMU sans cesse changeant – qu’on en vient vite à s’assurer les services d’un expert-comptable local. Il faut apprendre à échapper aux tarifs extravagants imposés aux touristes d’un jour : cartes Venezia Unica pour payer cinq fois moins cher le vaporetto, Muve pour entrer dans dix musei civici et Chorus dans quinze églises, ainsi que le sconto veneziano (30 à 50% de rabais dans les restaurants et certains magasins).

Mais c’est quand on songe travaux que cela s’aggrave et qu’il faut recourir à un architecte du cru. S’entendre avec les voisins pour le toit ou les murs ? Il y a rarement une co-propriété organisée. "Et les copropriétaires, il faut les trouver : avec le temps, ils sont souvent dispersés en Italie ou dans le monde, faits de familles éclatées, voire divisées", explique Giorgio Cichellero, expert-comptable bien implanté. Une fois cerné, le propriétaire vénitien, qui aura le plus souvent omis d’assurer son logis, tendra à vous décourager : "Une maison debout depuis six siècles peut bien continuer comme ça, no ?"…

Enfin et surtout, les travaux doivent être autorisés. "Tout Venise est classé vincolato. Un cran encore au-dessus, votre maison ou palais peut être notificato, c’est-à-dire expressément listé “intouchable” par la Surintendance à l’architecture, qui peut y intervenir directement", explique Gabriel Milesi, au bel appartement notificato. Et puis pas question de creuser le moindre trou sans la présence d’un archéologue. "Il y a surtout trop de textes accumulés, qui laissent la porte ouverte à trop d’interprétations : difficile d’établir ce qui est permis", constate Piero Vespignani, architecte vénitien.
Cela vaut aussi pour les constructions "modernes" si leur aménagement – y compris intérieur – est jugé typique de l’époque. C’est ainsi qu’un financier français, Claude Buchert, a acheté récemment un grand pan de la maison de Titien, largement refaite au xixe siècle. Il voulait lui rendre son visage initial sur la foi de croquis datant de Titien : refusé. Il faut la garder dans son jus xixe, a tranché la Surintendance. Claude Buchert la revend.

Les Français jouent un rôle non négligeable dans la sauvegarde de la ville. Vieux de presque un demi-siècle, le Comité français est justement en train de restaurer les dix-sept pièces de cette véritable encyclopédie de l’art décoratif vénitien du xixe qu’est le palais royal de la place Saint-Marc. Sous son égide, une bande de jeunes diplômés d’HEC et d’X s’est cotisée pour financer le nettoyage des vrais chevaux de Saint-Marc, ceux qui sont à l’abri dans le musée de la basilique, vestige majeur de Byzance. . Son président, Jérôme-François Zieseniss, vit depuis plus de vingt ans à Venise face à l’église San Sebastiano tapissée de peintures de Véronèse. Heureux, le président. Il résume : "Vie de ville de province dans une capitale artistique, maison de ville avec, d’un côté, un grand jardin, donc maison de campagne, et, de l’autre côté, un bateau, donc maison de bord de mer."

A son conseil d’administration siègent, entre autres, l’avocate Agnès Schweitzer, femme de Louis, et Chantal Mérieux, épouse d’Alain, deux couples assidus – et locataires – à Venise. Le docteur Nicole Bru, ancienne présidente des Laboratoires Upsa, a restauré le casino Zane, voué à la musique, pour y faire vivre un centre de la musique romantique française. L’architecte Jean-Michel Wilmotte vient régulièrement hanter sa fondation, ouverte près de la géante Misericordia. Et personne n’a oublié les travaux du Palazzo Grassi et de la Dogana de François Pinault.

Plus modestement, l’Alliance française, installée dans l’adorable petit ridotto Venier, s’efforce, dans un grand dénuement d’argent public, de jouer son rôle de pont et de point de ralliement culturels. Sa directrice, Marie-Christine Jamet, est depuis trente ans à Venise. "Une ville à dimension humaine, vante-t-elle. Se déplacer toujours à pied crée des relations très faciles, car on se croise sans cesse." "Les mots-clés de la vie à Venise ? Calme, beauté, non-agressivité, communication", confirme Dominique Pinchi, le libraire français de San Zanipolo, artiste aussi, trente-huit ans de lagune.

Quand il ne lit ou ne vend pas, il va ramer debout à la vénitienne sur un sandalo. Il y a beaucoup de loisirs possibles à Venise. Outre le bateau ou la plage, le vélo dans les îles de la lagune sud, jusqu’à Chioggia, ou dans les charmants marais de la lagune nord. Les stations des Dolomites sont à portée de main. Dix villes d’art italiennes sont visitables dans la journée en train. Et les enfants ? Pas d’école française officielle, mais une petite association de parents a créé Les Loustics de la lagune, où on complète l’école italienne avec des cours de français.

Le regret unanime, c’est l’ensevelissement rapide du commerce utile sous le futile touristique, aggravé par la dépopulation de Venise. "On ne peut plus songer à un sauvetage par un retour de gens du Veneto à Venise, juge Piero Vespignani. Seul un Venise ouvert à des créatifs et des passionnés venus de partout pourra retrouver une nouvelle vie." Et Venise a de quoi les attirer. La cité des Doges n’est pas près d’être engloutie. 
Philippe Gallard

04 mai 2015

Le duc et la duchesse de Kent sont à Venise


Élégants, heureux, attentionnés l'un pour l'autre, la main dans la main, c'est l'image que les vénitiens garderont de Son Altesse Royale le Prince Michael de Kent et de son épouse la Princesse Maria Cristina qui sont depuis hier à Venise. Partis de Budapest hier dans la matinée, le couple princier a voyagé avec le Golden Eagle Danube Express, un train de luxe nouvellement remis en fonction. Ils sont arrivés  dans la matinée après une étape sur le Lac Balaton, à Keszthelyoù ils ont passé la journée d'hier.

Lors du voyage en train, le cousin germain de la reine Elizabeth II a expliqué aux journalistes accrédités : "C'est vraiment une expérience totale que ce voyage en train. L'atmosphère, le bruit, la traversée des pays... C'est une occasion unique de jeter des ponts entre différentes cultures et de créer des liens entre les gens." À bord du train, ils ont reçu les compliments d'usage pour la naissance de la Royal Baby Girl, le deuxième enfant de LLAARR le prince William et la princesse Katherine. "Une petite fille est arrivée ! - s'exclamèrent-ils, "Nous avons appris la nouvelle pendant notre voyage. De loin, nous participons à la joie des parents et de toute la famille."

À Venise, le prince et la princesse visiteront la 56e Biennale d'art contemporain et participeront à une réunion du Venetian Heritage (organisation américaine à but non lucratif avec des bureaux à New York et Venise et qui fait partie du programme Unesco-Private Comities pour la sauvegarde de Venise).  La princesse qui est membre du Comité international, a conclu avec un grand sourire: "C'est une joie d'être ici. Nous aimons Venise, nous la soutenons et la considérons comme notre deuxième maison !"
Nadia De Lazzari
envoyé  par courriel

09 février 2015

Récemment retrouvé dans le Ghetto de Venise, un trésor bientôt exposé à Paris


..En septembre 1943, deux responsables des services religieux de deux synagogues du ghetto de Venise, l'espagnole et la levantine, avisé de l'arrivée imminente des nazis dans la ville, décidèrent de cacher de précieux objets de culte, trésors d'orfèvrerie que les allemands auraient certainement volé. Mis à part quelques exactions superficielles, les synagogues vénitiennes furent épargnées par la barbarie des nazis. Leur façade sobre les faisant rassembler à des immeubles d'habitation ou à des palais, elles échappèrent à la destruction.  On oublia pendant de nombreuses années les objets cachés. D'autant que les deux hommes ne revinrent jamais des camps d'extermination où ils furent déportés, comme la plus grande partie de la communauté juive de Venise. C'est très récemment, à la faveur de la restauration de la synagogue espagnole, que les objets soustraits au pillage, ont été redécouverts.

..Ce trésor d'orfèvrerie liturgique, pour l'essentiel en argent, compte des objets rituels traditionnels : des couronnes de torah, des ornements de bâtons de torah, des mains de lectures, des boîtes à aromates, des lampes de Hanoukkah (la fête des Lumières), des lampes de synagogue, des coffrets de torah, des plats, un bassin et une aiguière. Tous sont d'un grand raffinement et le travail de chaque pièce est de toute beauté. Ils portent la signature des meilleurs orfèvres vénitiens du XVIIe au XIXe siècle, parmi lesquels Antonio Montin et Giovanni Fantini. Magnifiquement ornés et extraordinairement ciselés, ces pièces attestent du raffinement et de la diversité culturelle du judaïsme vénitien. Fortement corrodés, ils ont fait l'objet d'une longue restauration qui leur a rendu leur splendeur d'origine. Les contempler plonge le visiteur dans le passé flamboyant de la Sérénissime.

..Institué il y a près de 500 ans, plus exactement le 29 mars 1516, le ghetto de Venise fut le premier d'Europe. Tout le monde sait que ce nom,qui prendra au fil des siècles une connotation terriblement négative et douloureuse, provient du terme vénitien, geto qui signifie fonderie. Conçu à l'emplacement d'une fonderie, comme un espace de ségrégation voulu par le gouvernement de la République et son Inquisition, mais aussi par les juifs eux-mêmes pour préserver leurs traditions et éviter les mariages mixtes, il était fermé la nuit, et des équipes de vigiles juifs en surveillaient les alentours. Il devint en quelques années le berceau d'une importante et riche communauté de juifs originaires d'Italie,qui attira de nombreux juifs des pays germaniques, du Levant et d'Espagne. Son cosmopolitisme et la prospérité de ses habitants en ont fait un creuset culturel original dont la renommée dépassa les frontières de la république de Venise. C'est résumer d'une manière par trop simpliste ce que furent les liens d'amour et de haine qui liait la république à la communauté juive.



Les objets du trésor du ghetto de Venise seront présentés à Paris dans les salles italiennes du MAHJ,où ils font écho à un ensemble d’œuvres de très grande qualité témoignant de la continuité du judaïsme italien du Moyen Âge à nos jours. Cette exposition itinérante est organisée en partenariat avec Venetian Heritage, fondation pour la sauvegarde du patrimoine de Venise, et la Maison Vhernie, les mécènes, avec la communauté juive de Venise. Elle sera ouverte au public du 13 mai au 13 septembre 2015.

Hôtel de Saint-Aignan,
à 300m du Centre Pompidou
71, rue du Temple, 75003 Paris
Tél. : 01 53 01 86 60
Métro : Rambuteau ou Hôtel de Ville

29 décembre 2014

Réflexions sur l'art

..On a souvent "prétendu que l'Italie de la renaissance était dominée par l'idée d'art. C'est une confusion : ce qu'on appelle ici art n'a rien à voir avec les Beaux-Arts. C'est en réalité le triomphe de la logique, la perfection, raisonnée en toutes ses parties, qu'un souverain donne à l’organisation de ses états... Bref, l'idéal propre à tous les ouvriers de la pensée."  

..C'est avec ces quelques mots lus d'un ouvrage de Müntz, qu'un de mes maîtres me fit comprendre pourquoi la Renaissance a tant tardé à s'introduire à Venise et pourquoi Venise n'apparait pas aux yeux des historiens comme un lieu moteur et innovateur dans la création artistique de cette période extraordinairement féconde partout en Italie. Le doge avait bourse et poings liés par le Sénat qui, par sa nature et ses fonctions, restait dans tous les domaines autres que ceux qui pouvaient contribuer à la protection des acquis de la république, de son pouvoir, son influence et de sa fortune, très conservateur et frileux. Le système politique de la Sérénissime évitât la dictature et permit aux vénitiens une certaine liberté enviable à l'époque, mais freina beaucoup les inventions de l'art. L'inquisition veillait aussi. Pourtant, avec les échanges commerciaux et l'importance de l'activité portuaire, Venise voyait passer du monde et parmi eux des savants et des artistes dont les idées et les innovations forcément essaimaient les esprits. C'est ainsi qu'on ne peut imaginer le passage à Venise de Leonardo da Vinci sans qu'ait eu lieu un échange de nature philosophique, scientifique ou artistique avec ceux qu'il a pu rencontrer pendant son séjour.

..C'était en mars 1500. Le XVIe siècle n'avait pas trois mois. On sait qu'il était chez le célèbre luthier Gugnasco, derrière San Zaccaria, à qui il montra le portrait au fusain qu'il venait de réaliser d'Isabelle d'Este (cf Tramezzinimag, billet du 24/3/2007). La tradition voudrait que les plans et dessins des navires amphibie, ancêtres des sous-marins, aient été dessinés pendant son séjour. On sait qu'il rencontra des esprits brillants et cultivés et sa renommée lui aura forcément fait prendre contact avec les plus grands artistes vénitiens... Que n'avons-nous pas de témoignages vidéo ou simplement sonores de cette période... Si seulement cela avait existé alors, quelle richesse pour nous... Nous saurions ce qui fut dit, la nature des échanges chez les uns ou chez les autres et qui forcément contribuèrent à l'évolution des idées, la modernité entrant comme un courant d'air dans les palais comme dans les esprits vénitiens.
 
 
..Mais qu'importe les hommes, ce qui compte avant tout, c'est l’œuvre d 'art elle-même et la personnalité de son auteur n'intéresse que dans la mesure où elle permet d'expliquer la genèse et l'esprit de cette œuvre. Ne fait-on pas de nos jours trop cas de l'auteur de l’œuvre, glosant sur le pourquoi du comment ? Mais l'artiste est avant tout l"intermédiaire qui transforme une intuition, une idée, un ressenti en son expression visible et accessible à tous... Un besogneux doué d'une intuition et naturellement d'un savoir-faire du même type finalement que celui du boulanger ou de l'ébéniste... Saviez-vous que pour les grecs, le mot qui servait à désigner un sculpteur servait aussi pour définir un simple fabricant d'assiettes ? 
 
 
..Mais le sujet mériterait bien des développements qui ne peuvent trouver leur place sur un blog. Nos temps sont au court, au rapide, au pré-digéré. Un critique n'a-t-il pas écrit il y a quelques années, au sujet des billets de ce blog, qu'ils étaient trop longs et trop sophistiqués. J'ai pris cela comme un compliment... Encore une autre histoire... Bonne dernière semaine de l'année à mes lecteurs!

24 décembre 2014

13 décembre, Sainte Lucie, la fête qui nous porte vers Noël

Dans un monde de plus en plus chamboulé par la mondialisation, la libre circulation, physique ou virtuelle des êtres, des marchandises et des idées, certaines traditions périclitent ou du moins perdent du sens. Manque général de culture ? Perte de repères traditionnels ? Rythmes de vie qui ne laissent plus de place aux rites ? Désacralisation des fêtes et des traditions liées à la spiritualité ? Matérialisme  déchaîné de nos sociétés ultra-libérales et repues ? 
.
Certainement un peu de tout cela. Mais avant tout, selon moi, par l'étouffement de l'esprit d'enfance. En ce temps de Noël, on voudrait nous faire assimiler cette attitude mentale à un simple appétit matériel pour les belles et bonnes choses qui nous attendent sur la table des fêtes et sous le sapin dressé dans le salon. L'esprit d'enfance, c'est autre chose. C'est l'émerveillement devant le mystère de l'incarnation, l'impossibilité de comprendre comment ce qui s'est passé il y a plus de deux mille ans en Judée a pu avoir lieu et comment deux mille ans après on en parle encore. C'est la joie des petits devant la crèche où bientôt l'enfant-roi se trouvera entre le bœuf et l'âne, entre Marie et Joseph, devant les bergers émerveillés... C'est la joie de la lumière, vieille tradition qui remonte à des temps bien plus anciens que les temps de la Bible... C'est ainsi que l'on fête la Lumière aujourd’hui, à travers le monde. 
 .
Et cette fête est personnalisée un peu partout dans le monde par Sainte Lucie,  martyre de Syracuse, dont le corps repose depuis des siècles dans une chapelle de l'église San Geremia, près du palazzo Labia, au bord du Canalazzo. Sa fête marque, avec l'Avent le début du temps de Noël. Traditionnellement importante dans toute la Chrétienté occidentale, elle est aujourd'hui surtout célébrée en Scandinavie et plus particulièrement, en Suède, au Danemark, en Norvège, en Islande et en Finlande. Mais on la célèbre aussi ailleurs, notamment en Croatie et bien sûr en Italie. Lucie, cela vient du latin Lux, qui veut dire lumière. N'est-elle pas la patronne des opticiens et des ophtalmologues ? A Venise sa momie est entourée d’ex-votos représentant des lunettes ou des yeux, vieille tradition que pratiquaient déjà les romains...

Sainte Lucie est très populaire parmi les enfants du nord-est de l'Italie, surtout dans les environs de Bergame, à Brescia, Crémone, Mantoue et en Émilie-Romagne, tradition encore très suivie à Parme et à Plaisance. En Vénétie, c'est à Vérone que la tradition persiste. Les enfants lui écrivent pour dire combien ils ont été sages et doivent donner ce qu'ils ont sous la main à manger, pour elle comme pour l'âne qui l'accompagne et transporte les cadeaux tant attendus... La fête de Sainte Lucie est à rapprocher de la Hannuka juive, et l'évolution de notre calendrier la situe aux alentours du solstice d'hiver quand elle devait coïncider avec. Et cette année, la fête prendra un tour un peu particulier puisque les reliques de la sainte retournent dès demain et pour le reste du mois de décembre à Syracuse, la ville où elle est née et dont elle est la patronne. De nombreuses manifestations sont prévues pour ce retour très attendu par la population.


On peut sourire sur les manifestations de la piété populaire, liée depuis toujours à des croyances bien éloignées de l’Écriture mais tellement nécessaires à la cohésion sociale et à la paix des cœurs. Cette dévotion pour les saints a permis, d'enrichir les arts depuis des siècles, en offrant au monde de nombreux chefs-d’œuvre qui forment aujourd'hui des trésors pour l'humanité toute entière. Sans la vie des saints et les épisodes de l’Évangile, que serait l'art après tout ?

Puisque nous évoquons les arts, parlons musique... Vous connaissez peut-être la très belle canzone, interprétée ici par Lucio Dalla et son créateur, Francesco De Gregori. Un moment d'émotion pour ceux qui ont grandi avec ces deux voix :


"Santa Lucia, il violino dei poveri è una barca sfondata
e un ragazzino al secondo piano che canta, ride e stona perchè vada lontano, 
fa che gli sia dolce anche la pioggia delle scarpe,
anche la solitudine."
D'autres images et d'autres détails intéressants chez notre ami Fausto Maroder de l'Alloggi Barbaria, ICI. "Buona Santa Lucia a tutti, a Venezia come a verona, Brescia, Trento e Siracusa !"

08 décembre 2014

Petits vénitiens, été de la saint Martin.


Quand dehors, le froid se répand et qu'il faut allumer les lampes

Quand dehors, le froid se répand et qu'il faut allumer les lampes, le bonheur est grand de pouvoir se lover dans un fauteuil confortable, près d'un feu de bois, une tasse de thé bouillant à portée et des livres. L'hiver est la saison de l'introspection et le retour sur soi trouve son compte dans ce ralentissement des mouvements et de la pensée. Remettre une bûche dans l'âtre, attiser les braises. Tirer une bouffée de la vieille pipe et mettre de la musique. Belle expression qui me fait sourire à chaque fois que je l'emploie. «Je mets mes chaussures» crie le loup de la comptine aux enfants délicieusement effrayés. Moi, «je mets de la musique» et mon corps se détend d'avance comme par enchantement. C'est peut-être cela la Joie dont parlent les bouddhistes, comme un remède à notre incomplétude. L'ego laissé à ceux qui dehors continuent de courir, la tendance de mon cœur est toujours à la à la méditation. Un paisible retour sur soi et le thé qui fume dans la tasse.De la lecture aussi.
Aujourd'hui, ce seront Les Cantos du grand Ezra Pound. Le livre posé sur un bras du fauteuil semble retenu par le chat qui ronronne en somnolant sur une page trop compliquée pour sa simplicité de chat. Et cette belle prière magnifiée par Mozart dans un offertoire composé en 1775, ce «Sub Tuum Praesidium» que j'ai eu le bonheur d'entendre chanté par Max Emmanuel Cencik, alors jeune soprano soliste des petits chanteurs de Vienne, et dont j'ai retrouvé récemment des images.
 


Bien que je l'aie certainement croisé à Venise, je ne me souviens pas d'Ezra Pound disparu en 1972. En revanche le souvenir de mes rencontres avec Olga Rudge est très présent dans ma mémoire. C'est à Dachine Rainer que je dois d'avoir pu pénétrer dans la petite maison du poète. A ce que j'ai vu et entendu, se mêlent les propos et les explications volubiles de la dame américaine très proche du couple Pound-Rudge, qui a beaucoup échangé avec l'auteur des Cantos (Elle le fit libérer de l'hôpital psychiatrique où le gouvernement américain l'avait fait interner après son procès, un peu dans l'espoir de s'en débarrasser). La lecture des Cantos est un moment important pour l'amoureux des mots. Comme devrait l'être la découverte de Ulysse de James Joyce ou des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar.

07 décembre 2014

Des milliers de gondoliers


Philippe de Commynes raconte dans sa chronique qu'il y avait lors de son séjour à Venise environ trente mille gondoles. C'était l'époque des galères et autres embarcations à rames, ce qui donnait aux hommes des milieux pauvres de la République de nombreuses possibilités : bon nombre de vénitiens exerçaient ainsi le métier de rameur ou de gondolier.
La profession était héréditaire et tenue en grand honneur parmi les classes populaires. On la considérait comme l'école et la retraite de la puissante marine vénitienne dont les exploits permirent de baptiser la république de Saint-Marc, la Dominante. 

Une très grande variété de costumes se montrait chez les gondoliers. Il y avait ceux qui étaient au service d'une riche famille. En général, ils opéraient par deux, comme le montrent gravures et peintures, contrairement aux barques publiques, qui n'avaient qu'un rameur. La livrée des gondoliers des puissantes maisons patriciennes fut longtemps riche et élégante, du moins pour le goût de l'époque. Le Sénat ayant décidé un jour de mettre un terme à la surenchère qui poussait les plus riches vénitiens à faire décorer somptueusement leurs gondoles, ces tenues devinrent le seul débordement autorisé d'extravagance. Les nouveaux riches, et cela est de tout temps, aiment à faire la roue...
Ceux qui exerçaient la même profession sans pour autant appartenir aux grandes maisons, qui louaient leur service à la course, ou à la journée formait deux catégories qui se distinguaient par la couleur de leur vareuse : les Nicolotti étaient vêtus de couleurs sombre, marron ou noir et les Castellani de rouge. Leurs noms proviennent des quartiers de la ville où ils résidaient, les premiers de la rive droite et les autres de la rive gauche du Canalazzo. ..C'est de leur rivalité, qui remonte aux premiers temps de la République, qu'est née cette opposition qui perdura jusqu'au milieu du XIXe siècle et que des artistes ont immortalisé dans leurs peintures (Cf. les scènes de la vie vénitienne de Giuseppe Bella à la Querini-Stampalia). 

La lutte était permanente entre ces deux factions et il était parfois dangereux d'être passager d'une gondole de l'une ou l'autre des factions car les gondoliers n'hésitaient pas à faire chavirer leur adversaire pour peu qu'une vendetta personnelle s'ajoute à la traditionnelle animosité. On trouve dans les archives de la République, plusieurs mains courantes racontant des scènes qui pourraient faire rire si certaines ne s'étaient pas soldées par la noyade d'innocents passagers. Le Sénat mit un terme à ces exactions selon ses usages : coupables démembrés et décapités ou pendus, gondoles brûlées et familles bannies selon la gravité de l'affaire et le rang des victimes.

La gravure du peintre et illustrateur français Stéphane Baron (183-1921) montre assez fidèlement ces tenues qu'on a peine à imaginer aujourd'hui. Les deux figures du milieu (n° 3 et 4) sont tirées des illustration du fameux ouvrage de Ludovico Menin, Il Costume di tutte le Nazioni e di tutti i Tempi descritto ed illustrato, paru à Padoue en 1833. 

Les deux gondoliers sont en tenue ordinaire. Nous sommes au XVe siècle. Ils portent chacun un bonnet enveloppant toute la tête. le premier est vêtu d'un surcot vert orné d'un capuchon en drap rouge foncé. ceinture et sacoche de cuir et poignard. Chausses de couleur foncée et souliers de cuir souple. Le second, porte en plus du bonnet, une jugulaire terminée en pointes avec des glands et deux plumes sur le côté. Il a un corselet de cuir cintré à la taille par une ceinture. ses chausses sont de deux couleurs, blanche sur la partie antérieure des jambes et rouges sur la partie postérieure.

Lorsqu'il y a deux gondoliers, celui qui se trouve à la proue appuie sa rame sur le tranchant d'une pièce de bois placée sur le côté gauche, plus haute que le bord de l'embarcation et échancrée en pour y loger le manche de la rame. La gravure le montre bien avec cette poésie propre aux descriptions des choses réelles du quotidien de l'école vénitienne. Le deuxième gondolier se tient debout sur la poupe afin de voir la proue au-dessus du felze, la partie couverte de la gondole, appelée aussi la caponera puisqu'elle était faite d'une armature de bois tendue d'une bâche de toile enduite ou de cuir noir, où s'installaient les passagers à l'abri du vent et de la pluie mais aussi des indiscrétions. Le second gondolier rame du côté droit, établissant ainsi un savant équilibre qui permet à la barque de glisser littéralement sur l'eau sans aucun a-coup.

Que dire d'autre sur les gondoles et les gondoliers ? Que le fer en croissant à sept dents n'apparait qu'au XVIe siècle et que personne n'est vraiment d'accord sur sa signification. Dans les anciennes gondoles comme celle qui se trouve représentée dans l'illustration ci-dessus, un petit tapis blanc est attaché à la proue par deux cordons de passementerie et couvre tout le fond du bateau.

Les numéros 1, 2, 5 et 6 présentent des exemplaires de costumes d'apparat. Les lecteurs de Tramezzinimag auront reconnu des figures peintes par Carpaccio dans le cycle de Sainte Ursule entre autres, conservé à l'Accademia. Le premier porte ce qui semble être une livrée. C'est un nègre comme on disait couramment avant que les mots soient considérés comme porteurs de discrimination et connotés comme jargonnent aujourd'hui nos élites . Il y en avait fréquemment au service des familles patriciennes de l'époque comme il y en aura un peu plus tard dans les cours européennes et ce jusqu'aux quinze premières années du XIXe siècle.

Pour les amateurs de costume - et ils sont nombreux depuis que le travestissement du carnaval occupe de nouveau de nombreuses personnes avec la réinvention du carnaval dans les années 80 - le nègre porte un bonnet rouge, certainement de velours de soie, une cotte de satin. Le pourpoint est en velours rehaussé de parements de soie jaune. Les brassards sont de la même couleur que le pourpoint. On voit les manches de la chemise qui bouillonnent. A cela s'ajoute une ceinture de cuir, des hauts-de-chausses de velours et des bas-de-chausses de soie bariolée. Ce bariolage dont la mode venait de l'Europe du Nord (on en retrouve de nombreuses illustrations dans la peinture allemande de l'époque) n'était pas le fait d'un tissu polychrome mais de la juxtaposition de bandes de drap de différentes couleurs. On notera le raffinement de la tenue qui se complète par les chaussures de même nuance que le bonnet le pourpoint. le gondolier de la figure n°2 porte une bien belle plume rouge sur son bonnet. . Son pourpoint de satin dont les ouvertures traversées par des aiguillettes, laissent apparaître le bouffant d'une ample chemise pour faciliter les gestes du rameur. Hauts-de-chausses rayé rouge. Qui saura jamais à quelle famille cet homme appartenait  et que fut son histoire ? Encore un berretino rouge pour le gondolier de la figure n°5. 


Mais revenons au mode de vogare. Le gondolier de poupe ne godille pas comme on le lit trop souvent dans des descriptions profanes. Contrairement au rameur de proue qui imprime  à son aviron un mouvement en huit ou plus précisément qui dessine une queue de poisson comme en font les enfants pour le 1er avril (ce que fait le gondolier aux longs cheveux de la figure n°5), le rameur de poppa pagaye littéralement, c'est à dire que son aviron lui sert simultanément de rame pour faire avancer la gondole et de gouvernail pour la diriger.On voit bien ici la forme caractéristique en bois sur laquelle le gondolier appuie sa rame.

Un dernier mot sur le costume en usage aujourd'hui. Bien que tellement habituel à nos yeux, il ne date que de quelques dizaines d'années. Longtemps les gondoliers des grandes maisons portaient la livrée de leurs maîtres comme tous les autres domestiques. Les gondoliers des services da parada (comme le Traghetto qui existe encore aujourd'hui) louant leurs services comme le fait un taxi de nos jours, portaient des vêtements chauds et pratiques pour ramer. Vêtus de blanc pour les grandes occasions, ils étaient le plus souvent vêtus de marinières sombres. Ils ne portaient pas encore ce rayé, devenu partout le symbole de la navigation à la rame, ni ce canotier de paille avec ruban de couleur. Ils avaient de grands chapeaux, parfois des feutres mous. Du temps de la Sérénissime, le bonnet des gondoliers ressemblait à celui des marins de partout. Aux pieds, ils chassaient la friulana, cette sandale très souple devenue un objet de luxe très recherché par les élégantes.



11 juillet 2014

l'écrivain Roberto Ferrucci : Venise va s'auto-détruire...



Auteur de "Ça change quoi" (Le Seuil) et de "Sentiments subversifs", le vénitien Roberto Ferrucci scrute et combat la folie des paquebots de croisière dans la lagune. Il s'exprimait récemment dans les colonnes de l'Humanité dans uin texte flamboyant repris aussitôt par Mediapart et que Tramezzinimag a l'honneur et le plaisir de reproduire pour ses lecteurs. Où comment les mastodontes flottants du capitalisme mondialisé détruisent un joyau de l'humanité :

Il y a quelques jours, ici, en France, on m’a demandé si, dans cinquante ans, Venise serait vraiment submergée, engloutie par les eaux. J’ai souri, j’ai répondu non, je ne crois pas, et puis, quand même, je me suis demandé ce qu’il en serait de ma ville si, pendant cinq décennies de plus, les bateaux de croisière continuaient d’entrer dans la lagune, toujours plus grands et toujours plus nombreux, comme cela arrive régulièrement d’une année à l’autre. Presque un million de tonnes par jour qui se tiennent sur l’équilibre précaire des eaux lagunaires. Tout le monde connaît le problème désormais, et tout le monde – en dehors de Venise – s’étonne qu’il n’ait pas encore été résolu. Que l’on n’ait pas encore simplement interdit aux mastodontes d’entrer dans les eaux fragiles de la lagune. Parce que la lagune n’est pas la mer. Tous s’en étonnent, en dehors de Venise. Beaucoup moins dans la ville elle-même, parce que la majorité écrasante des Vénitiens qui sont restés dans le centre historique les veulent, ces navires, " ‘e porta schei ", disent-ils en dialecte, ils rapportent du fric. Parce que les rares Vénitiens restés là sont ceux qui s’en foutent de la protéger, de la préserver, cette ville qui leur a été prêtée et que, c’est certain, nous laisserons bien dégradée aux générations futures. Ce sont les Vénitiens prêts à tout. Ce sont les pires ennemis de la ville, comme a pu dire Massimo Cacciari quand il était maire.
Mais voilà, ces derniers mois, on a l’air de s’approcher de la solution. À chaque occasion, quelqu’un dit toujours que la prochaine sera la bonne, qu’elle sera décisive, que cette folie des paquebots dans la lagune va être réglée très vite. Puis l’étape arrive, et décisive, elle ne l’est jamais. Il n’y a qu’à voir cette rencontre, début mai à Rome, avec les élus locaux, la capitainerie du port de Venise et le gouvernement. Ça devait être le jour de la décision, prise en personne par Matteo Renzi, le président du Conseil, qui n’est même pas venu finalement, remplacé par un sous-secrétaire d’État. Tout a été renvoyé à la fin mai, et maintenant à la fin juin, et à ce moment-là, le gouvernement le promet, une décision évidemment définitive sera prise. On devrait choisir entre sept options, et si jamais une décision était prise, on peut parier que c’est celle des autorités portuaires qui sera retenue, avec le creusement dévastateur d’un nouveau canal, un chantier d’une durée de quatre ans, affirment-elles, qui coûtera très cher, avec des délais qui ne seront pas respectés, et qui détruira l’écosystème de la lagune comme le font les bateaux qui y passent. Ces renvois à plus tard sont terriblement italiens, utilisés avec la certitude qu’au bout du compte, nous nous résignerons et que tout restera comme aujourd’hui.
Gare à ceux 
qui touchent aux intérêts 
du lobby des croisières !
Pourtant la décision définitive existe déjà, elle a été prise par le gouvernement de Mario Monti, juste après le naufrage du Costa Concordia à côté de l’île de Giglio. Le décret Clini-Passera interdisait l’entrée dans la lagune à tous les navires de plus de 40 000 tonnes. Mais comme Venise est aussi en Italie, le décret a été immédiatement désamorcé par sa dérogation classique : l’interdiction n’interviendrait pas avant d’avoir repéré un parcours alternatif. Le lobby des croisières a poussé un ouf ! de soulagement, et les responsables du port comme de la capitainerie ont enfilé le maillot orange des Pays-Bas de 1974, l’équipe qui avait inventé le premier tiki-taka, qu’à une époque où le football était très lent, on appelait "melina". Gagner du temps, le faire passer en faisant diversion chez l’adversaire, et voilà que presque trois années se sont écoulées et qu’aucune alternative n’a émergé.
Il faudrait déjà dissiper l’idée fallacieuse de Venise comme ville de mer. Venise ne l’est pas, et nous, les Vénitiens, n’avons pas grand-chose à voir avec la mer, nos fragiles embarcations servent pour faire une excursion dans les eaux de la lagune, certainement pas pour sillonner l’Adriatique. Et donc il est dément d’avoir pensé à installer un port au bout – ou à l’entrée, c’est selon – de la ville, précisément là où, aujourd’hui, c’est la pleine lagune. Un choix scélérat, irréparable à présent, quand le port aurait eu un sens ailleurs, si quelqu’un n’avait pas décidé, de manière tout aussi scélérate, de placer un pôle industriel à Porto Marghera, toujours au beau milieu de la lagune, en face de la ville. Ce spectacle pervers qui associe le poison et la beauté.
Bien sûr, il y a une bonne part de Vénitiens qui, depuis un certain temps, luttent contre le passage des navires de croisière dans la lagune. Il existe un comité qui se bat avec vigueur, présentant au monde des études et des documents qui ne laissent aucun doute sur l’impact destructeur de ces passages quotidiens. Mais gare à ceux qui touchent aux intérêts du lobby des croisières. Ils peuvent tolérer les manifestations occasionnelles, mais si vous prenez sur le fait l’absurdité et le danger que court chaque jour la plus belle ville du monde, ce qui intervient alors, c’est ce que Roberto Saviano a appelé la "macchina del fango", la machine à boue.
Manifestation contre les paquebots géants à Venise, le 21 septembre 2013.
Ça m’est arrivé à moi, en juillet 2013. Depuis des années, l’été en particulier, je vais souvent lire, écrire au bar Melograno, sur la Riva Dei Sette Martiri. Assis là, vous n’y faites même plus attention, au passage des navires de croisière. Ils sont le corollaire du regard. Ils font partie des meubles, pourrait-on dire. Et ils détonnent, faut-il ajouter, ils les redistribuent, les meubles. Ils les détruisent. Abord inquiétant. Romanesque au point que je les ai racontés, ces bateaux, dans un roman. Certains d’entre eux sont construits à Saint-Nazaire où j’ai été invité par une fondation littéraire et où j’ai appris à les aimer autant qu’on les aime là-bas, ces grands bateaux, ces "paquebots". Qui, après, lèvent l’ancre pour partir vers l’océan. Leur destination naturelle. Pas vers la lagune. La lagune, maintenant vous l’aurez compris, n’a rien à voir avec la mer. Et moins encore avec les navires de croisière. C’est pour ça qu’à Venise, si l’on s’habitue aux allées et venues des navires mastodontes, une petite variante dans l’anomalie globale saute encore aux yeux. Ainsi, un matin de juillet, l’année dernière, le passage du Carnival Sunshine, si près de la rive, ne pouvait que faire tressaillir. Quelques secondes de stupéfaction et, tout de suite, un de ces nouveaux gestes devenus habituels : saisir le smartphone, prendre des photos, tourner une vidéo. Qui témoignent d’une espèce de glissade accompagnant un passage peut-être trop près de la rive, avant que le bateau ne reprenne sa trajectoire vers le canal de la Giudecca. Pitié, je suis écrivain, et en matière de trajectoires ou de manœuvres navales, je n’y connais rien… Je le souligne. Et peut-être qu’il s’agissait là d’une manœuvre normale, comme l’a tout de suite affirmé la capitainerie du port. Qu’est-ce que j’en sais ? Restait l’effet visuel, impressionnant, l’inertie de cette glissade, avec le bateau incliné sur la rive. C’est normal à quelques dizaines de mètres ? Peut-être bien. Ces photos et cette vidéo ont fait le tour du monde en quelques heures. Diffusées par l’écrivain Gianfranco Bettin, l’adjoint à l’environnement de Venise, à qui je les avais envoyées immédiatement et qui était aussi stupéfait que moi devant cette manœuvre. Mais que n’avions-nous pas fait ! Moi, témoigner, comme chaque citoyen sensé devrait le faire, et lui, diffuser l’information au nom de l’administration de Venise. Aujourd’hui, surtout en Italie, le citoyen qui se fie au bon sens, qui sait quels sont ses droits et les revendique, qui connaît ses devoirs et s’y plie, ce citoyen-là risque gros. Le citoyen qui, consciencieusement et en toute bonne foi, met en débat, à travers un simple témoignage, tout de même étayé, ce qui aux yeux du monde entier tient de la pure folie, est d’abord raillé, puis insulté et, au bout du compte, accusé de délits gravissimes. J’ai été accusé par le comité Cruise Venice – qui défend le passage des grands bateaux dans la lagune et est directement intéressé par le business qui en découle – d’attenter à la navigation, de répandre de fausses alarmes et de fabriquer des pièces d’accusation. Ils m’ont qualifié de "manipulateur de perspectives". Ils ont embauché des détectives privés pour enquêter sur mon compte. Afin de corroborer la thèse du complot imaginé par l’adjoint au maire et moi-même, ils ont découvert – quel exploit ! – que j’avais été repéré dans ce même bar la veille et le lendemain du jour de l’incident. Dommage que des milliers de témoins – lecteurs de mes livres ou de mes articles – savent déjà que ce bar, je le fréquente depuis plus de dix ans, très régulièrement. Quelques mois plus tard, interrogé par un magistrat – qui ne m’a jamais convoqué, moi –, le pilote du navire a admis qu’il avait fait une manœuvre plus risquée que d’habitude à cause, a-t-il argué, d’un ferry qui arrivait en sens inverse… L’aspect le plus pénible, au fond, c’est que c’est cette Venise que les Vénitiens veulent, celle de la vidéo d’un mastodonte des mers qui frôlent les vaporetti et les rives, celle-là parce qu’elle rapporte de l’argent. Et si vous vous opposez à cette folie, cela veut dire que vous vous fichez bien de ceux qui travaillent au port, et cætera, et cætera. Dès lors, il est plus que probable – par-delà le changement que Matteo Renzi voudrait donner à cette Italie exténuée et dévastée par plus de vingt ans de berlusconisme – qu’à la fin, comme d’habitude, il ne se passera rien.

Le destin de la ville la plus belle 
et la plus aimée 
au monde : être pressée jusqu’au bout
De renvoi en renvoi, les grands bateaux continueront à passer dans la lagune, ils continueront à la dévaster et à convoyer du fric, ce qui paraît être le destin de la ville la plus belle et la plus aimée au monde : être pressée jusqu’au bout, comme une sorte de distributeur automatique de beauté. De toute façon, qu’est-ce que vous voulez attendre d’un pays où, pour un délinquant condamné à quatre ans de prison pour fraude fiscale, on commue la sanction en une peine de travaux d’intérêt général, quatre heures par semaine pendant quelques mois dans les services sociaux ? Ce qui, le reste du temps, permet au repris de justice d’apparaître sur toutes les télés du pays, publiques et privées, pour mener ses campagnes électorales. Vous ne voudriez quand même pas qu’un pays de ce genre puisse, et surtout veuille, régler la folie du passage des grands bateaux à Venise ? Non, non, vous n’êtes pas si naïfs. Et surtout, vous n’êtes pas aussi idiots que nous, les Italiens.
(traduction de Thomas Lemahieu)

Texte publié avec l'aimable autorisation de l'Humanité

(1) Ça change quoi, Éditions Le Seuil.
(2) Sentiments subversifs, Éditions de La Meet.
À lire :  
-"Le paquebot de croisière, incarnation flottante du modèle capitaliste, Impressions à l’issue d’une croisière effectuée sur le paquebot MSC Splendida du 7 au 14 mars 2014", article de Jean-Philippe Guirado, in-Le Grand Soir.
-"Maxi navi : et si nous nous mobilisions" (Tramezzinimag, 9/11/2012)
-"Maxi navi, l'étau se resserre"  (Tramezzinimag, 29/07/2013) 
-"Maxi navi, ne serions-nous pas en train d'avancer ?" (Tramezzinimag, 24/7/2013)
À voir :  
-"La face cachée des croisères de luxe", documentaire de Mélissa Monteiro et Jérôme Da Silva, (film réalisé en caméra cachée).