10 septembre 2019

Lancement du “Nepomuceno” , la nouvelle bissona vénitienne

Le public a pu la découvrir en tête du défilé nautique de la Regata Storica, la nouvelle barque d'apparat de la flotte vénitienne, qui a été lancée dans les eaux de la lagune, aux Scali de l'Arsenal il y a quelques jours. Baptisée du nom de Saint Jean Népomucène, le saint patron de la Bohème et... des gondoliers.

C'est à la suite de la fête du saint,qui est un moment important à Prague, que le projet a vu le jour. Venise avait décidé de prêter deux de ses barques d'apparat, plus ou moins copiées sur le modèle des galères qu'utilisaient le patriarche, les ambassadeurs et la République pour permettre à ces grands personnages d'accompagner le Bucentaure, la galère du doge. C'était en 2016, pour la dixième édition de Navalis, la plus grande célébration baroque aquatique qui est organisée à Prague pour la fête du saint avec son apogée devant le pont Charles, réputé depuis trois cents ans comme étant l'endroit d'où fut précipité Saint Jean Népomucène. Réalisée à Venise pour le compte de la ville avec la collaboration de la ville de Prague donc et de l'association Svatojànsky Spolek, et décorée par des artisans pragois, le Nepomuceno vient d'être lancé quelques jours avant la Regata Storica. L'embarcation rejoint ainsi ses deux sisterships, les bissone Geografia et Cavalli qui composent la flottille vénitienne, hélas  toujours orpheline de la copie du Bucentaure dont la construction est restée lettre morte en dépit de l'acquisition à grand renfort de publicité de splendides troncs dans la région bordelaise (voir Tramezzinimag ICI).


En remerciement, la ville de Prague, consciente du caractère exceptionnel de la venue sur la Moldavie de deux bateaux vénitiens qui jamais n'avaient navigué en dehors des eaux de la lagune, avait ainsi décidé de réaliser avec le concours des meilleurs artisans tchèques une nouvelle bissona, sur le modèle des deux autres mais dont la décoration mettrait à l'honneur le saint martyr, patron des gondoliers et des traghettisti vénitiens.

Une fois réalisée à Venise, la coque a été expédiée à Prague en mai dernier, juste à temps pour participer à l'édition 2019 de Navalis, avant de passer entre les mains des meilleurs sculpteurs, graveurs, peintres et tapissiers de la république tchèque. Le résultat a pu être admiré le 1er septembre, lors du défilé inaugural de la régate historique.

Mais comment un moine tchèque, héros de sa Bohème natale qui a fait de lui son saint protecteur, a-t-il pu devenir aussi le saint-patron des gondoliers vénitiens ? L'histoire remonte aux mois qui ont suivi la canonisation du saint vite arrivée aux oreilles des vénitiens, peuple très friand d'histoires de martyres et de miracles. Le plus ancien témoignage de la dévotion au prêtre-martyr (*) peut encore se voir dans l'église de San Polo. Une fresque en très mauvais état montre le saint. Dans la même église se trouve un panneau d'autel de Giambattista Tiepolo représentant Saint Jean Népomucène adorant la Madone et l'Enfant et, de son fils Giandomenico une toile figurant son martyre. Les vénitiens les plus âgés se souviendront qu'une foire avait lieu chaque année sur le campo San Polo et dans les rues adjacentes à l'église le 16 mai, jour de la fête du saint. Dans l'église Santo Stefano, un tableau de Marieschi le représente en compagnie de Sainte Lucie entourant l'Immaculée Conception. Il était invoqué pour sauver les gondoliers de la noyade, lui-même ayant survécu lorsque les sbires du roi jaloux le jetèrent dans les eaux furieuses (à l'époque) de la Moldau.

On trouve d'autres représentations du saint dans de nombreuses églises de la ville  : à San Martino, San Geremia, Santi apostoli, San Niccolò dei Mendicoli notamment. Il existe une statue longtemps attribuée à Giovanni Maria Morlaiter mais qui semble avoir été réalisée par Giovanni Marchiori (1696-1778), à l'angle du canal de Cannaregio et du Canalazzo (**). La statue récemment restaurée est aussi un lieu de dévotion pour les gondoliers qui autrefois levaient leur rame en passant devant elle.

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Note :
(*) Il naît en Bohème vers 1340, à Nepomuk d'où son nom. Étudiant en droit, il entre chez les chanoines de la cathédrale de Prague. De là, il devient vicaire général de son archevêque et chapelain de la reine. Il s'attire vite le courroux du roi Venceslas IV, empereur germanique. D'après la tradition la plus courante, il aurait refusé de divulguer les secrets dont il était dépositaire. D'autres motifs de divergence existent entre l'homme d’Église soucieux de l'indépendance du spirituel et le prince jaloux de son autorité. En 1392, le roi fait juger trois ecclésiastiques et s'oppose à l'élection d'un abbé bénédictin. Jean réplique en excommuniant un proche du roi. Sur ordre de ce dernier on arrête Jean Népomuk, on le torture, on l'assassine et enfin on jette son corps dans la Moldau.
Sa canonisation en 1729 en fait un symbole de la Réforme catholique en Bohème.
"À Prague en Bohème, l'an 1393, saint Jean Népomucène, prêtre et martyr. Pour la défense des droits de l'Église, il reçut des outrages nombreux du roi Wenceslas IV, fut exposé à divers supplices et tortures, et enfin jeté d'un pont dans la Vltava."(Extrait du Martyrologue de l’Église Catholique)

(**) Le Grand Canal

27 août 2019

Le goût des larmes retenues, un court texte retrouvé

© Photographie Daniela Caneschi, 2008 - Tous Droits Réservés

« Mais j'aimais le goût des larmes retenues, de celles qui semblent
tomber des yeux dans le cœur, derrière le masque du visage. » 
Valéry Larbaud


L'été à Venise est une saison difficile pour les cœurs troublés. La pluie, le brouillard et la neige des hivers vénitiens leur sied mieux. En été, il fait chaud, lourd. On se sent moite et le silence à certaines heures que le passage incessant des touristes hagards ne parvient pas à rompre, peut devenir insupportable. Le garçon tournait en rond. Il n'avait ni l'envie ni le courage d'aller se baigner. Trop de monde sur les plages, dans le bateau, les rues du Lido. Il dormait mal la nuit, se sentait engourdi toute la matinée. Il ne mangeait plus, l'effort qu'il lui fallait fournir pour préparer à manger s'avérait au dessus de ses forces. Le chien, toujours impatient de sortir, regardait son maître avec compassion. Il partageait sa tristesse. 

Elle était partie sans rien dire. Elle lui manquait aussi. Il aimait sa manière de le caresser sur la tête à rebrousse-poil, avec son poing fermé, puis elle l'embrassait et le chien grognait de plaisir. Il avait bien senti avec son instinct de chien que quelque chose ne tournait plus vraiment rond chez ses maîtres. Et puis, un jour, au retour d'une promenade (ils avaient poussé jusqu'au campo Santo Stefano parce que le garçon avait envie d'acheter des fleurs, celles qu'elle aimait), tout éclata. 

Ils arrivèrent, joyeux de leur balade, du joli bouquet qui embaumait, des regards que leur jetaient les passants. Le chien et son maître. Très beaux tous les deux. Elle était partie. Dans la penderie de la chambre, la partie qu'elle utilisait était vide. Il ne restait qu'une paire de furlane vertes qu'elle n'aimait pas. Un cadeau de la mère du garçon, qu'elle n'aimait pas non plus. Rien, pas une trace, un mot. Ses clés étaient sur la table de la cuisine avec le porte-clés en forme de trèfle à quatre feuilles ramené d'Irlande, leur premier voyage en amoureux. Le garçon se précipita dans le bureau. Là non plus, il n'y avait plus rien d'elle. Sauf le CD de Rinaldo qu'ils écoutaient ensemble. Mais pas de message, rien.
 
Les jours passèrent. le garçon s'était laissé pousser la barbe. Ses cheveux étaient un peu trop longs. La maison semblait sombre comme son cœur. Le chien devait réclamer à son maître sa pitance, ses sorties. plus d'une fois il fit ses besoins sur le paillasson. Non par dépit mais par ce qu'il ne pouvait plus se retenir. Peut-être aussi par dépit devant le chagrin du garçon. "Lascia ch'io pianga" passait en boucle mais l'air ne répandait dans la maison que des effluves morbides. Elle était partie sans un mot, sans prévenir, alors qu'il était parti promener le chien et lui acheter des fleurs. Il l'aimait. Il l'aimait vraiment mais ne savait pas très bien comment lui dire. 

La nuit quand ils faisaient l'amour, retenant sa fougue et la montée de son désir, il essayait de trouver les gestes les plus doux, les plus affectueux qui lui montreraient combien elle comptait pour lui. Parfois, il se sentait empêtré, timide, devant ce corps qu'il croyait découvrir à chaque fois et dont il était fou. Elle lui pardonnait sa maladresse. Il était tellement doux, tellement charmant. Trop peut-être, pensa le garçon qui n'arrêtait pas de s'interroger sur sa fuite. Il n'y avait pas eu de dispute. Rien qui puisse justifier son départ. Avait-elle rencontré quelqu'un d'autre ? Il crevait de ne pas savoir. Il crevait d'être seul. Il crevait de son quotidien dans une Venise débonnaire et terriblement vivante. Lui ne vivait plus. C'est à peine s'il survivait.
 “Con gli occhi chiusi, per tutta la notte, ho inseguito, vanamente, la scia della lacrima di San Lorenzo, per esprimere quel desiderio ; bruciando ancora sui carboni ardenti.” (1)
Pao Nastego
Et puis soudain, Chiara croisa son chemin. 

Il avait plu toute la journée. L'orage avait fini par éclater. Le ciel bas rempli de gros nuages gris menaçants avait fini par s'ouvrir, les délestant de fortes gouttes qui couvrirent en un instant les dalles des rues et des campi. Il était attablé, le chien à ses pieds, dans la petite salle de chez Rosa Salva. Par la fenêtre, à travers les gouttes d'eau qui coulaient le long de la vitre, il regardait le Colleone qui luisait. La place était déserte. Les bruits habituels du bar couvraient la conversation de trois vieilles vénitiennes assises un peu plus loin derrière lui. Deux touristes nordiques, en sandales et imperméable de plastique fluorescent comme on en vend aux touristes du côté de la piazza, buvaient un cappuccino en écrivant des cartes postales. 

Ses lunettes sur le nez, il griffonnait sur son carnet, sans penser à rien. Son ami Francesco lui avait donné rendez-vous dans la pâtisserie. Ils avaient prévu d'aller faire un tour en barque mais l'orage avait éclaté. Il l'attendait en pensant que si la pluie continuait de tomber, il leur faudrait renoncer. Mais ce n'était qu'un orage banal comme il en éclate souvent à Venise en été. Il fait soudain très noir sur la ville. Le tonnerre gronde violemment comme un sinistre roulement de tambours. Le vent se lève d'un seul coup et balaie tout sur son passage. Le ciel s'assombrit encore davantage, son gris laiteux laissant la place à une couleur menaçante qu'irradie la lumière des éclairs. Il semble s'ouvrir alors et en jaillit une pluie drue et lourde qui s'abat avec violence sur la ville. Le plus souvent le vent change de direction et le jour revient, la pluie cesse de tomber d'un coup. On entend partout une sorte de clapotis, le chant de milliers de gouttes qui dégoulinent des toits, glissent sur les façades, et puis la lumière surgit à nouveau, le ciel retrouve ses teintes estivales, pâles puis très denses, qui nous font oublier qu'un déluge s'est abattu sur nous une heure auparavant.

Il regardait ce spectacle sans vraiment le voir, quand son regard fut attiré par un groupe de jeunes femmes qui couraient dans sa direction. Parmi elles, il remarqua l'une d'entre elles. Elle riait, secouant sa tête comme un jeune chiot. De loin, il ne distingua pas vraiment son visage mais la blancheur de ses dents.
à suivre...

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(1) : " Les yeux fermés, toute la nuit je cherchai, en vain, la trace des larmes de San Lorenzo, pour que s'exprime mon désir, brûlant encore sur des charbons ardents." (Trad. de l'auteur)

25 août 2019

Il Paradiso dei Calzini

Vinicio Capossela est un chanteur-compositeur italien débordant d'amour et de poésie, membre de ce Club Tenco du nom de Luigi Tenco un autre chanteur-compositeur de grand talent mort trop jeune dans une Italie en proie à ses démons. Il a composé cette chanson très belle, mélange de comptine innocente et de chanson d'amour pleine de mélancolie. Il paradiso dei calzini nous fait  réfléchir avec humour à ce que deviennent les chaussettes quand elles se perdent, s'égarent entre la panière de linge sale et le tambour de la machine à laver...
 


Dove vanno a finire i calzini
quando perdono i loro vicini
dove vanno a finire beati
i perduti con quelli spaiati
quelli a righe mischiati con quelli a pois
dove vanno nessuno lo sa


Dove va chi rimane smarrito
in un'alba d'albergo scordato
chi è restato impigliato in un letto
chi ha trovato richiuso il cassetto
chi si butta alla cieca nel mucchio della biancheria
dove va chi ha smarrito la via
Nel paradiso dei calzini
si ritrovano tutti vicini
nel paradiso dei calzini
Chi non ha mai trovato il compagno
fabbricato soltanto nel sogno
chi si è lasciato cadere sul fondo
chi non ha mai trovato il ritorno
chi ha inseguito testardo un rattoppo
chi si è fatto trovare sul fatto
chi ha abusato di Napisan o di cloritina
chi si è sfatto con la candeggina
Nel paradiso dei calzini
nel paradiso dei calzini
non c'è pena se non sei con me
Dove è andato a finire il tuo amore
quando si è perso lontano dal mio
dove è andato a finire nessuno lo sa
ma di certo si troverà là
Nel paradiso dei calzini
si ritrovano uniti e vicini
nel paradiso dei calzini
non c'è pena se non sei con me
non c'è pena se non sei con me

19 août 2019

Ciao Ragazzi

Il y a parfois des pensers inattendus qui nous ramènent loin en arrière et, l'âge venant, on se complairait vite à trouver que tout était mieux alors ; plus fort, plus vrai, plus beau. Travers que les jeunes gens dénoncent quand nos émotions font de ces tout et de ces rien qui remontent de plus en plus souvent chez ceux qui vieillissent et ne se sentent plus dans l'action, dans le feu de l'action, dans le feu tout court. 

Ciao Ragazzi est une chanson poignante qui nous prit à la gorge dans nos années lycéennes. C'était dix ans après le drame du barrage de Vajont. Personne ne parlait alors d'écologie, mais notre professeur d'histoire avait décidé de nous présenter les limites que le progrès et la technique représentaient, en nous décrivant quelques unes de ces catastrophes évitables que l'appât du gain et le mépris de certaines élites laissent parfois se produire. 

L'idée de tous ces innocents morts ensevelis par la boue dans leurs maisons pulvérisées par la force de la vague qui déferla sur la petite vallée tranquille (qu'un ordre de dernière minute mais entrepris trop tard venait d'ordonner d'évacuer) m'avait bouleversé, comme la plupart de mes camarades... Vajont, c'était dix ans plus tôt. Le professeur termina son cours en nous faisant écouter cette chanson, écrite par Adriano Celentano pour saluer les jeunes rescapés de cette terrible catastrophe

C'était près de Belluno, non loin de Venise où le glissement de terrain dans la vallée où un barrage périclitait, avec des parois poreuses et qui bougeaient depuis longtemps. Le 9 octobre 1963, plus d'un millier de personnes périrent en quelques minutes, submergées par une masse de terre, de roches, d'eau et de boue qui pulvérisa tout sur son passage... Il y avait beaucoup d'enfants et de jeunes gens parmi les victimes. parmi la population dont de nombreux enfants. Je me souviens de l'effet que les paroles du chanteur firent en moi, et du silence qui suivit l'audition. Je revois le geste du professeur, ému lui aussi, qui appuya sur le bouton du magnétophone à cassettes qu'il avait utilisé.



Ciao ragazzi ciao
Perché non ridete più
ora sono qui con voi.
Ciao ragazzi ciao
voglio dirvi che
che vorrei per me
grandi braccia perché
finalmente potrei
abbracciare tutti voi.

Ciao ragazzi ciao
voi sapete che che nel mondo c'è
c'è chi prega per noi
non piangete perché
c'è chi veglia su di noi.

E dico ciao
amici miei
e voi con me
direte ciao
amici miei
direte ciao

07 août 2019

Les vénitiens, les chats et la tendresse d'un regard : Nicolas Cytrynowicz, photographe.

Les hasards des promenades sur internet à la recherche de nouveautés, de sons, d'images qui pourraient varier un peu l'ordinaire des jours, offrir aux lecteurs de Tramezzinimag un autre regard, des idées différentes, matière à réflexion, soutien à nos états d'âme, rire ou nostalgie... La très belle voix de la splendide Lizz Wright, pleine de poésie, accompagnait mes pérégrinations hier soir à la recherche de photographies que je ne trouvais pas. Puis soudain, une trouvaille. Un site qui n'est plus alimenté depuis quelques années, avec en légende de l'image - nostalgique -  de Venise (la rambarde en fer forgé d'un pont de Venise) sur laquelle je suis tombé, cette phrase de François Mauriac que m'avait envoyé Antoine il y a fort longtemps :
"On ne quitte pas Venise, Monsieur, on s'en arrache. 
Un séjour à Venise c'est une étreinte."
Évidemment, si ça commence ainsi, il y a de fortes chances que l'auteur du site, un certain Nicolas Cytrynowicz, soit une belle personne. En phase avec l'esprit Tramezzinimag. Au fil des pages de son blog, j'ai glané quelques bijoux. Des clichés très simples, tous imprégnés d'un respect et d'une grande poésie. En voici quelques exemples (à visionner en écoutant la merveilleuse chanson de Miss Wright, «Reaching for the moon» ci-dessous). Des deux, vous me direz des nouvelles.

 

 
Vous connaissez ma fibre investigatrice. Bien que n'étant aucunement de la trempe du flamboyant Flavio Foscarini (ceux qui auront suivi mes avis et auront lu la Vestale de Venise me comprendront - et les autres qu'attendez vous pour courir le faire ?), j'ai voulu en savoir plus sur l'homme qui a ce regard aussi doux sur les gens, sur Venise. J'ai découvert des pages très belles sur les chats, des photographies de voyage à travers le monde. Je puis vous dire que le photographe vit dans l'est de la France, qu'il travaille ou a travaillé pour aider les autres à se mieux porter mentalement par de l'accompagnement personnel (comme les journalistes, voilà que je flotte dans l'à-peu-près. 


Trois photographies m'ont particulièrement ému et serviront de conclusion à l'hommage que je souhaitais adresser à ce monsieur, l'une représente un jeune garçon et un chat, quelque part en Chine, en 2010, je crois. Il s'agit de Thomas, le fils du photographe. Devenu un talentueux photographe bien engagé dans cet art aujourd'hui (voir ICI), l'autre une jeune fille au regard très beau et la dernière, Nicolas Cytrynowicz lui-même, sur la dernière page de son blog, avec pour seule légende "Au-revoir".
   
©Nicolas Cytrynowicz
©Nicolas Cytrynowicz
©Nicolas Cytrynowicz
Mes remerciements à Nicolas Cytrynowicz pour la publication de ses photographies et à son fils Thomas.




(S)comparse : une" venezianità" d'Alberto Rossi

En écho à un billet (ICI) retrouvé - qui fut publié en mai 2007 et avalé avec l'ancien Tramezzinimag en juillet 2015 - dont la vidéo n'est plus lisible en ligne (*), je viens de recevoir cette vidéo que je suis ravi de partager avec mes lecteurs :


  
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(*) Le site Kewego après avoir été racheté par Picksel a été fermé bien entendu, puisqu'il proposait un visionnage gratuit et sans publicité donc ne rapportant pas d'argent...Vous voyez de quoi je veux parler, cet insupportable état d'esprit, la débectante mentalité du tout profit/tout pognon qui s'est emparée des mentalités depuis quelques années - les années de la Finance reine et tyran ! Laissez-nous crier, tant que cela est possible sans risquer la prison ou la torture : Mort aux Tyrans ! (Un jeune ici publierait une série de smileys et de hashtags !).

22 juillet 2019

Altritaliani après le Nouvel Obs, La Vestale de Venise continue de faire parler d'elle

 
Pour ceux qui ne savent pas encore quelle lecture emporter en vacances cet été, Tramezzinimag recommande chaleureusement le roman de l'ami Robert de Laroche, La Vestale de Venise, ce polar historique dont tout le monde parle depuis quelques semaines(voir ICI).

De quoi - du moins je l'espère mais je n'ai aucun doute en réalité - vous donner encore davantage l'envie de vous plonger dans les aventures du NH Flavio Foscarini et son ami Gasparo Gozzi, comme déjà bon nombre des lecteurs de Tramezzinimag (et surtout lectrices) l'on fait. Un XVIIIe siècle flamboyant où les femmes sont montrées comme très modernes, souvent bien plus avancées intellectuellement et culturellement que les hommes trop occupés à défendre principes et valeurs qui les empêchent de sentir la chute imminente d'un monde corrompu et dépassé.

Après l'article du Nouvel Obs (11/07/2019), une vidéo de RHLD. TV réalisée à Paris, lors de la signature du livre organisée par l'éditeur au Campiello, la boutique d'artisanat vénitien de l'amie Paola Pellizzari dans l'île saint-Louis.



Sur la photographie en exergue, Robert de Laroche avec la charmante Anna Rita Panebianco, directrice commerciale du Florian en juin dernier.

08 juillet 2019

Cette fois encore, on n'est pas passé loin de la catastrophe !


Comment rester poli et mesuré devant les images publiées il y a quelques heures et qui montrent un de ces monstres marins qu'on persiste à appeler paquebots mais qui ne sont que des HLM de pseudo-luxes pour gogos incultes qui viennent "faire" Venise comme on fait caca, se répandent pour quelques heures dans la ville comme une diarrhée immonde et repartent sans avoir rien compris de la Sérénissime, sans même avoir contribué à l'économie locale puisque, hormis quelques fanfreluches fabriquées en Chine et une canette de Coca et des graines de maïs transgéniques pour nourrir les pigeons de San Marco sans comprendre pourquoi c'est interdit... 

Bref, avec le mauvais temps, un véritable déluge ce dimanche sur la lagune, et en dépit des trois remorqueurs, un monstre marin a littéralement frôlé la rive des Esclavons et des Sette Martiri, menaçant d'écraser un bateau et de démolir les quais de pierre. La tempête faisait rage, autre preuve de là où notre monde en est arrivé, toujours pour les mêmes raisons : l'appât du gain, le fric, le pèze, l'oseille et le pouvoir qui va avec. Le croisiériste Costa a de la chance. Il n'y a pas encore de morts, mais cela va venir et très vite. Pas besoin d'être devin, il suffit d'une mauvaise conjonction, non pas des astres, mais de la météo, des marées et du vent, de l'âge du capitaine et de l'humeur des vénitiens aussi. Car, se lèveront un jour des gens désespérés, déterminés qui s'en prendront aux passagers, aux marins sous-payés, aux vigiles, bref à tous et à n'importe qui. La violence se déchaînera. 

Ou bien, plus logiquement et mathématiquement plus plausible, une autre erreur de pilotage, un écran mal lu par un marin distrait, et ce sera le choc, le navire horrible, building de tôle et de verre plus haut que les palais qu'il nargue, avancera lentement vers la piazzetta, l'étrave pareille à des ciseaux, découpera le quai, les dalles de pierre et de marbre comme si elles étaient de papier, les colonnes s'écrouleront sur le pont du navire, la foule des croisiéristes, affolée hurlera sous la violence du choc, les débris de verre et les monceaux de pierres vénérables. La statue de San Todoro explosera au milieu de la salle à manger du navire, tuant des centaines de pauvres abrutis qui ne comprenaient pas l'hostilité des vénitiens quand ils passèrent devant le palais des doges. Les flots libérés pénètreront sur la piazzetta et une vague gigantesque ira se jeter contre les arcades de la Piazza, emportant tout sur leur passage, tables et chaises, touristes surpris par le raz de marée, les échafaudages s'écrouleront, la tour de l'horloge s'effondrera comme une partie de la basilique... Peut-être qu'à ce moment-là, devant les images des journaux télévisés de toute la planète, repris sur tous les médias sociaux instantanément, le monde s’émouvra de la situation et que les responsables politiques réagiront. 

Mais il sera trop tard. La Sérénissime aura reçu un coup fatal. Si l'accident reste isolé, si le temps n'est pas trop mauvais, elle sera peut être sauvée et pansera ses blessures, pleurera ses milliers de morts et se refera une beauté encore plus artificielle. Et l'exode des vénitiens reprendra de plus belle. Les touristes hésiteront à revenir, et le changement climatique achèvera de faire mourir la lagune sans laquelle la cité des doges ne saurait survivre. Les politiques à Rome et les affairistes de partout, flairant le filon, lèveront des fonds et détourneront une fois encore des milliards de dollars qui n'arriveront jamais jusqu'aux organisations qui œuvrent vraiment pour la Sauvegarde de Venise. Il ne parviendront à rien qu'à des malversations supplémentaires comme ils en ont l'habitude, mais un gigantesque complexe d'attraction verra enfin le jour face à la ville meurtrie. 

Disneyland nouveau genre qui attirera les gogos du monde entier acheminés à prix d'or... par maxi navi évidemment, et qui débarqueront au milieu d'une foule de déshérités et de migrants malades que l'Imperator Salvini aura abandonné à leur sort dans des îles abandonnées par les ultimes vénitiens, sans qu'aucun des multi-milliardaires qui tirent les ficelles du G20 ne se sentent en rien concernés ni le moins du monde responsables...  

Ironie et sourire (jaune). Colère surtout ! Qu'attendez-vous, Ragazzi, pour réagir avec détermination, force et violence s'il le faut et reprendre la destinée de la Sérénissime entre vos mains !


15 juin 2019

Chroniques de ma Venise en juin. Journal (1)


Mardi 11 juin
Court séjour ce mois-ci. Molti impegni dans mon quotidien français. Pourtant, l'appel de la Dominante reste le plus fort et me pousse à tout laisser pour courir vers elle et regonfler mon énergie, mon entrain et ma joie. Nécessité absolue que ces échappées belles. Question d'oxygène, de survie mentale. Je ne puis m'éloigner de Venise trop longtemps sans quoi je perd pied, je m'ennuie. Je me lasse de tout ce qui m'occupe et que je fais avec passion et enthousiasme. Recharger mes batteries comme d'autres le font en marchant sur les santi camini, en s'isolant à la campagne ou en naviguant en pleine mer. Le prétexte était incontournable : finaliser le lancement de la maison d'édition, matérialiser plusieurs années de réflexion, d'études. D'atermoiements aussi. Une belle aventure à coup sûr mais une grande peur aussi. Un nouveau commencement, un grand saut à l'âge où la plupart de mes amis aspirent à une retraite paisible et méritée. Impossible de dételer quand des idées et des rêves nous trottent dans la tête et nous secouent tout entier.

Joli temps ici, loin des frimas bordelais. 12 degrés de différence entre le temps sur le tarmac de Bordeaux-Mérignac et celui de Venezia Marco-Polo. Autre différence qu'il est impossible de ne pas remarquer, cette détente générale des gens ici, cette impression de sérénité tellement opposée à cette crispation générale qui règne dans l'hexagone et me donne envie de fuir mes concitoyens. Il y a longtemps que je me sens davantage italien - et plus encore vénitien - que français. Inconfortable constat qui m'attriste beaucoup et tentation contre laquelle je lutte, mais jusques à quand ?

Mercredi 12
Ma venue à Venise, c'était aussi pour rencontrer Robert de Laroche, l'éditeur-écrivain. Ancien chroniqueur et journaliste, personnification de l'Honnête Homme comme les temps d'avant en produisaient, nous ne nous étions encore jamais rencontrés en dépit de quelques échanges. Avoir son avis, recueillir ses conseils et, pourquoi pas, faire un bout de chemin ensemble avec le fondateur des éditions de la Tour Verte dont le catalogue est rempli de trésors. Nous nous sommes longtemps croisés, fréquentant les mêmes lieux, sans que jamais le hasard nous fasse nous rencontrer. C'est enfin arrivé. Une reconnaissance mutuelle, cette impression de nous connaître déjà et d'avoir seulement interrompu une conversation des années ou des siècles auparavant. Et puis cet indéfectible lien qui nous lie tous deux à la Sérénissime et aux mots. Le monsieur vient souvent à Venise qu'il connait comme sa poche et où il a beaucoup d'amis, la plupart sont de vrais vénitiens, des gens simples et authentiques, dont l'histoire comme le quotidien sont incrustés dans la matière même dont est constituée la ville. 

Ce passionné après avoir écrit une soixantaine d'ouvrages sort ces jours-ci  un livre qui aura, c'est certain, un vrai succès. La Vestale de Venise : une enquête de Flavio Foscarini vient à peine de sortir que déjà les libraires demandent un réassort au distributeur. Visiblement l'auteur s'est régalé. L'action se situe sous le règne du doge Pisani, au moment où déjà tout se délitait et où la Dominante se savait gangrénée mais ne voulait croire à son agonie déjà en gestation. le monde allait changer. Le NH Flavio Foscarini, brillant jeune patricien et son ami, Gasparo Gozzi vont vivre une étrange aventure qui tient le lecteur haletant tout au long des 265 pages du roman. Est-ce un roman policier, un polar historique ? Un roman fantastique ? Robert de Laroche a travaillé plusieurs mois pour que rien ne cloche ni ne choque dans sa description de la Venise du carnaval dans les années 1740. Aux personnages nés de son imagination se mêlent des femmes et des hommes qui ont vraiment existé et que nous voyons s'animer comme dans la réalité. Et le rythme enlevé, la finesse des descriptions, la lumière très particulière de Venise, l'atmosphère unique de son carnaval, la pesanteur de son administration figée et déliquescente, le lecteur en est vite imprégné et dès les premières pages, on voudrait en lire davantage. 

Une fois commencé, il m'a été impossible de poser le livre. Une longue nuit et quasiment une journée sans rien faire d'autre que suivre l'enquêteur, son jeune ami Gasparo Gozzi et sa splendide jeune épouse sorienne. Comment laisser pour des activités triviales de notre époque insipide la flamboyante compagnie de tous les personnages du roman, ceux nés dans l'imaginaire de l'auteur mais aussi ceux qui ont vraiment existé, que l'on voit s'animer au fil des pages comme si, par un charme secret, emportés à travers les fibres du papier, nous étions réellement  dans cette Venise palpitante qu'il décrit à merveille. Les lieux, l'atmosphère, les sons, les odeurs et les parfums, tout devient vrai, palpable. On sursaute, on a peur, on rit, on s'agace avec les personnages. Tout se tient, tout est plausible. N'est-ce pas à cela qu'on reconnait un vrai roman policier ? 

Et puis Robert de Laroche, Fou de Venise comme nous tous, qui connait bien cette Venise a poussé le souci du lecteur jusqu'à se plonger pendant des mois dans des ouvrages documentaires, des récits authentiques, pour mieux décrire ce qu'il maîtrisait un peu moins. Cela donne un travail très élaboré, digne de ces historiens qu'il a bien connu et parmi lesquels sa connaissance de Venise ne déparerait pas.

La dernière page tournée, difficile de retourner à ses occupations. Le hasard de mes occupations ici m'a fait passer dans des endroits où se situent des scènes du roman. Incroyable sensation, certes liée à la magie de Venise et à son atmosphère unique : partout je m'attendais à croiser les nobiluomini inséparables qui mènent leur enquête mais aussi les figurants qu'on croise au fil des pages tout au long du livre... Vivement la suite des aventures du brillant Flavio Foscarini, l'époque ne manque pas de sujets possibles à lui mettre sous la dent. Mon petit doigt me dit que l'auteur s'est d'ores et déjà attelé à un second opus...

Vendredi 14
Mais la rencontre d'où je reviens et qui avait lieu à l'Alliance Française, dans le sublime décor, délicieusement décati mais portant beau encore, du fameux casino Venier, n'impliquait pas l'auteur Robert de Laroche, mais l'éditeur. En effet, la nombreuse assistance formée de français résidant à Venise mais aussi de vénitiens francophiles passionnés - il en reste assurément - venait entendre Gabrielle Gamberini, qui présentait son opus consacré à la librairie française de Dominique Pinchi, qu'il avait créé en 1977 avec sa compagne Ornella. Une bien belle aventure que cette librairie-maison d'édition dont la disparition il y a deux ans déjà, laisse un vide qui demeure une souffrance pour tous. Pour ses fondateurs, bien que tous deux continuent leur route avec sérénité et bonheur. Pour les nombreux clients, anonymes ou célèbres, qui fréquentèrent les lieux pendant quarante ans.

à suivre.......

Robert de Laroche
La Vestale : une enquête
de Flavio Foscarini
Editions du 81
ISBN 2915543542 
 juin 2019

02 juin 2019

Fragments de vie vénitienne

Pour mon ami Pierre Berthier,
et puis aussi pour Will Coffey

En revoyant hier le film de Guadagnino et James Ivory, j’ai compris ce qui m’avait si profondément ému lorsque j’ai découvert le film à Venise, juste à sa sortie. Le héros du roman d'André Aciman, désormais immortalisé par Timothée Chalamet, est comme une projection de l'adolescent que j'ai été dans ces mêmes années 70, au milieu d'une famille aimante, un peu déjantée, cultivée et très ouverte parce que très à l'aise matériellement et intellectuellement. Une grande proximité des personnages avec ceux qui peuplaient l’univers de mes quinze ans. « Pas d’exercice de reconstitution à exécuter » comme l’écrit J.-P. Kauffmann à propos de Venise dans son dernier opus, seulement un petit pincement au cœur, et tout un passé qui resurgit...

Décors, sons, attitudes, vêtements, livres… Tout est semblable à mes souvenirs. Même la langueur de l’été, les relations filles-garçons, le rythme de la vie dans la grande maison de famille, les rites, la lumière, les possibles… tout me ramène à ces étés d’avant l’âge adulte. Les images du film m'ont donné envie de rouvrir une petite boîte couverte de poussière qui traîne depuis des années tout en haut de la bibliothèque de ma chambre, trésor secret toujours transporté avec moi de maison en maison.

Voilà ce que j'avais noté dans mon journal il y a quelques années, à propos de cette fameuse boîte :
6 avril 1998
Rouvert ce matin pour la première fois depuis longtemps cette curieuse petite boite en tôle dont l'émail a presque disparu. Un de mes trésors d’antan que m’avait offert Madame B. un jeudi où elle m’avait invité pour le thé. Je n'avais pas quatorze ans. Elle contient toujours ces petits riens auxquels je tiens le plus. Une part de mon enfance. La plus intime, la plus secrète et donc à mes yeux la plus belle.

J'écris enfance quand d'autres noteraient adolescence, car tout pour moi semble avoir débuté avec ce moment, très court, ténu, où tout en nous implose et se transforme, bousculant le confort de nos certitudes, modifiant jusqu'à notre vision du monde. Le temps de tous les possibles, celui de tous les dangers aussi. Et puis, c'est sur l'enfance que se bâtit l’adulte. Je ne le savais pas encore.

Il nous faut lutter le plus souvent, jour après jour, pour en garder une part. Ils sont tellement nombreux ceux qui ont trahi celui qu’ils ont été, abandonnant les promesses qu’ils se firent à eux-mêmes, par faiblesse ou couardise.
Celui que je fus et qui n'a vraiment été lui-même que dans ces quelques semaines où tout s'ouvrait en moi, où tout semblait être possible, demeure à chaque instant.

Cette période, dont j'ai noté chaque jour les hauts et les bas, du début de ma conscience au passage de l'autre côté, dans ce monde des adultes auquel je n'ai jamais vraiment appartenu, sinon par obligation et respect des convenances, elle continue de me hanter. 
Comme les papiers et les photos dans la vieille boîte, pendant cette période tout s'est mélangé, à l'exemple de ce que j'ai retrouvé dans le petit carnet Clairefontaine qu’elle contient. On me l'avait acheté en sixième, pour que j'y écrive les mots d'anglais qu'on m'apprenait au lycée. Très vite, il fut rempli de poèmes, de dessins, des notes, simples détails sur mon quotidien d'élève, et de phrases qui m'avaient marqué au cours de mes lectures...

J'y ai collé aussi les portraits de ceux que j'aimais découpés dans la traditionnelle photo de classe de cette première année au lycée. Je me réjouissais d'être enfin chez les grands - le collège d'Enseignement Secondaire n'existait pas encore. Les pages sont chargées d’émotion, tout me semble dater d’hier. C’était l’année scolaire 1967-1968… Le monde s'apprêtait à changer.
Il y a cette photo où nous sommes assis côte à côte, Gilles et moi. Émotion de nous revoir à dix ans, ensemble, souriant au photographe...
Gilles a été mon premier véritable ami. Le premier de mes amis. Nous nous sommes perdus de vue depuis des années, mais jamais perdus de cœur. Nous nous écrivons encore de temps à autre. J'ai aimé cette amitié avec toute la passion et la pureté d'un enfant solitaire. Je nous revois en Angleterre, un après-midi de juillet. Il logeait dans le sud de Londres et moi près de Barnet, sur la Northern Line. Tout est gravé dans ma mémoire moi qui en ai si peu. Chaque moment, chacun des endroits où nous sommes allés, nos rires, notre complicité, son sourire radieux, ses yeux qui irradiaient de joie, notre chagrin aussi quand il a fallu nous séparer et reprendre chacun le chemin du retour... Il y a aussi dans la boîte, les lettres et les cartes postales qu'il m'envoyait. Soigneusement rangées dans un portefeuille de cuir, cadeau de ma grand-mère à qui je racontais tout de ma complicité avec ce garçon plus jeune d’un an. J’avais sympathisé avec lui dès le premier jour... Un coup de foudre. Il n'y a pas qu'en amour. Mieux, l'amour n'est pas que ce sentiment intense qu'on porte à l'autre, quelque soit son sexe. Une attirance - autant qu'une attraction - faite de pulsion physique, de désir, de passion dévorante. Le cœur ému et le corps plein de désirs. Nous nous étions reconnus, tout simplement. L'amitié est cette forme d'amour qui est une reconnaissance, la découverte de l'alter ego dans l'évidence acceptée des particularités de chacun. Attirance et attraction aussi, mais d'un autre niveau, une autre échelle ; la rencontre soudaine de deux âmes qui se complètent et s'entendent, sans ambiguïté aucune, simplement. En toute pureté. Souvenez-vous de la phrase de Montaigne, "parce que c'était lui, parce que c'était moi".

Gilles est passé par Venise un jour, avec Hélène sa jeune épouse et leur premier enfant, encore tout petit. Une de ses sœurs était aussi du voyage. Ils se rendaient à Medjugordje, voir la Vierge noire. Nous avons passé une soirée ensemble dans le tout petit appartement que j'occupais alors. Modeste domus que j'avais baptisé "mon petit taudis". C'était en réalité un cellier doté de deux fenêtres ouvrant sur un petit jardin sauvage, un de ces jardins improbables et de secrets comme on en oublie dans Venise. Ils avaient laissé leur voiture (une 2cv bleue avec laquelle nous étions allés à Rome rejoindre le Concile des Jeunes organisé par Taizé, quelques années auparavant) Piazzale Roma et avaient fini par arriver calle del Aseo à la nuit tombée. Une nuit d'orage. Il pleuvait des cordes. Le bébé dormait paisiblement dans la pièce à côté sans que le tonnerre et les éclairs le réveillent. Ce fut une bien jolie soirée, fraternelle et paisible. Là encore, il me semble que c'était hier.

La boîte contient d'autres photos, d’autres lettres, toutes d'amis très chers, quelques unes avec des signatures oubliées... Il y a aussi des vieux tickets de train, avec des notes au verso parfois à moitié effacées, griffonnées en toute hâte pour pallier mon manque de mémoire. Pour me souvenir des moments vécus au bout de ces voyages qui façonnèrent l'apprentissage de ma vie d'homme... Tout ce que je fus, tout ce que je suis devenu est contenu dans ces bribes d'un autrefois bien loin désormais, mais qui occupe toujours autant mon esprit.

Toutes ces pauvres reliques cependant ne remontent pas à mes treize ans. Elles ne contiennent pas que des bribes d'enfance. Quelques bouts de papier concernent les années de ma vie vénitienne dans les années 80. Ces moments riches autant que désespérés qui furent l'antichambre de ma vie d'adulte, d'époux et de père... Venise est le lien invisible qui relie toutes ces vestiges du passé d'un jeune homme qui cherchait sa voie en se cherchant aussi. Ils furent si nombreux, celles et ceux qui ont occupé ma vie vénitienne.

Il y a des croquis faits par Violaine Laveaux quand je lui servais de modèle, des essais de gravure de Rebecca, leurs petits mots, le bristol d'une soirée chez le vice-consul Dilleman qui vivait au dernier étage du Palais Sagredo. Il y a aussi des tickets de vaporetto. Années 1978, 1982, 84, 85. Au dos sont notés la plupart du temps des initiales ou des prénoms, des numéros de téléphone, des adresses griffonnées... "Hervé", "Pier", "avec Domino", "Anna et Annette", "avec Luisa", "avec Marido", "Francesco"... "DD.267"...

Des trésors à mes yeux. La mémoire aussi des grands et petits moments de ma vie vénitienne. Il y a le petit mot gentil laissé à mon intention par Hervé Guibert (ou par le garçon qui l'accompagnait cette année-là) à l'en-tête de l'Hôtel des Bains avec son adresse à Paris et son numéro de téléphone. Nous ne nous étions rencontrés qu'un court moment au bar de l'Excelsior, lors de la Mostra. Était-ce en 1978 ou en 1979 ? J'aimais ses chroniques  - notamment celles que publiait Le Monde - sur le cinéma, la photographie, que je découpais soigneusement. J'en ai conservé quelques unes, pauvres bribes jaunies d'une œuvre qui se construisait peu à peu. Nous avions le même âge, mais pas la même vie. J'oscillais entre la préparation du concours du Quai d'Orsay et mon envie de ne vivre que pour écrire. J'envisageais déjà de laisser Sciences Po pour suivre les cours d'Histoire des Arts à Venise. A Bordeaux, à chaque fois, je montais presque au dernier moment dans le Bordeaux-Trieste qui existait alors. L'express de 22h27... Un train de nuit qui rejoignait Santa Lucia en 22 heures, via Marseille, Nice, Vintimille, Milan... Dès que l'occasion de présentait, que je le pouvais financièrement acheter mon billet, dès que la vie d'étudiant m'étouffait, débauchant souvent camarades et amis, sous le prétexte de leur faire découvrir la Sérénissime. J'y retournais trois quatre cinq foisdans l'année. Venise fut aussi pendant des années un point d'étape obligé de chacun de nos voyages partout en Europe, Inter Rail vers la Grèce, l'Europe centrale, la Turquie...

Hormis ses articles, Hervé Guibert n'avait pas encore beaucoup publié. Mais déjà, il était plongé dans le monde littéraire. Je m'y voyais aussi mais ne faisait rien pour y pénétrer... Peur de ne pas y arriver ? Simple paresse ? Intuition de n'en être pas capable ? Je ne parvenais pas à surmonter cet état récurrent qui me reprend encore parfois et me fait renoncer à bien des choses... Lui semblait ne se poser aucune question de ce type. Il vivait à Paris et faisait déjà partie du monde des Lettres alors que je me posais mille questions existentielles et ne faisais pas grand chose d'autre que de profiter de ma vie de grand bourgeois gâté. Je n'allais jamais au bout de rien, par paresse ou lassitude. Par terreur aussi, finalement. C'est du moins ce que je pense aujourd'hui...

Guibert écrivait vraiment. Il était publié, déjà reconnu. Il tenait sa vie en main et donnait l'impression de savoir où il voulait aller et avec qui. Aucune compromission dans son regard, dans ses gestes. Etait-il heureux ces années-là ? Et moi, étais-je heureux sur mon chemin ? Je ne me suis posé la question que bien plus tard, lorsque je le rencontrais de nouveau à Bordeaux.

Dans la même boîte, il y a la photo faite à Bordeaux quelques années après notre rencontre à Venise. Il est assis parmi les livres en compagnie de Mathieu Lindon dans la librairie où ils vinrent rencontrer leurs lecteurs. Ce soir-là, autour d'un verre, ils m'avaient encouragé à envoyer un manuscrit aux éditions de Minuit, pour la revue.  Hervé, Mathieu, je venais juste de les rencontrer et eux venaient de rencontrer Eugène Savitzkaya, dont l'écriture me plut aussi tout de suite. Je me sentais proche d'eux, bien que ma vie (qui se partageait déjà entre Bordeaux où il y avait ma mère malade, et Venise où je cherchais à comprendre comment soigner mon âme), ne me laissait pas beaucoup de place pour un ailleurs que je sentais n'être de toute façon pas forcément matérialisable. 

Nous avions le même âge et la même passion pour les mots. Pourtant d'instinct, je ressentais un malaise à les lire, les écouter. Je baignais moi aussi dans la ferveur, mais davantage dans la tonalité de Jean-René Huguenin que dans celle des élèves de Foucault. Je lisais La Tour du Pin plutôt que Baudelaire ou Rimbaud. J'étais un tiède. Adepte des passions modérées, de l'esthétique autant que de l'ordre, j'ai toujours détesté ne plus m'appartenir. Ne plus rien maîtriser de mes sens ou de mes jours me répugnait déjà. J'écrivais dans mon journal, en 1975 :
[...] Le mot acerbe de Paul-Marie Coûteaux qu'il vient de me jeter à la figure résonne encore dans ma tête, "Tu finiras petit notaire de province". Beaucoup y verraient un compliment, une prédiction rassurante. J'ai bien compris ce qu'il insinue, mais je ne pencherai ni ne faiblirai !
Je ressens comme un dégoût devant les passions exacerbées, la violence des sentiments, l'activisme révolutionnaire et la laideur des lieux de débauche. Ma répulsion n'empêche pas la ferveur.
La furie désespérée de certains de mes condisciples, se poussant à l'extrême violence et toujours en révolte me fait fuir. Incompatibilité absolue.
La beauté, rien que la beauté et sa sœur la pureté, voilà quel est le credo de ma jeunesse. Ne jamais faillir ni concéder au commun.
Pourtant, avec les trois auteurs Minuit, rien d'incompatible avec ce que j'étais. Juste des amitiés nouvelles et ardentes. Des frères d'écriture. Et puis finalement, la même liberté de corps et d'esprit vécue différemment. Des fous de jeunesse et de mots m'entrouvraient leur porte. J'étais aux anges. "Joie, joie, pleurs de joie"... Mais, j'arrivais trop tard : la revue cessa de paraître avant que j'y sois publié.  Il m'avait fallu près d'un an pour me décider à envoyer un texte au père de Mathieu à qui mon texte avait plu cependant... Coup du sort ? Réponse à mes atermoiements et à mes doutes.
Je me souviens de ma déception et de ma colère quand j'ai appris que la revue disparût. Colère contre moi-même, sorte de clairvoyance inopinée et d'éveil bien tardif. C'était en 82 ou 83, je ne sais plus très bien. J'ai toujours dans ma bibliothèque les numéros où se côtoient les textes d'Hervé et ceux de Mathieu Lindon, et les premiers textes d'Eugène. J'entends encore Hervé Guibert disant que Mathieu était son meilleur lecteur, presque le seul qui comptât. 

Cette boîte comme un mémorial. J'y ai retrouvé l'invitation d'un vernissage chez Agathe Gaillard lié par un trombone rouillé à une note du M.I.J.E. - l'auberge de jeunesse un peu décalée où je logeais lors de mes séjours parisiens et qui fait face à Saint-Gervais. Dans la même enveloppe il y a la photo d'un jeune garçon qui sourit à l'objectif dans les arènes de Lutèce... Pas de date ni de nom. Je ne sais plus qui il est, qui il fut pour moi... Pareil pour ce cliché en noir et blanc d'une jolie fille au sourire ravageur, la tête légèrement penchée dans une soirée, avec un cœur et un numéro de téléphone griffonnés au dos à l'encre verte...

Vestiges de trop de moments perdus, de rencontres inattendues, lambeaux de vies tristement rendues à l'anonymat de l'oubli. Mais aussi l'intuition a posteriori que cette histoire jamais vraiment entamée m'aura peut-être sauvé la vie. Comme bon nombre de jeunes de notre génération, Hervé Guibert, Mathieu Lindon, et Paul Coûteaux, d'autres encore, ne mettaient aucune barrière à leurs désirs, à leurs fantasmes, à leurs passions. Certains en sont morts. J'éprouvais pourtant avec chacun d'eux une sorte de connivence secrète, intellectuelle et sensuelle. Parfois je voulais me fondre avec eux trois dans une œuvre commune aux accents et aux parfums différents mais complémentaires. Toujours cette part première donnée au sentiment d'amitié, le plus pur et le moins mortel des amours. Tout cela ne fut qu'un rêve d'adolescent attardé. Je ne les ai jamais vraiment suivis, ni sollicités, ni revus.Toujours la voix du poète qui vibrait en moi ces vers connus depuis l'enfance :
"Laisser tomber tous ces symboles ;
Si l'on souffre trop d'être humain,
Il faut chercher un peu plus loin :
Si peu sonsole..."
J'étais moralementchaste. Mon désir de beauté et mes attirances en conséquence demeuraient, toujours et sans effort, du domaine de l'esprit. Plus précisément du spirituel. "Toi tu portes déjà la robe des pasteurs" m'avait dit un de mes condisciples, fervent admirateur de Marguerite Duras qu'il me fit découvrir sans parvenir à me la faire aimer. Je n'étais pas dévot cependant. Simplement, une évidence occupait tout mon espace intérieur. Non pas que je fus insensible et dénué de désirs - je n'ai pas toujours résisté, ce serait mentir - mais toujours quelque chose de plus fort, de plus grand, de plus désirable m'empêchait d'aller sur les chemins de totale liberté qu'ils empruntaient. Suivre, accompagner, observer ceux de mes amis qui s'adonnaient sans retenue à des désirs que je n'aurais été capable d'imaginer, aurait pu servir ma prose et faire de moi un écrivain du réel, de nos temps. Mais ces temps-là sont-ils vraiment les miens ?

Marilyn by Cossovel - Edizioni Graziussi. 1980.

La boite contient aussi des mots de la main de  Bobo Ferruzzi, le peintre qui m'a fait découvrir les mille assemblages de couleurs que le nerf optique ne retranscrit pas toujours en entier à notre cerveau. Le plus souvent ces notes sont de simples instructions triviales pour la galerie crayonnés à l'arrache par ce peintre que j'ai tellement aimé, sorte de père de substitution et de mentor bougon et tendre, qui me sauva des remugles de la violence des jours passés auprès de Giuliano Graziussi dans sa galerie de San Fantin. Une carte sérigraphiée de Marilyn revisitée par Cossovel vit aussi dans la boîte, gardienne d'un autre morceau de mes journées d'antan...Le sulfureux et génial galeriste me l'avait donnée en 1980. Je l'avais rencontré sur le campo, deux ans avant de lui être présenté par Christian Calvy, le Consul qui lui suggéra de me prendre à l'essai pour l'aider à la galerie et au lancement de sa revue Vivere a Venezia. Mes lecteurs connaissent la suite, la rencontre avec Arbit Blatas et Regina Reznik sa femme et tout ce qui s'en suivit.

De simples papiers qu'il faudrait peut-être jeter. Un tas de documents sans autre valeur que celle que ma mémoire leur attribue, qu'il me faudra détruire un jour. Pauvres souvenirs d'une vie. Ils n'auront plus aucun sens après moi, ce me semble. Rappel tranquille de notre incomplétude. Comme ces cartons d'invitation pour des soirées de toutes sortes que j'ai pieusement conservé. Moments oubliés eux aussi, sauf quelques uns dont je me souviens très bien, comme cette soirée chez le vice-consul dans son appartement tout en haut du palazzo Sagredo, celle du capitaine de vaisseau Rémy, commandant le célèbre croiseur Le Colbert, alors navire-amiral de la Royale en Méditerranée, bristol sur lequel une secrétaire du consulat malmena une fois encore mon nom de famille. J'évoluais soudain dans un monde de gens faits, aux carrières assises, largement mes aînés. Je m'ennuyais un peu.

Hervé Guibert lui avait mon âge, il avait juste trois mois de moins que moi, notre relation - éphémère - fut davantage égalitaire. Il écrivait et prenait des photos, il était au Monde et moi seulement pigiste à Sud-Ouest, débutant, provincial, timide, chaste et un peu coincé. Provincial donc, grandi comme les jeunes hommes de Mauriac. Lui était parisien et avait fui sa province. Il connaissait tous ceux dont je lisais les frasques et les exploits dans les magazines d'alors. Je découpais les billets de Guibert dans le Monde et j'en ai encore, petits bouts de papier jaunis. Nous avions une parenté certaine. la même que j'avais eu lors de ma première année à Sciences Po avec Paul Couteaux, nous lisions les mêmes livres, avions les mêmes attirances pour le cinéma.

villa Medicis, Jean Dieuzaide
Je ne savais que peu de choses alors de sa vie privée, de son mode de vie. J'ignorais tout cela qui n'avait pas atteint ma propre vie ni enflammé mon corps. Cette innocence dans Venise au début des années 80 m'aura sauvé la vie. Je crois que Guibert avait aimé ma pratique des lieux et le rythme qui était le mien dans la cité des doges. Nous avons correspondu. Un peu. Le lien que la Revue allait créer ayant été rompu, nulle attache ne se maintint sinon celle du souvenir, des réminiscences d'une rencontre agréable et d'idées réfléchies en commun. Son Italie à lui, ce fut plus tard l'île d'Elbe, Rome et la Villa Médicis où mes trois auteurs favoris se retrouvèrent ensemble, en 1988. Quelques années plus tôt je fis à la villa quelques séjours à l'invitation de Robert Fohr, un jeune tourangeau qui y était pensionnaire. Une vieille amie de Tours, nous avait présenté; Il logeait dans un des ateliers destinés en général aux peintres au milieu du parc, je me souviens des plafonds très hauts et tout était blanc à l'intérieur, jusqu'aux housses qui recouvraient fauteuils et canapé. 

Je n'avais nullement ressenti à l'Académie espagnole cette misère en faux-col qu'évoquera Hervé Guibert dans son roman L'Incognito. Contrairement à celui d'Hector Lenoir (le héros du livre de Guibert) le logement attribué à mon ami Robert était spacieux, propre, une grande baie vitrée ouvrait sur les jardins, avec Rome à l'horizon, le mobilier était simple, monacal mais il se détachait de l'ensemble une impression d'élégance et d'harmonie. J'étais venu avec Dominique, celui que je nommais le petit frère - qui était venu passer quelques semaine chez moi à Venise. Je ne suis jamais resté bien longtemps. Suffisamment cependant pour apprécier les dîner au réfectoire, à la grande table d'hôtes sous les plafonds peints à fresque. Nous passions le plus clair de notre temps dans le parc et descendions au crépuscule vers la ville. Le café Greco était notre point de ralliement.Il y avait parfois des fêtes que la splendeur des lieux, les jardins, la vue et l'idée que nous nous faisions de l'Académie espagnole rendaient uniques et somptueuses. Quelques anénes plus tard, Hervé dépeignait les lieux bien autrement :
« De notre Académie espagnole, je ne connaissais personne, j’étais arrivé le premier, j’avais fait deux scènes au secrétaire général, et j’étais reparti le soir même sur mon île, je pris froid sur le bateau, une sale guigne d’automne. J’avais beaucoup rêvé : que toute la journée de mon arrivée, je la passerais à écrire des lettres à mes amis pour leur raconter comment c’était beau et somptueux, comme j’allais être bien ici pour travailler les deux prochaines années. J’étais venu écrire l’histoire de ma vie. Je tombais de haut : des murs avec des taches jaunes d’infiltration, le frigidaire qui puait, une misérable armoire en contre-plaqué qui ne fermait plus, une chaise défoncée avec le rotin arraché, du sous-Ikéa exténué sur lequel auraient craché les chiffonniers d’Emmaüs. »
villa Medicis, Jean Dieuzaide
Le style unique de Guibert, je l'ai inconsciemment copié au début mais sa réalité était trop éloignée de la mienne. Aux anges déchus, à la noirceur d'une sexualité débridée, libérée de toute contrainte, je préférais le rêve d'un amour qui jamais ne serait souillé, une passion diaphane, pureté et  transcendance. Les pulsions contenues, l'apaisement des sens par la tendresse du regard et des mots me correspondaient mieux. Cela m'a sauvé en quelque sorte, mais m'aura coûté talent et renommée. Le refoulement dans notre société n'est pas apprécié. On n'estime que l'excès, pas la mesure. La fange attire mieux que la pureté qu'on moque et méprise le plus souvent.  Pourtant je me sentais proche de lui et de ses amis, tous si différents de moi. Mystère des âmes qui se reconnaissent quand tout en apparence les sépare...

Hervé Guibert
L'Incognito
Paris, Gallimard, 1989
 
Patrice de la Tour du Pin
La Quête de joie 
suivi de Petite somme de poésie
Paris, Gallimard NRF, 1967