Des amis me demandaient l'autre jour ce que veut dire cette expression que j'emploie peut-être trop souvent et avec un ostentatoire désir de faire comprendre que moi au moins je le suis. Oui, pouvoir dire avec humour : "Hé bien oui, j'en suis !", avec fierté et condescendance et faire des envieux... Être bon vénitien...
Pardonnez cette prétention qui a son origine dans ce désir bien légitime de vouloir cesser un jour d'être étranger dans le lieu où on a trouvé son âme et qui compte plus que tout autre endroit au monde. Mais bien évidemment je plaisante, je vais et viens à Venise le plus souvent, je parle (mal) le dialecte, j'ai passé plus de cinq ans d'affilée dans ces lieux et j'y vis davantage en autochtone qu'en visiteur certes, mais je demeure à jamais un étranger. Vous savez, dans le sens de ce mot que l'on voit affiché dans les zones frontières de l'Empire britannique où, à côté des couloirs réservés aux sujets de Sa Gracieuse Majesté, il y a toujours le couloir pour les autres, dénommés "aliens".
Je demeure comme bon nombre de mes petits camarades fous de Venise un alien pour les vénitiens. J'y ai là-bas de nombreux amis, de tous âges et de tous milieux, les commerçants du quartier où je vis me connaissent, je possède ma Carta Venezia, la fantasque Graziella, notre femme de ménage, me raconte les potins et je ne peux faire un pas sans croiser quelqu'un que je connais - ailleurs ce serait un enfer, le comble de l'ennui, ici c'est un délice - mais je ne fais jamais que passer même quand je reste et c'est le désespoir de ma vie. J'attends avec impatience qu'il me soit donné de pouvoir enfin poser mon sac et déballer tout ce que j'ai dans cette maison de Dorsoduro où je me sens si bien. Mais le quotidien me retient en France et je me contente d'aller et venir le plus souvent qu'il m'est donné de pouvoir le faire.
Mais bon cessons cette petite crise de mélancolie. L'air "the fields of Althenry" interprété par James Galway que j'écoute en rédigeant ces notes y est pour quelque chose certainement. Le largo du concerto n°12 d'Antonio Vivaldi (La Cetra) lui succède. Décidément la radio ce soir m'enveloppe de nostalgie. Je disais donc que ce n'était pas le but de ces lignes. Je devais vous parler de l'état de bon vénitien. Une charmante américaine qui vit à Venise sur le grand canal écrivait il y a quelques temps ses conseils aux visiteurs dans une revue yankee. Elle reprenait ce que nous apprenons tous après quelques semaines de vie vénitienne.
Être bon vénitien, c'est d'abord faire comme les vénitiens. "Imaginez que vous êtes une voiture et que les calli sont des routes, vous respecterez mieux ainsi les usages" expliquait-elle. Un peu ridiculement américain à priori mais à la réflexion sa manière de présenter les choses n'est pas idiote. Ses conseils finalement méritent d'être repris :
1. Restez à droite quand vous marchez (même si vous êtes anglais) et de grâce, dépassez les personnes plus lentes par la gauche seulement.
2. Ne vous asseyez jamais sur les marches des ponts, encore moins au milieu de la rue, quelque soient les circonstances. Une personne assise sur sur un pont peut occasionner des embouteillages incroyables en quelques minutes. Si, si, c'est vrai je vous l'assure !
3. Avant de vous arrêter, regardez des deux côtés et puis derrière et devant vous et assurez-vous qu'il n'y a personne. Si vous vous arrêtez d'un coup comme on pile en voiture, vous pouvez être certain que quelqu'un va vous rentrer dedans. Comme en voiture.
4. Pensez vos déplacements en terme de "campi". Déplacez-vous de campi en campi, pas de rues en rues. Quand vous arrivez sur un campo, là vous pouvez vous arrêter et chercher à repérer où vous êtes, vous asseoir, prendre un café, un spritz. Vous relaxer. Un campo est une ère de repos et le meilleur endroit pour observer la vie vénitienne.
Voilà, rassemblons tout cela : vous marchez dans les rues, en restant bien à droite. Si une vitrine attire votre attention, arrêtez vous doucement, vérifiant si quelqu'un vous suit de ne pas l'empêcher d'avancer en vous déplaçant le plus à droite possible. Il comprendra que vous vous arrêtez. N'hésitez pas dans vos mouvements surtout quand c'est l'heure de pointe et que bien des gens qui vont dans les rues sont pressés.
Quand vous reprenez votre chemin, reprenez calmement votre place dans la foule, sans gêner personne. Vous voilà sur un campo. Vous découvrez une terrasse agréable, commandez-donc une boisson, profitez-en pour sortir votre plan et repérez où vous vous trouvez. C'est une sorte de ballet merveilleux et vous deviendrez vite danseur étoile !
Lorsqu'il pleut, les choses se compliquent surtout dans les ruelles étroites. Pourtant, jamais un seul accrochage de parapluie avec les vénitiens. L'usage veut que les hommes, les personnes les plus jeunes (et les plus pressés) lèvent haut et droit leur parapluie afin d'éviter aux dames de se mouiller. Automatiquement la personne en face baisse ostensiblement le sien de côté, de façon à se protéger de la pluie tout en évitant de cogner la personne qu'on croise. Convention tacite hélas rarement respectée par les touristes. Ai-je été clair avec mes histoires d'umbrella ?
Autre conseil de notre américaine - qui refuse de donner ses adresse de restaurant "because some things must be kept secret" - quand elle explique que, vers 19 heures, comme les vénitiens être bon vénitien consiste à boire un spritz con bitter, a l'aperol ou al select, et elle recommande le Zanibar de Sta Maria Formosa, The Bar sur le campo San Silvestro. Il y en a des dizaines d'autres.
Mais rendons la parole à Henry de Régnier, l'inventeur de la formule. Il s'agit d'un extrait de l'Altana ou la vie vénitienne :
Autre conseil de notre américaine - qui refuse de donner ses adresse de restaurant "because some things must be kept secret" - quand elle explique que, vers 19 heures, comme les vénitiens être bon vénitien consiste à boire un spritz con bitter, a l'aperol ou al select, et elle recommande le Zanibar de Sta Maria Formosa, The Bar sur le campo San Silvestro. Il y en a des dizaines d'autres.
Mais rendons la parole à Henry de Régnier, l'inventeur de la formule. Il s'agit d'un extrait de l'Altana ou la vie vénitienne :
[...] "A être ainsi reconnu [par un petit bossu que l'auteur croise souvent le salue chaque jour], je me suis senti moins étranger et moins intrus à Venise et j'en ai tiré une vive satisfaction car depuis mon arrivée j'étais poursuivi par une préoccupation que je dois vous avouer.
Oui maintenant que je suis à Venise à l'hôtel, j'ai peur de prendre "l'esprit touriste", de perdre la charmante et sage façon d'y vivre que j'ai apprise de vous, d'être moins ce que vous appelez "bon vénitien" (page 111)... Les principes qui forment le catéchisme du bon vénitien : le point essentiel et le précepte fondamental en est de vivre à Venise comme on vivrait partout ailleurs, d'y rester soi-même et de ne pas s'y faire une âme factice. Si vous aimez voir des églises, visitez des églises, si vous aimez voir des tableaux, regardez des tableaux, mais ne vous y croyez pas obligé. Venise n'oblige à rien, pas plus à se grimer en romantique qu'à se déguiser en esthète. Si vous aimez contempler les couchers de soleil ou les clairs de lune, ils sont à votre disposition, mais ils peuvent fort bien se passer de vous. Si vous préférez flâner devant les boutiques, donnez-vous en le plaisir, si vous préférez visiter les antiquaires, visitez-les. Aimez-vous le café ? Asseyez-vous aux petites tables du Florian ou du Quadri. Avez-vous envie d'écrire ? Enfermez-vous dans votre chambre. Ne posez pas devant vous-même, un pigeon sur chaque bras. Marcher vous plaît, ne prenez pas de gondole. Ne sacrifiez pas vos aises et vos goûts au souci de la couleur locale... Venise ne s'impose pas, elle se prête. Contentez-vous d'être heureux des beautés qu'elle vous propose... Venise vous offre l'occasion de vous laisser aller à toutes vos fantaisies d'esprit et de cœur. Elle est un repos, un détachement momentané de ce qui nous occupe d'ordinaire. Elle est propre à certaines heures de rêverie tendre ou mélancolique. Accueillez- les si elles se présentent à vous. Elle vous permet d'oublier que vous vivez à l'époque des chemins de fer et des tramways mais elle n'est pas seulement une ville d'art et du passé, elle a aussi sa vie actuelle et quotidienne où se superposent de l'hier et de l’aujourd’hui, et ce mélange est un de ses charmes. Elle continue humblement sa glorieuse destinée. Elle n'est pas toute aux touristes, et sa vie populaire est charmante à observer... Vous n'êtes pas sou la conduite de Cook ou la domination de Baedecker*. Obéissez à votre fantaisie, au libre cours de vos pensées, à vos goûts. Recueillez docilement les impressions de beauté que vous éprouvez et n'en tirez pas vanité. Vous n'êtes ni le premier ni le dernier à les ressentir. Être à Venise ne constitue pas un fait extraordinaire. Cent cinquante mille êtres humains jouissent continuellement de ce privilège, sans compter les chevaux de Saint Marc, les pigeons, les chiens et les chats. (p.116)
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(*) pour ceux qui l'ignorent le Baedecker a été tout au long du XIXe et jusqu'aux années 30 le guide touristique par excellence. Chaque voyageur digne de ce nom se devait de l'emporter avec lui. Cool était l'agence de voyage par excellence qui organisait non seulement els trajets mais aussi les séjours, récupérait le courrier et faisait toutes les démarches nécessaires pour rendre la vie le plus facile possible au voyageur.