02 novembre 2017

Ex-Libris : Le Livre du Mois (1)

L'idée est venue d'un courriel reçu il y a quelques semaines. Un jeune lecteur demandait une idée de livre sur Venise qui sorte de l'ordinaire. Sa grand-mère, passionnée par la Sérénissime mais rebelle aux médias modernes ne connaissant pas TraMeZziniMag, il cherchait à lui offrir un ouvrage qu'elle n'aurait pas encore dans sa bibliothèque et n'avait trouvé aucun conseil avisé de la part des vendeurs d'une grande librairie parisienne où il était allé s'informer. Il suggérait au passage la création d'une version papier du magazine en ligne. Ainsi est née l'idée de cette rubrique qui, s'en faire doublon, s'ajoute désormais aux Coups de Cœur, devenus assez rares mais qui retrouverons une présence régulière au sommaire, une fois la nouvelle maquette rodée et améliorée. 

Venise 
Jean-Paul Bota, David Hébert
Éditions des Vanneaux
coll. Les Carnets Nomades
2012

Ce n'est certes pas un ouvrage récent mais il est toujours disponible et c'est un petit bonheur que ce carnet joli comme tout réalisé à deux mains, celle du poète Jean-Paul Bota et celle du jeune illustrateur, David Hébert. C'est le premier opus d'une collection créée par la dynamique et inventive Cécile Odartchenko, qui est à l'origine de la maison d'édition Les Vanneaux, longtemps installée en Picardie et depuis quelques années en Aquitaine. A Bordeaux précisément où elle a ouvert Première Ligne, une librairie-galerie devenue en quelques années le passage obligé de nombreux écrivains et artistes contemporains. Les Vanneaux sont spécialisés dans la poésie on le sait. De merveilleux petits ouvrages où vibre toute la création littéraire contemporaine. A cela s'ajoute une revue tout simplement magnifique au titre éponyme que nous vous recommandons chaleureusement tant cet objet littéraire est beau, avec un contenu passionnant et une présentation élégantissime sans aucune prétention. Un bijou pour votre bibliothèque. La directrice déborde d'idées et son carnet d'adresse permet l'organisation de tas d'évènements culturels, toujours organisés autour des poètes de la Maison et d'artistes croisés sur son chemin. C'est ainsi que Cécile Odartchenko a accueilli Michel Butor déjà fatigué mais rayonnant et drôle. Un grand moment pour votre serviteur qui doit beaucoup à ce grand monsieur. Les lecteurs de TraMeZziniMag s'en souviendront, c'est la lecture de son ouvrage sur San Marco qui orienta mon destin vers Venise... 

Mais revenons au texte de Jean-Paul Bota. Chronique et journal de voyage, le poète nous livre le parfait contenu pour ce genre de petit livre, comme s'il s'agissait de son propre carnet de notes illustré par de charmants dessins à l'encre qui respirent l'électrique passion ressentie par leur inventeur. Rien de mièvre dans ces illustrations. Bien au contraire. Elles répandent sur l'ouvrage une musique qui sied bien au style de l'auteur. On peut juste regretter que dessins et textes se croisent peu puisque, c'est le principe de la collection, écriture et dessins disposent chacun de leur partie, carnet de notes et album. Parfois cependant un dessin s'est échappé et se faufilant sur une page où on ne l'attendait pas, il donne une autre coloration aux mots. D'autres volumes ont suivi, toujours illustrés par David Hébert (voir sur le catalogue des Vanneaux ICI)

28 octobre 2017

Petits riens comme on les aime...


L'été indien fait des merveilles. Alors que dans les bois un peu partout les feuilles jaunissent et qu'au jardin il a fallu dire adieu aux dernières tomates, le ciel s'est fait clément et les températures, dès midi montent comme en juillet. Le soleil brille et partout on voit des baigneurs. Pourtant les matins sont plus frais chaque jour et la brume se dissipe lentement. 
Hier, des nappes de brouillard couvraient toute la vallée. Une vision superbe soudain nous a été offerte : un chevreuil qui passait en contrebas et n'avait que la tête en dehors du nuage de brume. Il regardait autour de lui étonné puis a repris sa route s'enfonçant tout entier dans la grisaille. Quelques minutes plus tard il ne restait rien de cette nappe grise qui avait tout recouvert et on pouvait de nouveau apercevoir l'horizon, la ligne verte de la forêt où l'on croit deviner parfois celle de l'océan.
Délices de ces petits riens que la nature nous donne et que bien souvent nous ne prenons guère le temps de contempler. Je me souviens de notre grand-mère qui chaque année nous appelait, fébrile, pour que nous venions vite assister à l'éclosion de la première fleur de notre magnolia. au Japon, il n'est pas rare de se réunir pour admirer le coucher du soleil que tous applaudissent spontanément. Merveilleux spectacle qui justifie notre présence sur cette terre et appelle à rendre grâce pour tant de beauté, tant de cadeaux, tant de joie simple et gratuite.
J'écris ces lignes sous le marronnier, une tasse de thé fumant devant moi, entouré des chiens et des chats ravis de me retrouver. Au loin les méandres de la Garonne. L'air est rempli des parfums de l'automne, délicieuses effluves de bois mouillé, d'humus et de feux de cheminée qui me rappellent mon enfance. La belle mélodie à Chloris de Reynaldo Hahn  qu'interprète Jaroussky se répand dans l'air. Elle se mêle joliment cliquetis des clochettes tibétaines accrochées aux branches du vieil arbre. Belle harmonie. Joli temps, douce paix.

A Venise aussi c'est l'été indien. Le brouillard se répand presque chaque jour sur la ville et ne s'éloigne que tard dans la matinée. Le spectacle y est magique aussi. La ville est comme enchâssée dans un rêve. Tout devient mystérieux. Puis le soleil revient et le ciel nettoyé resplendit d'un bleu unique. Il faut avoir connu ces journées où la lumière s'essaye aux tonalités les plus diverses comme pour en conserver la mémoire et s'assurer que rien ne manque sur sa palette. C'est peut-être l'esprit de tous les peintres qui ont vécu ici. Ceux pour qui la lumière coulait comme le sang dans les veines,  sa fluidité, ses nuances et ses caprices se répandant comme un merveilleux poison d'amour qu'ils traduisaient en chefs-d’œuvre... Venise me manque déjà. Elle me manque toujours, même ici. Peut-être ici davantage qu'ailleurs, la beauté d'un paysage me ramenant toujours à la beauté de Venise.

Ces pensées vagabondes et désordonnées me ramènent à une de mes lectures du moment. parmi elles Le Garçon sauvage  (Il Ragazzo selvatico) de Paolo Cognetti qui a reçu cette année le prix Strega pour son dernier ouvrage Le Otto montagne (Einaudi). Il y a aussi la (re)découverte d'un roman fabuleux peu connu en France, du grand écrivain suisse Jacques MercantonL'été des sept-dormants, qui a déterminé mon choix d'entrer en écriture, comme sœur Viviane, prieure de la communauté des diaconesses de Mamré, longtemps installées au Brillac, frère Roger et Jean-Paul II qui n'était encore alors que l'évêque Carol Wojtila, m'avaient amené à penser choisir d'entrer en religion... Ce sont les livres qui décidèrent de mon choix de vie et le roman de Mercanton est un de ceux qui m'ont façonné.

Ce texte fondamental a orienté toute ma sensibilité littéraire jusqu'à me faire naître des personnages en filiation directe avec les personnages de ce grand écrivain francophone. Sommes-nous prisonniers de nos lectures, incapables de nous détacher de leur influence, ou bien ces passions littéraires ne sont-elles que l'affirmation d'une appartenance commune à la même sensibilité, notre cœur vibrant de la même manière que les auteurs qui nous touchent ? Nous serions liés par une secrète familiarité qui dépasserait les limites matérielles, ne s'encombrant ni du temps ni des circonstances... Un peu comme cette sensation qui nous fait dire parfois d'un être que nous venons de rencontrer qu'il nous semble l'avoir toujours connu...

25 octobre 2017

Musicafoscari 2017, ça commence demain !

Venise possède une université parmi les plus dynamiques de toute la péninsule et dans le peloton de tête des établissements universitaire d’État en Europe. La privatisation ou, plus insidieusement l'infiltration par le biais des aides financières privées, de l'industrie et des banques, est un problème partout pour ceux comme nous qui ne voient pas l'enseignement supérieur comme une fabrique de petits soldats au service du système ultra-libéral.

En Italie, plus qu'ailleurs, étudiants, enseignants et parents se posent la question des choix qu'il faudra faire un jour si on veut que se maintienne un niveau de culture et de sens critique nécessaire aux citoyens en cours de formation pour participer à la vie de la Cité autrement qu'en simples exécutants des multinationales et des banques. Fabrique d'humanité, l'université est un lieu où la culture doit passe avant la technicité, où l'on doit prendre le temps de découvrir pour mieux transmettre. Bref, la Ca' Foscari est un de ces lieux bénis où la civilisation demeure la priorité et l'ouverture aux arts autant qu'aux sciences plus importante que l'élaboration d'un plan de carrière en vue des plus hauts salaires. Mais tout cela nous éloigne de la musique. 

Car c'est de musique dont nous devions parler. Demain s'ouvre Rainbows, la nouvelle édition de Musicafoscari , en association avec San Servolo Jazz Fest sous le haut patronage de la Région Veneto, dans le cadre de la programmation “Le Città in Festa”, organisée autour cette année autour de l’œuvre du compositeur américain Terry Riley, l'une des figures majeures de la musique minimaliste, artisan de dialogue entre ce qu'il nomme l'indétermination des compositions de musique expérimentale et l'improvisation du jazz. Plusieurs concerts digne des grandes autres manifestations internationales, auront ainsi lieu jusqu'au 29 octobre prochain. 


Demain la session s'ouvrira à 21 heures, dans l'auditorium de San Servolo par un concert du groupe new-yorkais The Claudia Quintet

Le lendemain, vendredi ce sera à 20 heures au Fondaco dei Tedeschi, une soirée éclectique avec les ensembles vénitiens Elettrofoscari, dirigé par Daniel Goldoni et Unive dirigé par Nicola Fazzini, qui interprèteront Olson III de Riley et l'ensemble Timegate des œuvres de Filip Glass
Samedi 28, l'après-midi à la Fondation Levi, récital du saxophoniste Evan Parker. Le soir à l'auditorium du campo Santa Margherita, Récital du pianiste Uri Caine,qui fut directeur de la Biennale de Musique de Venise en 2003. 


Dimanche enfin, à la Ca'Pesaro, avec entrée gratuite du musée d'art moderne, à 14 h. 30, récital de la violoniste et compositrice Eloisa Manera puis à 16 heures, du pianiste Fabrizio Ottaviucci Le soir, concert de clôture à l'auditorium Santa Margherita, Steve Lehman mêlera son saxo aux instruments de l'Ensemble Sélébéyone.

Le programme détaillé est disponible sur www.unive.it/jazzfest

16 octobre 2017

Quand Goethe revint à Venise (2)

" En outre je dois avouer en toute confidence 
que mon amour pour l'Italie 
a subi par ce voyage un coup mortel. "

Printemps 1790. Quatre ans après son premier séjour à Venise, Goethe va revenir chez les castors. Presque contre son gré. Les temps ont changé. l'esprit du poète aussi. Revenu par obligation, sa vision n'est plus la même et ce qu'il en dira complètement opposé à l'image qu'il en donna après son premier voyage. Qu'est ce qui a ainsi pu transformer le thuriféraire abasourdi, Émerveillé en 1786 par tout ce qu'il découvrait de la ville des castors, pourquoi est-il devenu à ce point critique, distant et presque méprisant ?

Le Voyage en Italie qui fut largement remanié - et qui ne parut qu'en 1816 - ne donne aucun élément qui pourrait expliquer ce revirement. S'il s'agit bien pourtant d'un journal, il ne reprend pas tout ce que contenaient les carnets du poète qu'il tenait presque au jour le jour. La célébrité de Goethe l'obligeait à continuer de façonner son image de grand écrivain ou plus simplement de répondre aux attentes de son public. Nos auteurs contemporains n'ont rien inventé.
Certes la situation politique a changé. L'Europe est en effervescence, un monde nouveau tente de s'imposer, pas encore dans la rage, les cris et les larmes ; la vie même de Goethe n'est plus la même. Mandé sans pouvoir refuser à la rencontre de la Princesse Amélie duchesse douairière de Saxe Weimar, la mère de Charles-Auguste (grand ami de Goethe), qui revenait de Rome. il ne pensait qu'à son idylle avec Christiane Vulpius, qu'il épousera quelques années plus tard et à l'enfant qui venait de naître quelques mois auparavant. Comme la duchesse tardait - elle n'arrivera finalement que début mai, le poète qui s'ennuyait, reportait de jour en jour sa mauvaise humeur sur tout ce qu'il voyait. Il occupa ses loisir à écrire au jour le jour et sans ordre précis des petites pièces qui formeront les Épigrammes vénitiennes . Il est possible qu'un peu de mauvaise humeur se soit mêlée aux ennuis de l'attente : on s'expliquerait ainsi le ton acerbe de certaines épigrammes, traits satiriques et presque méchants dirigés contre toutes les classes de la société, en particulier le clergé et la noblesse, le peuple n'étant pas non plus épargné. Il s'y moque du caractère italien, de l'art d'exploiter l'étranger ou de la malpropreté des rues. Tout ce qui l'émerveillait en 1786 était en 1790 revu avec un œil critique et négatif.


On est donc loin du premier séjour longuement préparé. Goethe appréhendait alors la Sérénissime avec la joie d'un enfant, rempli des souvenirs construits par son imagination. Il marchait sur les pas de son père et se réjouissait de tout ce qu'il voyait comme un enfant sait le faire. Tout ce qu'il nota alors était imbibé de cet esprit d'enfance qui traduit tout en joies et en bonheurs. Quatre ans plus tard, l'esprit de Goethe n'est plus à la jubilation. Il aimerait mieux être chez lui et il est père à son tour. L'état d'esprit qui est le sien lors de ce second séjour, forcé et qui se prolonge bien plus qu'il ne l'avait souhaité, n'a plus rien à voir et sa rage se traduira dans ses écrits puisqu'il reverra sa copie écrite en 1786 en supprimant de ses notes mille détails heureux pour les remplacer par des détails et des faits à charge contre les vénitiens.

Lors de ce premier voyage, Goethe logeait à l'hôtel "à la Reine d'Angleterre, non loin de la place Saint-Marc" (1). Là, il choisit une locanda, une maison d'hôtes ou pension, l'équivalent des Bed & Breakfast d'aujourd'hui. Appartenant certainement à une famille patricienne qui trouvait ainsi une source intéressante de revenus, elle était gérée par un certain Marco dal Ré selon les registres de l'administration. La Locanda della Tromba  certes située sur le canalazzo n'avait cependant rien à voir avec les établissements fréquentés à cette époque-là par les grands voyageurs fortunés ou qui avaient un rang à tenir. Les plus célèbres ont souvent été cités : le Scudo di Francia, le Gran Bretagna, le Leon Bianco. On peut penser que contraint de par ses fonctions à la cour et par égard pour son ami Charles-Auguste, il devait assumer la plupart des frais de son séjour et cherchait ainsi à réduire ses dépenses.

Mais il ne faut pas croire que les pensions vénitiennes étaient sans confort. Il existait bien dans des quartiers reculés, des établissements moins recommandables mais, comme dans tous les autres domaines, l'administration de la République veillait et la règlementation était sévère. Du moins dans les textes. Il était très facile d'ouvrir une auberge ou une pension. Après avoir rempli un formulaire pour déposer le nom de l'établissement et payé les droits d'enregistrement, il suffisait d'attendre l'autorisation du Maggior Consiglio. Les clients devaient obligatoirement être enregistrés à leur arrivée, et on devait leur remettre un justificatif de résidence ("foglietto di residenza") qu'ils devaient toujours avoir sur eux en cas de contrôle de la police, faute de quoi ils pouvaient non seulement être interpelés mais aussi refoulés aux frontières de l’État. Depuis le XIVe siècle, Venise, véritable centre névralgique de l'Europe, s'était organisée pour accueillir  le plus agréablement possible des visiteurs du monde entier. En 1355, l'organisation des aubergistes, qu'on appelait cameranti, fut créée sur le même modèle que les autres scuole professionnelles sans être pour autant une scuola à part entière (la corporation n'eut jamais de symbole ou d'enseigne spécifique). Ses membres se réunissaient tous les lundis dans l'église San Matteo du Rialto, sur le campo dei Sansoni, disparue dans la tourmente de l'occupation napoléonienne en 1805 puis démolie par les autrichiens en 1815).  On disait à l'époque que les aubergistes et autres tenanciers de gîtes meublés fournissaient de très bons espions au service de l'inquisition d'état. A ma connaissance, cette confrérie n'avait pas d'enseigne particulière.

La Locanda della Tromba avec sa plaque commémorative
Goethe et son valet de pied sont donc installés à la locanda della Tromba. D'après les lettres et les notes qui sont parvenues jusqu'à nous, la chambre du poète donne sur le grand canal. Une exposition récente à l'Institut allemand, montrait la vue qu'il devait avoir depuis ses fenêtres. Son lieu de résidence à Venise était à l'origine l'objet principal de ces lignes mais de digressions en digressions, le lecteur se sera peut-être senti un tantinet égaré. N'est-ce pas normal à Venise après tout, merveilleux dédale dans lequel on se perd délicieusement. (2) 

(à suivre)

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1  -  Goethe, Voyage en Italie, Edition Slatkine, 1990, p.63
2 - Au passage laissez-moi rappeler avec cruauté que ceux qui dans le labyrinthe des venelles tortueuses et des campi déserts ressentent angoisse et terreur ne doivent pas s'entêter et feraient mieux de quitter la Sérénissime au plus vite, Venise n'est pas faite pour eux - j'espère au passage que la municipalité me sera gré des efforts fournis par TraMeZziniMag pour contribuer à la réduction du trop-plein de touristes au quotidien...

15 septembre 2017

COUPS DE CŒUR N°53

Les aléas de l'informatique, la chaleur accablante de l'été, les nombreux déplacements ont retardé la publication de ce 53e coups de cœur initialement prévu pour le 25 août. Que nos lecteurs veuillent bien nous excuser pour ce contretemps. Au passage, s'il y a parmi les lecteurs de l'ancien TraMeZziniMag des gens qui auraient eu l'idée géniale d'enregistrer sur leur disque dur des numéros précédents de cette rubrique (entre 2005 et le fatidique mois de juillet 2015), nous serions ravis de pouvoir en obtenir copie afin de les ajoutes aux archives du nouveau blog comme cela nous est souvent demandé.  

François Lerbret
Le Labyrinthe et le rêve
Venise, Rome
Le Temps qu'il fait.
2017. 96p.
TraMeZziniMag voit ses antennes se dresser dès qu'un titre apparait se référant à Venise. Lorsqu'un ouvrage vient au monde par la volonté d'un éditeur que nous apprécions particulièrement et dont la ligne éditoriale correspond tout à fait à ce que nous aimons lire, dont jamais aucun livre ne nous a déplu (le catalogue ICI et que le soin apporté à la mise en page, à l'impression, à la ouverture comme c'est le cas des éditions Le Temps qu'il fait, que dirige avec maestria Georges Monti, nous ne pouvons que le mettre en avant et tenter de contribuer avec nos faibles moyens, à sa promotion. Le premier livre de François Lerbret, professeur de lettres classiques à Lyon est de ceux-là et si j'avais le bonheur et l'opportunité de faire renaître la présence du livre français à Venise, il occuperait le centre de la vitrine. Musicien de jazz et amoureux de l'Italie. On imagine le bonheur de l'avoir pour enseignant si du moins les lycéens ont encore un peu de jugeote. Son livre ? Il évoque tout ce que avec Lo Spirito del Viaggiatore, nous défendons depuis la création du site. Mais de quoi s'agit-il ? Laissons l'auteur s'expliquer : «Il ne s’agira pas ici de figer telle ou telle vision pittoresque par l’écriture ni même de proposer un itinéraire inédit à un éventuel voyageur, mais plutôt de suggérer ce que l’on a cru voir circuler dans une contemplation plus ou moins attentive. C’est ce résidu visuel qui fait de l’impression confuse une certitude poétique que le lecteur pourra peut-être glaner çà et là. Et puisque la culture classique (histoire, mythes, langues) tend à s’effilocher au point de devenir imprécise à beaucoup, puisque l’on voit à notre époque les explosifs ou l’abandon venir à bout de Palmyre, Hatra, Pompéi ou Leptis Magna, il m’a paru important de perpétuer d’une manière ou d’une autre la polysémie de lieux familiers dont la précarité m’était précieuse.»Avec ce livre, qui devrait être considéré comme un indispensable pour le voyageur - n'employons plus le mot touriste qui, à Venise en particulier, a pris un sens péjoratif voire vulgaire que Stendhal n'aurait pu imaginer. Il s'agit au fil des pages de faire émerger une "sensation poétique plutôt que de plagier la réalité, cette manière de confronter l’immuable et le renaissant en cherchant à vivre le déplacement comme une traversée du temps". TraMeZziniMag ne pouvait pas ne pas recommander ce bel ouvrage qui s'avère bien plus qu'une contribution àl’ordinaire littérature de voyage mais l"a version personnelle d’un thème déjà beaucoup joué, une narration rêvée «contredisant la chronologie fougueuse du monde» La quatrième de couverture en dit long, mais les deux premières lignes de l'avant-propos déjà parlèrent à mon cœur : "Il y a aujourd'hui autant d'intérêt à écrire sur Rome et Venise que d'ajouter un mot de trop à une phrase trop longue." Mais l'auteur en rajoute pour m'atteindre dans le mille : "J'espérais que le déplacement dans l'espace fût également un voyage dans le temps et, ici ou ailleurs, cette impression ne m'a jamais quitté"... Voilà donc un ouvrage qui s'inscrit totalement dans notre vision du Voyage en général et de Venise en particulier. Tout le livre est ainsi un bonheur, l'auteur nous invite à contempler ce qu'il contemple et nous offre la clé de ce ressenti que nous pensons être les seuls à percevoir, ce sentiment surprenant d'une proximité immédiate avec la ville, "intimité immédiate et inconditionnelle" qui permet aux âmes les plus pures de découvrir les portails magiques comme celui par lequel Hugo Pratt fait s"échapper de l'histoire Corto Maltese  à la fin de Fables de Venise. François Lerbret connait bien l'alchimie qui nous rend Venise indispensable. Et quand il nous amène à Rome, le charme, loin de se diluer ou se rompre, s'intensifie et nous le suivons au fil des mots, tenus en haleine par la poésie de ses phrases et la sincérité de son amour pour ces lieux. En le lisant, j'entendais dans ma tête cet air magnifique d'Arvo Pärt, Spiegel im Spiegel pour violon et piano. Faites l'expérience lisez le beau petit ouvrage de François Lerbret en écoutant cette musique et la magie opèrera, et comme moi vous aurez envie sur le champ de remercier l'auteur et son éditeur pour ce joli cadeau...

Bernard Mandon
Belleville tropical
L'Harmattan. 2017
C'est un quiproquo qui a mené ce livre jusqu'à la rédaction. Un bar à vin parisien bruyant comme le sont hélas trop souvent ce genre d'établissements, quelques verres d'un délicieux nectar et le discours enthousiaste d'un type à la table voisine m'ont amené à lire un roman policier que je n'aurai jamais ouvert si je n'avais pas entendu la vénitienne quand il s'agissait en réalité de la vietnamienne... Parmi les services de presse, il y a tant d'ouvrages qu'on ne parvient pas à lire. Pour TraMeZziniMag, la tâche est relativement simplifiée. Nous ne parlons en général que de ce qui a trait à Venise en langue française, parfois en italien ou en anglais. Mais là, cherchant le moment où apparaitrait cette fameuse vénitienne, votre serviteur s'est pris aux mots et le rythme très cinématographique du roman, le caractère des personnages principaux, l'énigme en elle-même, tout fonctionne tellement bien que, non seulement on prend un plaisir fou à suivre le héros, policier banal dans un Paris méconnu, mais on y rentre vraiment. Tout se passe à Paris, dans le quartier de Belleville. Plusieurs agressions de femmes asiatiques se produisent. Des tensions inhabituelles et des manifestations de la communauté asiatique inquiètent les pouvoirs publics. Au départ, le cadavre d'une jeune Vietnamienne déposé sur un trottoir au milieu des poubelles... Assassinée. Brochard et ses collègues de la PJ sur le pied de guerre, l'enquête peut débuter. Différentes communautés se croisent, s'affrontent, le racisme n'est pas loin et la mort rôde. Ce livre offre une vision sociale de la réalité à travers des personnages souvent dépassés par les péripéties auxquelles ils sont confrontés. Classique mais cela fonctionne du début à la fin. Un excellent roman policier. La dernière page terminée, il m'a semblé intéressant de faire profiter les lecteurs de TraMeZziniMag de cette sympathique découverte.

Las Hermanas Caronni 
Baguala de la siesta
Label CD. 2017
Navega Mundos
Les Grands Fleuves / L'Autre Distribution, 2015
Une révélation au sens le plus sacré du terme. Deux sœurs, deux voix, une clarinette, un violoncelle. Une merveille que ces disques le premier paru en 2011 et réédité cette année. et le second sorti en 2015. Laura et Gianna, deux jumelles, nées en Argentine, le pays du tango, ont accosté sur les rivages européens dans les années 90 et la magie de leur musique ne fait que grandir.  sont deux musiciennes qui jouent ensemble depuis toujours et qui ont développé un répertoire musical très original qu'elles ont glané aux quatre coins du monde et ça swingue. Pourtant leur jeu comme les morceaux interprétés  respirent leur formation classique et la mayonnaise prend parfaitement. Les deux sœurs sont des passionnées, elles chantent les poètes qui leur sont chers : Rainer Maria Rilke, Gabriel Garcia Marques… Et on entend au loin leur affinité première et toujours présente avec la musique classique. Leurs voix se mêlent au son des instruments avec la magie de la langue espagnole tellement appropriée pour ce genre de musique. De belles émotions avec ces deux CD dont ion ne se lasse pas. Écoutez et vous serez vous aussi sous le charme !

David Hockney, 
82 portraits et une nature morte
exposition du 24 juin au 22 octobre 2017
Ca'Pesaro, Galleria d'Arte Moderno
Tous les jours sauf le lundi, de 10 à 18 heures.
Depuis juin, on peut voir à Venise, dans les salles du musée d'art moderne de la Ca'Pesaro, une série de peintures du célèbre artiste britannique, la première exposition de cette envergure jamais organisée dans un musée italien. Inaugurée sans tambour ni trompette, voilà une mostra à ne louper sous aucun prétexte. Parce qu'il s'agit d’œuvres originales de David Hockney, parce que ses peintures ne sont pas visibles partout et qu'il s'agit d'une série de portraits réalisés toujours de la même manière par le peintre. Même fauteuil, même décor réduit au maximum et même délais de trois jours pour la pose. Plus qu'une série de portraits, cette présentation s'avère être un catalogue de l'univers privé de l'artiste, mais aussi une taxonomie des types humains, réflexion sur la peinture en tant que medium de première importance. L'exposition est tout cela en même temps. Incroyable Unicum d’œuvres qui présente un extraordinaire intérêt artistique,  clin d’œil à la Biennale voisine. C'est aussi une magnifique leçon de peinture où comment peindre un fauteuil bridge , toujours le  même sur lequel Hockney fait s'asseoir pour trois jours de pose, ni plus ni moins, des amis, des connaissances, des personnes avec qui il travaille. On y voit Larry Gagosian, le galeriste de Los Angeles, le grand artiste américain John BaldessariLord Jacob Rothschild, Barry Humphries... La muséographie particulièrement soignée et colorée pour s'associer aux couleurs des tableaux présentés, les formats, le parcours, tout concourt à faire de cette exposition un des évènements artistiques de l'année en Europe. Tout cela est dû au talent de la curatrice Edith Devaney (elle-même portraiturée par Hockney). Un atelier-laboratoire permet aux visiteurs de réaliser leur autoportrait à la manière du peintre à l'aide d'une série de modèles, papier et feutres fournis. Catalogue de l'exposition édité par Skira. La genèse de l'exposition expliquée ICI

11 septembre 2017

Reste avec nous car le soir tombe


Il n'y a rien de mieux en ces périodes de forte chaleur que de se retirer derrière les murs épais d'un bâtiment séculaire, après s'être levé à l'aube, quand la fraîcheur de la nuit qui s'achève demeure dans l'air et que la ville dort encore. A Venise, ces petits matins d'été sont particulièrement délicieux. Les rues sont vides, seules les mouettes se promènent à la recherche de détritus abandonnés. On s'entend penser et marcher. Nul besoin de faire de grands détours pour éviter la foule, aucun touriste n'est levé. C'est un bonheur de traverser la piazza absolument silencieuse, une joie d'arpenter la riva dei Schiavoni vide elle aussi. 

L'endroit où je vais n'est pas ouvert au public et si je puis y rentrer aussi tôt, c'est par un privilège auquel je tiens et qui m'honore. Le rituel s'est installé depuis plusieurs années déjà. Je préviens la veille par correction et le lendemain, je me rends à Castello, non loin de la maison natale de Tiepolo pour récupérer les clés d'une antique demeure située tout à l'opposé, du côté des Gesuiti. 

Une fois les clés récupérées, je me glisse dans le labyrinthe de venelles qui entourent San Marco, chargé de ce trousseau de clés séculaires. Un macchiato et un croissant fourré au comptoir d'un café sur un campo retiré derrière l'Ospedale, quelques mots échangés avec les rares clients et la barmaid qui chantonne et je repars vers mon havre de paix et de sérénité, libre de mes mouvements et seul. L'endroit est désert. En face du portone, de l'autre côté de la rue le rideau bouge un peu, la vieille dame qui vit là surveille les allers et venues. les cloches voisines sonnent matines. Des volets claquent, une poulie grince, du linge qu'on tend entre deux fenêtres. Le vent léger porte des remugles d'herbe coupée et de senteurs marines, la lagune n'est pas loin. 

C'est un ancien gardien qui conserve les clés et vient de temps  à autre entretenir les lieux. J'ai promis de ne jamais révéler le nom ni du palazzo ni de ses propriétaires, pas plus que l'emplacement exact où il se trouve. Cette antique demeure reste un espace privilégié, hors du temps et à l'abri de l'appétit des agents immobiliers. Mais quand mes vieux amis disparaîtront, qu'en adviendra-t-il ?

Une clé, la plus grosse dans la première serrure. Deux tours. la deuxième clé, plus récente, deux tours aussi et la troisième qui actionne le loquet antique. La lourde porte s'ébranle sans grincement mais toujours en résistant un peu. J'aime le bruit solennel qu'elle émet lorsqu'elle se referme. l'atrium exhale le parfum qu'on retrouve dans toutes les vieilles demeures ici et qu'il est tellement difficile de décrire. Les dalles roses et blanches du sol sont un peu brillantes. La poussière sur le vieux banc et les statues rendent l'endroit encore plus magique. La minuterie enclenchée, tout reprend forme et vie. 

La porte qui mène à l'étage est fermée par deux clés. Je vais au deuxième, dans une bibliothèque toute en boiseries anciennes aujourd'hui bien dégarnie qui reçut des générations d'étudiants. Près de la grande fenêtre entourée de rideaux en lambeaux, une grande table et des chaises. C'est là que je m'installe pour lire et écrire. J'ai souvent été perturbé dans mes lectures par des bruits étranges et la sensation d'une présence. au début, j'arpentais toutes les pièces du palais, mais le mauvais état des lieux a obligé les propriétaires à condamner toute une partie du bâtiment. L'électricité ne fonctionne plus à l'étage noble. Les deux autres étages qui ont été vendus il y a longtemps ont été transformés en appartement dans les années 50. On y accède par une autre entrée. La partie la plus ancienne qui donne sur un canal et ce qui reste du jardin autrefois célèbre appartiennent à une dame anglaise. Le cortile et les deux premiers étages sont restés dans la famille de ces vieux amis qui vivent près d'Asolo. 
Dans cette bibliothèque, lorsque j'étais étudiant, combien souvent j'ai travaillé en pensant ne plus être dans ce siècle. Rien, hormis les lampes électriques et le son de la télévision dans le salon où je retrouvais les maîtres de maison avant de rentrer, ne rappelait notre époque. L'odeur des livres, le mobilier, les tentures fanées qui se détachent en lambeaux mais conservent un aspect noble... Parmi les livres d'art, dans le silence de la grande demeure que troublait à peine le battement régulier d'une vieille pendule, j'ai beaucoup plus appris que sur les bancs de l'université. 

C'est dans ce lieu magique que j'ai découvert - un jour d'avril dans les années 80 - un commentaire passionnant sur ce merveilleux tableau de Mantegna et sa proximité d'avec celui de son beau-frère, Giovanni Bellini. Les deux amis travaillaient ensemble dans l'atelier des Bellini. Tous deux ressentaient la même attirance pour la peinture flamande, avec ses couleurs très fortes et les détails qui fourmillent.

Mantegna en remplit son tableau : petits lapins arrêtés par le bruit de la troupe qui s'approche ou surpris par Jésus qui prie à haute voix dans le jardin, roseaux qui semblent vibrer sous le vent, ruches... Toute la nature participe au préambule du drame qui se joue sous nos yeux. L'arbre brisé souligne le terrible de cette scène qui pourrait sembler paisible à un regard distrait. Pour le peintre, le paysage est avant tout un palcoscenico, le décor où se déroule la scène qu'il veut raconter.

Andrea Mantegna aime les paysages escarpés, les hautes montagnes et les plantureux rochers. Jamais autant que dans ce tableau ces formes déchirées n'illustreront avec autant de force les émotions qu'on prête à Jésus à ce moment précis où sachant que tout va s'accomplir, Jésus a dû être saisi par un sentiment de crainte et de solitude absolue... Tout est calme, harmonieux mais un seul regard à la scène et quelque chose nous glace et trouble en nous cette paix qu'apporte toujours l'harmonie et l'esthétique. Deux hommes dorment tranquillement et le Christ médite. En fait, ses trois disciples n'ont pu résister et ils se sont laissés aller au sommeil, incapables de prendre la mesure de ce qui est en train de se passer, de ce quil va arriver... Et Jésus s'adresse à son père. Il sent de toutes les fibres de son corps sa fin prochaine. Au loin, déjà les soldats s'avancent conduits par Judas. A droite du tableau le ciel s'éclaircit. Un nouveau jour, mais quel jour pour l'humanité...



Chez Bellini, dans un paysage lunaire, ce sont les nuages gris et le coucher de soleil rougeoyant, qui nous annoncent le drame. La passion du Christ est imminente. On retrouve Pierre, Jean et Jacques qui semblent, pour deux d'entre eux du moins, davantage assoupis que profondément endormis, Alors que Mantegna les représentent installés pour la nuit et plongés dans un profond sommeil. Le peintre dans son choix des positions de ses compagnons, de montrer que peut-être ils ont lutté pour rester éveillés mais que l'inconscience du danger imminent ne les atteignait pas comme elle atteignait Jésus qui est en prière sur la montagne. ces mots terribles adressés à son père : "Abba, Père, toutes choses te sont possibles, éloigne de moi cette coupe! Toutefois, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux." (Marc XIV, 36). Un ange est là pour lui donner force et courage. On aperçoit au loin Judas et les soldats qui approchent. 

Les styles sont différents mais ils expriment tous deux la même foi. Ils parviennent chacun à nous faire ressentir la solitude de Jésus, son trouble et ’acceptation finale de son destin donnée à son Père. Aucun témoin de l’agonie elle-même. Les trois seuls apôtres présents dormaient. Personne n’a pu entendre ce que Jésus aurait dit à son Père. N'est-ce pas cela que l'on ressent en regardant ces deux tableaux ? Des deux jeunes artistes, Mantegna est le plus moderne et son beau-frère, qui modifiera son style sous son influence, découvre à son contact la perspective. Il parvient à exprimer l'atmosphère mystique de la scène, s'éloignant des représentations figées héritées du Moyen-âge et de Byzance. Son style reste plus tranquille que celui de Mantegna, comme détaché sans pour autant faire de la représentation de cette scène des Évangiles quelque chose de commun. Bellini traduit la foi de son époque, il n'envisage pas de décrire ce qui peut se passer dans la tête du Seigneur. Il ne commente ni n'interprète, il présente la scène en image. S'il y met beaucoup de tendresse et de respect, il ne s'avise pas d'y ajouter son ressenti intime. Ce qu'il fait ressortir, avec ce ciel clément, le souffle tranquille des disciples, l'attitude même du Christ, c'est l'espoir que véhicule sa foi. Au-delà du désarroi, de la proximité de la souffrance et de la mort, il y a Dieu qui console, récompense et sauve à la fin... Bellini peint comme un scribe transcrirait la scène avec ses mots ; comme le scribe, se voulant le plus fidèle possible aux textes sacrés, il refuse de montrer les prémisses d'un désastre annoncé. Mantegna, libéré de tout cela, peint avec ses tripes, ouvrant ainsi l'école vénitienne à la modernité.

Venise, le 18/08/2017

02 septembre 2017

Journal de Venise. Août 2015 et août 2017

Un journal - celui que je tiens a été commencé alors que j'avais à peine douze ans - c'est souvent un miroir du quotidien de l'âme. Banal le plus souvent, parfois complaisant. Mon journal ? Au milieu de mes notes de lecture, de citations, et de descriptions de mes jours (les premières années, je notais mes lectures et le détail de mes repas !), il y a parfois des coups de gueule, des constats et des peines qui surgissent. Doutes et certitudes, idées contraires qui se chevauchent. Un maelström qui s'apparente à l'oxygène dont se nourrissent les cellules. Mais que de paradoxes il livre à l'analyse. Venise en est souvent - obsession - l'objet. Exemples.

29 juillet 2015
Dans le train pour Paris. Temps gris (la nouvelle lune est terrible). Compartiment tranquille. Jolis paysages de la Creuse où est-ce encore la Charente ?  J'aime nos collines verdoyantes, ces talus et ces haies, les animaux dans les pacages, les champs à taille humaine, les bois... Tout ce que l'homme a mis à mal depuis tant d'année dans sa grande prétention et sa recherche pathologique du profit, sa course vers le toujours plus... Combien je me sens loin de cela. 

Bizarre sensation. Ce voyage que je m'étais résolu de ne pas faire. Par réalisme. Ma volonté d'abandonner ce rêve vieux de trente ans : m'installer enfin à Venise. Je pensais m'y marier et y voir grandir mes enfants. Celle que j'ai épousé ne l'a pas entendu ainsi et je ne regrette pas le choix que j'ai fait de la rejoindre en France, laissant tout à Dorsoduro, au dernier étage du 445 Calle Navarro, mes livres,mon chat, mes meubles, ma jeunesse.

Cependant, trente ans après. la générosité de B. m'a mis dans l'obligation de partir en s'occupant de mes billets. Sans elle, je ne serai jamais plus retourné à Venise.  L'appartement qu'elle loue pour son fils (il vient faire un stage dans le cadre de ses études à la London School of Economics) est libre une douzaine de jours. Je viens faire du repérage pour lui en quelque sorte. Je suis parti à reculons. depuis mai dernier où le tournage du reportage pour la Radio Télévision Suisse avec Antoine m'avait retourné tant je me sentais largué au sens vrai du terme. Tous ces gens qui prennent leur destin à bras-le-corps et s'organisent pour sauver Venise et moi qui depuis toujours me suis engagé dans la défense de la Sérénissime, je m'étais enfui. Le blog étant depuis une sorte d'alibi confortable... 

[...]

31 juillet 2015
J'ai lu quelque part que le nom de Venise proviendrait de la racine indo-européenne Wen liée au latin Venus, "qui sont unis par des liens sociaux ou bien amicaux, aimables". Rien ne me lie plus à la cité des doges sinon la nostalgie de cette période heureuse de ma vie. Que sont devenus tous les liens que j'avais tissé pendant les cinq années de ma vie vénitienne ? Remplacés par d'autres, mes lecteurs, fidèles et assidus mais là-bas ne suis-je pas, à mon tour, un forestiero, un étranger. Tous les amis d'alors sont partis, les vénitiens ont quitté leur ville pour vivre ailleurs, souvent très loin et les étudiants étrangers comme moi sont retournées dans leur patrie d'origine. Nous nous sommes perdus de vue... 

Je ne suis plus vénitien. Seulement de passage. Je ne m'en sens pas digne et je ne m'y sens plus chez moi. Et puis, rien jamais de ce que j'ai entrepris pour et à Venise n'a jamais été achevé. Comme une trahison. En réponse, la ville m'ignore...

Pourquoi m'entêter et revenir ? Je n'y trouve plus aucun plaisir. Propos d'enfant gâté ? Constat imparable d'une vérité qui me glace le sang ? 

[...]


20 août 2017
J'ai longtemps fui Venise l'été. Souvent la chaleur et l'humidité rendent tout très pesant et comme tous les vénitiens qui le peuvent, je préférais fuir loin vers la fraîcheur des montagnes ou du côté de la mer. Non pas au Lido mais bien plutôt sur les rivages de l'Atlantique ou de la Manche. Depuis trois ans les hasards de la vie m'ont mené à Venise au plein milieu de l'été. Il m'aura fallu trois séjours pour m'habituer - me réhabituer - à l'été vénitien. Et combien j'aime Venise en été. Combien j'aime être ici ; de retour. Chez moi.

Je suis convaincu qu'en vieillissant, avec ce rythme merveilleux qui est devenu le mien depuis que je ne suis plus forcé de travailler selon des horaires que je n'ai pas choisi et à des moments où tout en moi aimerait faire autre chose, j'accepte bien mieux les caprices de la météo. Nous autres pré-vieillards - les québécois chantent l'âge qui vient et je me retrouve de plus en plus dans ces mots :

Tranquillement j'y pense, tranquillement j'commence
À aimer qui je suis, à dormir la nuit
J'sais pas mais j'ai moins le goût, comme avant d'partir
Comme juste un coup de tête, sans trop réfléchir

J'ris souvent tout seul, et je ris en jouale
Ça l'air que j'vieillis, paraît que c'est normal
L'heure est au bonheur, m'inspire la candeur
J'ai le sourire facile, la quiétude au cœur

Je fais ma vie de jeunesse, J'veux rien savoir d'la vie de vieillesse
Ah et puis tanpis pour le drame, j'veux m'amuser ça me nourrit l’âme
J'veux jamais que la lumière s'éteigne, au fond d'mon p'tit bonheur
Dans mon décor tout est calme, j'veux m'amuser j'veux rien de banal

Et toi l'homme festif, dit moi c'est ou la fête
À la clair fontaine, ou la jouvence est maître
J'me sens amoureux, comme si j'avais des ailes
Même sans rajeunir, mon âme demeure zen

Pour c'qui me reste a vivre, j'veux regarder en avant
Où tout est de givre, où tout devient grand
Le bal du vieillard, n'existe pas vraiment
La sagesse prend forme, sous le regard du temps

Je n'ai jamais autant travaillé de ma vie depuis que je n'ai plus d'emploi répertorié sur la liste des métiers gagne-pain. Ma vie est plus simple, mes pensées allégées. Mon portefeuille aussi cela étant, mais ma liberté et ma disponibilité n'ont pas de prix. J'ai ainsi passé de longues années dans des activités associatives qui correspondent à ce que je crois, à ce que je pense. Sans autres contraintes que les missions à accomplir, les buts à atteindre et les besoins de ceux qui m'étaient confiés. Cela m'a permis de retrouver un rapport plus naturel et évident avec l'écriture. Ce blog et tout ce qui gravite autour depuis douze ans en est la preuve. Et la naissance de la maison d'édition (qui n'en finit pas de se préparer avec la coquetterie de la rose du Petit Prince)..

Bref l'été à Venise, pour la troisième année consécutive est une expérience intéressante et joyeuse. D'abord parce que la présence des touristes qui déambulent en masse (on dit officieusement qu'ils sont désormais 30.000.000  !) à fouler le sol du centre historique !)  force  d'inventer des itinéraires-bis. Hélas, triste surprise, quelques raccourcis connus des seuls vénitiens, sont aujourd'hui fléchés pour dégorger certains itinéraires complètement obstrués à certaines heures - les plus chaudes de la journée évidemment. 

Mais le touriste se lève rarement tôt et c'est tôt le matin que le vénitien reprend possession de sa ville. l'air est encore frais. souvent un délicieux petit vent parfumé se répand partout. Les cloches se remettent à sonner après le silence de la nuit. Les gens vont vaquer à leurs occupations, les étals du marché se remplissent, les balayeurs évacuent les remugles de l'invasion quotidienne des barbares. Gabbiani et pantegane se disputent les déchets que les éboueurs se hâtent d'enlever pour éviter cet affreux spectacle des détritus répandus au milieu des rues. 

Sous mes fenêtres, le marchand de journaux prépare son kiosque, les serveurs du restaurant installent les tables. Par flots réguliers, les gens passent qui arrivent de la fermata du vaporetto. ils achètent le Gazzettino et vont prendre un café-croissant dans l'un des nombreux bars du coin. Les oiseaux chantent à tue-tête. Joli matin. Douce sensation de renouveau. Le violoncelle de Yo Yo Ma interprète Salut d'Amour de Elgar. Mélodie parfaitement adaptée à ce spectacle banal mais qui se déroule dans le plus beau décor jamais inventé.

Retombé sur mes notes d'il y a deux ans. J'étais empêtré dans le dépit d'avoir retrouvé une ville qui avait continué d'avancer sans moi. De s'enliser aussi, envahie par les hordes barbares que je dénonçais déjà il y a trente ans, et dont Tramezzinimag s'est fait l'écho depuis 2005. Je pensais ne plus rien avoir à y faire et mes précédents séjours, forcés, furent de bien mauvais moments pour ceux qui m'accompagnèrent. Antoine le premier en a subi violemment les effets et parfois son reportage s'en ressent. 

Plus il esquivait ma mauvaise humeur en montrant des trésors de patience et d'amitié pour m'éviter de sombrer dans une insupportable amertume, plus il rencontrait de belles personnes, totalement engagées dans l'action quand je me lamentais sans rien faire d'autre qu'énoncer mes regrets et mes déceptions. D'un côté mon aigreur et de l'autre sa joyeuse découverte de la Sérénissime dont je lui avais tellement parlé et qu'il présentait à son tour aux auditeurs de la radio suisse à travers ma vie d'étudiant à Venise dans les années 80... Notre amitié est sortie renforcée de cette épreuve. Peut-être finira-t-il par aimer Venise bien plus que je l'ai aimée...

30 août 2017

Quand Goethe revint à Venise (1)


"Ainsi, Dieu soit loué, Venise aussi n’est plus pour moi un simple mot,un nom vide de sens."
Lorsque le jeune Johann Wolfgang Goethe reçoit des mains de son père la maquette d'un bateau aux formes bizarres, il ne sait pas encore combien ce jouet sera porteur de sens et qu'il permettra d'ajouter au patrimoine intellectuel de l'Humanité une œuvre magnifique, les fameuses Épigrammes vénitiennes dont on n'a compris le sens que bien après leur publication. Venise rappelait hier la mémoire du grand poète avec la pose d'une plaque sur la façade de la maison qu'il habita lors de son second séjour en 1790. 

La gondole miniature oubliée depuis longtemps par le conseiller du prince devenu un écrivain célèbre, poète renommé et philologue respecté dont la réputation dépasse depuis longtemps les frontières d'Allemagne, lui revint en mémoire ce jeudi 28 septembre 1786. Il décrit l'émotion très proustienne qui s'empara de lui lorsque, le navire sur lequel il avait voyagé sur le Brenta déboucha dans les eaux de la lagune de Venise, il vit s'approcher les gondoles venues prendre les voyageurs pour les mener jusqu'à la cité des doges. Un mois exactement après son anniversaire (Il a eu 37 ans un mois auparavant jour pour jour) et deux mois après celui de son père, Johann Caspar Goethe qui ramena de son périple italien cet objet dont rêva le fils. Une certaine manière de se retrouver chez soi. 

Ce voyage tant désiré et longtemps préparé, qu'il remit déjà à deux reprises, le voilà enfin qui s'accomplit. Dans la tradition établie depuis une centaine d'années qui veut que tout jeune homme de bonne famille fasse ce Grand Tour sans lequel son éducation resterait incomplète, le Voyage en Italie du poète dont il publiera le récit dans les années 1815 - pratiquement en même temps que le Rome, Naples et Florence de Stendhal - est un peu une fuite. Goethe est une célébrité en Allemagne et sa renommée fait de lui un personnage très en vue. A la manière des people d'aujourd'hui, invité et fêté partout. ses faits et gestes sont suivis et commentés en permanence. C'est donc une personne publique qui part en catimini de Karlsbad où viennent d'être organisées de grandes réjouissances pour son anniversaire. 

Début septembre, fatigué de tout cela, sollicité voire harcelé, il part enfin pour ce voyage tant désiré. A chacune de ses précédentes tentatives et pour des raisons diverses, il n'avait jamais dépassé le col du Saint Gothard. Cette fois, il part pour de bon et le périple durera plusieurs mois. Comme le souligne Eric Leroy du Cardonnoy, Goethe se doit aussi de mettre ses pas sur ceux de son père qui fit le même voyage en 1740.  Les gravures et les objets que Johann Caspar Goethe ramena avaient frappé l'imagination du fils qui en resta fortement marqué. La maquette de gondole qu'il lui était interdit de toucher notamment...


Mais compte-tenu de la personnalité de Goethe, ce voyage parfaitement préparé autant qu'on pouvait le faire à son époque, tant matériellement que d'un point de vue culturel, doit parfaire et dépasser celui du père. Et c'est le coup de foudre pour la Sérénissime. Sa découverte de la République des Castors le remplit d'enthousiasme et de joie. Son Volkmann sous le bras comme le feront cent ans plus tard les voyageurs avec leur Baedeker (et aujourd'hui le Guide Bleu ou le Routard), il arpente les ruelles étroites et les campi, visite palais et couvents, assiste à des séances du Tribunal, se promène au marché et le soir sur la Piazza, va au spectacle... Mais le plus important pour lui est le retour en enfance que provoque l'arrivée à Venise vécue comme un nouveau départ.

"Ainsi il était écrit dans le livre de la Destinée, à ma page, qu'n 1786, le 28 septembre à cinq heures du soir, heure de chez nous, j'apercevrais pour la première fois Venise, en débouchant de la Brenta dans les lagunes, et que peu après je débarquerais dans cette merveilleuse ville insulaire, dans cette république de castors, et que je la visiterais. Ainsi, Dieu soit loué, Venise aussi n'est plus pour moi un simple mot, un nom vide de sens, qui m'a si souvent tourmenté, moi l'ennemi mortel de toutes les paroles qui ne sont que de vains sons.
Lorsque la première gondole vint accoster le bateau (cela se fait pour transporter plus vite à Venise les passagers pressés), je me souvins d'un ancien jouet de mon enfance, auquel je n'avais plus songé depuis vingt ans. Mon père possédait un beau modèle de gondole qu'il avait rapporté ; il y tenait beaucoup, et c'était une grande faveur pour moi quand l'une ou l'autre fois on me laissait jouer avec elle. Les premiers éperons de tôle brillante, les cages noires des gondoles, tout cela me saluait comme une vieille connaissance, et je jouis d'une agréable impression d'enfance dont j'avais longtemps été privé."

Comme le souligne Eric Lroy du Cardonnoye, ce retour à l'enfance et la jubilation d'avoir pu enfin braver en quelque sorte, même plus de vingt cinq ans après, l'interdiction parentale de ne pas toucher à la gondole rapportée de voyage expliquent l'état d'esprit de Goethe quand il arrive à Venise. "Il s'agit d'une certaine manière d'une renaissance après les années passées à Weimar où il se sentait de plus en plus exilé, en un exil intérieur, où il devait toujours effectuer une séparation étanche entre vie privée et vie publique."

Cette arrivée, avec la découverte de la mer et la prise de conscience admirative du combat des hommes pour lutter contre les dangers et les ravages de la mer. cette adéquation qui s'accomplit entre les mots et la réalité se révèle dès son arrivée dans les eaux de la lagune, "la parfaite coïncidence entre le monde des signes et les référents, une certaine manière de se retrouver chez soi".

à suivre