15 avril 2019

Si, ré, sirena : Venise et le chant des sirènes... par Ilona Gault

par Ilona Gault *


Si en Italie, votre téléphone sonne à la réception d'un SMS, oui je dis bien d’un SMS (une sonnerie bien distincte du message Whatsapp - désormais la norme absolue de communication dans la péninsule), c’est soit que votre banque vous informe du hacking de votre carte bancaire, soit le Centro Previsioni e Segnalazioni Maree (Centre des Prévisions et Signalements de Marées) de Venise qui vous annonce une prochaine acqua alta. Dans le mille ! Le 4 avril dernier, je reçois mon premier texto depuis des lustres : une acqua alta de 120 cm (au-dessus du niveau de la mer) est annoncée à 23h30.
La mairie de Venise a également prévu un dispositif d’avertissement sonore dans le centro storico et les îles, afin de prévenir les habitants et visiteurs de ce phénomène propre à la ville lagunaire : L’acqua alta.
Le site de la Mairie nous donne quelques clés pour comprendre ce signal d'alarme  :
Malgré les explications de texte, pas si facile de décrypter le chant des sirènes vénitien.

Un peu d’harmonie vénitienne.

Une première sirène a pour but d’attirer votre attention, puis, un autre son a pour fonction d’indiquer le niveau de la marée attendu. Chaque son correspond à 10 cm au dessus d’une marée de 100 cm. Donc pour 110 cm : un son (il s’agit de la note SI), pour 120 cm : deux sons (les notes SI et RÉ). Vous noterez le génie vénitien d’avoir inventé une sirène qui commence par les notes SI et RÉ (comme dans si-rè-ne !).

Sur cette page (ICI), vous pouvez même télécharger les 4 sirènes, les écouter et former votre oreille à cette musique modale bien vénitienne… Avis aux amateurs de dictée musicale !
Pour une marée de 140 cm : la sirène nous délivre une mélodie de quatre notes. Une échelle ascendante composée de SI, RÉ, MI, SOL.
Le dispositif n’a malheureusement pas prévu plus que ces 4 sons. En effet une acqua alta de 156 cm s'est produite le 29 octobre 2018, elle aurait bien mérité une sirène à 5 sons, sans parler de l'acqua granda de 1966, qui a atteint 194 cm au dessus du niveau de la mer ! Certes une marée très exceptionnelle et dont on n'espère pas le retour (...) mais pour laquelle une sirène devrait pouvoir différencier un niveau de 140cm d'un niveau véritablement inaccoutumé comme ce fut le cas cette année-là.

Ilona Gault



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* Ilona Gault est musicienne. 
Née en France, elle vit depuis de nombreuses années à Venise où elle enseigne le piano.
Photo : © Venetians/La Nuova, Venezia 2019.

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Capsule, la nouvelle rubrique carte blanche de Tramezzinimag


A maintes reprises des contributeurs, célèbres ou inconnus, sont venus enrichir le contenu de TraMeZziniMag. A chaque fois, c'est une sensibilité nouvelle, une vision différente. Des mots, des sons  ou des images toujours souvent différents, apportent un regard rafraîchissant et original qui contribue à rappeler que Venise n'appartient à personne en particulier et que "si chacun en a sa part, tous nous l'avons en entier"...

C'est ainsi que nous sommes heureux de vous proposer une nouvelle rubrique, simplement baptisée Capsule.

Le terme nous arrive du Québec où il désigne toute “production écrite, orale ou audiovisuelle qui traite, de manière condensée, d’un sujet ou d’un thème donné”.  

Dans notre idée, il s'agit de laisser carte blanche à nos invités. Pour inaugurer cette rubrique, c'est Ilona Gault, jeune musicienne d'origine française qui vit depuis plusieurs années à Venise - qu'elle connait comme sa poche - où elle enseigne le piano à Piano piano a Venezia, l'école qu'elle a créée et à l’Accademia di Musica Giuseppe Verdi

Dans cette première capsule, notre invitée évoque un sujet typiquement vénitien : l'acqua alta et la manière dont les vénitiens en sont avertis. A la différence du discours habituel passablement mortifère, elle a choisi d'aborder la montée des eaux en musicienne, au travers d’une sorte de "petit prélude sonore"  au spectacle visuel qui suit et que tout le monde connait. 

Ce spectacle pour les touristes - le bonheur des photographes - mais véritable calamité pour la cité des doges et ses habitants, Ilona Gault nous propose de le penser autrement. Une petite leçon d'harmonie...

06 avril 2019

Ce qu'était Tramezzinimag en 2009 : pages retrouvées


Un lecteur très fidèle vient d'avoir la gentillesse de m'adresser un lien qu'il avait conservé et qui présente le Tramezzinimag des origines. Il est consultable en cliquant ICI. Certains articles ont été repris sur le nouveau blog mais d'autres manquaient à l'appel.  Grande fierté devant le travail accompli, le nombre d'abonnés et le chiffre des visiteurs quotidiens qui firent de Tramezzinimag le plus célèbre blog consacré à Venise. c'était aussi le plus ancien (né en 2005). 

Il permit de belles rencontres, facilita des voyages, des reportages et des documentaires, fut souvent utilisé par les enseignants et me valut de nombreuses interventions dans des émissions de radio. Une belle aventure, un peu ralentie par la disparition dans les limbes du site, assassiné par un robot Google sans qu'à ce jour on en connaisse la raison. crime gratuit ou prémédité ? Le commissaire Brunetti s'est vu retirer l'enquête. Hmmm ! cela est louche. 

Trêve de plaisanterie, ce clin d’œil est pour moi l'occasion de vous remercier une fois encore, mes chers lecteurs, pour votre fidélité, votre soutien, vos commentaires et vos conseils. Vous m'avez permis de poursuivre le chemin avec détermination et dans la joie. Sans vous, rien de ce qui a été accompli n'aurait pu voir le jour. Dieu voulant, souhaitons que Tramezzinimag continue de satisfaire ses lecteurs !


Estamos de mudanza... un air de déjà vu

Je me souviens d'une rédaction en classe d'espagnol dans les années 70. Notre professeur, Madame Aix était une femme assez extraordinaire qui parvint à m'intéresser à une langue que je n'aimais pas et à sa littérature. J'avais dû choisir le castillan parce que le la classe d'italien avait été supprimée, faute d'amateurs...  Il y avait bien le russe mais mes déboires avec le professeur de grec qui m'aimait peu et l'idée de devoir me plonger dans l'alphabet cyrillique m'avaient fait pencher par prudence pour la langue de Cervantès. En maugréant car je n'ai jamais aimé le castillan. 

La dissertation devait porter sur un événement récent que nous avions vécu. J'avais 15 ans et nous déménagions pour nous installer dans une vieille maison de famille que je trouvais gigantesque et qui allait changer ma vie. L'enthousiasme qui me prend depuis toujours quand il s'agit d'écrire s'était vite emparé de moi. J'avais écrit quatre feuillets qui me valurent une très bonne note et les compliments du professeur. Cette dame en général assez sévère,  me fit même l'honneur de lire ma prose à toute la classe ! Tout cela m'est revenu en mémoire aujourd'hui, au milieu des cartons, les fenêtres du salon grandes ouvertes sur le campo Sant'Angelo. J'aime tellement l'animation et les bruits de ce campo...


Laissez-moi expliquer à mes lecteurs le pourquoi de cette remontée de souvenirs anciens. Depuis plusieurs années, je bénéficiais de la gentillesse d'une amie qui louant un appartement que je connaissais bien pour y avoir logé quelques années auparavant, en compagnie un jeune élève, devenu un ami et qui sortait d'une longue maladie. Il désirait voir Venise avec moi. Ses parents nous y logèrent pendant une dizaine de jours, le temps pour lui de se remettre d'une chimiothérapie qui avait laissé ses vingt ans exsangues. 

Avec sa vue merveilleuse sur l'un des plus charmants campi de Venise, l'appartement que je vais quitter est situé dans un très vieux palazzetto rénové à la fin du XIXe siècle à l'usage de fonctionnaires du nouveau royaume lombard-vénitien des Habsbourg. Remanié certes mais ayant gardé son âme, en dépit d'un mobilier Ikea assez déprimant, les huisseries, les murs et les plafonds peints d'un blanc clinique uniforme, il possédait un charme fou.

L'immeuble aussi possède une âme. Les trois appartements sont de bonne taille, une pièce à usage de lingerie au quatrième étage qui faisait parfois office de chambre d'appoint, une terrasse attenante pour prendre l'apéritif ou bouquiner en prenant le soleil. Au  rez-de-chaussée, tout une série de magazzini dont quelques uns occupés par un menuisier esclavon, ce qui rime en l'espèce avec bougon, mais talentueux, brave et serviable. Jusqu'à ces derniers mois l'immeuble appartenait à la comtesse douairière dont le mari, ancien directeur de la RAI descendait d'une vieille famille noble de Padoue inscrite depuis des siècles au patriciat vénitien, une de ces Case fatte per soldo. La charmante vieille dame a laissé en mourant de nombreux biens immobiliers à ses filles, dont l'immeuble de la calle dei Avvocati. Malheureusement pour ses occupants, elle n'avait rien établi au moment de sa mort et selon un ami notaire, mais aussi la rumeur en ville, les partages et la dévolution de ces palais et villas en ont été fort difficiles. 

La sympathique et solaire Maria Novella, auteur-compositeur, écrivain, peintre et galeriste qui gérait la maison pour le compte de sa mère, n'ayant pas reçu le palazetto dans les partages, elle se retrouva dans l'impossibilité de nous garantir le maintien dans les lieux. Pendant des semaines, il fut impossible de savoir à quelle sauce nous serions mangés... Appartements mis en vente ? Rachat de l'ensemble par une société pour en faire un hôtel de plus ou des bureaux ? Transformation par les sœurs des lieux en pension de luxe ou location à la semaine en Airbnb ?... Ce fut pendant plusieurs mois le flou le plus complet. Finalement, le couperet est tombé, l'immeuble sera conservé par les deux autres sœurs, dont l'une vit en Angleterre et l'autre en Toscane. Il sera restauré puis loué de nouveau. Soit à l'année en bail transitorio (temporaire) ou en bail touristique par le biais d'une agence spécialisée. A moins que ces dames changent encore d'avis. Même leur notaire ne sait rien et dans les cafés alentours, tout se dit, les rumeurs courent comme toujours ici... 

Un à un, les locataires ont donc fait leurs malles. Nicolà quittera son atelier au rez-de-chaussée dans quelques semaines. Employé pour rénover les ouvertures et autres travaux de menuiserie, sa présence reste tolérée.La première à partir fut Sophie de K., artiste bien connue dans les milieux parisiens. La dame, assez âgée, est partie très en colère, après des années d'occupation du premier étage, où elle venait chaque année pendant plusieurs mois. En quelques heures, tout fut mis dans des caisses et rapidement enlevé. Puis vint le tour de notre appartement, l'étage noble ou ce qu'il en restait. Ce fut relativement vite fait, l'appartement était loué meublé - si peu, seuls deux jolis fauteuils recouvert de damas vert de chez Rubelli, quelques chaises rondouillardes très louis-philippardes et quelques gravures anciennes évitaient la fadeur. 


Catherine, mon amie photographe, passant ses journées vénitiennes à capter la lumière et les atmosphères de la Sérénissime, ne faisant pas grand cas de la décoration, l'appartement pouvait paraître froid comme un logement de fonction dans une petite sous-préfecture. J'ai besoin pour écrire d'être dans une atmosphère cosy, chaleureuse, avec des livres et des fleurs. J'y avais peu à peu amené des photos, des livres et la cuisine avait pris un petit air de maison de campagne grâce à des cuivres anciens dénichés dans une brocante du côté des Carmini que m'avaient offert une amie qui s'installa au troisième étage et qui partira la dernière. Mais ce qui faisait le charme de l'appartement c'était sa vue. Les fenêtres du salon et la chambre principale (la mienne), ouvraient sur le campo. Un délice. J'avais installé près des fenêtres une table avec une lampe, pour écrire. La bibliothèque s'enrichissait à chacun de mes séjours de nouveaux livres. J'avais le projet d'y amener quelques meubles de famille, des tableaux, histoire de redonner aux lieux, un style moins neutre. 

© Sophioe Westerlind
J'y avais même exposé les grandes et magnifiques toiles d'une amie suédoise et le Faune joueur de flûte, joli bronze de Mürer qui fut ma première acquisition d'art contemporain quand j'étais étudiant, a trôné un été sur une table basse à côté du canapé, en même temps que Mitsou, mon vieux chat roux se régalait des heures passées sur le poggiolo à l'angle d'où il avait une vue complète sur le campo. J'avais dû déplacer un énorme cactus en pot qui y siégeait depuis des années... Il aurait fallu quelques efforts encore pour faire de cet appartement un lieu habité, chaleureux et confortable. J'avais prépare plusieurs tapis anciens pour recouvrir le terrazzo datant du XIXe, sans intérêt et fort laid... Les plinthes méritaient un glacis en faux marbre et les portes badigeonnées de blanc auraient retrouvées la couleur naturelle des bois dont elles sont faites... Hélas, les propriétaires ayant d'autres projets, rien de cela ne put aboutir.


Le dernier étage est encore occupé par une autre Sophie, installée à Venise pour mener à bien l'élaboration du catalogue-inventaire d'un artiste contemporain peu connu, proche d'Hemingway et qui fut un touche-à-tout de génie, comme il en a existé plusieurs sur la lagune au XXe siècle. Parisienne, douée d'un goût très fin, historienne d'art formée auprès des meilleurs spécialistes, elle a amené l'essentiel de son appartement de l'Ile Saint-Louis pour faire de son appartement un refuge plein de charme. Un cocon très parisien, très féminin. Très accueillant. 

Quelques marches plus haut, la petite pièce où un jeune factotum venait parfois repasser draps et serviettes, s'apprêtait à devenir une petite chambre d'appoint, charmante soupente oubliée. Puis la terrasse que nous avions tous décidé d'aménager, en remplaçant les horribles meubles en plastique par du teck, avec des plantes odoriférantes, de la verdure, etc. Un de mes vieux amis du temps de Sciences Po, Jean d'A. m'avait écrit un jour, apprenant que je m'étais installé à Venise après la mort de mon père, m'avait écrit trente ans plus tôt : "Je nous vois bientôt, le soir, entre amis, sirotant un délicieux whisky et fumant les Cedros de Davidoff, sur la terrasse de ta maison vénitienne!" Sa prophétie allait enfin se réaliser... Il n'y est jamais venu, mais mes enfants oui, et bon nombre d'amis : Antoine bien sûr, Giulia, d'autres encore. Je souhaitais y fêter Noël, reprendre peu à peu une vraie vie vénitienne jusqu'à ce que je puisse ad vitam, m'installer de nouveau à Venise et renouer avec ma vie d'avant, avec celles des miens qui vécurent ici pendant des siècles...

Bref, le palazetto aurait pu très vite devenir une sorte de phalanstère joyeux dont les occupants, ayant en commun l'amour de l'art, de la beauté et de la Sérénissime, allaient faire un lieu agréable à vivre, ouverts aux amis. J'y envisageais des expositions privées pour présenter le travail des artistes  que j'aime, des petits concerts - je réfléchissais au moyen de faire venir notre vieux Pleyel qui s'ennuie dans une grange quelque part en Dordogne  -, des dîners gourmands et bien sûr, la maison d'édition qui tarde à voir le jour y aurait présentée sa production. Rien de prétentieux, ni d'affairiste. juste un lieu de vie agréable et accueillant. Il était écrit, hélas, que cela ne serait pas. Passée la déception - et un peu la colère devant l'iconoclaste - et tellement, tellement, vénitiennement prévisible ! - attitude des propriétaires légitimes, qui se sont emparées aussitôt les clés en main, de la logique mercantile locale. Ah "i schei", c'est quelque chose pour certains vénitiens, "autrefois peuple de marchands, aujourd'hui peuple de boutiquiers" comme l'écrivait déjà avant la guerre de 14, Barrès ou bien est-ce Lorrain...  "L'avenir l'avenir / Ouvre ses jambes bleues / Faudra-t-il en mourir / Ou bien n'est-ce qu'un jeu ?" chante Jean Ferrat Une page tournée et de nouveau, la disponibilité d'une page blanche. Dieu voulant...

Venise, 22 mars 2019 - Bordeaux, 6 avril 2019


29 mars 2019

Venise, un état d'esprit


"Je me tenais sur le pont et je regardais les fenêtres très éclairées des palazzi qui défilaient. Parfois, je pouvais voir les heureux occupants se déplacer. J’étais l’étranger envieux qui regarde avec des yeux plein de désir." (James Ivory)
Écrire sur Venise... Tout ceux qui s'y décident gardent la même prévention : peut-on encore noircir de l'encre sur l'effet qu'elle produit, le décor qu'elle offre, la richesse qu'elle apporte à notre imaginaire ? On se jure d'y résister. On craint de refaire moins bien ce que d'autres avant nous ont si bien réussi... Et pourtant, les mots sont les plus forts, un désir ineffable nous pousse à l'acte. Est-ce un crime ? Certainement parfois, mais qu'importe. C'est aussi un remède. Le meilleur moyen de soigner la nostalgie, le regret de ne pas y être encore. De ne pas y être toujours. De ne plus pouvoir y être... 
Les malades sont nombreux. La maladie incurable, hélas. Nous continuerions d'écrire Venise, avec nos larmes, remplis de l'amour ou de la haine que ceux qui font profession d'écrire gardent pour elle en leur cœur, même en la voyant s'enfoncer inexorablement dans les eaux vertes de la lagune affolée. Son effondrement n'y changerait rien. "Venise  est plus qu’une ville, c’est un état d’esprit, une  merveilleuse idée  humaine. Une invention géniale. Elle est le refuge parfait du solitaire" [comme celui des véritables grandes affections, celles totalement partagées]... Elle sait s’en emparer et le prend dans ses  tentacules. On ne rencontre jamais mieux Venise que seul et sans but. Le cafard, la  malinconia serait un art vénitien.... Cet état atroce et  merveilleux, le solitaire s’y accroche car il y trouve un délicieux bonheur, une  richesse unique. Non pas parce qu'il se complaît dans cet état romanesque et futile. Mais parce que la beauté qui l'entoure partout est un remède merveilleux. Comme l'enfant qui simule un malaise et pose le thermomètre sur le radiateur pour qu'on s'occupe de lui et que les suppléments d'affection qu'il s'apprête à recevoir le rassurent apaisant son angoisse. Profonde...
"Triste et joyeux presque simultanément, le  malade de  Venise s’enrichit d’heures en heures de sensations  spécifiques. Il  repartira – s’il repart – en paix avec lui-même, harmonisé, rédimé, apaisé et riche d’une richesse intérieure très  enviable de nos jours." (Eric Ollivier)

Vraie et fausse l'assertion qui attribue à l'amoureux de Venise, ou plutôt à son amour pour la vie qu'il mène à Venise, obligatoirement, ce penchant pour la mélancolie qui court au fil de tant de pages depuis le XIXe siècle. Ceux qui viendraient et reviendraient à Venise seraient seulement attirés par son décor propice à justifier autant qu'à magnifier leur mélancolie. Remugles d'un romantisme dévoyé par trop d'écrivains neurasthéniques, tous pris au piège de la sensualité présumée de la Sérénissime, comme l'écrit Lucien d'Azay en introduction de son Dictionnaire Insolite de Venise :  Éditions Cosmopole, 2012).
"Hors du monde, hors du temps, et pourtant universelle, si sensuelle et si humaine, Venise sé refuse à toutes les modes ; elle persiste, fidèle à elle-même,en dépit de la menace touristique et écologique. Elle est le symbole le plus puissant et le plus vulnérable de notre civilisation."
Non, je le répète, Venise en dépit de tout ce qu'on en dit, porte au contraire à l'équilibre, à la maîtrise des sens, à une parfaite connaissance du moi qui partout ailleurs empoisonne et encombre. Un peu à l'image du novice dont l'âme peu à  peu se dénoue et qui en entraperçoit sa véritable essence après plusieurs mois, voire plusieurs années passées dans sa cellule solitaire. 

Nulle déconvenue n'a jamais présidée à mon désir de Venise. Bien au contraire. C'est la joie de cette lumière dont on ne peut plus se passer dès qu'on la découvre, le bonheur d'une atmosphère unique, cet esprit qui jaillit de partout : être dans ce milieu terriblement  humain et pourtant totalement De Natura, presque sauvage finalement n'est-il pas ce qu'il peut arriver de mieux à celui qui cherche autre chose que la vie courante et cherche à fuir le monde qui ne le satisfait pas sans pour autant vouloir vraiment le quitter ? Vieux débat métaphysique qui oppose la nature à l'intervention de l'homme. 
Je me souviens d'une conférence de méthode, à Sciences Po où notre professeur, le charmant et distingué Monsieur Laborde, nous fit travailler sur le thème de la nature justement. Je n'ai jamais su pourquoi il me confia ce matin-là le commentaire d'un texte dont j'ai perdu la trace et qui présentait Venise comme le parangon du dilemme Nature-Anti-nature. Nature parce que milieu unique embelli et défendu bien plus qu'asservi par l'homme, émanation d'un écosystème très particulier dont l'équilibre précaire s'avère fondamental pour la survie de toutes les espèces qui y prolifèrent (on parlait peu alors d'écologie) ; Anti-nature parce que milieu urbain artificiellement créé par l'homme à son seul bénéfice et gagné au prix d'ingéniosité et d'inventions sur le monde brut de la création divine et donc forcémentau détriment de celui-ci... 
Mais Venise, plus que tout autre lieu édifié par l'homme dans le monde, est la démonstration qu'un équilibre entre les deux peut exister et d'avérer viable, et ce depuis plus de mille cinq cents ans. A Venise, au milieu de la nature, la cité reste une des composantes de la nature ; en empiétant sur elle,  en se servant d'elle, mais toujours en la respectant. Les milliers de troncs d'arbres qui soutiennent les constructions millénaires, ces véritables forêts à l'envers, en sont le meilleur exemple. L'utilisation de ces arbres est par essence anti-nature puisqu'on les a détourné de leur vocation première comme on l'a fait des ruisseaux canalisés et des courants lagunaires détournés pour faciliter la circulation des navires... L'adaptation des techniques à l'environnement pratiquée par les vénitiens a fait rêver de nombreux architectes comme Le Corbusier, qui voyaient en elle la Cité idéale, née d'une nécessité (survivre et se protéger des assauts de l'ennemi). L'usage de l'écosystème pour y perpétuer la vie des hommes et leur activité n'était en rien contre-nature à l'inverse de la création du pôle industriel de Marghera du baron Volpi.
Bref au milieu de cet ensemble Nature/Anti-Nature qu'est Venise, comme tant d'autres avant moi, j'ai trouvé ma vraie nature, faite de paix, de recueillement, d'émerveillement, de joie autant que de couleurs, de senteurs et de sons.  
"L’idée de nature apparaît comme un des écrans majeurs qui isolent l’homme par rapport au réel, en substituant à la simplicité chaotique de l’existence la complication ordonnée d’un monde."
écrit le philosophe Clément Rosset. La vue qui s'offre au visiteur, lorsqu'il découvre Venise pour la première fois, depuis le pont d'un navire en entrant dans le Bacino di San Marco ou en sortant de la gare Santa Lucia, ne fait pas sauter à ses yeux émerveillés - le plus souvent - une quelconque imposture de l'homme vis-à-vis de la nature. Au contraire, n'a-t-on pas l'impression devant le spectacle qui nous est donné soudain, d'être en face de la perfection, nature et artifice ensemble qui produisent un décor jamais égalé depuis. La preuve que la main de l'homme quand elle est inspirée, sait façonner la beauté à partir de la nature. 

L'universalité de la Sérénissime et des mythes qu'elle a ainsi suscitée me permet - comme à des millions d'autres adeptes (on se croit toujours seul et unique amoureux, meilleur connaisseur et spécialiste, et donc, de facto, consommateur privilégié de Venise) de la retrouver partout, presque instantanément et même sans le vouloir : sur les écrans, aux vitrines des librairies, dans les musées, les conversations... Un reflet, un son particulier, une odeur, et depuis n'importe où me voilà transporté à Venise et dans mes souvenirs aussi. Les allemands ont un substantif pour cela : sehnsucht. Proust a joliment su décrire cette sensation particulière. 

Le sehnsucht, toujours ressenti à Venise, du moins par les âmes sensibles qui savent s'abandonner parfois à la faiblesse (combien d'entre nous prétendent toujours dominer leurs états d'âme et rester maître absolu de leurs sentiments), nous prend cependant au dépourvu en effet. C'est le plus souvent au moment où on s'y attend le moins, qu'il surgit, d'abord de manière diffuse avant que de nous prendre tout entier... Mais ce vague-à-l'âme consiste bien plus en une soudaine vision de notre faiblesse face à la grandeur des choses qu'on trouve ici qu'à un débordement de tristesse ou de regrets. Comment ne pas prendre conscience au pied de cet extraordinaire monument dressé, élaboré, remanié durant des générations pour magnifier la puissance de l'homme et de son créateur, et célébrer de grandes actions humaines, que notre pauvre vie passe vite et que nous serons depuis longtemps oubliés que. les maisons, les églises et les palais se reflèteront encore noblement dans l'eau des canaux...

Jamais dans l'histoire de l'humanité, il n'y eut une telle volonté, un tel désir de maintenir, de préserver un espace urbain tel que Venise. Même Jérusalem, Athènes, Rome ou Byzance n'ont jamais suscité un tel engouement au cours des siècles... C'est bien la preuve, n'est-ce pas, que Venise représente un lien unique avec nous-même. Ce côté matriciel rapproche tous les hommes. On y retrouve, inconsciemment peut-être - ce que d'autres ont su développer bien mieux que moi - la même sensation que celle qui fut la nôtre à l'état fœtal... Et puis, il nous y est donné de pouvoir vivre comme partout ailleurs - ou presque - mais sans les inconvénients des autres lieux urbains (l'absence du bruit et des mauvaises odeurs de la circulation automobile par exemple) et de s'y sentir aussi au large et délicieusement en paix qu'en pleine mer ou au sommet d'une montagne (toujours l'idée nature/anti-nature !), sans les inconvénients de l'isolement, du chemin trop long à faire pour acheter son pain ou le journal...  
Les amours aussi à Venise prennent une couleur particulière. Dans un décor semblable, avec son labyrinthe et ses dédales, on se perd délicieusement dans des pensées romanesques et la passion s'y déploie bien plus librement qu'ailleurs. L'outrance y est fréquente qui emporte les cœurs les plus solides et menacent de folie les âmes les plus tranquilles. Tout est possible à Venise et les poètes, les écrivains comme les cinéastes ne s'y sont pas trompés. Ville-imaginaire, ville de l'imaginaire Venise a tellement été écrite et décrite, littéralement vampirisée par des millions d'objectifs, qu'on la croirait n'avoir plus aucun secret à dévoiler.
"Venise est une des villes les plus regardées et les plus reproduites au monde, à tel point que l'on peut se demander si elle peut encore être l'objet de nouvelles formes de représentations, où si ell est vouée au déjà vu. Alors que le nombre de ses habitants ne cesse de diminuer et que celui de ses visiteurs ne cesse d'augmenter,Venise ressemble de moins en moins à une ville, mais plutôt à un imaginaire commun replié sur soi-même" (J.Lingelser)

Parmi les milliers de films qui ont Venise pour décor, le très beau Dieci Inverni de Valerio Mieli offre un exemple de cette alchimie particulière entre le décor, la lumière, l'ambiance de la cité des doges et les sentiments extrêmes qui s'emparent soudain des êtres et bouleversent à tout jamais leur assurance, leurs certitudes voire même leur entendement... Il arrive, dans les romans comme aussi dans la vie véritable qu'on devienne fou d'amour. On le devient toujours quand on aime à Venise. Douce fatalité, malédiction ou délicieux enchantement, si on ne finit pas à chaque fois comme le professeur Aschenbach sur la plage du Lido. 

Mais sortons des clichés. Il y a une chose qu'on apprend vite en vivant à Venise. Dieci Inverni le démontre : il ne sert à rien de vouloir aller vite, d'être pressé. Les sentiments se construisent patiemment. Le fait de montrer qu'il existe une autre Venise, vide et très belle, éloignée des lieux du tourisme riche comme du tourisme pauvre, qui se livre et qu'on peut explorer au même titre que les mille strates d'une relation amoureuse. C'est la trame du film, l'histoire de deux êtres qui avancent hiver après hiver dans la connaissance de l'autre en même temps que dans la découverte, l'apprivoisement de la ville... 

Cette histoire d'étudiants, sorte de Boy meets girl à la vénitienne, fait évoluer un garçon et une fille venus à Venise pour poursuivre leurs études, qui se rencontrent par hasard dans les transports en commun et vont bâtir à travers mille hésitations,  une relation amoureuse cahotique qui constituera la trame de leur existence d'adulte. De Venise leur relation elle en possèdera la toponymie, leurs sentiments seront comme le temps et l'atmosphère des lieux où ils se développent. Venise non seulement se sera emparée d'eux en les fascinant mais, en les imbibant de son délicieux poison, elle va les lier peu à peu pendant de nombreuses années, jusqu'à ne plus faire qu'un dans l'esprit du spectateur avec leur amour...

Loin des clichés et des lieux touristiques, on y découvre Venise en hiver, la Venise cachée, immuable en dépit du temps qui passe et du monde qui change ; la Venise que connaissent et fréquentent les vrais Vénitiens. C’était cet aspect authentique de la ville que le réalisateur Valerio Mieli fait partager au spectateur fasciné. De magnifiques paysages de Venise en hiver côtoient ceux de Moscou et en sont magnifiés. Ils cadencent le film en lui donnant une véritable résonnance poétique.

27 mars 2019

Cees Nooteboom écrit sur Venise et j'écris sur Cees Nooteboom écrivant sur Venise...

« J’ai acheté une immense carte de la lagune de Venise pour essayer de ramener la ville à sa juste proportion. Curieux exercice. Je sais que j’arriverai par avion demain mais, cette fois, c’est par la mer que j’aborderai cette ville que j’ai si souvent visitée. Sur la carte, le rapport entre l’eau et la ville est de l’ordre de mille pour un et, dans ce bleu infini, la ville est devenue village, petit poing serré posé sur un grand drap, si bien que tout ce vide semble avoir engendré, dans un moment de colère, la ville qui plus tard allait le dominer. L’auteure mexicaine Valeria Luiselli voit au lieu de mon poing une rotule brisée et, à mieux y regarder, je crois qu’elle a raison. Depuis les hauteurs de Google Earth, l’analogie est encore plus évidente, le Grand Canal est la fracture du genou ; le labyrinthe granuleux désagrégé tout autour représente l’os de la ville où je vais me perdre demain comme tous ceux qui viennent de l’extérieur doivent s’y perdre : c’est la seule manière d’apprendre à la connaître.»


« J’ai séjourné à plusieurs adresses en ce lieu, parfois dans de vieux hôtels, la plupart du temps dans d’étroites ruelles obscures, dans des parties de palais qui n’évoquaient jamais un palais, des cages d’escaliers en piteux état, des petites chambres sordides avec tout juste une fenêtre donnant sur l’arrière d’une maison qui paraissait inhabitée, alors que dehors étaient pourtant suspendues à un fil à linge précaire deux culottes gelées, dans le froid glacial et silencieux. Parfois aussi une vue sur l’eau d’un canal latéral inconnu où, tous les jours à la même heure, un bateau passait, chargé de fruits et de légumes. Cette fois, ce n’est pas l’hiver, nous sommes en septembre, et tout rêve d’une ville déserte s’est volatilisé dès mon arrivée : Venise appartient au monde entier, et le monde entier est au rendez-vous. S’il y a un Proust ou un Thomas Mann, un Brodsky ou un Hippolyte Taine parmi eux, ils se cachent bien. Des armées entières montent en ligne à cette époque de l’année, l’armée chinoise, l’armée japonaise, l’armée russe. Pour découvrir sa Venise, il va falloir faire preuve d’obstination et d’esprit de décision, revêtir une cuirasse invisible, et se dire humblement que pour tous les autres, on fait tout simplement partie de ceux qui se mettent en travers de leur chemin et se serrent désagréablement contre eux dans la partie ouverte du vaporetto où il n’y a rien pour se tenir... »
 
Pensieri e riflessione.
10/09/2018
C'est dans un avion justement que je reprends cet extrait d'un ouvrage de Cees Nooteboom, qui est resté pendant des semaines un de mes livres de chevet. Pour le commenter, pour comparer le sentiment de l'auteur à mon propre ressenti. 

Arriver à Venise, s'y rendre, n'est pas une mince chose en réalité. Elle demeure pour beaucoup d'entre nous un lieu mythique, un objectif intérieur. Pour ma part, elle est mon Ithaque et pourtant jamais je ne suis parvenu à y rester pour vraiment bâtir quelque chose. Mes enfants qui l'aiment aussi, n'y sont pas nés. Contre toutes mes attentes, mes rêves et mes aspirations, en plus de trente ans, je n'y ai rien construit. J'y ai abandonné (trahi donc) bien du monde, des projets et des idées, quand j'ai choisi de ne pas lutter et que je suis parti. Je pense surtout à Francesco, à ce qui s'annonçait, se bâtissait. Je ne suis pas responsable de son entrée en écriture, mais je sais que l'avoir laissé a modifié son chemin. Comme le mien aussi... Mais je ne saurai regretter mes années d'homme marié. Elles furent joyeuses. Le mariage m'attendait et les perspectives joyeuses qu'il annonçait. 

Ce fut joyeux en effet, tant de nouveautés. Ce bonheur de construire avec la femme que j'aimais, une vie nouvelle, avec l'espérance de bâtir une famille en même temps que d'élaborer une œuvre dans la paix d'un mariage que j'espérais heureux. Mais les années montrèrent combien difficile était le chemin, combien cette union devenait lourde à porter. Les crises se succédaient. Les enfants grandissaient, leur mère et moi aurions dû être à l'unisson, comblés par la naissance de notre première fille, puis de la seconde. Mais déjà parfois je songeais à fuir avec les petites. Je rêvais d'un avenir de joie et de rire, de beauté et de plénitude tous ensemble, mais le rêve n'était pas partagé par leur mère. Elle n'était jamais qu'insatisfaction et mépris pour les valeurs qui depuis toujours présidaient à ma vie... Je la pensais folle, elle était seulement malade d'une enfance tronquée, de parents incapables de bâtir cette chape de couleurs et de joies qui fait les adultes heureux et confiants, et qui épanouit les enfants. Je n'ai pas su l'aimer comme elle le méritait, comme elle en avait besoin. 

Marido et Lorenzo, Galleria Ferruzzi, San Vio, 1985. Violaine Laveaux, 1985. pastel et crayon. - Coll. Part.
 
Pourtant combien je l'ai aimée... Au lieu de ça, crises et angoisses se succédaient, des mots toujours plus hauts, souvent des larmes et des grincements. Puis la hargne et le silence rageur. "Votre mère est folle" disais-je trop souvent aux enfants. j'étais convaincu de cela. Après la paix et la sérénité qui caractérisa mon enfance, je découvrais l'enfer d'un couple quand il ne parvient pas à se cimenter ; quand son quotidien n'est plus que l'affrontement de deux mondes inconciliables. J'aurai dû me taire et faire comme si de rien n'était. J'ai essayé mais bien trop tard en réalité...

Et puis je suis retourné à Venise. Sans illusion, conscient que rien ni personne là-bas n'avait dû m'attendre. Pourtant, secrètement, je gardais l'espoir de retrouver ma vie comme je l'avais laissée trente ans plus tôt. Bien sûr il n'en fut rien ou presque. Mes anciens colocataires avaient depuis longtemps la place à une autre génération d'étudiants. Ma bibliothèque avait été pillée depuis longtemps, Rosa ma jolie petite chatte grise avait été adoptée par une gattara quelque part du côté de Cannaregio... Lors de mon premier "vrai" retour, j'avais rendez-vous avec mon ami Roger au Cucciolò - je l'ai raconté ailleurs. J'étais en avance, très excité à l'idée de revoir cet ami très cher que j'avais laissé lui aussi. Étudiant, ce café avec sa terrasse sur l'eau du canal de la Giudecca, était notre quartier général. Les serveurs nous connaissaient bien. Il y en avait un en particulier, plus très jeune, avec qui j'avais sympathisé. Nous bavardions souvent et il connaissait parfaitement mes goûts et savait à l'avance selon la période du mois où nous étions qu'elle serait ma commande. Plus de cinq ans nous séparaient de ma dernière venue sur les Zattere. À peine étais-je installé qu'il arriva pour prendre la commande en me gratifiant d'un surprenant : - Bondi, Sior Lorenzo, come sta oggi ? (Bonjour, Monsieur Laurent, comment allez-vous aujourd'hui ?), avant d'ajouter le visage plein de cette jovialité qui m'était si familière et que je retrouvais soudain : - Un macchiato come di solito ?" ("une noisette, comme d'habitude ?"). Interloqué, j'acquiessais en rougissant. Je revois les lieux, le canal de la Giudecca aux eaux vertes, un vaporetto au loin qui quittait la fermata de Santa Eufemia, les silhouettes des passants sur la fondamenta de la Giudecca, les mouettes dans le ciel et les Zattere, silencieux, encore vides.
Il était tôt encore et Venise n'était pas encore beaucoup fréquentée en dehors de la période estivale et du carnaval.Comme un rêve, comme si je n'étais jamais parti. Tellement à l'image de Venise où tout change sans que rien vraiment ne change. des années plus tard, évoquer cela m'émeut toujours autant...
 
Aborder Venise m'apparaît donc à nouveau depuis ce que nous avions appelé avec les enfants "La Catastrophe", comme Ulysse exilé aborda enfin les rivages d'Ithaque : Un retour à tous les possibles... Mais à part ce bel épisode sur les Zattere et les gentils mots de mon ami Roger à qui je racontais l'anecdote et qui me gratifia en suivant d'un "tu n'as pas changé", avec son regard aiguisé de peintre et de coloriste, rien dans la lagune ne m'a attendu. Aucun flash-back durable n'est possible hormis par l'écriture. Je ne verrai jamais jouer mes enfants sur les campi, puisqu'ils sont grands désormais, je n'irai jamais le matin rejoindre mon bureau, le Gazzettino sous le bras, croisant les mêmes visages familiers, échangeant à chaque fois quelques paroles insignifiantes sur le temps comme le font les gens heureux, ceux qui sont là où ils doivent être et qui le savent...

Des regrets ? Évidemment mais bien peu finalement. Vieillir rend le chemin plus court qui nous porte à ne garder que l'essentiel, à regarder le chemin qu'il reste à parcourir sans perdre du temps dans les regrets, les remords et le ressentiment. Passer au-dessus des Alpes à 16.000 pieds d'altitude avec une lumière radieuse et se sentir tout petit, heureux d'être une infime partie de cet univers, joyeux de participer humblement à cette merveilleuse aventure qu'est la vie. C'est ainsi que, revenant une fois encore de la Sérénissime, toujours un peu triste certes, je me sens apaisé. De nouveaux projets, Dieu voulant, sont en parturience : A Venise, la maison d'édition s'apprête et tout se précise un peu davantage chaque jour, à Bordeaux, aussi, tout ce que j'ai contribué à mettre en place prend forme et s'affirme peu à peu. Ce n'est pas de résilience dont il s'agit ou pas seulement. Bien plus de la conjonction de rencontres, de rêves étudiés et parfois partagés et de la magie que la beauté de Venise distille en ceux qui lui étant restés fidèles, ne l'ont finalement jamais abandonnée. Venise est dans mon sang et mes gènes. Elle nourrit mon âme et je lui dois beaucoup de ce que je suis devenu. Il en est ainsi pour beaucoup d'autres dont je perçois la familiarité qui nous lie à elle. 

Corrigé et complété dans l'avion qui me ramène de Venise. 26/04/2019.

25 février 2019

Dans les archives de Tramezzinimag... (1)

Pour les nouveaux lecteurs qui ne le sauraient pas, Tramezzinimag né en 2005 a été piraté puis coulé corps et biens par Google en 2015. Le naufrage a emporté des centaines de billets publiés pendant dix ans, mais aussi les archives photographiques, les notes et la plupart des courriels et des commentaires reçus. Grâce à certains abonnés, à l'aide d'informaticiens - dont certains travaillent pour Google - et aux sites d'archivage, il a été possible de remettre en ligne un certain nombre d'articles. Et Tramezzinimag II a vu le jour, sur la même plateforme appartenant à Google, Blogger qui reste un des meilleurs outils libre d'accès et sans publicité de la planète blog.  

Au hasard des rencontres ou des courriers reçus, il m'a paru important de donner à (re)voir certains billets republiés mais que le visiteur du site n'aura peut-être pas la curiosité d'aller lire tant ils sont anciens. Les réseaux sociaux, le goût pour l'immédiat et l'instantané que véhiculent Twitter, Snapchat, Facebook, Instagram et autres, font que beaucoup répugnent à lire ce qui est ancien, considéré comme dépassé ou démodé. 

Cette nouvelle rubrique présentera des billets de ce blog publiés entre 2005 et 2010 et qu'il est possible de retrouver dans le sommaire actuel mais que peu de monde va lire. Juste pour donner à mes lecteurs la possibilité de découvrir des petits riens qui auraient pu leur échapper. Parfois les commentaires retrouvés d ces billets ont été publiés. Il est possible d'en ajouter de nouveaux, faisant ainsi vivre l'échange entre lecteurs et l'auteur. 

La galerie de Tramezzinimag (1)
L'idée de présenter des oeuvres, aquarelles, dessins, peintures, de toutes les époques qui font partie du musée imaginaire de Tramezzinimag. Une galerie virtuelle en quelque sorte qui m'amena en 2008 à créer une véritable galerie, la Galerie Blanche, à Bordeaux en attendant de pouvoir un jour le faire à Venise. ICI le lien sur le premier volet de cette rubrique paru le 14/11/2005, huit mois après la naissance du blog.

Bonnes lectures !

20 février 2019

L'homme aux singes de Santa Marta

Certains vont penser qu'il s'agit d'une invention et peu de gens s'en souviennent aujourd'hui, mais il y avait à Venise toute une colonie de petits singes en semi-liberté.C'était il y a une trentaine d'années.L'idée de ce billet m'est venue une nuit, alors qu'avec Antoine et ses amis Giulia et Jared, nous nous promenions derrière San Marco. Nous devisions joyeusement lorsqu'une forte odeur de marijuana nous est parvenue d'un sottoportego sombre où trois jeunes gens bavardaient. L'odeur, que je n'aime décidément pas, m'a rappelé celle qui régnait dans ce coin derrière Santa Marta quand par un après-midi très chaud je tombais nez à nez avec une tribu de babouins accrochés à un grillage et qui me regardaient...



C'était non loin de San Nicolo dei Mendicoli, dans ce quartier retiré de la Sérénissime, encore alors seulement habité de marins et de dockers, de pêcheurs d'ouvriers. Un quartier pittoresque mais apparemment sans grand attrait historique. Difficile à trouver, peu avenants, les lieux n'attiraient guère les touristes. Les étudiants n'y vivaient pas encore et la nuit les ruelles semblaient moins éclairées qu'ailleurs. C'est dans ces lieux éloignés qu'un homme surnommé Lele et que mes amis appelaient The monkey man, abritait cette colonie pour le moins spéciale... 

L'endroit est exotique, éloigné de tout, silencieux et désert., pareil à une ville des Balkans qu'aurait revu Giorgio De Chirico, un de ces lieux étranges qui évoquent à la fois le Tintin du Sceptre d'Ottokar et Morgan, l'ultime aventure de Corto Maltese...  Je n'ai jamais su grand chose du bonhomme qui vivait entouré de cette ménagerie. Je me souviens vaguement d'un article dans je ne sais quelle revue locale à moins que ce fut dans la Nuova ou le Gazzettino. Nous étions au tout début des, années 80. 

On disait qu'il avait été dans la marine du temps de la conquête de l’Éthiopie. mais la dernière guerre était loin dans ces années 80 commençantes. On disait aussi qu'il était devenu un peu fou à force de fumer de la marijuana. Il avait transformé le jardin de sa maison en une vaste volière sans oiseaux, mais remplie de ses fameux singes qui attiraient les gamins du voisinage et effrayaient les passants. On disait qu'il avait aussi une passion prononcée pour les adolescents mâles qu'il abordait à tout moment et sans détours. Il fréquentait le cinéma de Santa Margherita, qu'on appelait le Vecio pour le différencier du cinéma Moderno. Il chassait dans l'obscurité du cinéma où venaient les garçons en groupes. Je me souviens l'avoir vu à plusieurs reprises au Baretto, appelé aussi I Due Draghi, juste en face du campanile. Il y venait boire son verre de blanc ou prendre un café... 

Les singes - étaient-ce des babouins ? - ne sont pas une invention de buveurs impénitents comme on en rencontre à Venise dans les osterie et qui nourrissent l'inspiration des écrivains depuis toujours.Lele pateon (*), bien que fumeur compulsif de "maria" qu'il fumait presque en permanence, n'était pas fou. La maison, située dans un pâté de maison retiré et tranquille. Haut de trois étages dont quelques fenêtres sont grillagées, l'immeuble possède une cour-jardin attenante entièrement clôturée d'un grillage pareil à une volière.C'est là que vivaient la dizaine de petits singes joueurs et bruyants qui animaient le coin comme le font les petits enfants dans un square. Que sont-ils devenus ? L'homme vit-il encore ? Où était-ce exactement ? Qui pourrait me montrer des photographies de l'endroit, de cette petite ménagerie et de son propriétaire ?

© Il Poltronauta
Un blogueur vénitien, Il Poltronauta, a écrit un billet il y a quelques années sur le même sujet avec, curieusement, les mêmes sentiments et en relevant des détails similaires. Le monsieur écrit joliment bien ses sentiments et son quotidien vénitien, sa mélancolie éclairée par une belle culture et par un sens propre au peuple vénitien de la résilience plutôt que de la résignation. Comme une fraternité de cœur et d'émotions... Voilà un extrait de son texte consacré au Monkey Man via une réflexion sur une chanson du groupe Toots and the Maytals au titre éponyme : 
"[...]sembra disabitata, ma poi sento le risate di alcuni bambini provenire dall’interno.No, non sono bambini, nessun bambino riderebbe così.Sul bordo del muro vedo una mano, poi due, e infine una faccia pelosa con dei denti aguzzi, che mi guarda di traverso e inizia ad urlare. Subito dopo un’altra faccia, e poi un’altra ancora. Eccole, finalmente, le scimmie. Mi fanno un paio di smorfie, ma dopo un po’ se ne vanno, evidentemente la mia faccia sorpresa le mette a disagio, o forse hanno meglio da fare. Torna a casa contento, mi sento David Attenborough di ritorno dal Borneo, so già che quel disco di Toots and the Maytals non suonerà più come prima. So anche però che, fra cinquant’anni, racconterò questa storia a qualcuno, che ovviamente non mi crederà."(**)
 

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Notes :
*- Allusion à ses attirances : le terme vénitien “pateon” a une connotation très allusive en rapport au goût du personnage pour les formes masculines. La patta était la partie de la chausse qui correspondrait à la braguette dans le pantalon moderne et qui mettait en avant les avantages du corps masculin souvent d'une manière exagérée comme en témoigne la peinture de l'époque.En l'occurrence, au lieu de choquer et de poser un problème d'attentat à la pudeur, les formes volumineuses seront plutôt un objet de moquerie, récurrent dans les pantomimes de la Commedia dell'arte. C'est l'exemple du costume de Pantaleone. Montaigne s'en indigna qui qualifia "ce protubérant artifice" de "ridicule pièce qui accroît [leur] grandeur naturelle par fausseté et imposture". À la fin du XVIe siècle, les poches détrônent la braguette. 

**- "[...] semble inhabité, mais ensuite j'entends des rires d'enfants qui viennent de l'intérieur ... Non, ce ne sont pas des enfants, aucun enfant ne rirait comme ça ... Sur le bord du mur, je vois une main, puis deux, et enfin un visage velu avec de dents pointues, qui me regarde de côté et se met à crier, immédiatement après un autre visage, puis un autre encore, les voilà enfin,les singes, ils me font quelques grimaces, mais au bout d'un moment ils s'en vont mon visage surpris les met mal à l'aise, ou peut-être ont-ils mieux à faire ... rentrez heureux, je sens que David Attenborough revenant de Bornéo, je sais déjà que Toots et le disque de Maytals ne sonneront plus comme avant. mais que, dans cinquante ans, je raconterai cette histoire à quelqu'un qui, évidemment, ne me croira pas. " (Traduction d'un passage du billet de Poltronauta : https://ilpoltronauta.com/2014/02/08/monkey-man/)