15 octobre 2018

La Mésange et le petit garçon

Il nous arrive parfois d'être témoin d'évènements dont nous ne pourrions admettre la véracité si nos yeux n'avaient pas vu et nos oreilles n'avaient pas entendu. Peut-être est-ce cela magie de Venise... J'ai souvent pensé que l'air y est traversé d'ondes mystérieuses, des sortes de courants invisibles qui permettent une préhension des êtres et des choses bien plus limpide et profonde que partout ailleurs, dans la vie normale. Laissez-moi vous conter une petite anecdote qui est devenue pour nous une sorte de mythe familial...

Un jour de printemps, il y a plus d'une dizaine d’années maintenant, j'étais à Venise avec les plus grands de mes enfants. Il faisait très doux et les glycines embaumaient dans toute la ville. La nôtre était particulièrement plantureuse. Mon fils qui n'avait pas dix ans, jouait sur l'herbe avec des petits soldats. Il n'était plus parmi nous mais quelque part sur une île lointaine que prenait d'assaut la barbaresque. La garnison vénitienne y défendait avec peine l'oriflamme de Saint Marc, attendant avec espoir les galions qui devaient venir à leur secours. Des échos de Lépante et de Morée emplissaient le jardin. Il faisait doux. J'étais assis sur la terrasse, contemplant mon petit bonhomme plein d'imagination. Les concertos brandebourgeois accompagnaient nos deux rêveries. 

Soudain un petit oiseau a surgi au milieu des branches fleuries de la glycine. Son ventre brillait d'un joli jaune pâle et le reste de son corps était d'un gris-bleu très distingué. on eut dit qu'il portait une redingote de satin. Sa tête blanche s'ornait d'un bleu sombre qui tirait presque noir au-dessus des yeux. Il n'y avait aucun doute, il s'agissait d'une petite mésange bleue. Présence plutôt inattendue à Venise où elles viennent rarement. Elle semblait vouloir rester là, pour se chauffer au soleil et profiter du merveilleux parfum au milieu de cette débauche de couleurs. Mon fils la regarda. Elle s'immobilisa un instant, tournant la tête dans tous les sens comme un petit clown, puis soudain elle se mit à chanter. Son chant se fit de plus en plus fort, mais jamais criard. Comme l'enfant, cette petite présence jaune et bleue au milieu de toutes ces fleurs parmes m'enchantait. Et là, un de ces miracles dont Venise a le secret s'opéra devant nous : Le chant de l'oiseau et la musique de Bach devinrent une seule et même mélopée. Magique. L'oiseau dont le plumage se gonflait et se dégonflait, exprimait avec le même rythme, dans l'exacte tonalité, les notes qui jaillissaient des hauts-parleurs. Bouche bée je cherchais à déterminer si ce que j'entendais était bien réel ou le fruit de mon imagination quand l'enfant exulta : "papa, papa, l'oiseau chante comme dans le disque !"

Lorsque la musique s'arrêta, la petite mésange se tut à son tour, tournant de nouveau sa jolie tête dans tous les sens puis, visiblement satisfaite de l'effet produit, elle s'envola et disparut derrière les arbres. J'ai su bien plus tard qu'il n'était pas rare autrefois de trouver dans les maisons vénitiennes des passereaux que l'on dressait à chanter les airs à la mode. Ils accompagnaient ainsi les musiciens pour le plus grand bonheur des invités. Cela surprenait à chaque fois les étrangers. C'est ainsi que l'empereur de Chine et le Sultan ottoman n'étant jamais parvenus à faire accomplir ce prodige par leurs dresseurs, se firent construire par dépit de petits automates dont un ingénieux mécanisme parvenait à reproduire le chant des oiseaux. Notre petite mésange avait peut-être traversé le temps pour retrouver la glycine parfumée de notre petit jardin de Dorsoduro...

A Venise, je vous l'assure, on ne sait jamais où se termine la réalité et où commence le rêve... 


14 octobre 2018

Le crayon de Lord Byron (2)

...Suite et fin du billet paru le 10/10/2018 (ICI

Jeune et encore peu expérimenté, Théodore, à l'époque des évènements que je vais vous raconter, n'a pas encore tout à fait dix-huit ans, mais il est mousse depuis trois ans et l'enseignement reçu en mer à forgé son caractère. Ce qui va suivre laisse entrapercevoir la personnalité de l'homme qu'il deviendra, et la vie qu'il mènera quarante ans durant sur les océans.

William Gray
Revenons dans la grande salle voûtée où s'entassent des marchandises de toutes sortes. Café et cacao, épices d'Orient, tissus précieux, peaux, pigments, ivoire, objets de cuivre, d'étain ou d'argent... On trouve de tout dans l'entrepôt de l'oncle de Théodore. les lieux sont très animés, on décharge des tombereaux venus du port, on reçoit des marchands, les comptables et les commis arpentent les allées, comptant et recomptant les lots de marchandise. C'est au milieu de cette ruche que Théodore va rencontrer un matin le célèbre Lord Byron. ce jour-là, le poète a rendez-vous avec son oncle. Une affaire d'exportation de marchandises précieuses achetées par l'anglais et revendues par l'intermédiaire de l'oncle, lié depuis des années à William Gray, marchand anglo-américain ami de Byron.

Un problème de douane a rendu Byron furieux, et il s'est déplacé en personne pour tenter d'obtenir de l'ami marchand sa médiation, mais surtout pour éviter que l'affaire ne lui coûte trop d'argent. Le poète est un génie, mais c'est aussi un pingre et un homme d'affaire avisé et retors. Les deux hommes sont en pleine discussion, inspectant les caisses d'objets précieux. On compte et recompte. Personne ne semble d'accord sur le montant exact à déclarer, les taxes et les intermédiaires qui ont été payés en route. Lord Byron réclame du papier et un crayon. Le jeune Théodore qui assistait à la scène, sortit spontanément de sa poche le beau porte-crayon en argent que son oncle venait de lui offrir. Le poète le prit sans même remercier et se lança dans de longues annotations. L'affaire durait. On envoya le jeune homme chercher des boissons. Quand il revint, la voiture de l'anglais sortait de la cour. L'oncle de Théodore soufflait. Les commis semblaient bien abattus. 

 - Puis-je reprendre mon crayon, mon oncle ? demanda Théodore. 
 - Ton crayon, mais quel crayon ? 
-  Celui que j'ai prêté à Lord Byron mon oncle, celui que vous m'avez offert. 
- Ah oui, mon enfant, il te faudra aller le chercher chez le grand homme car il a dû l'emporter avec lui par mégarde. 

Théodore serra les poings, mais salua respectueusement son oncle et les commis qui l'entouraient. Il décida d'aller lui-même chez le poète pour récupérer son bien. Comme la nuit tombait déjà, il remit son expédition au lendemain. Fils d'un capitaine-trésorier des armées napoléoniennes mort à Waterloo, il avait hérité de son père une aversion pour les anglais que la réputation du poète n'atténuait qu'à peine.

Ville Delle Rose Dupouy
Le lendemain matin, c'est quasiment à l'aube que le jeune homme sonnait à la grille de la villa delle Rose (ou Villa Dupouy). "Vu l'heure matinale, j'eus beaucoup de peine à être introduit" écrira-t-il bien plus tard au sujet de cette visite dans ses mémoires. Devant le refus des domestiques, Théodore se fit insistant, disant qu'il y avait urgence et qu'il était envoyé par son oncle. 

Ayant eu raison de l'opposition du serviteur, il fut introduit. Lord Byron était dans sa chambre et encore dans son lit. Souvent d'humeur acariâtre, le poète détestait être dérangé dans ses habitudes. Il toisa le garçon qui n'avait même pas pris la peine de se recoiffer et tordait sa casquette dans ses doigts. d'un ton rude et impatient, il lui demande ce qu'il voulait à pareille heure. Théodore répondit avec respect et le plus poliment possible, expliquant qu'il lui avait prêté son porte-crayon d'argent la veille à l'entrepôt, appuyant bien sur le mot argent. 

 - Sa Seigneurie aura oublié qu'il ne lui appartenait pas et l'aura emporté par mégarde. 

Lord Byron réfléchit un instant puis déclara l'avoir rendu sur les lieux mêmes après l'avoir utilisé. Théodore nia le plus poliment possible mais fermement, bien décidé à récupérer son bien. Byron resta sur sa position et le ton monta. Furieux qu'un enfant de quinze ans lui tienne tête, il montra la direction de la porte et ordonna à Théodore de sortir. Le jeune homme s'exécuta. Il traversa lentement la chambre, regardant le plus méchamment possible le poète avec l'audace de l'enfant en colère. Il ouvrit la porte mais au lieu de sortir, il se retourna et cria en français, avec toute la rancune des rivalités nationales :"cochons d'anglais !"  


La querelle avait eu lieu en italien. Ces deux mots de français à peine prononcés, Lord Byron bondit de son lit - "dans le plus simple appareil" prétendra plus tard Théodore dans son livre - en deux enjambées, il rejoignit notre jeune justicier et le saisit par le col, le secoua violemment puis, se rendant certainement compte de sa nudité, il se calma. L'instant d'après assis sur une banquette, ils discutaient très pacifiquement du malheureux crayon d'argent. On reprit l'affaire depuis le début et Byron reconnut qu'il avait très bien pu croire déposer le crayon et l'avoir bien plutôt glissé dans sa poche. Il chercha dans ses poches et ne trouvant rien, il donna à Théodore son propre crayon d'or. Il voulut savoir comment un jeune garçon italien l'avait injurié en français. 

 - Mon père était français, Milord. 
 - Et votre mère ? 
 - Elle est italienne. 
 - Alors je ne m'étonne plus que vous m'ayez traité de cochon d'anglais. La haine est dans le sang ; vous n'y pouvez rien. 

Il resta un moment silencieux. Il se leva et marcha vers l'une des fenêtres qu'il ouvrit, écartant vivement les persiennes qui claquèrent contre le mur. Il resta là un instant. Son regard se perdait vers l'horizon. le soleil s'était levé sur la mer et la lumière s'était faite éclatante. Théodore s'était levé lui aussi par correction, tenant à la main sa casquette et le magnifique porte-mine en or. Le poète allait et venait dans la chambre en vêtement de nuit. 

- Vous n'aimez donc pas les anglais, mon enfant ? 
- Non, Milord, non, répliqua Théodore en serrant sa casquette dans ses poings.
- Et pourquoi ? 
- Parce que mon père est mort en les combattant ! 
- Alors, jeune homme, vous avez le droit incontestable de les haïr !" répliqua le poète. 

Prenant Théodore par l'épaule, il le raccompagna jusqu'à la porte et la referma à clé derrière lui. 

Dix jours plus tard, un des manœuvres de l'entrepôt de l'oncle mettait en vente à un prix exorbitant ce qu'il appelait le crayon de Lord Byron, qui selon ses dires lui avait été offert par le poète. l'oncle de Théodore allait le lui acheter quand il aperçut gravé sur le crayon d'argent ses propres initiales qui étaient aussi celles de Théodore. C'était le cadeau reçu et perdu. Lord Byron avait raison quand il avait prétendu l'avoir aussitôt redonné. Il l'avait en fait remis par distraction à l'homme de peine qui crut à un cadeau. l'ouvrier fut indemnisé et on rendit à Théodore son bien. L'oncle, "enthousiaste des célébrités de son temps" comme l'écrira son neveu, s'appropria le crayon d'or de Byron. Théodore Canot dût se contenter du sien.

Les deux objets sont restés dans la famille et l'anecdote s'est transmise de génération en génération. le jeune homme qui n'avait déjà pas froid aux yeux rejoignit peu de temps après la Galatée et le capitaine Solomon Towne, de Salem dans le Massachusetts, qui lui fera découvrir l'Amérique - Théodore vivra un temps à Salem - et une vie d'aventure. Il deviendra célèbre par le récit qu'il publia sur le commerce terrible dont il était un des plus fameux spécialistes, la traite des noirs. Comme l'a écrit Malcolm Cowley, la vie de Théodore fut un épisode international. Élevé à Florence par une mère italienne, veuve d'un officier français et dont les deux frères furent des marins au service l'un de la Sérénissime l'autre du roi de Naples, il devait son éducation au capitaine d'un navire américain, et servit indifféremment sous les pavillons hollandais, anglais, portugais, espagnol, brésilien et colombien. "Au temps de Galeas Visconti ou de Francesco Sforza, un homme de son espèce aurait conquis quelque part un petit duché transalpin. Pendant les guerres napoléoniennes, il aurait pu être un général de cavalerie harcelant les autrichiens, ou bien commander l'une de ces frégates qui infligèrent de si grandes pertes à la marine marchande britannique" et finir baron d'empire...

12 octobre 2018

Le crayon de Lord Byron (1)

Il y avait dans notre grande maison mille trésors qui ont nourri chacun à leur manière mon imagination d'enfant, souvenirs d'un passé flamboyant qui paraissait à l'enfant solitaire que j'étais bien plus merveilleux que l'époque moderne dans laquelle il allait me falloir vivre. Les nombreuses salles de la vieille demeure avaient toutes leur secret. il y avait le grand salon avec le piano de Wagner, la rotonde avec le placard secret qui me faisait un peu peur, recoin camouflé derrière les boiseries qui avait dû abriter un escalier vers les communs. La bibliothèque, elle aussi en rotonde avait un vieux coffre-fort caché par plusieurs rangées de faux livres, en fait les dos des cent dix volumes de l"Histoire Universelle parue au milieu du XVIIIe dont on n'avait conservé que les cartes qui me servirent quand je jouais aux pirates ou à la conquête des Indes... Un couloir plein de placards datant d'avant la révolution contenait mille paperasses.

Ailleurs, c'était une armoire creusée dans un mur qu'on découvrit en refaisant les plâtres et qui contenait jouets et livres d'enfants, rangés là après la mort de leur jeune propriétaire... Une chambre me parlait de l'infortunée reine Marie-Antoinette parce qu'on y conservait dans une vitrine une panière de vannerie qui aurait été utilisée par les infortunées princesses dans leur prison du temple et un bonnet de dentelle et de linon entouré d'un ruban de velours noir qui avait appartenu à la reine et qu'elle portait après la mort du roi... De vieux soldats de plomb et des boîtes de jeux anglais, allemands ou italiens, un gramophone avec ses aiguilles comme neuves et de vieux disques 78 tours dont le premier enregistrement de Yehudi Menuhin enfant avec sa dédicace au crayon blanc sur l'étiquette circulaire imprimée en lettres dorées...

Tellement de livres aussi, des dizaines d'albums de photos et de cartes postales, de scrapbooks et d'herbiers, dont celui rempli par une de mes aïeules qui contenait des plantes séchées prélevées dans des tas de lieux historiques dans les années 1830, au pied de tombes de personnages célèbres, mais aussi dans les jardins de Trianon, de Compiègne, de Vienne ou de Fröhsdorf. Une des chambres du second était décorée de dessins anciens. l'un d'entre eux montrait une salle du palais Loredan qu'habitait alors Don Carlos, neveu du Comte de Chambord, notre dernier roi de jure qui déjà me faisait rêver de la ville que je ne connaissais pas encore... 

Même la vieille cuisine avec son énorme fourneau de tôle peinte en noir et ses cuivres rutilants, le monte-charge dans lequel je me cachais enfant, espérant qu'un domestique me hisse jusqu'à l'office du premier étage par inadvertance. La fleurerie, petite pièce construite au-dessus de l'office et où on faisait les bouquets destinés à orner les pièces de la maison. De là, recoin secret et tranquille, d'où on pouvait observer la grande salle à manger voisine par un œil pratiqué dans les boiseries d'acajou, j'aimais regarder la grande tapisserie des Flandres qui ornait un mur et semblait s'animer. Je me retrouvais cachés dans les buissons, avec les sangliers faisant fuir un chasseur que protégeaient ses chiens, au loin le château qu'on apercevait abritait mille trésors somptueux et une belle princesse attendait que je vienne la délivrer... Cette grande et belle verdure à l'odeur de poussière fut décrochée pour être vendue à la mort de mon père, laissant sur la paroi un grand rectangle noir que j'imaginais être un écran de cinéma ou une ardoise géante pour une école de géants...


La lingerie avec sa grande panière d'osier que je possède encore où la lisseuse déposait le linge à repasser... Tour à tour traîneau, tombeau égyptien, sous-marin insubmersible, elle me terrorisa le jour où un cousin plus âgé m'avait fait croire qu'elle avait servi pour transporter les malheureux guillotinés qu'on y déposait, la tête fraîchement tranchée entre les jambes avant de les jeter dans une fosse commune qu'on recouvrait de chaux vive... Dans la pièce appelée le studio, sûrement parce que du temps de ma grand-mère on y lisait et on y dessinait, un vieil écritoire trônait sur une table. Il était garni de stylos et de crayons. il y en avait un en laque bleue dont le capuchon servait aussi de flacon de sel ou de parfum. Le bouchon était en bronze doré. un autre en métal argenté orné de feuillages gravés avait un mécanisme ingénieux que j'aimais activer. il s'agissait en fait d'un porte-mine anglais. Un bouton permettait de faire glisser la mine à volonté et une gomme se cachait sous le capuchon. mais celui que je préférais trônait dans un bel écrin en écaille dont le couvercle était en verre. Il partageait la boîte avec un coupe-papier en ivoire dont le manche était orné de roses très finement sculptées. Le crayon en or me fascinait car on disait qu'il avait appartenu à Lord Byron. Bien sûr ce n'était pas vraiment de l'or ou juste un placage...

La légende qui entourait ce crayon était pour moi un grand objet de fascination. Lié, comme beaucoup d'objets de la maison jamais déménagée, au passé de notre famille mais aussi à l'histoire, la grande comme la petite, celui-là chantait une musique un peu différente. Je ne peux m'empêcher de penser aujourd’hui que toutes ces choses inanimées, placées là par ceux qui vécurent avant moi, m'ont fait ce que je suis bien plus que les choses apprises pendant mes années d'étude ou pendant mes voyages. Elles étaient l'âme de la vieille maison que j'ai tant aimé, mais aussi des témoins discrets d'un passé dont je suis rempli et qui m'a façonné. 

L'histoire du crayon remonte aux années 1820. Lord Byron a quitté Venise depuis quelques mois. il s'est installé près de Livourne, à Montenero, Via dei Terrazzini (aujourd'hui Via Lord Byron), à la Villa Dupouy, appelée aussi villa delle rose. Un de nos aïeux avait un comptoir à Livourne. Il était en affaire avec le poète et portait des lettres de Venise pour lui. Les deux hommes se voyaient souvent, se connaissant depuis l'époque où l'anglais séjournait chez le marquis de Brême à Turin, ou à Milan, je n'ai jamais bien su. Stendhal, quelque part raconte les soirées à l'opéra dans la loge du marquis où tous les jeunes gens de la société locale venaient pour rencontrer le poète anglais.


Le négociant avait avec lui un neveu qui rêvait d'aventures. Théodore était le fils de son frère qui vivait alors à Florence. Sa mère était la cadette d'une famille vénéto-livournaise. Comme cela se pratiquait couramment à cette époque, les jeunes garçons appelés à reprendre les activités familiales, étaient envoyés comme simples garçons de bureau dans les comptoirs de parents ou d'associés, pour se former au négoce. Le jeune Théodore Canot ne voulait pas être négociant, pas plus que banquier ou avocat comme le devenaient tous les hommes de la famille. 

L'adolescent voulait naviguer, explorer des mondes inconnus. Il sera servi puisqu'il devint un aventurier, célèbre en son temps - surtout grâce au récit de ses aventures qu'on commente encore de nos jours. Il est plus connu sous le surnom de "Capitaine Poudre-à-canon". Ses mémoires se lisent comme un roman d'aventures sans aucune tartarinade, car tout est véridique dans ses années de pérégrinations en tant que négrier. Mais le jeune Théodore n'a pas encore seize ans et il n'est encore qu'un jeune mousse servant d'apprenti dans le bureau de son oncle en attendant de pouvoir embarquer... 

Livorno à telle que la voyaient Théodore et Lord Byron
... à suivre

30 septembre 2018

Van Gogh et Tintoret, la dérision et la joie : Venise au quotidien


Van Gogh et Tintoret, les églises en piteux état comme les mentalités, le regard triste des jeunes migrants africains contraints de mendier au coin des rues, l'indifférence des passants, les hordes de barbares qui arpentent la Piazza, le compteur de la pharmacie Morelli qui continue son chiffrage à rebours des vénitiens qui restent, et le rire des enfants qui jouent sur les campi le soir après l'école, tandis que de partout les cloches répandent leur chant joyeux qu'accompagnent les mouettes de leurs cris stridents... Venise au quotidien. C'est la fin de l'été. Bientôt l'automne et le temps va changer, hésitant quelques semaines encore entre la douceur des soirs d'août, le joli mois d'Auguste où sonne souvent le tonnerre, et la froidure insidieuse des matins sombres qui sera notre lot en novembre. Sauf manifestation inattendue mais prévisible du changement climatique. Peut-être devrait-on commencer de parler de révolution climatique...

Matteo Salvini s'en est retourné avec sa kyrielle de conseillers, de gardes du corps aux faciès de voyous et les soldats armés jusqu'aux dents ; brassage de vent, effets de manche et clichés façon jet set, comme ils font tous, ces fantoches grotesques qui partout s'emparent du pouvoir, mentent et trahissent à qui mieux mieux le peuple, entraînant le monde dans une scandaleuse fuite en avant nourrie par la peur, la propagande, le rêve et le clinquant. Démocrature, fascisme rampant ? La haine en tout cas qui pointe son nez de nouveau, même ici, à Venise... Les médias n'ont retenu que la beauté vénusienne de sa compagne. Cela ne vous rappelle rien ? On a eu un peu le même en France et puis juste après la version opposée mais tout aussi nauséabonde. Et le monde regarde médusé ces incultes et leurs filles de joie accaparer le pouvoir et tout saccager...

L'égérie du vice-premier Matteo Salvini ou le retour des satrapes
 
L'Italie entre les mains d'un gouvernement populiste, le premier d'Europe occidentale... En tout cas le premier qui dit son nom. Cela ne durera pas, du moins faut-il l'espérer. Les italiens méritent tellement mieux que ça... Mais passons aux choses sérieuses, et parlons de ceux qui font vraiment bouger les choses sans regarder les résultats des sondages ni de la bourse. Ceux qui ont de véritables convictions et le sens de l'autre... 

Car finalement, tout tient encore le coup ici. La jeunesse est active, joyeuse. insolente à souhait, elle est l'hormone de vie qui s'insinue partout dans les rues de la ville. Contrairement à leurs aînés, ces jeunes gens déterminés agissent, construisent, inventent, et innovent. Peu à peu cette dynamique s'empare des esprits. Il n'y a pas d'alternative : agir, avancer ou laisser mourir la Venise authentique en même temps que meurent nos libertés... Il faudrait des heures pour détailler toutes les initiatives nouvelles qui font bouger les choses à Venise, du logement aux constructions navales, des jardins partagés à la création d'un tourisme solidaire, des manifestations culturelles inédites au dépoussiérages des traditions et des rites... Venise avec eux se réinvente et l'argent pas plus que la politique n'entre en jeu ! TraMeZziniMag tout au long des prochains mois détaillera leurs actions, leurs initiatives, tous les nouveaux projets en cours d'élaboration. Vous verrez, il y a pléthore d'idées et de perspectives réjouissantes....

Plus que jamais, le Poseïdon de l'Arsenal tient ferme son trident. Non - même si l'envie nous prend -  ne pas s'en servir pour empaler ces  touristes iconoclastes qui se répandent partout et ne voient rien autour d'eux qu'à travers leurs smartphones... Je pense à Cees Nooteboom qui s'est inspiré de la statue pour sa Lettre XX dans ses rutilantes Lettres à Poséidon, magnifiquement traduit en français par Philippe Noble.


Cees Nooteboom
Lettres à Poséidon
Actes Sud
2013


Poséidon, Venise
Photographie Catherine Hédouin
© 2018

25 septembre 2018

03 septembre 2018

Regata Storica 2018, un super millésime !



L'une des dernières vraies fêtes des vénitiens. J'emploie sciemment cette formule plutôt que fête vénitienne qui s'apparente désormais aux artifices mercantiles que produisent partout dans le monde les organisations en charge de la culture et du tourisme. L'intention est bonne bien sûr, attirer le chaland avec des bribes de l'Histoire d'un pays, d'une ville, d'un peuple. Mais si les spectateurs se régalent - au prix de bousculades et de suées en plus de tickets d'entrée pas donnés - les vénitiens s'enfuient, reconnaissant de moins en moins leurs fêtes. 

Même la Fête de la Salute est aujourd'hui suivie par les hordes qui arpentent le pont, assistent aux messes votives comme on regarde un match de foot, et mitraillent - se mitraillent aussi - l'évènement pour pouvoir rayonner dans les réseaux sociaux et proclamer  des "nous y étions !" exhibitionnistes.  


Bref la Regata Storica garde ses codes, ses usages et les vénitiens ne l'ont pas encore désertée. Certes, le nombre grandissant de fenêtres closes et de balcons vides rappelle tristement combien la ville se vide de sa population, certes il faut ordonner à la police de règler la circulation piétonne comme on le fait avec les automobiles sur les routes, avec des zones interdites parce que déjà trop encombrées, avec des rues mises en sens unique. Certes, on entend bien plus parler anglais, chinois, russe ou français sur la Piazza et le long des rives du Canalazzo, mais c'est aussi le temps de la Mostra du Cinéma et de la Biennale... Et puis tout le monde a bien le droit d'assister au spectacle de ces rameurs qui concourent de la même manière depuis des siècles.

Cette année, il a cependant une nouveauté. Elle n'est pas due à la volonté des organisateurs pas plus qu'à la pression touristique ou mercantile. Elle ne vient pas des politiques.Elle s'est imposée à nous tous comme le soleil perce les nuages après l'orage.

Il s'agit de la jeunesse. La jeunesse vénitienne qui manifeste peu, qui semble déconnectée des usages et des traditions, qui statistiquement ne fait plus vraiment le poids face aux anciens, de plus en plus nombreux, de plus en plus vieux,  aux étudiants venus d'ailleurs - de plus en plus nombreux aussi - et aux masses de visiteurs qui envahissent chaque jour de l'année désormais, les rues de leur ville. Ces garçons et ces filles nées ici ont leur ville dans le sang. ils en parlent la langue, ils en sont fiers. Totalement en prise avec leur époque, ils sont dotés deqs derniers outils de communication, smartphones flambants, tablettes, ordinateurs portables, mais aussi moteurs hors-bords rutilants avec lesquels ils aiment parader, jouant à tape-cul avec leur embarcations parfaitement entrenues, filant vers le Lido où ils se retrouvent en bande sur les plages ou chez les glaciers, la musique à fond. Mais ils savent aussi ramer à la vénitienne, d'instinct le geste leur vient et presque tous participent à des régates. 

Mais cette année, ils ne se sont pas contentés de participer. Ils ont donné une couleur, une orientation à la course. Très jeunes, ils ont la force et peuvent désormais défier leurs aînés, plus forts, plus expérimentés mais qui ne possèdent pas, ou plus, cette fougue, cette détermination propre à la jeunesse. Bien plus encore, ils ont montré lors des courses qui leur étaient réservées, un sens de la courtoisie, du fairplay, une rigueur sportive dans l'esprit Olympique voulu par Pierre de Coubertin. Pas d'embrouille, pas de manœuvres pour mettre en difficulté l'adversaire. Une course  - un combat allais-je écrire - à la loyale comme le sport devrait toujours en offrir. Et Dieu que le spectacle était beau. Tellement beau que les commentauers de la télévision etd e la radio sont restés un instant muets 

Après la course des gondolini, Zaniol, l'un des plus jeunes participants, arrivé en tête avec son compagnon Moretti, a dit au micro de Radio Venezia "siamo piccoli ancora, dobbiamo imparare ancora", ("nous sommes encore petits et nous avons beaucoup à apprendre"). Pourtant, les deux sont de la graine d'athlètes, de futurs grands champions !  Leçon de modestie quand on compare ces deux jeunes gens aux vedettes vainqueurs une fois encore et pour qui vaincre et écraser l'adversaire importe plus que participer et donner à voir du beau spectacle. Ceux-là sont d'hier et Wikipedia gardera le souvenir de leurs victoires mais ils n'attirent guère la sympathie alors que les Zaniol, les Moretti, et tous les autres, nous envoient de beaux signaux. Non l'avenir de l'humanité n'est pas si nir tant que des jeunes encore en apprentissage de la vie, agissent avec respect, empathie, dans un esprit de camaraderie et de fraternité sans lequel il n'y a pas de bonheur possible. Face aux contraintes du monde libéral où seul l'argent et la réussite matérielles comptent, ces enfants - car ils se définissent avec lucidité comme cela eux-mêmes - montrent une autre voie. Plus saine, plus harmonieuse et qui fait mentir les anciens fourvoyés qui nous entraînent vers la catastrophe.

Reportage photo de Catherine Hédouin (Tous Droits Réservés) :








 

01 septembre 2018

I Gondolini : Avec la bénédiction du Père, les champions de demain se mettent à l'eau

 
"Le sport est harmonie, mais si c’est la recherche de l’argent qui prévaut, et celle du succès, alors cette harmonie se casse... Dans une optique de victoire à tout prix, on court le risque de réduire les athlètes à des instruments dont il faut tirer profit... Ils entrent alors dans un mécanisme qui les transforme, ils perdent le vrai sens de leur activité, cette joie de jouer qui les a attirés en étant enfants et qui les a poussés à faire tant de sacrifices et à devenir des champions..." 
 
C'est avec les mots du pape François que les jeunes athlètes et leurs aînés ont été accueillis par Don Fabrizio Favaro sur les marches de la Salute. Partis du palazzo Vendramin-Calergi, siège du casino municipal, devant lequel trône une rutilante Ferrari (symbolisant le jumelage de la Régate Historique de dimanche prochain avec la célèbre course automobile de Monza qui aura lieu le même jour et sera présentée en même temps sur les écrans de la RAI).
 
Signe des temps, cet engin automobile, transporté en grande pompe sur le grand canal quelques heures avant ce magnifique et traditionnel cortège des gondolini (les barques à deux rameurs). "Nous vivons une époque moderne" comme répétait notre ami Philippe Meyer à ses auditeurs. C'est donc devant une foule assez nombreuse composée de vénitiens, curieux, parents et amis des athlètes, journalistes et quelques touristes, que les rameurs ont reçu la bénédiction après avoir écouté les discours d'usage, celui du maire Brugnaro qui a rappelé le jumelage avec le grand prix de formule 1 de Monza, le délégué à la Tradition (mais oui !) Guivanni Giusto qui a tenu à souligner la présence de très jeunes coureurs en lice pour la première fois, augurant d"un bel avenir pour la voga alla veneziana

Tout le monde était sérieux et recueilli, conscient de l'importance de cette cérémonie, dans un monde qui bouge tellement vite et laisse souvent se perdre usages et traditions. Chants traditionnels de la lagune interprétés avec enthousiasme et bonne humeur par le chœur Serenissima, puis ce fut au tour de deux rameurs, Mary Jane Caporal et Alessandro Vignati qui ont déposé un bouquet à l'autel de la Madone, entorse à la tradition, puisque jusqu'à présent l'usage voulait que ce soient les plus anciens qui se déposent la gerbe... Peut-être par ce choix, les organisateurs voulaient-ils souligner l'importance donnée à la participation de tous ces jeunes prêts pour la relève. Après le Notre Père repris par tous, les jeunes ont reçu un maillot du groupe Avm (Azienda Venezianan della Mobilità) remis par le conseiller municpal Piero Rosa Salva, tandis que le commandant Marco Agostini, chef de la police municipale a proclamé l'ordonnance qui règlera la circulation piétonne dimanche. A partir de 13 h. 30 et jusqu'à la fin de la manifestation, la police pourra mettre un sens unique dans les rues adjacentes au grand canal. Comme pendant le temps du carnaval, l'accès à certaines zones pourra être bloqué pour éviter tout incident.






Crédits Photographiques : Catherine Hédouin - 2018 . Tous Droits Réservés.

29 août 2018

Jour après jour, avancer dans une joie sereine. Chroniques d'un été vénitien (3)


Il avait vraiment raison l'inventeur de l'adage, on est le maître du monde quand on est tôt levé. La météo joliment clémente m'avait incité à sortir du lit à l'aube. L'air dehors était déjà bien doux. La nuit avait été douce, sans ventilateur, sans avoir besoin de se rafraîchir comme pendant les dernières semaines. Une brise iodée soufflait sur la ville encore endormie. Ciel un peu voilé à 6 heures 30. Que sera ce jour ? Rien d'autre que ce que nous en ferons. Un tour rapide dans la salle de bains, Quelques rangements, faire le lit, aérer la chambre de mon amie C. qui arrive  et vient prendre ses quartiers d'automne, un mug de thé bien chaud et en route.

En marchant au rythme habituel d'ici, celui que nous prenons tous quand il s'agit d'aller dans un point précis et qu'on sait qu'à chaque moment des hordes de touristes vont bloquer un pont, une rue, s'arrêter à tout moment n'importe où. On apprend dès le plus jeune âge à se mouvoir lestement entre les groupes, à dépasser les lambins. Esquiver ceux qui s'arrêtent d'un coup OU enjamber les gens affalés sur les marches qui bivouaquent, ceux qui cherchent avec leur GPS où peut bien se trouver l'église dont on leur a parlé ou leur hôtel, devient un art, spécialité d'ici.

Le 6 passe sur les Zattere dans dix minutes. plus qu'il n'en faut pour y arriver. C'est aujourd'hui l'inauguration du pont de l'Accademia rénové. Une estrade est prête au pied du pont, sur le campiello devant le palazzo Franchetti. Des techniciens installent la sonorisation. On dirait une régie de concert. Dommage, j'aurai aimé assister aux discours, voir si Brugnaro est rentré. Les gens disent qu'il était en vacances, d'autres qu'il évite des gens... La ville est envahie par des policiers en tout genre. Etat de siège : Matteo Salvini est à Venise et ce soir c'est l'ouverture solennelle de la 75e Mostra. Il y a partout des happy few accrédités qui portent fièrement leur ruban blanc et bleu au bout duquel pend la carte si recherchée. J'ai gardé les miennes des Mostre d'autrefois.

Dans quelques minutes la plage. En face de moi, un  jeune accrédité se comportant comme moi il y a 30 ans même âge même allure et même fierté. Le lido est tranquille quand on n'est pas aux alentours du festival. Le français est la langue que j'entend le plus souvent partout où je passe ce matin. Non pas des touristes, mais des journalistes, des gens du cinéma, la piétaille de ce métier qui attire tant de monde.


Le vaporetto est plein à déborder, le bus aussi puis l'arrêt Parri avant Malamocco, la rue bordée de villas cossues construites dans les années 80, les Murazzi, jusqu'à la digue où j'aime m'installer. Il est presque 9 heures ; Je pensais être dans l'eau plus tôt, mais la foule à Santa Maria Elisabetta m'en a empêché. Foule bon enfant cela étant et puis l'air est doux, c'est encore l'été et c'est la fin des vacances. Les festivaliers sont encore en pleine forme, joyeux et conscients du bonheur qu'il y a à venir travailler au Lido pendant quelques jours... Ce sera plus difficile dans quelques jours, après les dizaines de fêtes et de réceptions, la course aux projections, les interviews...

L'eau chaude, claire, la marée qui monte doucement, les bateaux de pêche à l'horizon. Personne sur la plage, quelques personnes sur les murazzi et la digue. Bonheur de plonger dans cette eau limpide. Sieste ensuite au soleil. Vers 10 heures, quelques personnes arrivent. Des mamans avec des enfants, un vieux couple à la peau tannée, des habitués... On échange des buongiorno distraits sur le chemin. Le bus, ligne CA. Arrêt un peu avant S.M.E. pour le plaisir de marcher dans les rues. J'aime cette ambiance balnéaire, l'odeur des pins, l'iode, le vent tiède qui se faufile partout et la lumière, différente de celle de Venise mais très belle aussi. Quelques photos - ce que je ne fais que rarement car je n'aime pas me poser et immortaliser un paysage qui n'apparaîtra jamais tel que je l'ai aimé. Je laisse le plus souvent le soin d'immortaliser lieux et événements à ceux qui créent avec leur regard. Moi c'est avec les mots. Nous sommes complémentaires.

Café dans un petit troquet où la moyenne d'âge me donne soudain l'impression d'être un gamin. Atmosphère impayable du troquet rempli d'habitués qui commentent le journal et prennent à partie les clients. Discussion animée sur l'éternelle question des touristes et de la mort de Venise. Sic Transit Gloria Mundi.

Puis le 6 de nouveau, vide cette fois, qui tangue encore beaucoup, tellement le moto ondoso créé ici par les grosses vedettes qui transportent producteurs, vedettes et journalistes, est fort. Belle traversée du Bacino di san Marco. Lumière splendide du milieu du jour. Les Zattere trois heures plus tard. Pas trop de monde encore, les gens sont dans les musées ou suivent les guides. Je traîne du côté de San Trovaso. La rentrée est proche, cela se sent. Les deux lycées de l'endroit et l'annexe de l'université ont ouvert grandes leurs portes. Je croise plusieurs adolescents à peine revenus de la plage mais déjà vêtus comme pour la rentrée qui vont chercher leurs livres. Un clarinettiste joue une mélodie un peu triste sur la pelouse devant l'église ; au squero, des ouvriers d'affairent autour d'une barque. Déjà les amateurs se font servir un petit blanc ou un spritz. 



Envie de tramezzini puisque je suis à proximité de la Toletta, non loin de notre ancienne maison, et que c'est là qu'ils sont les meilleurs. Personne encore dans le bar. Il n'est pas midi. Un birrino deux sandwiches, un tonno-uova et l'autre prosciutto-funghi, mes préférés. Je discute avec une dame souvent croisée du temps de la maison. Comme moi, elle voulait déjeuner avant l'arrivée des hordes, puis deux autres personnes rentrent. Tous vénitiens. Ils terminent leur matinée. Serveuses, clients, tout le monde papote. Toujours cette ambiance bon enfant. Dehors, la circulation des piétons est fluide. Vers 13 heures il y aura foule et ce jusqu'à 18 heures. En dépit de la chaleur étouffante. On dirait que les touristes aiment à être sous un soleil de plomb pour fondre comme des bougies. Les vénitiens eux rasent les murs dès que le soleil est au zénith, ils restent chez eux quand rien ne les oblige à sortir.


Je lis enfin le Gazzettino parcouru ce matin dans le vaporetto mais, forcé de voyager debout tellement le bateau était plein ( deux groupes accompagnés plus les accrédités de la Mostra et les résidents, pressés comme des sardines maugréant mais restant somme toute courtois et souriants. Joie d'entendre ainsi parler seulement le dialecte. Pas une ville, une civilisation. Voilà ce qu'est réellement Venise et qu'il nous faut défendre et préserver des pilleurs et des barbares. Autrefois c'étaient les mêmes aujourd'hui, le pillage se fait de l'intérieur par des dizaines de profiteurs qui s'arrogent des droits que personne, ni le doge ni les sénateurs n'auraient osé prendre, et les hordes de touriste qui ont bien le droit de venir voir cette merveille qui fait tant rêver mais qu'aucune éducation a préparé à se comporter avec respect et humilité face à tant de beauté. Ils errent, fatigués, rouges, assoiffés et effarés par les prix qu'ils voient affichés partout. Là ou nous payons 40 à 50% moins cher...



27 août 2018

Un matin comme les autres. Chroniques d'un été vénitien (2)

Vivre en pleine conscience les instants les plus bénins de nos jours érigés en ouvrage d'art, work in progress toujours inachevé, l'écoulement des heures où les tâches du quotidien prennent le masque d'évènements sacrés. Le premier café du jour d'habitude est un moment de calme. j'aime bien le prendre en dehors de la maison, surtout en cette saison. Un de mes endroits favoris depuis quelques mois, surtout lorsque le temps s'avère doux comme aujourd'hui, est le café de la Foresteria des Crociferi. L'endroit est tranquille, ombragé, et on a le choix entre une terrasse sur l'eau ou le cloître de cet ancien couvent garni de tables et de chaises longues. L'accueil y est vraiment sympathique et attentionné. Le café et les viennoiseries qu'on y trouve sont parmi les meilleurs de la ville. Bref, l'endroit idéal pour reprendre les notes de la veille, lire le journal, répondre aux courriels du jour avant que de vraiment commencer la journée. Depuis chez moi, il ne faut pas plus de dix minutes à pied pour y parvenir et quand j'arrive au comptoir pour passer ma commande, il n'y a guère que trois ou quatre personnes. Les touristes ne se lèvent pas très tôt. Fort heureusement. Mais, ô surprise, une longue queue ce matin tout le long du bâtiment sur le campo, depuis la caserne des carabiniers jusqu'à l'intérieur du bâtiment... Etudiants venus demander une chambre pour la rentrée prochaine ? Touristes ? 

De loin cette foule en cet endroit était pour le moins étrange. Il s'agit en fait d'un casting géant pour un film que se tournera à Venise. Secret bien gardé jusqu'à hier sur le titre du film. Il s'agit en fait de la suite de Spiderman, qui devrait s'intituler Far from Home avec toujours Tom Holland que dirigera Jon Watts. Des gens de tous âges et des deux sexes attendent depuis un long moment déjà que le réalisateur et son équipe fassent leur choix. Le film devrait sortir sur les écrans pendant l'été 2019 aux Etats-Unis. Pas vraiment le genre de cinéma que la Mostra met en compétition mais visiblement l'idée d'y participer ayant fait se déplacer autant de personnes, L'homme-araignée, interprété depuis Captain America : Civil War, par le jeune Holland, connu sur les réseaux sociaux pour ses gaffes et ses non-révélations, trop nombreuses et pertinentes pour ne pas être orchestrées par de très bons professionnel est très populaire en Italie !



Inutile de dire, que du coup, les lieux sont aussi bruyants que le marché du Rialto vers 11 heures ou le hall de Santa Lucia les jours de grosse affluence - ce qui représente beaucoup de jours dans l'année, vous le savez... Mais qu'importe, la  nous apporte des solutions. C'est un casque aux oreilles que j'écris et déguste mon macchiato à la température parfaite, au goût onctueux, et le croissant qui l'accompagne. Fait d'une délicieuses pâte de brioche, jaune, veloutée et remplie d'une confiture d'abricots artisanale, il a des relents des petits-déjeuners d'autrefois à la campagne. La foule est bon enfant, patiente, les gens plaisantent, bavardent entre eux et de temps à autre la file avance. Un entre soi bien sympathique. Il y a là plus d'une centaine de vénitiens, un petit 500e de la population de Venise... 


Décidément, la ville s'est depuis quelques jours placée de nouveau sous le signe du cinéma. La Mostra commence demain soir. Déjà hier, nous avons foulé le tapis rouge traditionnel. Non pas encore celui du Festival, la fameuse Mostra dont c'est la 75e édition (gloups, terrible nostalgie : les éditions auxquelles j'étais accrédité pour un quotidien français portaient les numéros 42 et 43 mais chi se ne frega...), mais celle du mythique Hôtel des Bains rouvert pour l'occasion par la COIMA, l'actuelle propriétaire de l'Excelsior et des Bains. 



Après plusieurs années de mystère et de silence, des projets de résidence de luxe, des rumeurs de démolition et de pillages, c'est officiel : d'ici 2025, l'Hôtel des Bains retrouvera sa splendeur d'antan et ouvrira de nouveau ses salons, ses chambres, son restaurant et ses plantureux jardins au public. Une belle nouvelle. Le prétexte de cette réouverture temporaire, une exposition organisée sans grands moyens qui retrace en quelques centaines de photos et de documents fac-similés l'histoire de la Mostra depuis sa création en 1932 jusqu'à nos jours. On y retrouve des photographies en noir et blanc de vedettes célèbres, d'hommes politiques et des scènes de films cultes. 


Le public vient surtout pour revoir les salles, les plafonds décatis, les peintures écaillées. Fatigué mais toujours splendide, de cette flamboyance classieuse des vieilles demeures nobles. Les terrasses sont ouvertes au public et le mobilier de jardin a retrouvé sa place. les statues et les vases de pierre sont toujours à leur place et le jardin - relativement - entretenu. Au vernissage qui a eu lieu hier, il y avait le ban et l'arrière-ban du monde du cinéma, le président de la Biennale, les dirigeants de la COIMA, et une bonne partie de la société vénitienne. On n'y a pas vu le maire Brugnaro, dont on chuchote qu'il boude l'initiative parce qu'il aurait préféré un énième programme immobilier bon pour les caisses des partis qui le soutiennent. Mais ce ne sont que des potins auxquels il ne faut surtout pas porter attention. 


En tout cas,  en foulant le tapis rouge du péristyle, votre serviteur a retrouvé avec une certaine nostalgie, des bribes de son passé vénitien. Ma rencontre sur la terrasse avec Hervé Guibertles clichés qu'il m'avait montré dans sa chambre aux persiennes viscontiennes, nos échanges sur Venise, Matzneff et Visconti, le garçon dégingandé qui l'accompagnait, boudeur, les propos désabusés de Ionesco à sa femme, Charlotte Gainsbourg presque bébé encore  la grande réception de Daniel Toscan du Plantier avec Unifrance dans les jardins pour je ne sais plus quel film ou simplement pour célébrer l'omniprésence de la France et de son cinéma à Venise, notre arrivée avec Fabienne Babe  que poursuivait de ses assiduités ordonnées par la production du bellâtre Rob Lowe en talonnettes, et Agnès la fille du consul... La présentation du film Il Sapore del grano, filmé dans l'appartement que j'occupais Calle Navarro, à Dorsoduro et dont le héros porte mon prénom en hommage aux soirées passées à élaborer le scénario avec Gianni Da Campo et puis la rencontre avec Marina Vlady, l'une des protagonistes du film... Les années joyeuses. Une autre vie, un autre monde dont le souvenir après tout n'intéresse personne. Juste des souvenirs dont l'évocation m'émeut...