25 juillet 2016

"Si trovemo al maregrafo" : une énigme à Venise...


Quand on ne fait que passer à Venise - mais cela est valable pour tous les lieux du monde - on ne voit pas la même chose que les gens qui y vivent, ceux qui y sont nés, y grandissent, y vieillissent voient. Il en est de même pour les usages, les habitudes, les coutumes mêmes. ces dernières sont plus faciles à assimiler. Il suffit d'appliquer le proverbe anglais souvent cité sur TraMeZziniMag. "When in Rome, do as the romans do'" et par là, non seulement de s'intéresser à ces usages mais de s'appliquer à la respecter, car ce faisant ce sont les vénitiens que l'on respecte. 

Ces quelques mots pour reprendre à notre compte une interrogation mise en première ligne par des vénitiens engagés dans la défense de leur ville. Il y avait hier une manifestation pour réclamer le retour du maréographe installé depuis toujours au pied du campanile de San Marco.
  
Mais il vous faut d'abord, chers lecteurs, savoir de quoi il s'agit. 
 
Nombreux sont les vénitiens qui sont allés enfants avec leur grand-père, leur père ou leur professeur pour observer les graphiques du marégraphe de la Piazza, comprendre le mouvement des marées et lire les prévisions. Nombreux aussi ceux qui passant par là s'arrêtaient, intrigués par cet instrument scientifique créé pour observer  et donner les prévisions des marées. Placé dans une vitrine visible par tous, au pied du campanile de San Marco, il faisait partie du paysage, élément architectonique au même titre que les grilles qui entourent le bâtiment, son banc de marbre, les sculptures et autres fioritures du Paron di casa. Pour beaucoup, c'était aussi un point de rencontre, presque devenu une expression populaire, "Dove si trovemo ? Al maregrafo" (1). 
 
En effet, à la grande surprise des vénitiens, après près de six ans de d'importants travaux de solidification et de rajeunissement, le chantier de renforcement du campanile de San Marco (notamment par l'insertion de tiges de titane), était enfin achevé. La surprise fut grande le jour où les échafaudages furent démontés : l'appareil en question avait simplement disparu, sans qu'aucune explication ne soit donnée. Était-il en révision ? Avait-il été volé ou endommagé ? Ou bien s'agissait-il d'une décision de l'administration municipale ? Et si c'était le cas, pour quelle raison ? Les commentaires depuis allaient bon train, la disparition d'un outil capable d'alimenter des polémiques sur des sujets particulièrement sensibles. Alors qu'en est-il vraiment ?


L'association Gruppo WSM s'est vite inquiétée de l'affaire. Formée de vénitiens déterminés non pas seulement à sauvegarder la cité des Doges, mais à la sauver des pillages, détériorations, et autres malversations qui contribuent à l'exode de sa population et à la transformation de ce qui fut la capitale d'un des plus puissants et modernes états du monde en un cloaque, l'association dénonce jour après jour tout ce qui accélère cette situation. Sans nous permettre de prendre parti (2)  Le groupe, après avoir passé au crible des documents anciens et la presse des années 2000, ils ont trouvé  pas mal d'informations intéressantes qui pourraient expliquer la soudaine disparition de l'appareil... On n'est pas loin d'un dossier à la Montalbano ou mieux encore à la Brunetti... 

A titre d'exemple, en 2003 plusieurs groupes d'experts ont  découvert un lien effectif entre le passage des grands navires dans le bassin de San Marco et les oscillations enregistrées par l'aiguille sur le rouleau des graphiques traduisant le mouvement des marées. Pratiquement le marégraphe se comportait comme un sismographe ! Plus les bateaux étaient gros, plus l'aiguille s'affolait, soulignant l'impact négatif sur les eaux de la lagune, et donc sur les fondations des bâtiments de la Sérénissime... Silence officiel sur les rapports. Les vibrations enregistrées sur l'appareil et les nuisances sonores des moteurs, déjà à l'époque, préoccupaient les techniciens de l'ARPAV(3), puisqu'il existe plusieurs rapports présentant des résultats inquiétants... L'appareil aurait-il était éliminé car "trop ​​sensible" et gênant pour quelqu'un ?

S'il est vrai que les progrès de la technologie permettent de
remplacer les anciens systèmes de détection des marées par des systèmes modernes informatisés, directement gérés par l'ISPRA (ex-APAT), le le gruppo WSM a dénoncé cette disparition auprès des autorités compétentes et demande que l’appareil reprenne sa place "dove gera come gera". Attendons les réponses de l'administration...


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1-  "Où est-ce qu'on se retrouve ? Au maréographe !"
 
2- J'estime en effet, qu'en dépit de 50% de sang vénitien, demeurant un forestiero (étranger), ce serait manquer de respect et de courtoisie envers Venise et les vénitiens que de me mêler sans y être invité à toutes les polémiques. J'apporte mon soutien inconditionnel à toutes les initiatives et tous les combats qui permettront de changer les choses, ma disponibilité pour y contribuer, mais je me refuse à toute immixtion dans la vie de Venise puisque je n'en suis pas citoyen mais seulement l'hôte ! 

3- Agenzia Regionale per la Prevenzione e Protezione Ambientale del Veneto. Il s'agit d'une des agences du service Sanitaire National, implantées depuis 1993 et gérées directement par les régions.

4- Allusion à la formule devenue célèbre, lancée par le maire de l'époque, Filippo Grimani lors de l'écroulement du campanile (14 juillet 192), appelant à sa reconstruction "comme il était et où il était", formule reprise en 1992 par le maire Massimo Cacciari après l'incendie de la Fenice (29 janvier 1996).

23 juillet 2016

Les marchands de rêves : considérations dilettantes & autres souvenirs sur les librairies à Venise (1)



Chaque époque à ses usages et ses mœurs. En passant ce matin devant la magnifique affiche de l'exposition consacrée au libraire imprimeur et typographe de la renaissance vénitienne, Alde Manuce, je repensais à cet enfant immortalisé par un ami photographe sur le vaporetto alors qu'il était en train de lire un gros roman quand tout autour de lui des dizaines d'adultes tapotaient nerveusement sur leur smartphone ou leur tablette. On devine combien l'enfant est loin, perdu dans les douces brumes de l'imaginaire, le gros livre à peine commencé, posé sur ses genoux. Vision qui m'émeut toujours que celle de ces jeunes lecteurs gourmands de mots et d'idées pour qui le livre est un compagnon fidèle, un ami, un consolateur parfois...

De là je me suis souvenu de mon enfance au milieu des livres. La grande et riche bibliothèque de la maison où j'ai grandi, celle de ma première école, une simple armoire en pitchpin au fond de la classe, que le maître ouvrait une fois par semaine et qui contenait une centaine d'ouvrages pour la jeunesse, tous recouverts d'un papier au bleu délavé bien assorti à nos tabliers gris et aux tâches d'encre sur nos doigts. Que de découvertes, de joies, de terreurs, de désirs sont nés de ces ouvrages. Puis il y eu la petite bibliothèque des éditions de l’Érable. Un ouvrage reçu par la poste chaque mois avec le Littré en trois volumes en hommage lors du premier envoi... Quelle fierté ce fut pour l'enfant de dix ans que j'étais, de collationner ainsi peu à peu ces petits in-octavo à la reliure élégante de toile beige avec le dos en cuir et les titres dorés. Je pourrais disserter des heures durant sur ma première bibliothèque, mon émotion en revenant de l'école à l'idée qu'un petit paquet de carton libellé à mon nom m'attendait sur la console de l'entrée, mon impatience ces jours-là qui me faisait quitter mes camarades au plus vite, et puis l'angoisse, lancinante terreur de l'enfance, à chaque fois que je défaisais l'emballage ("et si le nouvel ouvrage ne me plaisait pas ?")... Les Trois mousquetaires, François le Champi, l'Homme à l'oreille cassée, Ivanhoé, la Canne de Jonc, les Trappeurs de l'Arkansas, les Derniers jours de Pompéi et mon favori, que j'ai encore et que l'ai lu dix fois, l'Ami Fritz, peuplèrent mon imagination en m'ouvrant aux délices de la littérature. Ils s'ajoutèrent aux romans scouts de la collection Signes de Piste - ah ! les aventures du Prince Éric, la Bande des Ayacks, Yug... - à ceux de la bibliothèque verte, puis vinrent les livres de poche de ma mère, et tout ce que je pouvais subtiliser dans la grande bibliothèque du rez-de-chaussée où s'alignaient des centaines de volumes. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, les romans d'aventure de la bibliothèque de prêt de mon quartier, même les livres cachés dans l'Enfer de la bibliothèque de mon père qui m'ont familiarisé avec un univers qui m'a toujours paru un rien désespéré et sans attrait. J'étais peut-être un peu jeune pour lire de marquis de Sade, comprendre la finesse des contes de Lafontaine mais l'Arétin et Boccace me plurent beaucoup parce que je les savais lié à Venise...

Les livres, combien sommes-nous à avoir été un jour d'enfance pris par leur magie sans jamais plus ne s'en être détachés ?

Je pourrais parler aussi de l'émotion qui s'empara de moi lorsque je pénétrais seul, un peu tremblant, pour la première fois de ma vie, dans une librairie. C'était un des premiers jeudis où ma mère me laissait aller en ville seul... L'odeur mêlée de cire et de papier, les hauts rayonnages remplis d'ouvrages jusqu'au plafond, les vendeurs en blouse blanche, la caissière derrière son haut guichet de bois, le silence des lieux comme un appel au recueillement...

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J'ai l'impression de parler d'un autrefois mirifique, depuis longtemps abandonné à la mélancolie des souvenirs. Trop long bavardage pour en arriver au triste constat, universel hélas, de la lente disparition de ces temples de l'écrit que sont les librairies, et leur remplacement peu à peu par des supermarchés impersonnels réduisant leur offre à des produits markéting conçus pour faire un maximum de ventes. Partout les librairies ferment. Celles qui restent doivent s'adapter et dans bon. Ombre de pays, le livre n'est plus qu'un produit de consommation comme les autres, les fonds ne sont pas renouvelés, des titres disparaissent des catalogues, des éditeurs de qualité jettent l'éponge? Incapables de résister longtemps aux grosses usines. La vente en ligne et le livre numérique donnent le coup de grâce...

Mais je m'emporte en d'ineffables digressions et certains diront qu'une fois encore je le laisse prendre par la nostalgie d'un temps largement périmé. Nostalgie ? Mélancolie plutôt, dont une dose légère en parfumant le quotidien de senteurs précieuses, le rend supportable au vieil homme que je deviens. Il est entendu que nous parlons des vraies librairies, pas des supermarchés discount qui proposent des livres comme ils pourraient offrir au chaland des poires ou des caleçons... Venons-en à notre sujet : Des vraies librairies donc et en particulier de celles de Venise.


J'ai essayé l'autre matin de forcer ma mémoire pour déterminer le nombre de mercante di libri qu'il y avait ici dans ma jeunesse. J'ai dû en oublier. Comme partout, au hasard de la vie ou la mort du libraire, de la conjoncture, certaines baissaient rideau, d'autres voient le jour. Il en a toujours été ainsi. Une de mes vieilles amies - millésime 1923 - grande lectrice et authentique vénitienne, me parlait d'une bonne trentaine de librairies, il y a une cinquantaine d'années... Le chiffre me paraît un tantinet exagéré. Certes Venise alors comptait près de 100.000 habitants et Mestre n'était qu'un gros bourg étranger qui avait sa propre vie, mais le chiffre d'une quinzaine d'enseignes me semble davantage correspondre à la réalité. J'ai essayé de dresser la liste des librairies que j'ai connu, et me suis amusé à en recenser quelques-unes dont il est parfois difficile aujourd'hui de retrouver la trace. Certaines appartiennent à un autre monde, si je devais céder à une stérile nostalgie (voir plus haut!), d'autres ont pris la relève. C'est un miracle que ces marchands de rêve que sont les libraires puissent encore exister. Mais commençons notre promenade.
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Le point zéro.
Il y avait parmi les plus connues de la ville, la Tarantola, sur le campo San Luca. Devenue un magasin de vêtements, elle se tenait à l'endroit exact où se trouve la pierre qui marque le point zéro de la Sérénissime, celui depuis lequel on comptait la distance de Venise jusqu'aux confins de la République. Ses vitrines, toujours remplies de titres alléchants, permettaient aussi au jeune homme timide que j'étais, de surveiller sans en avoir l'air les allées et venues des personnes que je souhaitais rencontrer à la passeggiata. Point zéro de ma vie sociale d'où démarrèrent mille aventures de ma jeunesse vénitienne, mes années d'apprentissage.

En ce temps-là le campo San Luca, à deux pas du Rialto et non loin de la Piazza, était l'endroit où se retrouvaient les étudiants, le campo San Bartolomeo étant davantage le lieu de rencontre des plus jeunes, collégiens et lycéens, comme Santo Stefano qui réunissait les jeunes professionnels adultes, fonctionnaires ou avocats et Sant'Apostoli, comme Santa Maria Formosa et San Giacomo dell'Orio les familles avec des petits enfants. Chaque campo était ainsi une sorte de salon où les communautés naturelles se retrouvaient. A San Luca, il y avait Rosa Salva (bar Marchini aujourd'hui) comme point de ralliement, et puis la Standa, l'un des premiers supermarchés de la ville ; les marches de l'horrible Cassa di Risparmio pour se poser et, à deux pas, qui ouvrait assez tôt et fermait très tard, se trouvait le Cherubin', bar à la mode où toute la jeunesse passait.

J'aimais bien rentrer dans cette petite librairie. Un grand comptoir présentait les nouveautés et les rayonnages étaient couverts de titres classiques. L'odeur était agréable et parfois j'entrais dans la boutique sans intention de rien acheter - j'étais un étudiant fauché et les livres déjà coûtaient cher - juste parce que le silence et la proximité des livres faisaient du bien tant à certains moments il y avait foule sur le campo. C'est à la Tarantola que je me suis réfugié le jour où on m'a appris la mort accidentelle de mon ami Jacopo Foscari.

Jacopo était mon cadet. Nous avions sept ans de différence. Je l'avais rencontré comme beaucoup d'autres vénitiens au hasard d'une soirée je ne sais plus chez qui. Nous avions beaucoup parlé de Londres, de mon expérience des collèges anglais et lui de la Domus Cavanis où il terminait ses études secondaires. Il faisait partie je crois de la même bande que fréquentait Agnès, la fille de notre consul d'alors, elle même préparant son bachot. Il était drôle, rayonnant, beau gosse avec juste ce qu'il faut de morgue pour ne pas paraître suffisant. Indolent plus que paresseux, il était très entouré nos être jamais dupe du prestige que lui conférait son patronyme et son titre de comte. Il vivait la vie facile des jeunes gens de bonne famille mais s'interrogeait beaucoup et son intelligence l'empêchait de tomber dans la facilité au contraire de certains de ses pairs qui étaient déjà imbuvables. Nous nous sommes souvent vus. Je l'aidais parfois en français et en anglais. Il m'était arrivé de le trouver snob, imbuvable les premiers temps puis, au fur et à mesure de nos rencontres, j'avais découvert un garçon drôle, réfléchi, plein de questionnements. Il sortait peu à peu de l'adolescence rempli de projets et d'idées mais aussi de doutes et d'angoisses.

Je passais beaucoup de temps en France cet hiver-là, auprès de ma mère gravement malade. Nous avions prévu une virée je ne sais plus où pour les vacances de Pâques et je n'avais pas pu rentrer. Jacopo me faisait un peu la tête. J'avais rencontré sa grand-mère un peu avant Noël chez la vieille comtesse Marcello, grand-mère de Nicolo, puis à la Fenice. Elle m'avait beaucoup parlé de lui. Il en avait pris ombrage. Bref, nous étions un peu en froid lorsque je me rendis de nouveau à Bordeaux. Je ne devais jamais plus le revoir. C'était en 1985, le 17 exactement. Partout en Italie se succédaient tempêtes et ouragans et le Veneto n'était pas épargné. Pendant La nuit, un orage terrible m'avait tenu éveillé. La foudre éclatait presque continuellement et le vent soufflait très fort faisant craquer l'huisserie des fenêtres. J'habitais encore sur la Fondamenta Coletti, à Sant'Alvise. Je voyais la silhouette des arbres du terrain derrière la maison plier comme de simples brins d'herbe. Épuisé, j'avais fini par m'endormir quand un horrible cauchemar me fit hurler et jaillir de mon lit, en nage. Ma petite chatte Rosa qui dormait toujours à côté de moi sur l'oreiller s'était enfuie le poil tout hérissé. Je ne savais pas ce qui se passait. Dehors la tempête faisait rage. Je pensais aussitôt à ma mère gravement malade et je m'inquiétais pour elle. Était-ce la raison de ce mauvais rêve ? Une des fenêtres était ouverte et l'eau pénétrait dans la chambre.

Retrouvant mon calme peu à peu, des images me revinrent. J'avais vu et senti des flammes, des arbres qui pliaient et tombaient sur une route éclairée par de grands flashes blancs, des trombes d'eau et de grêle et plusieurs visages assez flous, comme entourés de fumée. Parmi ces visages, j'avais vu celui de Jacopo qui semblait me regarder comme effaré et profondément triste, avant de disparaître dans une sorte de jaillissement de formes sombres... Comme dans un mauvais film d'horreur, une fenêtre s'était ouverte avec le vent. Pourtant, je dégoulinais de sueur. Jamais je ne m'étais senti aussi mal. Le lendemain, toujours commotionné par le souvenir de ce mon rêve, j'appelais en France. Ce que me dit mon frère me rassura. Notre mère avait eu les résultats de ces analyses. Si le cancer devait encore être contenu, tout allait aussi bien que possible. Il n'y avait pas lieu de s'inquiéter dans l'immédiat. 

Mais je me sentais vraiment trop mal pour aller en cours. Je passais la journée tant bien que mal, avec du thé brûlant, les Sonates à Pisendel que je venais de découvrir et des pages de lecture. Il s'agissait, je m'en souviens parfaitement du journal de Jean-René Huguenin. La détestation spontanée que je ressentais pour Jean-Hedern Hallier l'infâme, et pour mon concitoyen Philippe Sollers, tous deux simples imposteurs et faiseurs prétentieux à mes yeux, m'avaient porté sur les rives somptueuses de ce grand aîné en qui je me reconnus très vite. « La Côte sauvage » m'avait transporté, des articles découverts dans de vieux exemplaires de Réalité qu'il y avait chez nous et puis ce que Mauriac disait du jeune écrivain mort comme Camus sur une route bordée de platanes, les merveilles de son œuvre à venir terrassées en même temps que lui, tout me portait à aimer Huguenin. Bref, je n'étais pas sorti de la journée, ne sachant rien encore du lien qu'il y avait entre mon cauchemar, ma lecture et ce qui s'était passé pendant la nuit dans la tempête, sur la route de Castelfranco Veneto, et que j'allais apprendre en me rendant sur le campo San Luca. 
 
Ce n'est qu'à la passeggiata ce soir-là que j'appris le terrible accident qui venait de coûter la vie à Jacopo et à son grand ami, Nicolò Marcello. Ils avaient à peine dix-huit ans. Nous avions plaisanté quelques semaines auparavant de tout ce qui pesait de violent sur ce prénom qu'il était le troisième à porter. Lors de notre dernière discussion - celle où nous nous étions un peu disputés - il n'allait pas très bien. Ce soir-là s'interrogeant sur la vie, se remettant mal d'une de ces histoires de cœur qui nous ravagent à l'adolescence, je lui avais cité un texte de son aïeul, le grand poète Ugo Foscolo, que je venais de découvrir. Des notes inspirées à l'auteur par ses lectures (le texte de Pascal notamment), trouvant ces mots parfaitement en parfaite adéquation avec l'état d'esprit de mon ami :
"Io non so perché venni al mondo; né come; né cosa sia il mondo; né cosa io stesso mi sia. E s'io corro ad investigarlo, mi ritorno confuso di una ignoranza sempre più spaventosa. Non so cosa sia il mio corpo, i miei sensi, l'anima mia; e questa stessa parte di me che pensa ciò ch'io scrivo, e che medita sopra di tutto e sopra se stessa, non può conoscersi mai. Invano io penso di misurare con la mente questi immensi spazi dell'universo che mi circondano. Mi trovo come attaccato a un piccolo angolo di uno spazio incomprensibile, senza sapere perché sono collocato piuttosto qui che altrove; o perché questo breve tempo della mia esistenza sia assegnato piuttosto a questo momento dell'eternità che a tutti quelli che precedevano, e che seguiranno. Io non vedo da tutte le parti altro che infinità le quali mi assorbono come un atomo." (1)

Et puis j'étais rentré en France. Le lendemain. Ce jour-là, comme à mon habitude, je restais un moment devant la vitrine de la Tarantola, cherchant dans le reflet ceux de mes amis que je voulais surprendre et puis ceux que je ne voulais pas voir. L'atmosphère semblait différente. C'était perceptible. Là où d'habitude régnait une joyeuse animation, tout n'était que silence et pesanteur. Un malaise commun. Les gens chuchotaient, quelques filles pleuraient... J'avais déjà senti ce malaise en passant sur le campo Santi Apostoli, puis à San Bartolomeo, sans vraiment comprendre... Ce fut Agnès qui m'appris la nouvelle. Elle avait un regard différent quand elle me vit. Elle m'accueillit avec un sourire contraint. Devinant que je n'étais pas au courant, elle me prit le bras et inspira profondément avant de se lancer : "C'est Jacopo. Il est mort. Cette nuit, un accident. La tempête..." et fondit en larmes. C'est tout ce dont je me souviens.

Évoquer ces Images, ces quelques mots d'Agnès avant que nous nous serrions dans les bras sous le regard de nos amis atterrés, tous comme figés par la disparition si soudaine et violente d'un des leurs, me glace encore le sang et l'émotion demeure la même, aussi forte, aussi pénible que ce jour de mars 1985.

Le lendemain, je croisais près de chez moi une vieille dame qu'on disait un peu voyante mais avec qui j'aimais bien parler. Elle avait devant elle la page du Gazzettino entièrement consacrée à l'avis de décès des deux N.H. avec leur photo. Je lui racontais mon cauchemar. Elle eut ces simples mots que j'ai noté dans mon journal tant ils m'ont marqué : « Mais tout c'est normal, Lorenzo. Cela arrive souvent à Venise : il est simplement venir te dire au-revoir...» Vous pouvez imaginer mon état d'esprit en entendant cela. Hugo Pratt avait donc raison, il y a beaucoup d'irrationnel dans cette ville...

La Tarantola è sparita il y a quelques années, mais je ne puis passer devant ses vitrines et traverser le campo sans penser à mon ami, à son intelligence, son humour, son sourire et désormais, à son éternelle jeunesse...

à suivre.


(1) : Ugo Foscolo, Les lettres de Jacopo Ortis (Ultime Lettere di Jacopo Ortis). Extrait de la lettre du 20 mars 1799.(Ed. Giunti, 1997, p.174) 

Venise autrement chez Détours : l'émision de la RTS s'intéresse à Tramezzinimag

© Détours - Radio Télévision Suisse - Photographie Antoine-Lalanne-Desmet - 2016. Tous Droits Réservés.

C'était un projet assez ancien. L'idée en était venue à Antoine Lalanne-Desmet - dont Tramezzinimag a déjà souvent cité dans ces colonnes - lors d'un voyage d'agrément il y a trois ans avec comme troisième larron mon filleul Jacques Comby, pianiste de talent mais aussi l'un des camarades de virées parisiennes d'Antoine. Guider les auditeurs dans la Venise de Tramezzinimag, ou pour être plus près de l'idée de départ, dans la Venise où j'ai vécu avec les gens que j'y connais tout en présentant la vision que j'en ai et qui évolue avec les années. Ce fut le prétexte de mon voyage de mai dernier dont la chronique a été publiée sur le blog. Des heures de prise de son, de nombreux entretiens avec des amis, des détails revenus au fil des discussions entre Antoine et moi et l'idée de montrer une Venise différente de celle qu'on voit dans les documentaires des télévisions du monde entier. Parler de la lagune, de ses habitants, des gens qui se battent pour que le monde unique de la cité lagunaire perdure et ne se transforme ni en réserve d'indiens ni en parc d'attraction. Cela a donné deux heures d'émission. Il y avait de la matière pour quatre ou cinq heures supplémentaires d'émission... 

Les productrices de Détours, la célèbre émission de la Télévision Suisse Romande, qui ont souvent parlé de Venise, voulaient un autre angle d'approche et ce fut ma vie à Venise il y a trente ans et la comparaison avec ce que la Sérénissime est devenue - est en train de devenir - et quelques témoignages de ce que fond des vénitiens, de naissance ou d'adoption pour éviter le naufrage de la Dominante, préserver ses merveilles tout en évitant qu'elle ne soit plus qu'un musée qui servirait de décor obligé aux historiettes d'amour et aux auto-portraits (les ridicules "selfies" à perche) réalisés par milliers chaque jour sur ses ponts et ses campi. C'est ainsi qu'on découvre l'action d'un groupe de jeunes gens venus de tous horizons qui avec des architectes, des artistes, des vieux vénitiens aussi inventent une réponse iconoclaste mais viable au problème du logement intra-muros, celle de fous de musique ancienne et de bateau qui en perpétuant le rythme traditionnel de la navigation à la rame, livrent chaque semaine fruits et légumes de l'agriculture bio locale aux vénitiens, sans moteur et avec bonne humeur, un restaurateur venu de France qui a su marier la tradition culinaire d'ici et des senteurs et goûts nouveaux, une charmante éditrice, vénitienne de la Giudecca qui édite une revue et écrit des livres, suivie dans cette passion par son fils, écrivain de Venise vivant à Paris mais revenant dès qu'il peut sur la lagune... 
 
On entend Gabriele qui compare le tourisme d'aujourd'hui et celui d'il y a quelques années. Il en côtoie tous les jours dans son hôtel et ne manque pas d'anecdotes sur la mauvaise éducation générale des visiteurs. Tobia amoureux de sa ville qui a transformé la maison de famille en lieu de création artistique. A la fois résidence d'artiste, galerie, scènes musicale et table d'hôte gourmande, on y perpétue la création artistique et la vie culturelle locale, loin des biennale et collection Pinault réservées à une élite qui ne sait rien de la vraie Venise, d'autres encore que je vous laisse le plaisir de découvrir... 

Difficile pour la réalisatrice qui a dû faire des coupes dans les heures de son et construire avec Antoine un montage qui tienne la route et trahisse le moins possible l'esprit dans lequel le reportage avait été envisagé. On n'entend pas la très belle déclaration d'amour de Roger de Montebello qui nous faisait visiter son atelier à l'emplacement idéal, pas plus que les femmes de la prison de la Giudecca qui cultivent dans le potager de l'ancien couvent où est située leur lieu de détention, une quantité de fruits et de légumes en biodynamie qu'elles vendent à de nombreux restaurants et proposent chaque semaine aux vénitiens directement devant l'entrée du jardin. N'est pas non plus à l'antenne cette passionnée de roses qui nous a fait l'honneur de son jardin, et tant d'autres dont nous nous servirons dans un autre projet dont je vous reparlerai et qui devrait être lancé cet automne et sortir avant l'été prochain. Mais n'en disons pas davantage. juste ce qu'il faut pour mettre l'eau à la bouche à nos lecteurs ! 

Pour ceux qui ne l'ont pas encore écouté, voici le lien pour écouter le reportage d'Antoine Lalanne-Desmet, réalisé par Carmen Algarrada : Cliquer ICI pour écouter le premier épisode et ICI pour le second. 

En attendant, bons baisers de Venise. Nous étions partis pour faire une sortie en bateau puis aller en vélo jusqu'aux Murazzi pour nous baigner. Mais le ciel en a décidé autrement. La lourdeur du matin l'annonçait. La pluie est tombée pour la première fois depuis plusieurs semaines. Le ciel est de nouveau dégagé mais pas de plage aujourd'hui. Demain est un autre jour. 

Beaucoup de français dans les rues comme chaque fin de semaine. Et puis les hordes habituelles venues d'Asie, d'Allemagne ou des pays scandinaves. Les récents évènements de Nice et Munich semblent avoir ralenti un peu le mouvement. Ici aussi la police et des soldats en arme circulent, surtout autour de la Piazza, à la gare et au Rialto, mais on ne ressent aucune tension. Il y a juste dans les esprits qui voudraient n'y pas penser, cette incompréhension que nous ressentons tous ce me semble quant à l'inanité de ces horribles meurtres et cette folie qui semble s'emparer des hommes...

17 juin 2016

Chronique de ma Venise en mai (5)

Jeudi 12 mai.
Le tournage touche à sa fin. Pauvre Antoine que j'ai malmené avec mes états d'âme et ma mauvaise humeur. Il assiste en direct, du soir au matin, à mes errements psychiques. Mal-être qui ferait pâlir de jalousie un adolescent empêtré dans les plus sombres états d'âme. Est-ce un jeu inconscient ? Notre amitié en souffre mais résiste. Antoine écoute (enregistre aussi) et finalement son insistance, ses questions, me montrent combien l'intérêt manifeste qu'il manifeste, au-delà du travail qui l'a mené jusqu'ici, pour mes souvenirs, ma vie d'avant quand elle avait pour décor la Sérénissime, des Guglie à san Vio, de la Fenice à la terrasse de l'Excelsior, est sincère. Maître du son qu'il transforme avec une incroyable maestria en image palpable, c'est aussi un vrai professionnel de l'investigation (barbarisme anglo-saxon). Nos journées ici ont été un bonheur. Et puis, il y a Sophie. heureusement pour lui, comme pour moi. Elle rétablit la balance et sait apaiser les conflits avec sa permanente bonne humeur et sa joie de vivre. La rigueur scandinave au milieu de l'effervescence méridionale...



On pourrait croire le contraire, mais nous sommes en plein travail, en ce milieu d'après-midi, sur la petit et tranquille Campo dei Pozzi. Un couple de touristes français, des espagnols un peu bruyants et un groupe d'étudiants qui habitent dans le environs. L'occasion d'observer la vie habituelle de cette Venise mineure peu atteinte par le flux des hordes de touristes et où se déroule encore le quotidien normal des vénitiens, natifs ou d'adoption. C'est là que nous avons rencontré, un soir, quelques jours après notre arrivée, les membres de l'association qui se bat pour nettoyer la ville des graffitis qui fleurissent partout et sont rarement des œuvres d'art mais que je n'hésite pas à comparer aux marquages de réverbères par les chiens errants. Humanité, tu as produit bien mieux dans toute ton histoire ! (Cela n'est-il pas applicable aussi aux "masterpieces" que notre ami Pinault offre à l'admiration du public dans ses entrepôts de la Pointe de la Douane ? : question qui ne mérite aucune réponse, ne perdons pas notre temps).

Trêve de propos réactionnaires - en matière d'art je suis féroce et irraisonnable - et revenons à la photo. Quel équipage, un journaliste talentueux, heureux d'être là, un vieux Fou de Venise, votre serviteur, ce jour-là un peu désabusé dont les propos, j'espère, ne seront pas diffusés en l'état sur les ondes de la radio suisse. La tranquillité des lieux, la douce lumière et les verres de spritz aidant, la conversation prenait un tour paisible : non, tout n'est pas si pourri, il y a plein d'espoir et d'avenir pour la Sérénissime, même entourée de barbares. Et puis, la très solaire Sophie venait de nous rejoindre. Artiste-peintre, ou plasticienne comme il vous plaira, ce ravissant sujet de sa Majesté le roi de Suède vit ici depuis trois ans. Le mélange de l'esprit rationnel scandinave à la faconde vénitienne est plutôt réussi. La jeunefemme est intelligente et cultivée. Passionnée aussi. Elle fait une peinture pleine d'âme et de sensibilité, ceci expliquant cela. Rien de mièvre dans son travail, aucune emphase. Un rayonnement véritable dans ses portraits grandeur nature qu'atténue sa perception toute nordique des couleurs. Bref, beaucoup de talent. Beaucoup de modestie aussi. La certitude d'un constant work in progress qui la stimule et la fait s'interroger. N'est-ce pas le but des années de formation, particulièrement aux Beaux-Arts ?

Vendredi 13 mai. 

Visite de l'atelier de Sophie, situé dans une petite cour proche du Canalazzo. Un magazzino humide et un peu sombre mais bien agencé. Sobrement meublé d'une vieille banquette vénitienne, un tapis persan élimé, les murs de brique blanchis à la chaux, l'atelier est éclairé par une seule fenêtre. Parmi les nombreuses toiles, trois tableaux frappent l'imagination. Le plus grand représente un groupe de jeunes gens qui regardent le visiteur. C'est une interprétation de la photo-souvenir des compagnons de son père dans l'armée. leurs visages juvéniles sont tous marqués par des pensées différentes. Ils sont tout sauf légers mais rien de malsain ou de retors dans l'expression, plutôt une inquiétude ou de la lassitude. Une autre toile représente un intérieur de maison, vide mais chaleureux. Avec un je ne sais quoi qui rappelle Matisse mais qui serait rempli des tonalités nordiques. Enfin, j'ai aimé le portrait d'un ami de l'artiste, bourru, rebelle mais poète. son visage et celui de son compagnon remplissent la toile mais aussi l'espace physique entre le spectateur et lui. Quelques modelages, des dessins. Visite intéressante. La demoiselle a des choses à dire et n'en est qu'à ses débuts.

13 juin 2016

Chronique de ma Venise en mai (4)

Sottoportego, huile sur panneau de Zoran Music.
10 mai.
Souvenir de ce dimanche électrique de 1981 où François Mitterrand fut élu président de la république. Il y a 36 ans. Déjà. Si mon frère se réjouissait comme des millions de français, le jeune bourgeois réactionnaire que j'étais alors était plutôt en colère. Non pas que j'eusse préféré Valéry Giscard d'Estaing, mais je ne voyais dans le nouvel élu qu'un imposteur, violent opposant de de Gaulle et représentant de tout ce qu'à l'époque je détestais. Puis, les années passant, j'ai appris à connaître l'homme, l'intellectuel, le penseur et à comprendre combien les véritables hommes d’État ne trahissent jamais leurs convictions même quand on les voient changer programmes et idées. Mais, Tramezzinimag n'est pas le lieu pour parler politique. François Mitterrand a été une des personnalités françaises les plus détestées mais c'était une sacrée personnalité. Ce que je retiens plus de trois décennies après son élection, c'est la stature intellectuelle et philosophique du personnage. Son amour pour Venise, son goût de la solitude et du secret.Et puis, cette romanesque histoire dont le décor fut souvent vénitien presqu'autant qu'il se déroula dans les palais nationaux éloignés des médias et du public... Mazarine cachée à la France mais secret de polichinelle à Venise et dans bien des salons parisiens... C'est l'Altanella, la trattoria favorite du président qui m'a fait penser à tout cela. Et puis les roses du jardin visité avant-hier...


Je me souviens de cette rencontre fortuite avec le président en fin de mandat, non loin de la Punta della dogana, côté Zattere. J'avais décidé d'aller fumer ma pipe sous le lampadaire de la pointe comme souvent. En passant le petit ponte de l'Umiltà près de la fondamenta qui longe les jardins du séminaire, j'aperçus le peintre Zoran Music et son épouse, Ida Barbarigo. Je leur avais été présenté lors d'un vernissage à la galerie où je travaillais. Ils parlaient avec une dame que je ne connaissais pas et répondirent chaleureusement à mon salut. Un peu en retrait, un homme assez âgé, portant un élégant chapeau, regardait le Bacino de San Marco, deux hommes se tenaient non loin de lui. Je reconnus aussitôt la silhouette si particulière : C'était le président. Je trouvais splendide la manière qu'il avait de se tenir face à la lagune. Il suivait des yeux un joli voilier qui passait en direction de San Giorgio. Il vint vers notre groupe. Intimidé, je fis une sorte de volte-face un peu nerveusement, ce qui fit se rapprocher avec l'air menaçant un des hommes qui étaient restés près du pont. François Mitterrand eut un bref geste de la main gauche et le garde du corps s'arrêta net. J'aimais instantanément le personnage, son geste impérial, le demi-sourire qui éclairait son visage quand je m'approchais pour le saluer, Ida me présentant au chef de l’État. Les quelques pas que nous fîmes tous ensemble suivis par les gardes du corps sont restés dans ma mémoire, mais ils n'ont certainement pas laissé un souvenir impérissable au président... Je bafouillais, je ne parvenais pas à répondre simplement à ses questions. Un véritable niais. Cependant, le président, qui devait être habitué à ce genre de comportement et s'en amusait certainement, entretenait la conversation. Sa simplicité autant que sa prestance ajoutaient à ma timidité.

Ma première pensée quand je fus en face de lui qui me serrait la main fut pour ce geste de folie que j'avais eu le soir de sa victoire. Dans Bordeaux qui clamait bruyamment sa satisfaction, le pavé des Chartrons où je vivais restait plutôt silencieux, ses habitants atterrés imaginaient déjà le vainqueur chausser les bottes de Staline et enterrer nos libertés et réquisitionner nos maisons. Je ne sais pas comment j'ai pu y parvenir, mais m'étant saisi d'un grand crêpe noir de deuil et d'une des échelles de la loge du gardien, j'avais réussi à grimper sur la statue de Jeanne d'Arc (...) qui trône devant la maison et l'avais couverte d'un grand voile noir, enfin juste la tête de bronze de la sainte héroïne, car la sculpture est de taille (*). J'étais encore juché sur le piédestal quand des supporters du vainqueur qui passaient en voiture s'arrêtèrent, des types en sortirent, menaçants. Heureusement pour moi, au même moment surgissait un camion de police-secours. Les types remontèrent aussitôt en voiture et je regagnais, piteux, la maison devant les agents goguenards... Jeunesse irraisonnée... J'aurai dû lui raconter cela comme on confesse une faute et solliciter son absolution... Mais c'est lui qui parlait. Il m'avait demandé d'où je venais, ce que je faisais à Venise, s'intéressa au sujet de mon mémoire, puis je me souviens qu'il me montra la vue d'un grand geste ample. Le ciel était splendide ce soir là, une gamme de bleus sombres et de violets tachés de rouge carmin. Une merveille. La lumière, les sons qui nous entouraient, la voix du président... j'ai tout cela présent comme s'il s'agissait d'aujourd'hui... Comment ne pouvais-je pas être séduit par tout ce qu'il évoquait. 

Comme tout le monde, je savais qu'il logeait au palazzo Balbi-Valier, chez son amie Ida Barbarigo. Il avait habité à la Giudecca aussi, chez le comte Volpi, mais suite à un désaccord qui frisa l'incident diplomatique, il n'y était plus. Tout le monde le savait à Venise mais je ne m'attendais pas à le rencontrer et encore moins à parler avec lui. Ils me laissèrent sous le lampadaire et continuèrent leur promenade en attendant le dîner dans une trattoria des environs...Quelques années plus tôt, en juin 83, il était venu officiellement, à l'invitation du président Sandro Pertini à l'occasion de l'inauguration de l'exposition 7000 Anni di Cina a Venezia, qui permit au monde de découvrir, entre autres merveilles, les incroyables sculptures à tailles humaine des cavaliers et fantassins des armées de l'empereur de Chine. Roland Dumas, alors son ministre des Affaires étrangères l'accompagnait. L'épouse et le fils du ministre étaient là aussi. On m'avait demandé de les promener dans la ville pendant la manifestation. Ce fut finalement Dillemann, le vice-consul de l'époque qui s'en chargea. J'étais resté chez moi du coup, un peu dépité de rater une occasion (officielle) d'utiliser l'Ile de France, le bateau du Consulat et de rencontrer le président au palais des doges...

(*) : A l'époque la ville pavoisait l'endroit pour la fête (nationale) de la sainte héroïne en disposant des fanions tricolores sur notre balcon et celui de l'immeuble d'en face. Un détachement militaire venait rendre les honneurs en présence du maire, du préfet et des autorités civiles, militaires et religieuses. Une gerbe était déposée par deux jeunes femmes habillées en alsacienne et en lorraine... le grand voile de deuil bordé de dentelle que j'avais pris dans un tiroir pouvait couvrir une femme de la tête aux pieds...

11 juin 2016

Le secret professionnel de l'île la plus secrète de Venise, la Giudecca

Crédit photographique ©  Jean-Pierre Dalbéra - 2016 - Tous droits Réservés


Dimanche dernier, mon ami Francesco Rapazzini était l'invité du 219e numéro de Secret Professionnel, l'émission de Charles Dantzig, pour parler de l'île de la Giudecca sur laquelle il a écrit de très belles pages pour le magnifique ouvrage publié par les éditions Robert Laffont pour la collection Bouquins. Francesco est écrivain, vénitien d'origine, mais aussi journaliste, aussi sait-il parfaitement parler à la radio. C'est toujours un plaisir de l'entendre avec son accent italien que je le soupçonne d'entretenir alors qu'il vit en France, à Paris, depuis vingt-cinq ans. Coquetterie ? Non pas, juste un indicible rappel de son appartenance. Il est né de père milanais mais a grandi auprès de sa mère à Venise, à la Giudecca précisément, et encore plus précisément dans la maison même de Giorgio Baffo, du moins son casino sur la Fondamenta di Ponte Longo, une de ces maisons que les patriciens emménagèrent dès la fin du XVIe siècle pour y faire de la musique, y donner des bals et jouer aux jeux de hasard que l’Église longtemps réprima.

Lorsque je l'ai connu, au hasard d'un traghetto en vaporetto, entre le Lido et les Zattere, alors que je revenais de la Mostra del Cinéma avec un de ses amis, Francesco ne savait pas encore trop ce que serait son devenir. Il ne parlait pas le français mais il écrivait déjà. Les années passèrent, nous nous sommes perdus de vue après mon mariage. La dernière fois que je l'avais vu, ma fille Margot venait de naître. Nous n'avions jamais vraiment cessé de nous écrire, puis les lettres se sont raréfiées de ma part comme de la sienne et un jour il m'annonça sa venue à Bordeaux, dans notre appartement de jeunes mariés... C'était au début du Printemps il me semble. Je devais partir pour Antibes où m'attendaient mon épouse et notre petite fille. Ce furent trois ou quatre jours merveilleux de retrouvailles et d'amitié, qui je crois furent parmi les éléments qui déterminèrent Francesco à laisser quelques années plus tard, Milan et Venise pour s'installer en France. Aucune prétention dans ces lignes.

Crédit photographique © Giovanni dall'Orto - 2008 - Tous droits Réservés
 
Je ne voudrais pas laisser à penser que je puisse avoir eu autant d'influence, mais je sais le raisonnement qu'a tenu à l'époque le jeune étudiant en droit un peu acteur et modèle qu'était alors Francesco. Tout le monde passe un jour par Venise, tout le monde y vient mais peu y restent. A chaque rencontre qui comptait dans sa vie, le jeune giudecchino se retrouvait un jour ou l'autre face à la douleur du départ de ses amis et cette sensation d'abandon s'est muée en désir de partir à son tour. Il a roulé sa bosse, exercé plusieurs métiers jusqu'à ce que l'écriture, le journalisme - talents (et virus) inscrits dans son code génétique puisqu'il est entouré dans sa famille par des artistes, des savants... jusqu’à Vittoria, sa propre mère qui est écrivain et directrice de revues - pour finalement devenir cet écrivain véritable et prolixe que nous connaissons. La vie parisienne ne l'empêche pas de rester profondément italien, et plus que cela, vénitien.

J'invite les lecteurs de Tramezzinimag à se pencher sur sa bibliographie. Elle est dense et Francesco écrit sur des sujets fort intéressants. Nous avons à plusieurs reprises cité ses ouvrages dans ces colonnes. Lisez-le, vous m'en direz des nouvelles. C'est bien écrit, gourmand, esthétique, profond, intelligent. A son image. 
 
 
Francesco Rapazzini parle de la Giudecca avec Charles Dantzig 
sur France Culture : cliquer ICI 

28 mai 2016

Chronique de ma Venise en mai (2)


4 mai 2016.  Teatrino Grassi.
Plaisir de retrouver Francesco en arrivant au teatrino. Une autre vision de Venise après celle, alternative, qui rêve de changer les choses et s'y essaie avec beaucoup de lyrisme et d'inventivité. Un monde relativement préservé entre les murs de béton de l'auditorium Pinault dont nous sommes,Francesco comme moi - et beaucoup d'autres - mais en périphérie finalement. Dans un entre deux voulu et choisi, ou parfois aussi imposé par les accidents de la vie et la conscience de l'inanité de certains de nos choix ou le rejet d'un conditionnement qui pèse et aliène plus qu'il ne nous porte... D'un côté la Sérénissime éternelle avec ses élites bien mises, leurs réseaux, une esthétique sans rien qui dépasse, l'assurance que donne l'habitude du pouvoir et de l'aisance partagée. La Venise dans laquelle je vivais il y a trente ans. Et puis cette Venise nouvelle, sans préjugés, née des tentations que l'homme a toujours eu en lui de l'universel, qui a abouti de la révolution bourgeoise de 1789 à la globalisation du XXIe siècle, dont ils profitent mais qu'ils combattent aussi en ce qu'elle porte avec elle d'inégalités, de violences et de formatages. Ces jeunes gens qui réinventent le monde de demain, qui décident un matin de ne plus subir les conformismes et ne sont plus dupes des mirages assénés par les images à la télévision, la publicité, la pensée unique, les formatages et le marché de dupes que sont les mythes du progrès, du travail et de l'argent... Parfois moins soignés que leurs aînés, le plus souvent échevelés et barbus, en rupture toujours, mais le plus souvent fils de la bourgeoisie justement,ou, plus rarement de l'aristocratie, ils sont purs et sans compromission. Comment bâtir des ponts entre ces deux mondes ? 

En attendant, nous sommes nombreux à nous sentir dans un entre deux pas toujours confortable. Fossé des générations ? Pas seulement.Une fois encore, Venise joue - pour moi du moins - un rôle d'intermédiation et de transversalisation (pardonnez ce barbarisme, mais je n'ai rien trouvé d'autre au moment où je remplis ce billet). Se promener dans les rues de la cité des doges nourrit cette interrogation. Faut-il après tout s'en prendre aux entrepreneurs et politiques véreux, aux théoriciens de l'économie de marché, de l'obsolescence programmée, du tout financier et de toutes les déréglementations pour laisser la voie libre au profit absolu, aux inégalités qui naissent du démaillage systématique et officiel des acquis sociaux, des garde-fous de la solidarité universelle, de l'amour du prochain quelque soit son niveau de vie et son revenu ? Un immeuble flottant, moche et rempli de pauvres gens qui ne font que passer ici et n'auront presque rien vu ou plutôt n'auront rien vu d'autre que ce qu'il est profitable de leur montrer, y compris les boutiques duty-free qui regorgent de Made in China et servent à blanchir l'argent sale des mafias de Chine et d'ailleurs, faut-il s'en agacer et ne faire que cela ? N'y-a-t-il pas de la poésie aussi dans ces grandes bestioles monstrueuses toutes blanches qui glissent le jour comme la nuit sur l'eau du canal de la Giudecca et du Bacino di San Marco sans faire de bruit, pratiquement sans aucun remous, et finissent par paraître aussi léger que le plumage des oiseaux ? Le tourisme de masse est une évidence et les désagréments qu'il apporte avec lui ne sont-ils pas identiques au flot de visiteurs que la richesse et la renommée de la République faisait débarquer autrefois, du temps des doges, pour tenter l'aventure et forcer la fortune, comme les migrants du XIXe siècle le feront en s'exilant d'Italie, d'Irlande, de Pologne ou du Pays basque pour échapper à la misère et faire fortune ? La traditionnelle foire de la Sensa qui avait lieu chaque année à l'occasion de la cérémonie des Épousailles du Doge avec la Mer, au nom de Venise, attirait parfois autant de visiteurs que la ville comptait d'habitants. Peut-on imaginer la Piazza et la Piazzetta gorgées d'étals en tout genre où des marchands vénitiens mais aussi des camelots du monde entier, où étaient présentés les innovations et les inventions les plus incroyables, des produits fabuleux des quatre coins du monde, à plusieurs centaines de milliers de personnes ?

Belle journée aujourd'hui bien que l'air reste encore très frais pour la saison. Petite promenade matutinale. Peu de monde encore dans les rues. Seuls les vénitiens qui se rendent à leur travail, quelques noctambules attardés, et de rares touristes se retrouvent dans les cafés qui ouvrent dès 6 heures dans certains endroits. Douce odeur de croissant et de café. Le bruit des cloches, les premiers vaporetti, les mouettes. Idéal pour se retrouver avec soi-même. Je relis ces lignes de Maurice Barrès : "Il y a dans Venise cette douce sociabilité, cette atmosphère exquise et simple dont un salon aristocratique enveloppe le plus insignifiant invité au point de lui donner la brève illusion qu'il est de la famille..." en me disant que la même impression s'offre encore aujourd'hui au visiteur. 

Nous étions ce matin sur la fondamenta devant la prison des femmes, à la Giudecca, pour le mercatino que les détenues tiennent chaque semaine en compagnie des dames de la Coopérative qui gère avec leur aide le magnifique potager de l'ancien couvent devenu une prison. Peu de monde, rien que des dames, souvent âgées, qui vivent dans les environs. De jolies fraises, plusieurs variétés de salade, des oignons nouveaux, des petits artichauts, des courgettes, des herbes et ces fleurs dont les vénitiens raffolent. Et puis de magnifiques roses. Nous faisons nos emplettes et remplissons un cabs pour moins de dix euros, fraises et fleurs comprises. Antoine est un peu désappointé de n'avoir pas eu encore l'autorisation de visiter le potager et d'interviewer les détenues. Tout est toujours assez long et compliqué en Italie et à Venise en particulier. Nous y retournerons. Les détenues travaillent au potager, mais fabriquent aussi des cosmétiques et des vêtements féminins, tandis que les hommes fabriquent des sacs et des pochettes à partir des kakemonos de toile plastifiée qui servent de panneaux d'information lors des grandes manifestations, à la Biennale ou dans les musées. Après le marché, café et brioche (le mot français utilisé par les plus anciens parmi les vénitiens pour désigner les croissants, mot que les plus jeunes utilisent plus volontiers - les deux toujours délicieusement prononcés !) sur la fondamenta, à la Palanca, en attendant l'heure de nous rendre chez les Rapazzini.

La marquise Vittoria di Rapazzini di Buzzaccarini est d'origine padovano-milanaise, mais elle vit et écrit à Venise depuis de nombreuses années. Elle habitait autrefois avec ses fils le Casino di Baffo, l'un des nombreux lieux de la Giudecca où les patriciens aimaient à se retrouver pour se détendre de la vie officielle et où ils organisaient concerts, spectacles et jeux, et puis parfois bien d'autres choses aussi... C'était une très vieille maison avec des fresques et une mezzanine qui devait servir pour les musiciens. Aujourd'hui, la marquise habite une ravissante maison sur la fondamenta, face aux Zaterre. Un magnifique jardin occupe tout l'arrière de la propriété. C'est là que se tient la rédaction de ses deux revues, très belles et très connues par les spécialistes et amateurs de bibliophilie, Charta et Enlumina. Des chats, des chiens vivent au milieu des livres et des plantes. Une maison typiquement vénitienne, remplie de trésors du passé, meubles, tableaux et livres et ce jardin paisible et très fleuri, avec de grands et beaux arbres. Antoine interviewe Francesco dans le jardin puis sa mère. La cuisinière, après nous avoir servi un café, me propose un verre de vin dans son délicieux dialecte du Veneto. Les chiens vont et viennent entre la cuisine et le jardin. Francesco est ravi de parler de notre amitié, de quand et comment nous nous sommes connus et aussi de son métier d'écrivain, de son choix de vivre à Paris, fait il y a plus de quinze ans maintenant... Nous quittons cette maison à regret.



Sur le pontile, en attendant le vaporetto, nous croisons une vieille dame très élégante au bel accent allemand qui me demande d'où proviennent les belles roses que j'ai acheté au mercatino. Nous échangeons à peine trois chiachierette et elle nous invite dimanche dans son jardin qu'elle ouvre exceptionnellement pour faire admirer ses roses à elle et elle nous invite dimanche dans son jardin qu'elle ouvre exceptionnellement pour faire admirer ses roses à elle. Charmante invitation imprévue. Comme je les aime et qui arrivent souvent à Venise sans qu'on y ait seulement pensé...Assis dans le bateo qui nous ramène sur les Zaterre, je reste songeur. Et si Francesco avait raison ? S'il était temps que je décide de revenir vivre ici ? Un bateau, un appartement dans un coin tranquille, Mitsou notre vieux chat au soleil d'une terrasse ou d'un simple poggiolo... Rêve ou réalité prochaine ? 

La tentation est grande après ces mois difficiles, les évènements assez lourds qu'il m'a été donné de vivre, les deuils à faire... Laisser faire le temps, le hasard des rencontres, le temps... Dieu voulant...En attendant, j'avance dans la lecture de l’œuvre du poète Mario Stefani dont je souhaite éditer une traduction française. Il est parfaitement en adéquation avec la vision que j'ai de la cité des doges et le souvenir des moments passés avec lui, soit dans un des cafés du campo de San Giacomo où il vivait, sur le campo San Fantin aussi, du temps où je travaillais à la galerie Graziussi, ou chez lui aussi, me rend sa poésie encore plus vivante : "A mi me basta esar poeta /no go ambission de oltra sorta" (Come el vento ne la laguna)...


Samedi, nous sommes invités à la Fenice pour la première du Barbiere di Seviglia de Rossini. Grande joie de retrouver ce théâtre où je suis si souvent allé du temps où je vivais à Venise. Bien qu'il ressemble davantage à un restaurant chinois qu'au théâtre décati et patiné que j'ai connu, ce sera certainement une belle soirée.