14 mai 2016

Chronique de ma Venise en mai (3)




Samedi 7 mai.

Journée harassante comme toutes celles que ce reportage nous fait vivre. Antoine semble ne pas en souffrir. l'habitude du rythme parisien certainement. Rien à voir pourtant avec la manière de vivre à la vénitienne, où retards et reports sont monnaie courante, où l'on ne peut faire dix pas sans rencontrer un ami ou une relation. Impossible de passer à la va-vite et se contenter d'un simple échange de saluts. L'usage veut qu'on s'arrête, même di fretta, pour échanger quelques chiacchierate, s'informer de la santé et des affaires de l'interlocuteur, le plus souvent autour d'un café pris au comptoir et, selon l'heure - bien qu'on puisse penser que cela se fait dès potron-minet et jusqu'à la fermeture des bars quand on voit le nombre au comptoir des bars - devant un verre de vin ou un spritz... Au lieu de ça, nous courrons. 

Heureusement, il ne fait pas trop chaud bien que le temps devienne orageux. Je laisse Antoine à ses rendez-vous et je m'installe tranquillement chez Gino, le café en face de chez Roger de Montebello. Il y a beaucoup d'allers et venues mais les tables du fond sont relativement tranquilles. On peut s'y faire servir un thé ou un café et lire ou écrire tranquillement. Je n'avance guère ici tant les sollicitations - celles pour le reportage comme celles, plus naturelles ici, des envies de promenades, des rencontres, des regards échangés, des rappels du passé - éloignent tout ce qui pourrait m'occuper l'esprit et se transformer en mots. tarte aux amandes et thé au lait, voilà un bon remède au frétillement de ces derniers jours.La nouvelle Manica Lunga de la, bibliothèque de la Fondation Cini dans l'ancien couvent bénédictin. Que le lecteur ne s'indigne pas, je ne me laisse pas enfermer dans la procrastination bien que mon esprit pervers aurait naturellement envie d'opposer l'inaction absolue à l'ardeur parisienne de mon commensal. Il y a un temps pour tout. Il y a eu ce matin mon inscription à la bibliothèque de la Cini, à San Giorgio justement. Une belle carte flambant neuf avec le titre si ronflant en italien de Dottore. La Manica Lunga a belle allure depuis sa restauration et je ne m'étais pas promené dans les cloîtres depuis belle lurette. De longues heures de lecture en perspective cet hiver. 

La messe de dimanche dernier chez les bénédictins était bien triste. Cinq moines seulement, le psaume lu et non plus antiphoné et une seule intervention de l'orgue au moment de l'envoi. Bâclé. Plus rien à voir avec ces messes toujours recueillies mais grandioses d'il y a trente ans, le damas rouge sur les bancs des premiers rangs, la communauté, nombreuse, jeune, et le rite qui en imposait même aux plus tièdes. Si le sermon de dimanche restait de haut niveau, l'office lui-même manquait de force. Rien à voir avec ceux de Saint Paul, chez les dominicains de Bordeaux, où on se sent porté par une foi séculaire, un rite ordonné où l'esthétique et la beauté sont au service de la Foi. Combien une belle cérémonie peut aider à  l'individu à trouver ce supplément d'âme qui manque tellement au monde actuel. Difficile de retrouver cela en Italie comme ailleurs de nos jours.

Rendez-vous avec Antoine sur le campo san Fantin à 18h30. J'arrive un peu en avance, histoire de renouer avec des bribes de mon passé vénitien. Un verre au comptoir Al Teatro, le bar voisin qui est devenu un restaurant chic. Il y a trente ans, nous venions ici acheter cigarettes et journaux et grignoter à midi. Giuliano Graziussi, mon patron d'alors y concluait la plupart de ses ventes et se faisait servir un verre de blanc dès 10 heures quand je terminais à peine mon macchiato et ma brioche... C'est là que Arbit Blatas m'a présenté à Augusto Mürer, que Roberta di Camerino calmait ses crises de nerfs avec son compagnon, l'avocat Sansone et toujours Graziussi, mielleux et obséquieux, qui n'oubliait jamais l'objectif premier : "schei, schei" ("money, money"  l'anglais traduit mieux le sens de ce cri vénitien - courant - qu'en français "des sous, des sous" !). Le soir après dîner, nous y venions souvent entre amis y boire un verre de prosecco. On s'installait sur les marches du théâtre. Je fumais mes Craven A en regardant passer les gens. Le silence du campo donnait l'impression d'être nous-mêmes sur un palcoscenico dont on aurait laissé allumés les projecteurs. Vu des marches, le plateau est parfait. Combien de scènes d'amour, de rupture, de bagarres pourraient l'avoir comme décor et ses cinq ouvertures qui mènent toutes vers le puis central, sans parler des deux portone, celui de l'église san Fantin en face, celui de l'Ateneo Veneto à côté, les deux tonnelles, celle du bar Al Teatro et celle de l'Antico Martini, le célèbre restaurant. Parfois des filles sans âge sorties du night-club voisin venaient fumer une cigarette avec les garçons un peu voyous de l'académie de billard installée à l'époque au fond du sottoportego près de la galerie.... 

Vera da pozzo du campo san Fantin...Les gens commencent à arriver. La représentation du Barbier commence a 19 heures. Tout le monde est très habillé. C'est un bonheur de voir ces vieilles personnes très élégantes, mais aussi les jeunes - ils ne sont pas nombreux hélas - en costume sombre et cravate pour les garçons et vraies belles robes pour les jeunes filles. Quelques manteaux de fourrure apparaissent, car le temps reste instable et les températures un peu basses. Il n'y a guère qu'en France qu'on ne s'habille plus pour aller à l'Opéra. Nos billets nous attendent. Deux places au premier rang d'un palco latéral. Idéal pour la prise de son. Dans notre loge, trois personnes d'un certain âge et un jeune homme avec sa mère...Belle mise en scène, classique et enjouée. De bonnes voies notamment les deux barytons, Davide Luciano qui est Figaro ce soir, Omar Montanari dans le rôle de Bartolo. Rosina est parfaitement rendue par la voie et la présence scénique de Chiara Amarù en dépit de ses rondeurs à la Castafiore. Son âge aussi... Mais son sourire, sa faconde, la qualité de son jeu et la beauté de sa voix, effacent très vite l'impression de grotesque. L'orchestre visiblement prenait plaisir à jouer sous la baguette de Stefano Montanari, (homonyme du baryton), qui dirigea avec allégresse, légèreté et humour. A l'entracte, une foule de français avait envahi les foyers. Un bon moment de sérénité après la fièvre de ces derniers jours. Nous avons passé une excellente soirée. Antoine particulièrement guilleret, est plus détendu qu'à notre arrivée...

Changement d'univers et de musique après. Nous retrouvons Sophie avec qui nous allons écouter un concert de blues un peu rockabilly dans un bar rempli de gens. Trop bruyant pour moi qui rentre vite rejoindre Morphée. Joie de marcher seul dans les rues vides et silencieuses. J'aime la musique mais pas quand elle devient bruit, que les sons que je perçois sont dissonants et tout sauf paisibles et doux, j'ai besoin de m'éloigner au plus vite pour retrouver mon calme. Question de tympan (ou de tempérament - sans jeu de mot musical !...) certainement...


8 mai. 

Dans une semaine, nous serons partis... Je réalise une fois encore combien le temps passe vite à Venise. Trop vite. Pourtant, quand j'habitais ici à l'année et que l'hiver se faisait rude, étudiant dilettante avec la perspective des examens comme épée de Damoclès, peu d'argent et la nostalgie du confort bourgeois de la maison familiale là-bas en France, combien je trouvais qu'il passait lentement ce temps que je comparais parfois à un exil... Mais les idées noires ne duraient jamais, il suffisait d'une rencontre, une invitation au Malibran ou à la Fenice, un dîner au consulat ou chez le Duc Decazes et la joie reprenait le dessus... Résilience, résilience...

11 heures 45. Il est un peu tard quand nous débarquons à la Palanca. En route pour la roseraie. En chemin, me reviennent des vers que ma mère récitait souvent et qu'enfant j'avais appris par cœur : 

Je l'ai lu dans un livre odorant, tendre et triste
Dont je sors plein de langueur,
Et maintenant je sais qu'on le voit, qu'il existe,
Le jardin-qui-séduit-le-cœur !

Je les ai cru longtemps du fameux poète Saadi, extraits de son Jardin des Roses (گلستان, Golestân en persan). Après recherche, ces jolis vers un peu mièvres, on les doit en fait à la délicieuse Anna de Noailles... Nous suivons un dédales de ruelles entourées de murs et de palissades. partout la nature, plantureuse. Merveilleux petit paradis, l'endroit est plein de poésie et de senteurs merveilleuses, mais personne en vue et à l'adresse indiquée, nous trouvons porte close... Devant nous, il y a bien le campanello de cuivre avec la plaque gravée "giardino" mais personne ne répond... Nous nous sommes peut-être trompés d'adresse ou de jour... Pourtant la charmante vieille dame avait bien précisé ce dimanche et nous a parlé d'une journée portes ouvertes... Nous attendons un moment mais les cloches sonnent le milieu du jour et nous avons faim. Déjeuner à l'Altanella voisine, la célèbre et très sympathique trattoria fréquentée par Hemingway et par François Mitterrand dont c'était un des restaurants préférés ? Trop de monde sûrement à cette heure. Nous préférons nous promener et ce sera seulement un café chez Crea, un endroit rarement fréquenté par les touristes, au fin fond du chantier naval éponyme. Vue panoramique sur la lagune, accueil chaleureux dans une salle remplie de vénitiens en famille.

15 heures. Nous voilà de retour devant l'entrée du jardin secret. Cette fois, la porte est ouverte. Une douzaine de personnes sont déjà là, arpentant les allées ou bavardant autour d'une grande table en teck. Essentiellement des dames, quelques messieurs. Quelques jeunes gens aussi. La maîtresse des lieux fait les honneurs du jardin, détaillant chaque rosier et donnant tout un tas d'explications qui semblent passionner les dames qui la suivent dans un silence religieux. elle explique sa méthode d'entretien et de protection de toutes ces merveilleuses plantes. Des senteurs incroyables, et partout des fleurs jusqu'à des hauteurs inattendues le long du mur qui sépare la propriété de la ruelle. Accueil charmant, public bon enfant - beaucoup de dames d'un certain âge visiblement très férues de jardinage et de fins connaisseurs des roses. une pensée pour Antoine de Saint-Exupéry et son Petit Prince au passage. Agréable moment loin de la précipitation du monde, au milieu de parfums exquis et du chant des oiseaux. Le jardin est la propriété de la charmante Ottilia Iten, grande dame d'origine suisse allemande à l'allure très aristocratique, qui vit ici depuis de longues années. Sa roseraie en biodynamie attire de nombreux amateurs et c'est un privilège que d'avoir pu passer cet après-midi dans les lieux. 

l y avait là autrefois un antique fournil. La maison, basse, est sans prétention .Outre les roses anciennes, dont certaines sont très rares, on peut y contempler de splendides variétés de narcisses, d'iris sauvages, de clématites. Tout est cultivé avec des méthodes naturelles, sans engrais, sans produits chimiques, ce qui plait beaucoup - on s'en douterait - aux abeilles des moines du Redentore qui font un délicieux miel. Un peu plus loin, c'est Nuria Shönberg-Nono, fille du compositeur autrichien et veuve du grand Luigi Nono (et belle-mère de Nani Moretti) qui elle aussi entretient un joli jardin avec une roseraie concurrente de celle de la Signora Iten. Le jardin de Vittoria Rapazzini est aussi un bonheur, une oasis de paix et de senteurs. 

J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n'ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté. 
Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées. 
Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir ;
La vague en a paru rouge et comme enflammée. 
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...
Respires-en sur moi l'odorant souvenir.*

La Giudecca recèle vraiment beaucoup de trésors. Quel bonheur que l'accès soit relativement difficile et l'attrait pour les touristes peu éclatant. Les hordes viennent rarement dans cet univers où se côtoient des mondes très différents, les richissimes clients du Cipriani ou de l'hôtel snob qui a succédé à la sympathique Casa Frollo de ma jeunesse, croisent les jeunes gens fauchés qui séjournent à l'auberge de jeunesse, eux-mêmes se mêlant le long de la fondamenta ou dans le quartier neuf du Junghans à tout un monde de petites gens qui vivent et parlent comme devaient le faire leurs ancêtres du temps de la Sérénissime et qui quittent rarement leur île pourtant partie intégrante de Venise et du sestier de Dorsoduro dont la partie la plus fréquentée est de l'autre côté du canal, quatre cents mètres plus loin.

* : "Les roses de Saadi", poème de Marceline Desbordes-Valmore (1785-1859).

11 mai 2016

Chronique de ma Venise en mai (1) .



Lundi 2 mai 2016
Lorsqu'on a vécu quelque part, qu'on s'en est éloigné et puis que l'on revient, il y a toujours un moment de flottement et de malaise. L'impression diffuse de ne plus trop savoir d'où nous sommes qui paralyse nos sens et empêche parfois les plus sensibles d'entre nous de profiter des retrouvailles avec l'endroit chéri dont on rêve aussitôt qu'on s'en éloigne. Venant moins souvent qu'avant à Venise, je vis à chaque fois cet état. Mes premiers jours dans la cité des doges sont tout sauf agréables. J'ai la sensation d'être à la fois perdu dans la masse informe des hordes de touriste, invisible pour les vénitiens, absent de moi-même, égaré. Je rase les murs, je cours, me faufile, évitant soigneusement la foule mais aussi les vénitiens eux-mêmes...

Mon corps se sent chez lui, mes pas me portent sans aucune hésitation vers là où j'ai besoin d'aller, ma bouche prononce les mots qu'il faut pour ordonner, commander, demander, saluer mais cela sonne étrangement à mes oreilles... Les symptômes s'aggravent quand je suis accompagné d'étrangers à la ville. Je deviens bougon, taciturne. Je réponds peu ou par borborygmes à leurs propos, quand je parle en français je chuchote et parfois - comme je le faisais adolescent sur la piazza - je prends un accent qui se veut italien. Ridicule patenté, j'ai l'air d'un snob ou pire d'un demeuré, un de ces ravis de village qui sourit béatement et marmonne d'incompréhensibles propos que personne n'ose reprendre. "Venise, auberge de fous ? " scandait Barrès (ou bien était-ce Jean Lorrain ?)... En suis-je devenu un finalement, à force de vivre - contraint et forcé - cette schizophrénie de l'exil contraint ?

Parfois, la lucidité me revient. Il suffit d'une cloche qui se met à sonner, d'une mouette qui passe devant mon banc en compagnie d'une merlette et qui semblent papoter ensemble comme deux commères de la via Garibaldi, d'une odeur et les écailles tombent de mes yeux. L'émerveillement reprend le dessus et je suis submergé par l'émotion. Tous mes doutes, mes inquiétudes, les relents de ma vie là-bas disparaissent et tout me devient grâce... En un instant, peu m'importe de n'avoir plus de maison ici, de savoir qu'une fois encore je ne fais que passer et que cela passera vite, trop vite, je suis à Venise. Je suis chez moi. Mais l'ego libéré exulte et voudrais crier à la ville entière : " regardez tous, je suis revenu, me voilà, je suis là !" Mais ici comme ailleurs on ne manque à personne. Est-ce important après tout de compter pour quelqu'un ? Jouir à tout instant, dans un sentiment de fascination qui n'a jamais fléchi depuis prés de cinquante ans, à chaque pas, à chaque mouvement, dans n'importe quel endroit de la ville jusqu'aux plus sordides et dénués de beauté (mais oui il y en a ici aussi)... "Venezia sarebbe la mia fine" fait dire Hugo Pratt à Corto Maltese...

Mercredi 4 mai
Il est un peu plus de huit heures. Sur la filodiffusione, un air pimpant de Aldo Cimbarius interprété par le guitariste John William. Dehors, la ville s'éveille peu à peu. Par les fenêtres ouvertes les bruits de la ville et les senteurs montent jusqu'à moi. La lumière est déjà forte et belle, le ciel bleu. Il devrait faire beau aujourd'hui. Je reprends pied peu à peu dans la ville. Joie du mug de thé fumant et des biscuits digestive posés à côté de l'ordinateur. Le joyeux pépiement des adolescents qui se dirigent vers le collège voisin.

Planning chargé aujourd'hui. A 11 heures rendez-vous avec Franz à Piazzale Roma pour suivre en bateau la distribution des paniers de fruits et légumes de son Amap* pour le reportage qui sera diffusé dans Détours, l'émission radio de la RTS puis j'irai faire quelques courses. En attendant, thé, pages d'écriture et lecture. Je suis plongé dans la prose fascinante d'Henry Miller, avec son essai sur Rimbaud, "Le Temps des assassins". Il faut aussi que j'aille faire changer le bracelet de ma montre chez l'horloger de la Salizzada San Lio.

Hier soir, longue séance de prise de son : sur le Campo san Zanipolo tout d'abord, avec une pause gourmande chez Rosa Salva pour le café. Je trouve que leur macchiato est le meilleur de toute la ville et ils ont une des meilleures pasta di mandorla. Les lieux sont tellement poétiques à l'heure où les touristes sont absents (mais oui, cela arrive !), enregistrement des bruits d'ambiance, les cloches, les enfants qui jouent... Puis nous nous sommes promenées dans les cloîtres de l'hôpital. Rencontré dans celui où les chats ont leurs petits abris façon bidon-ville, une jeune femme charmante qui a raconté au micro d'Antoine combien elle aimait venir passer un moment au milieu des gatti. Hospitalisée il y a quelques années, elle venait souvent prendre l'air dans le cloître et la proximité des félins, la paix qui règne ici ont été selon elles une raison de sa rapide convalescence. Depuis, trop jeune pour appartenir à la catégorie des mammagatti*, elle passe souvent caresser les habitants du lieu. Partout sur la pelouse, sur la margelle du puits, sur les pierres chauffées par le soleil, les matous sont là, jeunes, vieux, gros, maigres. Certains viennent vers les visiteurs, les plus farouches s'éloignent prudemment quand un inconnu passe. C'est le dernier refuge des chats de Venise, longtemps protégés et soignés par les vénitiens et la municipalité. Mais un jour un élu deficiente* - et qui proclamait partout préférer les chiens - a décidé de faire la chasse à tous les chats errants de la ville. Cela fit beaucoup de bruit. Les chats domestiques furent vite bouclés dans les maisons pour ne pas être ramassé par les agents municipaux. Une rafle en bonne et due forme. Il y eut beaucoup de victimes. Un camp de concentration fut improvisé dans une île au beau milieu de la lagune. Les associations de protection animale obtinrent que la ville s'engage à les soigner et les nourrir... Cela ne dura qu'un temps et la municipalité se désengagea piteusement de cette mission. Ce fut l'hécatombe dans l'île... Personne au Municipio ne fit le parallèle entre la disparition des chats qui peuplaient calle et campi et la prolifération des rats et des souris partout la ville... Incultes et idiots semblent être légion dans l'administration parfois... Un élu un jour, vénitien de Venise aura l'intelligence - et l'humilité - de reconnaître que les chats avaient un rôle important et prendra les mesures adéquates pour que les petits cousins du lion ailé reprennent leur mission de chasseur de rats partout dans la ville. Oui, Messieurs-Dames, on peut rêver ! Mes lecteurs auront compris que j'ai une grande affection pour la gent féline.


Après les cloîtres de l'ancien couvent des dominicains et de la Scuola dei Mendicanti, visite à l'androne du palazzo Bragadin d'où sortait Casanova quand il fut arrêté sur ordre du Sénat et fut directement conduit aux Piombi, la sinistre prison du palais des doges. Un petit tour à la Coop des Fondamente Nove, situé dans l'enceinte de la Remiera, et retour at home avec Antoine, toujours le micro en main. De quoi faire plusieurs émissions, du moins je l'espère. Ce garçon ne se contente pas d'être un journaliste doué, méticuleux, précis et honnête - qualités de plus en plus rare dans cette corporation - il est doté d'une véritable sensibilité qui lui permet de percevoir très vite l'essentiel qu'il faut mettre en avant pour intéresser vraiment l'auditeur sans jamais tomber dans le sensationnel ou l'émotionnel à trois sous.

08 mai 2016

Venise, histoire, promenades, anthologie et dictionnaire : un Bouquin indispensable

Petit événement franco-vénitien l'autre soir au Palazzo Grassi auquel je me suis rendu par un pur hasard. Je feuilletais la brochure du Teatrino Grassi quand j'ai lu dans le programme la présence à une présentation de bouquin de mon ami Francesco Rapazzini que je ne pensais pas voir ici, puisqu'il vit à Paris depuis une quinzaine d'années et que c'est là-bas que nous nous voyons depuis. Il était à Venise pour participer à la présentation d'un ouvrage, de la série Bouquins justement , dont j'avais entendu parlé il y a plusieurs années. L'un des avantages - et miracles - de Venise est de permettre des rencontres imprévues sans avoir pratiquement à les chercher. J'allais revoir mon ami Francesco et en même temps découvrir ce nouvel ouvrage dont le projet, initié il y a plus de cinq ans par une universitaire bordelaise, Delphine Gachet.

Venise, Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire est donc le dernier ouvrage en date sur le thème de la Sérénissime publié dans cette magnifique collection Bouquins fondée il y a plus de trente ans je crois par le mari de Françoise Sagan et qui possède dans son catalogue des titres fondamentaux sur la Sérénissime comme de la République de Venise de Pierre Daru ou les Mémoires de Giacomo Casanova. Voilà maintenant cette anthologie-promenade-histoire de Venise, appelée à devenir un outil pour les étudiants mais aussi un guide autrement plus sérieux et utile que le devenu insupportable Guide des Routards - qui porte une grande part de responsabilité dans l'évolution des comportements des touristes. Fruit de l'énorme travail d'une équipe de spécialistes français et italiens, sous la direction de Delphine Gachet, maître de conférences à l'université de Bordeaux et d'Alessandro Scarsella, professeur de littérature comparée à la ca'Foscari, l'université de Venise, l'ouvrage était donc présenté en avant-première dans la surprenante salle du Teatrino du Palazzo Grassi, dont l'architecture ultra-contemporaine, froide et austère mais assez élégante est due au talent de l'architecte japonais Tadao Ando en 2009. 

Ambiance détendue comme souvent ici. La salle d'abord presque vide à l'heure prévue pour le début de la présentation (tout le monde est toujours en retard à Venise !) s'est peu à peu remplie. Beaucoup de gens se connaissant et se reconnaissant. Un grand nombre de membres de la communauté française, faite de Happy Few un peu snobs, de charmantes vieilles dames aux yeux clairs, des intellectuels parisiens très propres sur eux et des vénitiens francophones et quelques figures de la ville, comme Rigo Cipriani, la marquise Vittoria Rapazzini de Buzzacarini, éditrice des somptueuses revues Charta et Enlumina et un de ses petits-fils étudiant ici, l'auteur Alain Vircondelet, la directrice de l'alliance Française, d'autres encore. Sur scène s'installèrent enfin, après les salutations et les congratulations entre tout ce petit monde content de se retrouver (parmi eux des gens que je n'avais plus vu ensemble depuis de nombreuses années !), Jean-Luc Barré, directeur de la collection Bouquins, les deux directeurs de l'ouvrage, la très solaire, passionnée autant que passionnante, Delphine Gachet, maître de conférences à l'Université de Bordeaux, spécialiste de Buzzati et le Dottore Alessandro Scarsella le brillant universitaire mais hélas moins extraverti que sa consœur, et terriblement pontifiant comme le sont beaucoup d'enseignants ici (pourtant ce sont des gens de grande culture et de grande humanité, mais certainement pas des orateurs encor moins des conteurs...), le journaliste Thierry Clermont qui a publié il y a quelques années ce joli petit roman sur le cimetière de San Michele (cf Coups de Cœur N°48, cliquer ici), Christophe Ono-dit-Biot, journaliste au Point et sur Canal+ auteur de Plonger, Francesco Rapazzini, vénitien, écrivain vivant depuis quinze ans à Paris, auteur de plusieurs romans et biographies, Paolo Puppa, professeur à la Ca'Foscari. C'est Martin Berthenod, directeur du Palais Grassi qui fit les présentations avec la rondeur et la gentillesse qui le caractérisent, suivi d'un speech de Cécile Boyer-Runge, la présidente des Éditions Robert Laffont qui remercia la Fondation Pinault pour son soutien. De belles choses ont été dites, d'autres assez agaçantes pour les oreilles des Fous de Venise et des vénitiens et la présentation se termina par la lecture d'extraits - en italien - des textes écrits pour le livre par Francesco Rapazzini et par Paolo Puppa. Moment d'émotion tellement les mots sonnaient au diapason de l'amour que les deux auteurs et la majorité du public portent à la Sérénissime. Après les applaudissements nourris, tout le monde s'est retrouvé dans le hall de l'auditorium pour un petit cocktail servi par Rosa Salva. Amusant de voir le directeur du Grassi accompagné de l'indispensable et fringant Paul Loyrette qui me rappelait les réceptions du Palais Clari ou celles de la Signora Couvreux-Rouché qui régnait dans les années 80 sur l'Alliance Française dont la magnifique bibliothèque, tristement dispersée depuis, était dans le même palais que notre consulat général.

"5 anni di lavoro e voilà Venise Bouquins!" - Crédit Photographique © Omar Viel - mai 2016


18 avril 2016

Un parfum de Craven A (3)

Crédit photographique © 2014 - Vagabondanse - Paris Tu Paris
Pour lire les précédents épisodes : 


Jamais il ne pourrait oublier ce jour où il la vit pour la première fois. Non pas qu'il se fut passé quelque chose d'extraordinaire ce jour-là, mais la sensation unique qui s'empara de lui et le bouleversa tout entier, laissa en lui une empreinte si forte qu'il reste, des années plus tard, toujours aussi ému quand l'image de la jeune fille brune qui avançait dans le couloir de la faculté lui revient à l'esprit. En fait, cette image ne l'a jamais plus quitté. Il faisait beau, la lumière était haute, le ciel dégagé. toutes les senteurs du printemps semblaient vouloir se répandre dans l'air pour affoler les cœurs et les sens. Les parois du grand couloir de l'ancien couvent où avaient lieu les cours d'histoire des arts étaient tout imprégnés d'un soleil ardent, un petit vent parfumé jouait avec les rideaux de toile blanche qui dansaient devant les fenêtres. Tout était léger joyeux. Venise s'éloignait de l'hiver. Antoine n'était pas inquiet pour l'examen qu'il allait passer. la professoressa Vitalini était sympathique. derrière son chignon gris et ses lunettes d'écaille, il y avait une femme passionnée par ce qu'elle enseignait et Antoine avait trouvé en elle un soutien pour lever les obstacles que sa maîtrise encore hésitante de l'italien et l'impatience de certains de ses maîtres rendaient depuis des mois insurmontables pour le jeune homme livré à lui-même depuis plusieurs mois, loin des siens, sans aucun appui à l'université jusqu'à sa rencontre avec Lionella Vitalini. Il attendait son tour devant la salle, perdu dans ses pensées, regardant dans le vide quand il aperçut la jeune fille. Placé où il était, il la voyait avancer puis disparaître quand la brise soulevait les grandes tentures de drap blanc.

Une image de film pensa-t-il. Puis soudain un frisson le parcourut. Il ne comprit pas pourquoi ce tremblement qu'il attribua un instant à la tension des examens, à la résurgence de toutes les interrogations qui souvent l'empêchaient de dormir. Il quittait alors son petit taudis de la calle del'Aseo pour arpenter les rues de la Sérénissime, dans le silence de la nuit, coupé du monde par le casque qu'il avait toujours sur les oreilles. Il revenait au petit matin, exténué mais apaisé. il s'endormait alors, ratant les cours du matin. Ses amis le plus souvent le réveillaient en venant frapper à sa porte. Il se redressa et vit de nouveau cette fille qui avançait vers lui. elle parlait avec Betti, une des rares amies vénitiennes qu'il avait réussi à rencontrer. Elles arrivèrent à sa hauteur. sur le banc à côté de lui, posé sur son dossier et ses livres, son paquet de Craven A brillait sous le soleil. Les filles étaient à contre-jour - encore une image de film pensa-t-il - et leur silhouette était toute auréolée de lumière. Est-ce le fait que cette image le fit sourire ou que son rictus pouvait ressembler à une grimace ? mais les deux filles éclatèrent de rire.

-On peut avoir une cigarette ? Lui demanda Betti avant même de lui dire bonjour. Il s'exécuta, se leva et leur tendit le paquet et son briquet. Elles se servirent. Antoine observait la nouvelle venue. Ses cheveux étaient châtains en fait, longs et bouclés, elle les avaient tiré en arrière et un bandana vert les retenait sur sa nuque. Ses yeux aussi étaient verts. elle avait de longs cils, des pommettes saillantes où couraient des tâches de rousseur qui l'attendrirent comme l'avait attendri la manière qu'elle avait eu de donner un coup de tête en arrière pour éviter de recevoir la fumée de sa cigarette dans les yeux quand elle l'alluma. Une deuxième frisson le parcourut. Il sentit ses jambes qui flageolaient et son cœur battit plus vite. Il souriait bêtement, ne regardant que Betti. Une sensation étrange s'était emparée de tout son être. Heureux mais affolé, il ressentit soudain comme une décharge en lui et se rendit compte qu'il bandait. Là, en plein jour devant les autres. Il devint rouge de honte, fit mine de vouloir faire de la place sur le banc et s'assit sans attendre. Cela calma son érection et estompa sa gêne. Il se moquait toujours de ses amis, toujours à parler de sexe et qui, pourtant revenaient le plus souvent frustrés de leurs soirées. Il riait de leur maladresse et de cet empressement qui les renvoyait à ce qu'ils étaient encore finalement, des enfants perdus face à leurs désirs et à la trouille de ne pas savoir assumer. "Assurer" disaient-ils comme les garçons d'aujourd'hui et ils s'inventaient d'incroyables exploits à faire rougir Casanova lui-même... "Des porcs et des ânes" pensait-il en les laissant tartariner. Et voilà qu'à son tour, il ressentait la même excitation animale. Il était donc tombé amoureux de cette fille aux yeux verts. "Quel cliché !" pensa-t-il, furieux de s'apercevoir combien lui aussi était stupide. Il respira profondément. L'air qu'il avala était rempli de senteurs affolantes. Le parfum citronné de la fille - "Mais quel est donc ce parfum déjà ?" se dit-il -, l'odeur délicieuse du tabac blond et tout ce que la brise amenait de l'extérieur, les senteurs de la lagune, les arbres qui fleurissaient sur le parvis de San Sebastiano, l'herbe fraîchement coupée...

08 avril 2016

Chroniques vénitiennes

Portrait de Mallarmé par Manet.
Igitur. Lecture de Mallarmé tellement en adéquation avec les plafonds bas de mon appartement bordelais. Cette transfiguration inconsciente d'une maison vénitienne en dépit du vide fait ces derniers mois, où ne manquent que le terrazzo craquelé sur le sol, les huisseries en bois foncé et le son des cloches qui ne sonnent ici que trop discrètement et peu souvent...

Venise, mon obsession ou simplement le lieu où mon être parvient seulement à se rassembler ? Mon âme s'ouvre et s'épanouit quand résonne un de ces chants, nés de l'énergie spirituelle des hommes, dans un temple antique comme dans les lieux de culte bâtis au Christ. Cela me remplit de joie et fait éclater ma reconnaissance. Mon corps s'épanouit et s'ouvre de la même manière quand le soleil m'éblouit et réchauffe ma peau, quand la mer m'enveloppent mais aussi dans ces grands espaces très purs et très hauts en montagne, vierges de toute création humaine, la neige, l'horizon dégagé,, l'immensité... Mais, c'est seulement dans Venise que je suis. Pathologie inguérissable, folie dont le pathétique n'apparait qu'aux autres, ceux qui pensent (qui savent ?) que voyager, découvrir, rencontrer leurs pairs sont des agissements, des situations, des moyens qui font grandir et enrichissent. Au lieu que, de rester figé sur les mêmes lieux, enfermé dans les mêmes endroits, reproduisant les mêmes gestes, rend fou ou ne génère que de l'incomplétude...

Cela serait vrai partout ailleurs. Pas à Venise. Ailleurs, on tomberait vite dans la monomanie, l'hystérie, l'habitude qui lasse et épuise lorsqu'on est incapable d'en sortir pour refaire jaillir l'étincelle. Dans la cité des doges, un univers s'offre à celui qui se laisse ainsi prendre par des rites, des usages. Et puis l'air, c'est là un des mystères des lieux, transporte les remugles des siècles passés, les passants que l'on croise ont dans leur sang le sang des fondateurs, la langue qu'on entend est la même que de temps des Sanudo, Bembo, Foscari. Le monde change et modifie certains aspects de la ville mais la civilisation demeure. Intacte. Comment vivre cela comme un enfermement ?


Je me souviens de mes longues marches dans la nuit de Venise autrefois. J'avais vingt ans. C'était nouveau ces baladeurs, engins miniatures, lancés par Sony. De petits boitiers métalliques, élégants et discrets dans lesquels on glissait une cassette, autre objet devenu aujourd'hui délicieusement incongru et bizarre. j'écoutais en boucle le Gloria et le Magnificat de Vivaldi dirigé par Riccardo Muti, avec notamment Teresa Berganza(*). Une merveille que je ne me lasse pas d'écouter. Musique revigorante et tellement inspirée. offert par un mien cousin que j'aimais beaucoup et que les vicissitudes de la vie m'ont fait perdre de vue. Daniel a toujours été discret. trop peut-être. Mais, doté d'une sensibilité exquise, il débordait de talents. Je lui dois beaucoup, et ce à plusieurs étapes de ma vie. Ce disque a tellement bouleversé mon paysage intérieur... Mon père écoutait Beethoven et Schubert. Et Mozart aussi. La Flûte enchantée pour sa symbolique résonnait souvent dans notre salon. Les grands opéras italiens aussi. Mais l'arrivée concomitante des Concertos brandebourgeois (un double LP acheté une fortune, que j'offris à mon père pour son anniversaire contre l'avis de mon frère qui pensait que cette musique allemande ne plairait pas à l'oreille paternelle) et de cet enregistrement de Vivaldi changea mon oreille et ma conception de la musique.

Je tenais là la traduction sonore de mes goûts et de mes attirances. Venise prenait soudain une couleur bien plus nuancée que celle que m'avait donnée jusqu'alors les Quatre saisons enregistrées selon les critères des années d'avant la redécouverte du baroque. Plus j'avançais, lors de mes séjours sur la lagune, dans la découverte de la ville et de ses trésors,d e son architecture, que je pénétrais ses méandres, plus la musique religieuse du prêtre roux avec sa tonalité si particulière, prenait sens. Avec les années, de nouveaux interprètes, des musicologues avertis (et audacieux) redonnèrent à cette écriture sa véritable configuration. Quel compositeur peut illustrer/expliquer mieux que Vivaldi ce qu'est ou a été la Sérénissime ?


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(*) : Paru à l'époque chez EMI, c'est à mon avis, le meilleur enregistrement jamais réalisé de ces deux œuvres majeures du prêtre roux. Niquet dit quelque part qu'au sortir d'un concert de musique spirituelle de Vivaldi, c'est un peu comme avec Boismortier, on en sort, les interprètes comme le public, revigoré, revitalisé...

1 commentaire:

mehdi saada a dit…
Oh oui, vivre en matérialiste doit-être bien dur et plat, Je comprend tout à fait ce que vous dites au sujet des effluves du temps passé. Sans aller jusqu'à parler de psychométrie, je peux aussi ressentir ces souvenirs flottants dans l'air dans les fêtes ou dans les lieux dans lesquels le temps s'est comme accumulé. Comme des vieilles rues de Venise, comme une ancienne habitation rongée par le lierre, comme un ancien temple ou une vieille église. Mais on sent tout cela bien mieux au contact de quelqu'un qu'on aime ... tout est plus beau, plus riche !

20 mars 2016

Commencements d'un roman...

à Ugo, si d'aventure il passait par ce site... 
 

«La nuit tombée, les volets clos et le chat qui s'endort près du feu, tout concourt à bâtir autour de moi cette paix propice aux examens de conscience. Dehors, la pluie, une voiture qui passe, le bruit des pas d'un passant qui s'éloigne. Une sorte de paix. Le silence... Les notes joyeuses du concerto grosso de Corelli me renvoient mon image un peu déformée. Celui que j'étais il y a de nombreuses années. 
C'était un jour d'été. Vers les quatre heures de l'après-midi. La plage encore tranquille semblait artificielle. Rien ne bougeait. La mer était limpide et calme. Quelques cris (des enfants qui jouaient) se mêlaient au chant des oiseaux. Quelqu'un quelque part écoutait cette musique de Corelli. Je revois tout comme les images d'un film. L'air était comme l'eau, limpide, brillant. Un bateau fendait l'horizon, petite silhouette noire qui semblait suspendue dans l'air...»
Il y a trente cinq ans, jeune étudiant encore, je m'installais à Venise. Le hasard ou la Providence ? Les lecteurs de mon modeste Venise l'hiver et l'été, de près ou de loin en savent l'histoire. Improvisé correspondant de presse pour un grand quotidien régional français par la volonté de son rédacteur en chef, apprenti galeriste, drogman du consulat, répétiteur auprès de collégiens doués et capricieux, homme à tout faire dans une pensione, je n'avais qu'une obsession : écrire.
 
Un bouquiniste qui possédait un étal ambulant du côté du campo Santi Apostoli mettait de côté pour moi des ouvrages de littérature. Nous avions discuté souvent, dans la rue, au milieu des passants mais le plus souvent devant un café ou un verre de blanc. Il était passionné par les antiques et en connaissait un rayon sur les romans modernes, français et italiens. Grâce à lui j'ai découvert des textes étonnants qui ont marqué mon style et mes idées. Hélas, combien d'essais, de déconvenues, de désenchantement. Je ne parvenais à rien et le peu que je produisais ne valait pas tripette. Il m'encouragea cependant. 
 
Puis un jour, rejetant toutes les mauvaises raisons, les alibis qui ne servaient en fait qu'à cacher ma peur de découvrir que je n'avais aucun talent et que je perdais mon temps, je me suis enfermé trois longues journées avec une provision de thé et de biscuits.

Il faisait terriblement froid. Brume, vent glacé, pluie battante. Le petit taudis où je vivais était un havre de paix. Ses deux fenêtres donnaient sur un jardin abandonné où venaient jouer des enfants parfois mais qui restait le domaine des chats du quartier. J'aimais l'odeur qui montait des massifs recouverts de mauvaises herbes. il y avait plusieurs lauriers, un romarin de la lavande aussi et de la sauge, cette plante qui se sent tellement à l'aise sur la lagune. Un bout de nature comme décor, c'était du luxe. Un vieux fourneau me servait de poêle. Les parois de bois et de briques étaient recouvertes de tentures et de plaids, partout des cartes postales reproduisant des œuvres d'art, quelques gravures chinées ça et là et deux ou trois petites lampes, donnaient à la pièce un air cosy. Mon lit servait de divan, une planche de bureau et trois étagères servaient de bibliothèque et de commode. Simple, spartiate mais chaud. 
 
Ainsi confortablement installé (je portais tout de même deux gros pulls sous ma vieille robe de chambre et de grosses chaussettes de laine), mon tabac à portée, je pouvais me mettre au travail. On m'avait offert une petite machine à écrire . Une Remington portable. J'en étais fier, avec son écrin blanc bordé de rouge. je l'amenais partout. Nous étions ainsi plusieurs à la terrasse du Cucciolo à travailler face à la Giudecca. Nous nous prenions au sérieux. J'avais récupéré des feuilles de papier à l'en-tête d'un artisan couvreur. Et je me lançais.

Mais ces lignes ne sont pas l'expression d'une quelconque nostalgie. nulle mélancolie dans mes propos. L'esprit ancien-combattant ne présagerait rien de bon. j'ai tout de même quelques prétentions. Bien que l'âge soit venu - mais que veut dire cette expression en vérité ? - et qu'il me semble que bien des choses allaient mieux autrefois, je fais encore partie de ces hommes mûrs - je suis bien obligé de concéder en être - qui croient encore à l'avenir et veulent poursuivre leur chemin. Dieu voulant, j'espère pouvoir encore apporter ma contribution à la vie, au monde.
 
Matzneff écrivait à vingt cinq ans qu'il voulait «faire des enfants à l'humanité» à défaut d'en faire en chair et en os. En dépit de ce que les culs-de-plomb et les pisse-vinaigres peuvent penser, sa progéniture est pour le moins réussie et combien elle contient de trésors qui continueront de dominer longtemps le paysage littéraire francophone. Combien de jeunes gens trouveront dans sa prose ce que j'y ai trouvé, la justification de mes engagements, de mes refus, de ma liberté, cette diététique de la vie qu'il défend depuis toujours, ce comportement aristocratique pétri d'humanisme et de sollicitude pour les misères du monde. Je n'ai jamais espéré atteindre la perfection de sa langue pas plus que je crois pouvoir un jour avoir son talent.

Les différents volumes de son journal en tout cas trônaient sur les rayonnages de ma modeste bibliothèque, à côté de Rilke, Hölderlin, Saint-John Perse, des romanciers et poètes russes  (leur découverte, c'est à Matzneff que je la dois : Chestov, Lermontov, Pouchkine, Dostoïevski, TolstoÏ...), et les classiques, que le bouquiniste de Santi Apostoli m'avait aidé à enrichir avec une superbe édition cartonnée de l'Anthologie Palatine traduite en italien. Tacite figurait en tête de mes favoris. ses Annales furent longtemps mon livre de chevet. il y avait, pêle-mêle : Lucrèce, Pétrone, Salluste, Tacite, La Guerre des Gaules, Horace... La Tour du Pin était mon poète favori, avec Francis Jammes. J'avais du mal avec Baudelaire comme avec Rimbaud. Les deux me troublaient sans que je sache encore bien pourquoi. 
 

Je me régalais à la Querini Stampalia des ouvrages d'Henri de Régnier, Vaudoyer et Barrès sur Venise. Amori et Dolori sacrum fut en même temps que les Cahiers de Malte Laurids Brigge ma lecture de cet hiver. Mais mon ambition était d'écrire un roman. Mon roman. J'avais une idée depuis longtemps qui mêlait les quelques expériences de ma vie de jeune homme ordinaire à une histoire véritable qu'on avait plusieurs fois évoqué dans ma famille. L'histoire d'un lointain parent. Mystérieuse aventure. Brillant, riche, il écrivait, il voyageait. J'avais lu quelques cartes qu'il avait envoyé à ma grand-mère, des feuillets remplis de vers à la Hérédia. On m'avait parlé de son journal tenu pendant des années et qui s'interrompait soudain avant son ultime voyage. Il était parti pour un tour en Méditerranée et ne revint jamais. Sa trace se perd entre Venise et Alexandrie... Ce personnage me fascinait.

Trente-cinq ans plus tard, j'ai toujours une chemise épaisse remplie de mes notes concernant ce projet. Des chapitres entiers écrits lorsque j'avais vingt ans... Des bribes de manuscrits, des lettres, des photos, des cartes postales. Beau matériau en vérité. Mais peut-on reprendre si longtemps après un travail jamais achevé. Suis-je dans le même état d'esprit que celui du garçon plein d'ambition que j'étais à Venise ? Certainement pas. Moins de fulgurance. Davantage de doutes. Alors j'hésite et j'en fais part à mes lecteurs. Pourtant je me dis que laisser tomber reviendrait en fait à faire mourir une deuxième fois ce personnage qui occupa mon esprit et berça mon imagination ma jeunesse durant...  
 
Nicolas Weyss de Weyssenhoff (cf. Tramezzinimag du 23/07/2013 : ICI) ne mérite-t-il pas d'exister à nouveau ? N'a-t-il pas des choses à dire aux jeunes gens d'aujourd'hui ? C'est à moi de le découvrir. D'y réfléchir. Intuitivement, je sais que sa vie, ses choix, ses rencontres et les découvertes faites au cours de ses pérégrinations étaient constitutives d'une blessure. Il avait un but. Ses voyages n'étaient pas une fuite. Ce qu'il en dit dans sa correspondance est comme un perpétuel éclat de joie. on ne peut camoufler longtemps son désarroi sous un enthousiasme feint. Ni avec des paroles ni avec des vers ! Il est peut-être temps désormais de lui redonner la parole, presque cent ans après sa disparition...

08 mars 2016

COUPS DE CŒUR N°52

Parmi les derniers services de presse, quelques livres à chaque fois retiennent notre attention. Le temps manque hélas pour parler de tous. en voici quatre parmi les derniers lus à Tramezzinimag. N'hésitez-pas, chers lecteurs, votre avis sur les ouvrages présentés, mais aussi à vous faire contributeurs en nous envoyant vos notes de lecture, tellement d'ouvrages nous échappent.


Guillaume Siaudeau
Tartes aux pommes et fin du monde
Editions Pocket, 2015.
Une de ces couvertures qui nous viennent d'outre-Atlantique et qui peuvent n'être qu'aguicheuses comme n'importe quel produit marketing mais un texte étonnant pour ce premier roman d'un jeune homme de la génération Mitterrand (Siaudeau est né en Charente en 1980). Un texte agréable dès les premières lignes. Poétique et drôle. Un milieu banal, une histoire d'amour, un garçon, une fille, une caissière face à une boîte de maquereaux, un manutentionnaire parmi les palettes de nourriture pour animaux et une propriétaire qui concocte des tartes aux pommes, un revolver... Laissons Xavier Houssin nous en faire sa description (parue dans le Monde des Livres) : "Étonnant premier roman. Guillaume Siaudeau recueille l'écume des jours d'un titubant jeune homme, mal à l'aise avec l'existence. Et l'on est sous le charme de ce texte écrit en tendresse inquiète. Empli de poésie et de dérision". Et comme le rappelle l'éditeur : "Il faudrait que les chiens puissent voler, avec des ailes en carton. Ou qu'ils se réincarnent en revolver. Il faudrait que la caissière du supermarché, pour laisser le temps aux amoureux de s'aimer, ne trouve jamais le code-barres sur les boîtes de maquereaux. Il faudrait qu'au fil suspendu des jours, les perles soient moins abimées. Bref, il faudrait que la vie, toujours, ait le goût des tartes aux pommes. Auquel cas, vraiment, ce ne serait pas la fin du monde". Aussi bon qu'une tarte aux pommes. A déguster sans attendre.

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Alain Veinstein
Venise, aller simple
Éditions du Seuil, 2016
Les auditeurs de France Culture s'en souviennent, créateur des Nuits Magnétiques, poète et humaniste, Alain Veinstein distillait pour notre plus grand plaisir une émission rare, Du jour au lendemain. Un soir d'été 2014, le directeur de la station, Olivier Poivre d'arvor pour ne pas le nommer, décide d'arrêter la programmation et supprime purement et simplement l'émission... Quelques années auparavant, l'auteur avait publié un roman, L'Intervieweur, chez Calmann-Lévy. Il s'y interrogeait sur le métier, si difficile, de journaliste littéraire, présentateur radiophonique pour une émission littéraire, spectateur de tous ces écrivains. Un jour, à force d'entendre les discours bien préparés, il a l'impression de ne plus rien comprendre, rien entendre... Mais le personnage du roman n'était pas lui, pas seulement. Ou pas encore... Après l'interruption, du jour au lendemain, de son aventure radiophonique (la vraie pas celle de son héros), commencée dans les années 70 si ma mémoire est bonne, Veinstein a senti le besoin de revenir vers ce personnage inventé et, comme il explique lui-même : "[...] Je disposais de la distance et de la disponibilité nécessaires à une vue plus juste de ce qui avait été la passion de ma vie. En même temps, ce personnage était voué à substituer d'autres passions (pourquoi pas un grand amour ?) à celle dont le temps du deuil était venu. Comment allait-il s’accommoder de cette infortune? Un aller simple pour Venise suffirait-il à combler l'immense vide ouvert devant lui ?". Un très beau texte, rempli de mélancolie mais qui offre au lecteur tout au long des pages un tel plaisir qui prouve combien le déclin apparent, les regrets, la perte de sens ne sont qu'apparents, Alain Veinstein a encore en lui de belles pages, de jolis mots, de belles idées colorées d'un enthousiasme et d'un grand talent que certains directeurs de radio aux noms trop ronflants ne pourront jamais atteindre. Chacun sa place au panthéon des arts. Veinstein n'a jamais été aussi prêt du sommet, n'en déplaise aux pisse-vinaigres.

Nuccio Ordine
Une année avec les classiques
Traduction de Luc Hersant
Les Belles Lettres, 2015.
"Que d'autres se targuent des pages qu'ils ont écrites ; moi je suis fier de celles que j’ai lues." Fidèle à ces vers de Jorge Luis Borges, Nuccio Ordine nous invite à éprouver la même humble fierté en nous donnant à lire (et à relire) quelques-unes des plus belles pages de la littérature. Après le succès international de L’Utilité de l’inutile (best-seller traduit en dix-huit langues), Ordine, éminent spécialiste de littérature italienne, poursuit son combat en faveur des classiques, convaincu qu’un bref extrait (brillant et sortant des sentiers battus) peut éveiller la curiosité des lecteurs et les encourager à se plonger dans l’œuvre elle-même. Un autre roboratif ouvrage qui fera les délices des lecteurs de Tramezzinimag. Toutes les personnes à qui j'ai offert ce livre se sont régalées. car la culture, la littérature, les classiques, le temps et la pérennité des idées et de la pensée qu'ils ravivent font tellement de bien dans ce monde grisâtre où la Princesse de Clèves est méprisée et le grec et le latin chassés du bloc élémentaire et premier de la Connaissance inhérente à la fabrique de l'honnête homme, seul moyen d'assurer demain la démocratie et la paix entre les peuples. Mais ces propos paraîtront déplacés aux suiveurs et aux collabos serviles qui n'ont rien compris, une fois encore. Comme si Munich était oublié autant que Staline, Pol Pot ou Mc Carthy... Lisez vite cette petite bibliothèque idéale, offrez-là à tout ceux qui comptent pour vous et qu'ils l'offrent à leur tour !

Donna Leon
Brunetti entre les lignes
Éditions Calmann-Lévy, 2016.
Ce n'est pas le meilleur roman de la dame du New Jersey mais suivre le rutilant commissaire Brunetti dans les rues de Venise et dans ses raisonnements demeure un vrai plaisir. Lecture facile pour les petits matins paresseux ou les longues stations en chaise-longue, les voyages en train ou les soirées solitaires, le Fou de Venise s'y retrouve toujours. Se laisser porter au fil des pages brodées par Donna Leon, dentelière habile, revient à suivre au hasard la caméra de Google Streets. On y retrouve l'atmosphère, la lumière, les bruits quotidiens. Il faut y vivre pour pouvoir transposer avec des mots cette ambiance unique que l'écrivain dépeint avec beaucoup d'amour et de sensibilité, elle y mêle depuis quelques années des considérations moins littéraires mais ô combien vraies sur la (terrible) situation de la cité des doges, cette fuite en avant de ses dirigeants, la corruption, la démission, l'invasion des barbares. Au fil des livres, la signora Leon a su rendre Brunetti, Paola son épouse, leurs enfants, la signorina Elettra, le comte et la comtesse aussivrais et vivants que les gondoliers, les boutiquiers, les vénitiens qu'on croise chaque jour sur les ponts, au café, sur le vaporetto. Rien que pour ce prodige, lire ses romans est un bonheur. Quand l'énigme part d'une bibliothèque où sont conservés de magnifiques ouvrages de collections, des incunables et des Manuce, somptueux ouvrages du XVIe siècle sortis des presses du typographe vénitien et qui font rêver tous les amateurs de livres rares et précieux. dans le livre, on en meurt.  

1 commentaire :

kate.rene a dit…
Comment dire ?
Commencer par la fin : quand nous avons appris la mort d'Umberto Eco, nous étions en train de lire, à haute voix, comme d'habitude, L'Île du jour d'avant. Je crois que nous avons pleuré. À voir, plusieurs reportages sur Arte. Dona Leon : incontournable quand on n'est pas allé à Venise depuis quelques mois. Hersant : il est déjà sur notre liste d'achats prochains. Veinstein : tellement suivi sur France Culture, également dans une liste. Tartes aux pommes ? Un ovni ?
Lectures en cours : la septième fonction du langage, jouissif. Un déjanté : l'homme dé, Et puis Proust et encore Proust et toujours Proust....

22 février 2016

Venise : Triste constat



Cette photo de l'ami Enzo Pedrocco, prise récemment sur la Fondamenta Sant'Anna dans le sestier de Castello montre ce à quoi conduit l'ignoble laissé-aller des responsables de la Sérénissime. Peu à peu, lentement mais inexorablement,  au nom de la liberté économique, ils laissent périr Venise. "Vision emblématique des tristes et désolantes conséquences de cette monoculture touristique" commente l'auteur du cliché. Une charcuterie ferme et laisse la place à une boutique d'articles pour gogos. Ailleurs, il s'agira d'une boulangerie, d'une échoppe de cordonnier, d'un coiffeur ou d'un marchand de jouets... Peu à peu la ville se vide de sa substance pour se transformer en un simple parc d'attractions, un luna-park envahi par des touristes distraits et pressés. Quelle tristesse.
 
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6 commentaires (non archivés)

15 février 2016

Un parfum de Craven A (2)


Antoine se dirigeait vers le campo. Il y avait peu de monde encore dans les rues. Des retardataires se hâtaient de franchir le portone du Palazzo Recanati, siège du lycée artistique. Il se sentait paisible et détendu. Pas de cours pour lui, aujourd'hui, le professeur avait prévenu de son absence. Après la colazione avec ses amis, ce sera de longues heures à la bibliothèque. Betti préférait celle de Ca'Foscari, Stefano et lui, les hautes salles de la Querini Stampalia. Il se répétait ces vers de Rimbaud découverts la veille en exergue d'un roman médiocre qu'on lui avait offert :
C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
L'air et le monde point cherchés. La vie.
- Était-ce donc ceci ?
- Et le rêve fraîchit.
Je ne sais plus qui a écrit que c'est dans le sombre de la nuit qu'il est beau de croire à la lumière. Propos d'un ravi, d'un fou de dieu ou d'un pauvre illuminé qui ne voudrait pas voir la vie comme elle est, terrible et absurde ? Niaiserie ? Certainement pour bon nombre de nos contemporains dans un monde devenu difficile et où les repères s'effacent rendant nos pas hésitants. Quiconque a vécu assez longtemps à Venise a fait l'expérience de cette rédemption de l'âme. Même sujet au doute, au désarroi ou à la peine, la guérison se fait soudaine des plus douloureuses blessures qu'un cœur peut avoir à endurer. Il suffit la plupart du temps d'aller dans les rues de la Sérénissime, la nuit plus particulièrement et de marcher jusqu'à ce que la fatigue et l'instinct nous pousse à rentrer...


Je ne connais pas de chagrin qui ne s'efface ou du moins reprenne miraculeusement place parmi les simples dysfonctionnements de l'existence, après deux bonnes heures de promenade nocturne des Fondamente Nuove à la pointe de la douane - exception peut-être de l'horrible période où la municipalité avait autorisé un milliardaire iconoclaste à remplacer le lampadaire des amoureux et des pêcheurs qui siège depuis Fançois-Joseph à l'extrême pointe des Zattere, aux pieds de la Fortune dorée des magazzini qui abritent ses collections d'art contemporain, par un adolescent et une grenouille) - quand les touristes ont regagné leurs pénates et que la nuit s'étend sur la ville. Pas un cri, plus un appel, les cloches même se sont tues et l'absence de véhicules à moteur, tout concourt à faire des lieux un monde de silence habité mais vide aussi. Cet endroit unique produit une atmosphère unique, "un cas de beauté, un paysage mental" écrit Paolo Barbaro dans son Lunario veneziano. Nous sommes sur une île et sur une île, on est bien plus seul avec soi-même que sur la terre ferme. cela ouvre au poète un univers de cauchemar ou de rêve. 

Antoine lisait de la poésie la nuit dans son petit taudis de la calle del'Aseo. Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, La Tour du Pin... Mallarmé était son préféré. Quand les vers du poète faisaient remonter en lui mille rancœurs ou des désirs inattendus, il partait le long des ruelles, traversait San'Alvise et arpentait le pas vif le pavé des quais qui font face aux îles. Il avait ainsi besoin de marcher, longtemps. Le casque de son walkman emplissait ses oreilles des mêmes musiques : Après un rêve de Fauré pour les moments de grande nostalgie, le Gloria et le Magnificat de Vivaldi pour les jours de fougue et de détermination, la sonatine de l'Actus Tragicus de Bach ou, plus prosaïquement, les chansons de Simon &Garfunkel ou bien encore le "Walk in the wild side" de Lou Reed dont il comprendra le sens que bien plus tard, arrivé à l'âge adulte et bien loin de Venise...
Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:
Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous les rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts:
Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité
Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul
.
Il était arrivé en Italie sans vraiment savoir pourquoi. Il fuyait les derniers mois où le deuil et le chagrin s'étaient emparés de sa vie. La mort de son père, son échec à l'université, sa rupture avec celle qu'il avait tant aimé... Rien que de très banal. Pourquoi Venise ? L'appel du sang ? Trop romantique. La facilité ? Il y était venu tant de fois depuis son enfance ? Il aurait été bien en peine de trouver une réponse. Il savait seulement qu'il lui fallait être là. Pour revivre. Pour se construire. Et il avait croisé Anna. Enfin.

à suivre.

10 février 2016

Un parfum de Craven A (1)

Un matin comme les autres. le ciel était gris mais on sentait dans l'air que la journée serait ensoleillée. Antoine n'aimait pas que le ciel fut bleu quand il devait s'enfermer dans la bibliothèque. De toute manière, en ce moment, il n'aimait rien. Il croyait être triste, il n'était que maussade. Jaloux. aigri. Même sa propre image que reflétaient les vitrines ne trouvait grâce à ses yeux. Il se sentait laid, petit. Il était seul. Le vaporetto n'arrivait pas. Il allait être en retard. Assis sur la banquette en bois du pontile, il regardait ses pieds. Il les trouvait ridicules ses pieds. Quelle idée stupide d'avoir mis des chaussettes dans ses baskets. Il allait sûrement transpirer. Il faisait déjà chaud, pourtant 9 heures sonnait à peine au campanile voisin. Un mendiant passa devant lui en maugréant. Des écoliers piaillaient. Una gita scolastica comme il y en a tant à Venise. Une religieuse les rejoint avec un diable chargé de bidons d'huiles d'olive. L'idée le fit sourire : une bonne sœur toute de blanc vêtue transportant un diable sur les eaux de la lagune... Chacun allait vers son destin du jour. Sa vie à lui, que serait-elle aujourd'hui ? Dans ses écouteurs résonnait une chanson de Cat Stevens, "Morning has broken". Tout un programme. Il allait vraiment être en retard. Le vaporetto approchait enfin. Il allait retrouver Betti et Stefano, les deux seuls étudiants avec qui il se sentait bien ou pas trop mal. Ils s'étaient retrouvés après le premier cours de l'année au baretto du campo Santa Margherita. Betti était une habituée des lieux depuis le lycée et Stefano, arrivé un an plus tôt d'Ancône et qui partageait avec elle et deux autres filles le même appartement, avaient ri de retrouver leur camarade français dans la petite salle du fond où ils prirent l'habitude de se retrouver chaque jour ou presque après les cours. Thé chaud et Craven A sans filtre... Lecture aussi, car Antoine n'est jamais sorti sans un livre dans sa poche ou à la main. En ce moment, c'est Mallarmé qui l'accompagne dans son quotidien.
(à suivre)