30 mars 2017

Délice de saison à Venise : c'est le temps des moeche

© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.

Il est à Venise un délice gastronomique rarissime qui demeure fort heureusement suffisamment rare pour ne pas devenir lieu commun et risquait de disparaître si la presque trentaine de millions de visiteurs en réclamaient lorsqu'ils débarquent à Venise. Il s'agit des moeche.

 "Dis Monsieur, c'est quoi les moeche ?" m'a demandé un jour un petit garçon en visite au marché du Rialto. Le petit bonhomme dont j'ai oublié le prénom habillé comme un collégien anglais accompagnait ses parents avec sa grande sœur. J'avais sympathisé avec eux lors d' un des concerts hebdomadaires que donnait à l'époque le propriétaire de l'Albergo Métropole. Ce devait être en 1982 ou 83. Cette famille suisse me demanda de leur montrer Venise différemment. Ce que nous fîmes en commençant par le marché qui était beaucoup plus authentique et florissant qu'aujourd'hui. 

© Catherine Hédouin
Chers lecteurs, laissez-moi reprendre l'explication que je lui donnais : les moeche (pluriel de Moeca en dialecte vénitien), sont des crabes verts mâles (crabes communs à cinq pattes thoraciques, dits aussi crabes enragés qu'on retrouve un peu partout dans les estrans d'Europe occidentale. Mais ce vocable ne désigne ces petits crustacés qu'à un moment bien précis de leur croissance. Ceux qui sont pêchés et dont nous parlons aujourd'hui sont les jeunes mâles arrivés au dernier stade avant la mue, où ils sont le plus vulnérables mais aussi où leur chair est la meilleure. Cette pêche spécifique aux eaux de la lagune de Venise est aussi une culture au même titre que les huitres ou les moules ailleurs. On en trouve la trace dès le XVIème siècle et savants et naturalistes ont commencé de s'y intéresser scientifiquement dans les années 1750. 

Les vénitiens ne prononçant pas les l, le féminin pluriel moleche est devenu moeche (prononcez [mo'èké]). Les femelles sont appelées masanete (Tramezzinimag du 15/11/2007 ICI). Connue depuis des siècles, cette culture spécifique à la lagune à laquelle se sont intéressés savants et naturalistes dès le XVIIIe siècle est reconnue officiellement : mâles et femelles sont inscrits au répertoire italien des Produits Alimentaires Traditionnels (PAI) bénéficiant d'une protection légale. 

Ces petits crabes communs en phase de mue sont pêchés au moment où ils perdent leur carapace devenue trop petite pour leur corps qui s'étoffe et juste avant que la nouvelle soit assez formée. C'est ce qu'en terme savant, on nomme l'exuvie (1). L'enveloppe du jeune mâle n'est toute molle que pendant un temps très bref, car la mue se fait en quelques heures au contact de l'eau saumâtre de la lagune. Le crabe est alors suffisamment tendre pour être cuisiné et mangé facilement.
© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.
Cette pêche qui se pratique exclusivement dans la lagune de Venise, et plus précisément dans les environs de Burano, Chioggia et de la Giudecca, a lieu deux fois par an, entre la fin janvier et le mois de mai, puis de la fin septembre à la fin novembre. Bien sur, tout cela dépend des conditions météorologiques et les années se suivent sans que les quantités soient les mêmes. On dit ici que les meilleures moeche sont celles récoltées au printemps. C'est donc le moment encore pour quelques semaines si vous êtes à Venise (vois plus loin les restaurants recommandés par Tramezzinimag où vous en trouverez à coup sûr). 

© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.
Sur le marché, selon les années, les prix oscillent entre 50 et 80€ le kilo. Produit rare et donc coûteux mais qui met à la bouche des gourmets. On raconte souvent la requête poignante faite il y a quelques années par un homme gravement malade. En phase terminale, il appela de Rome pour demander qu'on lui expédie des moeche qu'il voulait goûter une fois encore avant de mourir. Comme l'expédition était impossible, ce sont ses fils qui sont venus jusqu'à Chioggia récupérer de quoi en préparer assez pour un ultime repas familial. Les pêcheurs offrirent des bouteilles du meilleur prosecco. 

Pour être certain de pouvoir en obtenir, à moins de connaître le poissonnier le mieux est d'avoir dans ses relations un pêcheur spécialiste. Celui que je connais à la Giudecca est maintenant assez âgé et annonce chaque année qu'il va se retirer. Plaise à Dieu qu'il hésite encore longtemps et nous ramène longtemps encore ces délicieux dons de la lagune ! 

© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.
En réalité, il ne s'agit pas tout à fait d'une pêche comme celle des poissons. C'est aussi un élevage. En résumé, les moeche ne sont que des crabes dépouillés de leur ancienne carapace et pas encore recouverts par la nouvelle. Cette période de mue ne durant que quelques heures, cette courte phase pendant laquelle le crabe devient moeca, où il est quelque sorte tout nu, sa chair sans protection, qu'il doit être pêché. Mais ils ne s'organisent pas pour être tous au même moment prêts à fournir le marché. Il faut donc s'assurer d'en avoir le plus grand nombre car tous ne sont pas arrivés au même stade de mutation quand ils se retrouvent enferrés dans les nasses des Moecanti.


L'art des moecanti. 
Ainsi, aussitôt pêchés, les crabes sont triés. Ceux proches de la mue seront immédiatement acheminés au marché et ceux pour qui il faudra attendre un peu vont être mis dans des viviers d'où ils seront sortis au fur et à mesure. Ce travail n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire. Il faut des dizaines d'années d'expérience aux moecanti (ou molecanti, nom donné à Venise aux pêcheurs et éleveurs de moeche) et sinon l'assistance de collègues plus expérimentés pour sélectionner les pièces et faire rapidement ce tri. Car il faut faire vite et ne pas laisser les crabes mourir. 

En quoi consiste exactement ce tri ? Il s'agit de sélectionner les crabes spiantani (ceux qui sont presque à l'état de moeche) et les boni (ceux qui deviendront spiantani à leur tour dans quelques jours). Ainsi triés, les crabes sont transférés dans des viviers, sortes de caisses ajourées, les vieri, qu'on accroche à des pieux (pali) fixés sur le fond de la lagune. Ces pépinières permettront de suivre les phases du développement des moeche. Véritables nurseries, elles font l'objet d'une attention quasi constante. Les caisses qui contiennent les spiantani sont ouvertes chaque jour, parfois même plusieurs fois par jour, pour récolter au juste moment les pièces arrivées au stade de moeca. Les molecanti savent d'un coup d'œil reconnaître les moeche à point.

Il faut voir la surprenante vélocité des pêcheurs au moment du tri. A suivre leurs gestes, on pourrait croire que tout cela est machinal mais leur regard concentré montre bien la difficulté de la chose. C'est un métier ! Le travail des molecanti est une activité extrêmement complexe qui est inscrite dans la tradition vénitienne.

C'est ainsi que les techniques et les secrets jalousement préservés de cet élevage, se transmettent dans les familles de génération en génération. Pour confirmer le lien profond qui lie cette activité à la culture vénitienne, il suffit de voir le nombre de coopératives et d'associations qui permettent aux touristes comme aux passionnés de la nature, de découvrir cette pêche lors d'excursions passionnantes. Suivre avec il moecante le parcours qui se déploie le long de la route de pêcheurs est une expérience unique (3)



Mais quelle différence avec les crabes habituels me direz-vous ? Tout. Leur goût n'a vraiment rien à voir. Les moeche ont une légère saveur de crustacés à la fois bien plus fine et plus prononcée que celle du crabe habituellement consommée. La chair est vraiment d'une finesse incomparable et le fait que ces crustacés ne soient disponibles en l'état seulement quelques semaines par an, en font depuis toujours un mets rare et recherché ; un peu comme les pibales de Gironde. 

Cuisiner les moeche. 
Si certains cuisiniers en quête d'innovation se sont essayés à de nouvelles recettes, il n'est dé véritable manière de les consommer que la traditionnelle friture. Ainsi est leur destin, tant physique que métaphysique : finir frits pour notre plus grand plaisir. L'usage est de les laisser mariner vivants toute une nuit dans une préparation d'œufs battus (tels quels ou assaisonnée différemment selon les goûts de chaque cuisinière), afin qu'ils en soient gavés, puis de les passer dans la farine et de les faire frire dans de l'huile bouillante. Même sans la phase marinade aux œufs le résultat est excellent. La chair est extrêmement tendre, le goût très fin. Pattes et pinces sont croquantes. Les moeche doivent être mangées bouillantes et bien salées. 

Il est primordial que les crabes soient vivants et en tout cas très frais car sans leur carapace ils pourrissent très vite. Il faut toujours les sentir avant de les acheter en ne se laissant pas tromper par leur parfum qui est très prononcé. Il faut les voir cavaler sur la table quand on les ramène à la maison, pendant qu'on enfarine leurs petits camarades ! Même tous blancs ils continuent de se mouvoir. On pourrait penser que leur sort est cruel. Mais ne vous inquiétez-pas, leur mort est très rapide une fois jetés dans la friteuse. Certaines cuisinières disent parfois qu'elles refusent d'en manger car elles les ont vu vivants quelques secondes plus tôt... Respectons leur refus, mais elles ne savent pas ce qu'elles perdent. Tant mieux pour les autres qui en ont ainsi davantage. Général une fois qu'on en a goûté on a vraiment envie d'y revenir ! Les enfants apprécient beaucoup en général cette légèreté et ce côté croquant. 

La Recette: 
Ingrédients : il faut, pour 400 grammes de moeche vivantes, un œuf entier bien frais plus un jaune, un verre de lait entier, de la farine, de la bonne huile de friture, sel, citron.
- Laver et bien égoutter les moeche. 
- Battre les œufs avec le sel et le lait. 
- Deux possibilités ensuite : soit inciser le dos des crabes pour en sortir l'eau puis les plonger dans la préparation puis les rouler dans la farine avant de les frire, ou les mettre vivants à tremper dans les œufs pour qu'ils les absorbent, les fariner puis les mettre à frire. 
- L'huile doit être bouillante. Y déposer les crabes. Les retourner à mi-cuisson et les servir aussitôt afin qu'ils soient bien croquants. Ils sont prêts quand la friture fait de gros bouillons. Ils doivent être suffisamment cuits mais ne doivent pas brunir (comme se doit d'être toute bonne friture) et servis très chauds. 
- Ajouter du sel à volonté, du citron et à table ! Il est des cuisinières qui les passent quelques minutes au four à basse température pour les rendre plus friables. 

Daniele Zennaro, le très créatif cuisinier du Vecio Fritolin qui connait parfaitement le territoire lagunaire, ses secrets et ses traditions, interprète la préparation des moeche en innovant. L'idée est d'amener le goût naturel du produit à sa quintessence qu'une friture mal préparée peut complètement détruire. Valoriser ce qui est naturellement bon et améliorer les faiblesses du produit. Ce qui fait la différence entre la bonne cuisine et la Grande cuisine. Si les moeche sont mises à frire vivantes comme le veut l'usage, il ne les trempe que très brièvement dans un mélange d’œufs et de lait. De cette manière, les moeche conservent une légèreté divine. Délicatement croquantes en surface et moelleux à l'intérieur.

Que boire avec ce plat ? 
Dans l'ordre, nos préférences à Tramezzinimag vont d'un traditionnel soave de qualité, bien frappé, à du champagne en passant par du prosecco :
  • Soave : J'aime beaucoup les produits des Vini Gini, particulièrement celui le Salvarenza Vecchie Vigne 2011 des grains de garganega pour le bonheur du palais récoltés à la main qui donnent un nectar à la couleur mordorée. Une alliance parfaite avec les moeche. Vin un peu cher mais qui mérite sa réputation d'excellence. 
  • Prosecco :  mon favori, celui de l'azienda Le Colture, Valdobbiadene Docg Prosecco superiore. Les spécialistes disent que ce n'est pas un prosecco pour touristes ! Inhabituel en effet par rapport à ces prosecco vendus en France, avec ses parfums très denses de pêche et d'abricot qui se transforment ensuite en fleur d'agrumes et de pétales de roses. En plus il a un bien joli nom : Rive di Santo Stefano brut Gerardo 
  •  Champagne : Ce sont des amis vénitiens qui m'ont fait découvrir ce champagne incroyable, 100% pinot noir, le vin rare de Marie-Noëlle Ledru, grande dame champenoise. Sa cuvée 2007 de Goulté blanc de noirs brut est un vin d'appellation Grand Cru AOC, produit en viticulture raisonnée. Un trésor. Il y a aussi le champagne Terre de Vertus, Blanc de Blancs du domaine Larmandier-Bernier, parmi les plus anciens domaines travaillant en agriculture biologique. Millésimé nature, c'est un vin raffiné, minéral très expressif issu des Vieilles Vignes de Cramant qui ont entre 5 et 80 ans. Une explosion de sensations. 
Les moeche, tous ceux qui en ont goûté en raffolent. A la saison, les gourmets se précipitent. Même les journalistes du Guardian et ceux du New York Times en sont fous. Heureusement pour les crabes, cette période de totale fragilité qui leur coûte de finir dans nos assiettes est courte.En attendant de les cuisiner vous-mêmes sur place, ci-dessous un choix parmi les restaurants de Venise qui servent des moeche. Partout ailleurs, il y aura forcément erreur puisque les crabes doivent être cuits vivants et consommés très rapidement. Si vous en voyez à la carte d'un restaurant de Paris, Bruxelles, Montréal ou New York, passez votre chemin ! 

Où manger des moeche ?
1 - Vecio Fritolin, Calle Regina, Rialto.
2 - Al Gatto nero à Burano, Viale Marcello.
3 - Alle Testiere, Calle del Mondonovo.
4 - Anice Stellato, Fondamenta della Sensa, Canaregio.
5 - Osteria da Rioba, Fondamenta della Misericordia.
6 - Muro Rialto, Campo Bella Vienna, Rialto.


Mais me direz-vous, si tout le monde veut goûter à ce produit miraculeux, n'y-a-t'il pas un risque que l'on décime cette espèce ? La vraie menace pour les moeche et les masanete, comme ailleurs pour les moules, les huîtres, les œufs de poisson sauvage ou les pibales bordelaises, c'est la pollution des eaux et des sols. Longtemps l'homme a pêché et chassé non pas en prédateur égoïste mais en consommateur éclairé, conscient de la nécessité de préserver tous les dons de la nature et il savait l'incongruité imbécile de vouloir s'en emparer à tout va pour faire du profit. On en revient toujours là... 

© Catherine Hédouin - Tous Droits Réservés.

Notes
1- L'ancienne carapace, devenue trop petite, que l'animal abandonne, s'appelle l'exuvie. On appelle plus particulièrement exuviation le rejet de l'ancienne carapace. Le terme ecdysis (repris du grec), utilisé en langue anglaise pour désigner la mue des arthropodes, est mieux traduit en français par exuviation, car il correspond strictement au moment du rejet de la cuticule, alors que l'on peut considérer que la mue (moult en anglais, molt en américain) englobe aussi des étapes préparatoires à l'exuviation (dites pré-exuviales) et des étapes qui lui font suite (dites post-exuviales). In-Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mue_des_arthropodes (18/03/2017)

2- Un arthropode est plus vulnérable durant toute la mue, non seulement pendant l'exuviation, où il n'a plus la possibilité de fuir et où les risques de blessure sont fréquents, mais aussi dans les étapes pré- et post-exuviales où la vieille cuticule se ramollit et où la nouvelle n'est pas encore suffisamment durcie. 

3-  Se renseigner auprès de la Cooperativa San Marco di Burano qui propose sur réservation des escursions de  Pescaturismo (tel. : 041 730076), avec un molecante.

Simples pensées vénitiennes. Journal


Quoi de plus apaisant qu'un brouillard matinal, quand les paysages familiers s'enveloppent de mystère ? L'atmosphère est propice aux rêves comme au farniente. Qui prétend que la grisaille est triste. Tout prend un aspect différent avec la brume épaisse qui se répand tout autour de moi. Le chat qui s'était hasarde sur le balcon a vite recouvré son coussin au-dessus du radiateur. Même les deux pigeons réfugiés sur le rebord de pierre de la fenêtre ne l'ont pas intéressé. Comme lui, je suis bien au chaud, retourné dans mon lit, face à la fenêtre et aux deux pigeons. La lumière est elle, diaphane et à bien regarder, elle n'est p grise mais blanche avec des nuances de rose très pâle et de bleu tout aussi clair. Les branches dénudées des tilleuls ressemblent aux branches des cerisiers en hiver qu'on voit dans les peintures japonaises. Au fond, qui ferment le décor, les façades des maisons voisines, avec leurs grandes fenêtres pareilles à de grands damiers noirs et blancs. Tout est atténué, nuancé, mème les bruits de la ville. Et, quand les cloches de l'église voisine se mettent à sonner, on pourrait presque penser à celles des navires en pleine mer quand la brume se confond avec l'océan et que le silence se fait absolu, le calme parfois effrayant. L'idéal donc pour l'introspection, la méditation et donc pour l'écriture. Le chat a quitté son coussin pour me rejoindre sur le lit. Non pas par curiosité, ni pour m'encourager dans ma tâche comme il le fait parfois, mais plutôt pour comprendre pourquoi je reste dans mon lit au lieu de lui préparer son déjeuner... Il attend. Mitsou aurait pu s'appeler Bouddha, tant il cultive la sérénité et la patience. Il a ses moments de crise, comme tout un chacun. On lit alors dans ses yeux des pensées diaboliques. C'est un chat.

Il manifeste dans ces moments-là sa rage en s'attaquant à un journal abandonné sur un fauteuil et qui n'avait rien fait, le réduit en charpie, ou en s'amusant à faire le tour du canapé sur le dos en ne s'aidant que de ses griffes pour avancer. Si ce pauvre sofa avait des cordes vocales, il hurlerait sa douleur. Comme je l'ai fait il y a peu en découvrant la facture du tapissier. Mais pour l'instant, respectueux de mon travail, il s'est endormi les pattes avant joliment repliées sous lui, à deux pas de mon écritoire, après avoir un instant regardé, pensif, ma main, le stylo et mon carnet. Rosa le petit chat gris de mes années étudiantes à Venise, dormait dans une position identique quand la contempler ainsi m'inspira ma nouvelle, Le roi des chats est vénitien. Mitsou lirait-il dans mes pensées ? (les chats sont capables de tout et comprennent tout, j'en suis convaincu) mais au moment où le nom de son lointain prédécesseur apparaissait sur cette page, il a ouvert un œil, m'a regardé un court instant puis m'a tourné le dos et s'est rendormi... 

Mais revenons au brouillard. Le caigo que j'évoquais plus haut. Il comble l'écrivain, le poète et le rêveur. Je ne prétend être rien de tout cela, juste un plumitif qui ne peut se passer d'écrire et peut enfin le faire tout à son aise. Que parfois des gens me lisent et en tirent un certain plaisir me satisfait bien sûr, mais être lu n'est pas le premier de mes soucis. A l'âge qui est le mien, au seuil du dernier chapitre de la vie, le besoin d'exprimer ce que je crois, ce que je pense et ressens, m'est devenu impératif. Peut-être pour commencer de transmettre mes expériences et mes idées maintenant que mes enfants, à leur tour, font des enfants et qu'ils vont sur le chemin de la vie sans n'avoir plus à me donner la main. Peut-être aussi pour conserver le souvenir de ce que j'ai vécu, comme un témoignage d'une époque révolue et encore très présente dans mon esprit (comme dans mon cœur). Je rencontre tellement de gens dont la mémoire s'est figée et qui ne pourront jamais plu transmettre quoi que ce soit des aventures de leur vie, qu'il y aussi ce désir de dire tant que j'en suis capable. 

Curieusement, moi qui n'ai pas de mémoire, sinon de manière fugace, et qui m'appuie sur presque cinquante ans de journal intime pour savoir le détail de ce que furent mes jours, je revois clairement certains moments un temps oubliés comme on regarde un film. Matière idéale pour mon écriture, qu'il s'agisse de nourrir une fiction ou d'illustrer mes idées et mes convictions. Que le lecteur ne voit pas dans ces lignes un quelconque satisfecit narcissique. Je ne fais que constater ce qui nourrit ma pensée - et ma vie finalement - chaque jour. 


Venise autant que ma campagne isolée m'aident en cela, comme le brouillard de ce matin de février, à quelques jours du carnaval qui va se répandre comme une coulée de lave, dans les rues et les campi de Venise. Mais j'aurai fui avant l'invasion. En attendant, j'écris dans mon lit, avec le chat endormi, qui rêve à côté de moi et les deux pigeons qui observent en commentant l'allure des passants. Mon billet sur la triste affaire du jeune homme noyé sous le regard des badauds a été lu par plusieurs milliers de personnes, partagé par des tas d'inconnus. Mais je m'interroge. Les mots du titre, sans l'avoir voulu, sont du même acabit que ceux de la presse dont je dénonçais dans l'article le goût pour l'émotion et le sensationnel. Sommes-nous tous contaminés finalement ? Une amie psychologue vient ce matin de m'apporter les éléments qui me manquaient pour que ma réflexion soit plus aboutie. Elle m'expliquait ce qu'on nomme "l'Effet du témoin" mis en avant par John Darley et Jibb Latané (*), à la suite d'un meurtre dans les années 70 et qui montre que plus il y a de personnes qui sont témoins d'un évènement, moins les gens interviennent. 

Un lecteur s'interrogeait sur le fait que si à la place d'un homme de couleur il s'était agi d'une fillette de cinq ans, il y aurait eu des gens pour sauter dans l'eau glacée au risque de leur vie. On a tous en tête des situations où il suffit d'un cri, d'un geste pour déclencher un mouvement de foule. Peut-être a-t-il raison quand il souligne l'hypothèse que l'enfant attirant la sympathie naturelle de tous les gens normalement constitués, il n'en est pas forcément de mème pour un adulte, qu'il soit noir, blanc, jaune ou vert de peau. Cette retenue, ne serait-ce pas la manifestation inconsciente de ce qu'on nomme le racisme ordinaire ? Hélas oui peut-être pour certains. Mais à entendre les voix enregistrées dans les vidéos, la tonalité de la plupart des cris et des paroles échangées par les témoins entre eux,montre bien une émotion; on sent bien qu'ils ne sont pas indifférents. En effet, si le secouriste avait sauté, ou n'importe qui, d'autres auraient suivi. Enfin pour répondre à ce lecteur, tout s'est passé très vite et quand les gens ont commencé à réagir, (au moment où le maître-nageur a voulu intervenir), les bouées entourées le jeune homme et on peut penser que la foule a été littéralement sidérée de voir que Pateh ne bougeait toujours pas, ne faisait aucune tentative pour s'en approcher et n'a à aucun moment essayé de s'en saisir. Même gelé, il pouvait tendre les bras, elles étaient vraiment tout à côté de lui et c'est surement ce qui a tétanisé la foule. En réécoutant le son des vidéos du drame, j'ai remarqué qu'à cet instant précis, quelques secondes avant qu'il ne se noie, il n'y a pratiquement plus de cris, presque plus de bruit dans ces lieux pourtant toujours très animés. La rumeur s'est atténuée et d'un coup le silence... Les gens sont subjugués par la scène qui se déroule sous leurs yeux. Ils sont sidérés, c'est le mot le plus juste. C'est aussi le plus triste. 

Le soleil tente de faire une percée mais la densité du brouillard l'en empêche. Cela donne une jolie lumière mordorée. Les branches des tilleuls sont passées du noir d'encre à un marron tirant presque sur le vert. Ces variations de lumière depuis ce matin m'évoquent la différence, le soir dans la maison, entre les lampes allumées. Celles avec des ampoules traditionnelles à filament (j'en ai acheté en quantité partout où je pouvais, à Venise, à Bordeaux, Nantes, à la campagne) qui répandent un joli jaune chaleureux, et les ampoules LED, blanches et laiteuses. Selon l'emplacement, elles organisent dans le salon un jeu de nuances agréable à l'œil. 

Mais écrire dans mon lit n'apporte que des considérations bien ordinaires. J'entends déjà quelques soupirs de lassitude parmi mes chers lecteurs. L'impression d'animer à moi tout seul, avec moi-même, (le chat ne participant que d'un œil qu'il ouvre de temps à autre pour deviner si j'ai malgré tout bientôt l'intention de me lever pour le nourrir), une sorte de conversation piece, ou pour parler français une discussion genre café du commerce... Le soleil maintenant est vraiment levé. Doré comme du bon pain, il efface la palette des gris dont le brouillard avait recouvert la ville. Il est temps de passer au occupations domestiques. C'est bien l'avis de Mitsou. Dehors, les bruits de la ville sont revenus. Il est presque onze heures.  Après Caldarà, c'est la voix de la splendide Lizz Wright qui chante magnifiquement Hit The Ground. Laissez-moi dédier cette belle chanson à la mémoire de Pateh.



Note :
* L'Effet du témoin (appelé aussi effet spectateur), en anglais bystander effect, est un phénomène psycho-social des situations d'urgence dans lesquelles notre comportement d’aide est inhibé par la simple présence d'autres personnes présentes sur le lieu. La probabilité de secourir une personne en détresse est alors plus élevée lorsque l’intervenant se trouve seul que lorsqu’il se trouve en présence d’une ou de plusieurs personnes. En d’autres mots, plus le nombre de personnes qui assistent à une situation exigeant un secours est important, plus les chances que l’un d’entre eux décide d’apporter son aide sont faibles. La probabilité d’aide est ainsi inversement proportionnelle au nombre de témoins présents. (cf. :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_du_temoin

23 mars 2017

San Francesco della Vigna

(Billet initialement  paru le 14 mars 2012 sur Tramezzinimag I)
:

17 mars 2017

Saint Patrick, paresse, gourmandises, souvenirs, fin d'hiver et autres considérations (1)

Je me demande souvent si les autres ressentent la même chose que moi lorsque le calendrier arrive à la presque fin de l'hiver. Sortir affronter la pluie et le vent, voir la nuit tomber quand la bouilloire siffle, devoir se lever avant que le coq ne se décide à chanter, tout cela a duré pendant des semaines mais bientôt ne sera plus qu'un vague souvenir.  
 
Habitué (résigné ?), notre corps fonctionne encore au ralenti et l'âme flotte dans une sorte d'entre-deux propice à l'introspection et à la mélancolie ; longs goûters plantureux - abondance de toasts beurrés, de pancakes, de confiture et de miel. Scones et biscuits à profusion, longues siestes près du feu, les nécessaires contre-poids aux frimas et aux ciels bas...

On pourrait, quand l'hiver rugit sous les portes et fait claquer les volets, se pelotonner dans sa mauvaise humeur, se remplir de regrets devant l'été perdu et attendre. Attendre en espérant vaguement qu'une lune favorable ramène pour quelques heures soleil et ciel bleu... Pourtant, se laisser porter par le rythme immuable des saisons, adapter notre quotidien au temps qu'il fait et s'en porter bien, vaut bien mieux que toutes nos lamentations. Saine réaction du corps et de l'esprit. Instinct de survie sûrement. Ah, la belle mécanique !

Il m'aura fallu laisser tout ce qu'il y avait de vain dans ma vie, ces occupations que je croyais fondamentales à la marche du monde et qui occupaient jour et nuit mon esprit, m'encombrant d'une importance que je n'avais pas, autant que d'un stress inutile, pour me rendre compte combien j'avais tort de croire que dans les causes que je défendais, les actions que je menais, les idées que je servais, se trouvaient forcément et exclusivement ma joie et mon bonheur. 
 
Billevesées. Je garde certes la satisfaction du devoir accompli, expression sujette à caution s'il en est comme beaucoup de ce qui émane de notre monde post-moderne, mais ce n'était pas du bonheur. Juste un mélange de vanité et de prétention. Une illusion. Se sentir utile et efficace est nécessaire pour se lever le matin. Mais ce n'est souvent qu'une posture. Beaucoup de prétention là-dedans. Après tout, comme beaucoup d'entre nous, n'avais-je pas été dressé à cela ? Servir. Donner. Sauver le monde...

Ayant laissé la plupart de mes engagements au vestiaire avec soulagement, je me suis soudain rendu compte que la vie véritable n'avait rien à voir avec un agenda rempli et une course effrénée contre la montre...  Toutes ces nombreuses réunions où tant d'egos s'affrontent, j'y suis toujours allé rempli de doutes et de méfiance, simple visiteur, observateur mais toujours étranger en réalité. La preuve en est qu'il ne se passait pas dix minutes avant que mon esprit se dérobe et que mon imagination m'emporte loin de la salle où les autres semblaient totalement investis. 
 
Je le savais pourtant, ma place était davantage sur le terrain, dans le silence de mon bureau et de mes nuits, pour élaborer stratégies et faire mûrir des idées, bâtir du concret. On se laisse enfermer dans d'inutiles combats avec des méchants, des ambitieux et des prétentieux, des jaloux et des sots. Certains y laissent parfois leur santé et leur équilibre... La providence m'y a fait vite étouffer. Grand merci. Je suis parti et tant pis si les mauvaises langues et les médiocres auront parlé de fuite !

La porte du vestiaire enfin refermée, la page tournée, l'air m'a soudain semblé bien plus pur et l'atmosphère enfin respirable. J'ai recommencé à vivre au rythme du temps véritable. Cela m'a pris un an. Corps et âme ont dû retrouver le rythme pour lequel nous sommes faits. Plus rien à prouver, plus aucune cause qu'on croyait pourtant vitale pour laquelle il faut se battre même quand chaque jour de nouveaux indices nous font de plus en plus douter de participer à «une juste cause». Peu à peu se font jour les intentions véritables de ses défenseurs les plus engagés, jusqu'à comprendre ce qu'ils sont vraiment finalement derrière leurs poses et leurs mots (voir plus haut)...

Bref, la mutation n'a pas été chose facile, mais combien aujourd'hui je me sens apaisé et en parfaite adéquation avec la nature, la vie, les jours. Qu'il vente, qu'il pleuve ou neige ou que le soleil brille, tout m'est joie et bonheur. Sentiment d'harmonie. On me traitera de naïf. Que les culs-de-plomb et les pisse-vinaigres que j'ai laissé sur place aillent au diable ! Pour la première fois depuis l'enfance, j'ai aimé ces longues journées froides, les ciels bas et gris, la pluie qui crépite sur les vitres de la maison, le vent qui souffle la nuit, la gelée blanche au petit matin et le brouillard que j'aime plus que tout. Sur les hauteurs de l'Entre-Deux-Mers, à Venise, au pied du pic d'Orhy ou face à l'océan. Pouvoir prendre le temps de regarder le temps passer, vivre au rythme de son corps et suivre pleinement les jours. Un délice que j'avais oublié. Un luxe. Je ne sais pas ce que ma vie sera demain et même s'il y aura un demain, mais peu m'importe en vérité. J'ai retrouvé le rythme vrai, les petits plaisirs, les joies simples et je dors comme un bébé. 

C'est aujourd'hui la Saint Patrick. Patrice ou Patrizio, du latin Patricius en fait, de son vrai nom Maewyin Succat, l'anglicisation des mœurs a répandu la version anglaise du nom du saint. Comme la saint Valentin ou Halloween, voilà encore une date-clé de nos cousins américains imposée à l'Univers entier par leur civilisation consumériste. Un jour spécial que même ici on célèbre. Un produit marketing pour faire oublier la crise... 
 
Si je peste volontiers contre la pseudo fête des amoureux (un élément du loving-package avec le pont des soupirs, la virée nocturne en gondole au son de l'aria napolitain «Sole Mio» le plus souvent massacré, du mariage en blanc et dentelle mécanique à l'église où personne de la noce ne met jamais les pieds), comme Halloween me hérisse (autre invention commerciale et si peu chrétienne que je déteste : nous avons la Toussaint, qui elle fait sens à l'aune de notre culture et de nos traditions), il faut bien reconnaître que la Saint Patrick porte une symbolique véritable. C'est le patron de la verte Irlande, pays où la nature rude, flamboyante, cruelle parfois, reste encore dominante partout dans la vie des gens. Même à Dublin. Le jour marque aussi les derniers soubresauts du bonhomme hiver. Au Québec, c'est la période attendue des dernières tempêtes de neige et sous la neige la terre bourgeonne déjà.
 
 
Il y a un poème de l'américaine Linda Gregg*, qui illustre mieux que je ne saurai le faire, cette ambiance paisible qu'il m'a été donné de retrouver. «Winter in Love» est extrait de «Chosen by the lion»**, recueil paru en 1994 et qui est venu à moi par le plus grand des hasards. J'avais trouvé le livre abandonné sur une chaise du Caffé del Paradiso, à l'entrée de la Biennale. C'était l'an dernier en juillet. Je l'ai feuilleté distraitement pour voir s'il ne contenait pas un nom, une indication. Vierge de toute indication. «Son ou sa propriétaire l'aura oublié» ai-je pensé et je l'ai remis au comptoir en partant. Perdre un livre n'est jamais agréable. 

Deux semaines plus tard, j'avais donné rendez-vous à des amis sur la même terrasse, face au Bacino. J'aime terriblement cet endroit en dépit de l'afflux de visiteurs. On y savoure de vrais instants de paix sous la plantureuse glycine quand l'été bat son plein, face au plus beau panorama qu'offre Venise. Généralement, les touristes ne restent pas. Leurs heures sont comptées, les pauvres ont mille autres choses à dévorer dans le temps imparti de leur séjour vénitien. Dommage pour eux, mais tant mieux pour nous qui ne partons pas ou plus tard.

Arrivé en avance, je me suis souvenu du livre. Une très jolie jeune femme asiatique était au comptoir, qui demandait en anglais si on n'avait pas trouvé un livre. Que le hasard me mit en présence de la lectrice de ce recueil de poèmes, près de quinze jours après me paraissait incroyable. J'imaginais déjà une rencontre romantique. Il n'en fut rien. Ce n'était pas le livre qu'elle cherchait. Le livre que j'avais trouvé n'avait pas retrouvé sa propriétaire... Au haussement d'épaule qu'elle fit quand la caissière lui tendit l'ouvrage, je compris que la demoiselle n'avait aucune attirance pour la poésie. Dommage. En fait, elle avait égaré son catalogue de la Biennale. Il aura très vite fait le bonheur de quelqu'un, mademoiselle. L'ouvrage de Mrs Gregg lui n'intéressait personne. Je m'en suis ému auprès du serveur en passant notre commande. Quelques minutes plus tard, il m'apportait le livre avec les boissons, me disant en vénitien : «la touriste ne reviendra pas. Il sera mieux avec toi qui vient toujours ici avec des livres»... 
 
Quel sens de la psychologie. Être serveur est un sacré métier où il faut être discret, observateur et perspicace. S'il avait fallu m'en persuader, la réaction du cameriere en aurait été le meilleur exemple ! Je m'empressais d'accepter le cadeau mais ne pu m'empêcher de dire à la cantonade que si la personne se manifestait il faudrait me prévenir aussitôt. Après la jeune asiatique, ce fut au serveur de hausser les épaules avec un petit sourire, du genre de celui qu'on a pour dire qu'on n'y croit vraiment pas... Ce texte fut une découverte. Linda Gregg écrit avec beaucoup de simplicité et ses vers possèdent une petite musique raffinée. C'est léger et profond en même temps. Elle parle joliment de l'hiver et de la lenteur du temps qui passe :
I would like to decorate this silence, 
but my house grows only cleaner 
and more plain. The glass chimes I hung 
over the register ring a little 
when the heat goes on. 
I waited too long to drink my tea. 
It was not hot. It was only warm.***
Mais revenons à nos moutons (irlandais). Nombreux sont ceux qui pensent que ce jour est la fête nationale irlandaise. il n'en est rien. Il n'y a pas de fête nationale en Irlande.Jusque dans les années 70, lorsque la Saint-Patrick tombait un dimanche, les pubs restaient fermés. Quand on voit la beuverie universelle qu'est devenue ce jour... Sur un site vénitien on explique depuis quelques jours que «la seule chose à faire pour la Saint Patrick c'est boire !» Prudentes, les autorités de la Sérénissime ont autorisé l'organisation d'un Festival Saint Patrick... mais à Marghera. Ouf ! le risque d'une foule internationale avinée et incontrôlable sur la Piazza a été de justesse évité...

Ce jour est avant tout la fête d'un saint que reconnaissent toutes les confessions chrétiennes. Dans le monde catholique, le jour change en fonction des dates du Carême et de Pâques. Comme toutes les solennités, elle ne peut avoir lieu en même temps que les dimanches de Carême, celui des Rameaux ou pendant la Semaine Sainte. Pour ceux qui ne le savent pas et que cela pourrait intéresser, il s'agit de la commémoration du jour où l'évangélisateur de l'Irlande prêcha pour la première fois le dogme de la Sainte Trinité Pour ce faire, il prit l'exemple du trèfle, devenu depuis le symbole du pays (non pas son emblème qui est, chacun le sait, la harpe celtique). « Chaque année, les citoyens d’Irlande mettent un trèfle à leur boutonnière pour se souvenir de cet enseignement.» explique Wikipedia
 
  
L'hiver est une musique autour de nous comme elle est en nous, le souffle glacé du vent et la nuit qui se répand trop vite, font tinter le parure de gel du bord des routes. Au début, le cœur comme une oreille entend de belles choses. Un appel au répit, le besoin de reprendre des forces. Comme le reste de la nature, il nous apprête pour le renouveau, pour quand le printemps guilleret frappera à nos portes. Hélas, l'homme oublie vite les douces harmonies du début. Passées les cantiques de Noël, la musique se fait lancinante, insupportable parfois. Toujours ce clapotis trop dense sur les vitres, toujours ce vent sous les portes. Mais un matin, l'air se fait plus léger. Les dernières mesures de la mélodie trop entendue s'éloignent, et en dépit de courtes reprises qui voudraient séduire, tout en nous sait qu'il n'y aura pas de bis. Le rideau va tomber. Déjà les lumières de la salle s'allument, dans les maisons les fenêtres s'ouvrent en grand... 
 
Bientôt la saison nouvelle et la joie du renouveau, donc. Il y aura encore de nombreuses averses, des matins brumeux, de longues nuits froides et la neige couvrira encore pour de longues semaines les sommets. A Venise, le visiteur qui se rend à San Michele ou à Murano sera tout étonné de voir comme un décor les montagnes enneigées. Certains jours, on croirait pouvoir les toucher, pareilles à la célèbre vue gravée au XVe siècle par l'allemand Bernhard von Breydenbach
 
La Piazza sera encore submergée par le caigo, cet épais brouillard dans lequel j'aime me perdre encore, comme au temps de mon adolescence, parce qu'il me rappelle les matins glacés des hivers londoniens, quand les autobus à impériale étaient précédés par un employé marchant une lanterne à la main. Je revois aussi le chemin que nous devions faire, encore engourdis par nos rêves, entre Cadogan House, la maison du collège où j'étais pensionnaire et la chapelle pour la prière du matin, après le breakfast dans le gigantesque réfectoire et avant les cours du matin... 
 
  
Notes :
 
*     Linda Gregg (1942-2019), poètesse new-yorkaise.
 
**   Chosen by the Lion : Poems
       Graywolf Press, 1995
 
**   J'aimerais décorer ce silence,
       mais ma maison n'en est que plus propre
       et plus simple. Les carillons de verre accrochés
       au-dessus de la caisse se mettent à sonner 
       quand le chauffage s'allume.
       J'ai trop attendu pour boire mon thé.
       Il n'était pas chaud. Juste tiède.   [Traduction libre]
 

à suivre

11 mars 2017

Simples pensées vénitiennes

"Le principal, c'est que je veux devenir solitaire, inflexible et tendre"
Jean-René Huguenin (Journal)
Quoi de plus apaisant qu'un brouillard matinal, quand les paysages familiers s'enveloppent de mystère ? L'atmosphère est propice aux rêves comme au farniente. Qui prétend que la grisaille est triste. Tout prend un aspect différent avec la brume épaisse qui se répand tout autour de moi. Le chat qui s'était hasarde sur le balcon a vite recouvré son coussin au-dessus du radiateur. Même les deux pigeons réfugiés sur le rebord de pierre de la fenêtre ne l'ont pas intéressé. Comme lui, je suis bien au chaud, retourné dans mon lit, face à la fenêtre et aux deux pigeons. La lumière est diaphane et à bien regarder, elle n'est pas grise mais blanche avec des nuances de rose très pâle et de bleu tout aussi clair. Les branches dénudées des tilleuls ressemblent aux branches des cerisiers en hiver qu'on voit dans les peintures japonaises. Je pense à un haïku du poète Bâsho. Au fond, qui ferment le décor, les façades des maisons voisines, avec leurs grandes fenêtres pareilles à de grands damiers noirs et blancs. Tout est atténué, nuancé, même les bruits de la ville. Et, quand les cloches de l'église voisine se mettent à sonner, on pourrait presque penser à celles des navires en pleine mer quand la brume se confond avec l'océan et que le silence après se fait absolu, le calme parfois effrayant. L'idéal pour l'introspection, la méditation et donc pour l'écriture. Le chat a quitté son coussin pour me rejoindre sur le lit. Non pas par curiosité, ni pour m'encourager dans ma tâche comme il le fait parfois, mais plutôt pour comprendre pourquoi je reste dans mon lit au lieu de lui préparer son déjeuner... Il attend. Mitsou aurait pu s'appeler Bouddha, tant il cultive la sérénité et la patience. Il a ses moments de crise comme tout un chacun, on lit alors dans ses yeux des pensées diaboliques.  C'est un chat.

Il manifeste dans ces moments-là sa rage en s'attaquant à un journal abandonné sur un fauteuil et qui n'avait rien fait et le réduit en charpie, ou en s'amusant à faire le tour du canapé sur le dos en ne s'aidant que de ses griffes pour avancer... Si ce pauvre sofa avait des cordes vocales, il hurlerait sa douleur. Comme je l'ai fait il y a peu en découvrant la facture du tapissier... Mais pour l'instant, respectueux de mon travail, il s'est endormi les pattes avant joliment repliées sous lui, à deux pas de mon écritoire, après avoir un instant regardé ma main, le stylo et mon carnet. C'est en contemplant Rosa le petit chat gris de mes années étudiantes à Venise, dormant dans une position identique que j'eus soudain l'inspiration pour ma nouvelle," Le roi des chats est vénitien". Mitsou lit sûrement dans mes pensées - les chats sont capables de tout, j'en suis convaincu - car au moment où le nom de son lointain prédécesseur apparut sur cette page, il a ouvert un œil, m'a regardé un court instant puis m'a tourné le dos et... s'est rendormi... 

Mais revenons au brouillard. Le caigo que j'évoquais plus haut. Il comble l'écrivain, le poète et le rêveur. Je ne prétend être rien de tout cela, juste un plumitif qui ne peut se passer d'écrire et peut enfin le faire tout à son aise. Que parfois des gens me lisent et en tirent un certain plaisir me satisfait bien sûr, mais être lu n'est pas le premier de mes soucis. A l'âge qui est le mien, au seuil du dernier chapitre de la vie, le besoin d'exprimer ce que je crois, ce que je pense et ressens, m'est devenu impératif. Peut-être pour commencer de transmettre mes expériences et mes idées maintenant que mes enfants, à leur tour, font des enfants et qu'ils vont sur le chemin de la vie sans n'avoir plus à me donner la main. Peut-être aussi pour conserver le souvenir de ce que j'ai vécu, comme un témoignage d'une époque révolue et encore très présente dans mon esprit (comme dans mon cœur). Je rencontre tellement de gens dont la mémoire s'est figée et qui ne pourront jamais plu transmettre quoi que ce soit des aventures de leur vie, qu'il y aussi ce désir de dire tant que j'en suis capable. Curieusement, moi qui n'ai pas de mémoire, sinon de manière fugace, et qui m'appuie sur presque quarante ans de journal intime pour savoir le détail de ce que furent mes jours, je revois clairement certains moments comme on regarde un film. Matière idéale pour mon écriture, qu'il s'agisse de fiction ou d'illustration pour mes idées et mes convictions. Que le lecteur ne voit pas dans ces lignes un quelconque satisfecit narcissique. Je ne fais que constater ce qui nourrit ma pensée - et donc ma vie, n'est -ce pas ? - chaque jour. Venise autant que ma campagne isolée m'aident en cela, comme le brouillard de ce matin de février, à quelques jours du carnaval qui va se répandre comme une coulée de lave, dans les rues et les campi de Venise. Mais j'aurai fui avant l'invasion. En attendant, j'écris dans mon lit, avec le chat endormi, qui rêve à côté de moi et les deux pigeons qui observent en commentant l'allure des passants. 


Mon billet sur la triste affaire du jeune homme noyé sous le regard des badauds a été lu par plusieurs milliers de personnes, partagé par des tas d'inconnus. Mais je m'interroge. Les mots du titre, sans l'avoir voulu, sont du même acabit que ceux de la presse dont je dénonçais dans l'article le goût pour l'émotion et le sensationnel. Sommes-nous tous contaminés finalement ? Une amie psychologue vient ce matin de m'apporter les éléments qui me manquaient pour que ma réflexion soit plus aboutie. Elle m'expliquait ce qu'on nomme "l'Effet  du témoin", mis en évidence par John Darley et Jibb Latané, qui montre que plus il y a de personnes qui sont témoins d'un évènement, moins les gens interviennent. 

Un lecteur s'interrogeait sur le fait que si, à la place d'un homme de couleur, il s'était agi d'une fillette de cinq ans, il y aurait eu des gens pour sauter dans l'eau glacée au risque de leur vie. On a tous en tête des situations où il suffit d'un cri, d'un geste pour déclencher un mouvement de foule. Peut-être a-t-il raison quand il souligne l'hypothèse que l'enfant attirant la sympathie naturelle de tous les gens normalement constitués, il n'en est pas forcément de même pour un adulte, qu'il soit noir, blanc, jaune ou vert de peau. Cette retenue serait la manifestation inconsciente de ce qu'on nomme le racisme ordinaire ? Hélas oui peut-être pour certains. Mais à entendre les voix enregistrées dans les vidéos, la tonalité de la plupart des cris et des paroles échangées par les témoins entre eux, tout cela montre bien une émotion ; on sent bien qu'ils ne sont pas indifférents. En effet, si le secouriste avait sauté, ou n'importe qui, d'autres auraient suivi. Enfin pour répondre à ce lecteur, tout s'est passé très vite et quand les gens ont commencé à réagir, (au moment où le maître-nageur a voulu intervenir), les bouées étaient autour du jeune homme et on peut penser que la foule a été littéralement sidérée de voir que Pateh ne bougeait toujours pas, ne faisait aucune tentative pour s'en approcher et les saisir. Était-ce le désir de mourir plus fort que tout, était-il tétanisé par la peur, paralysé par le froid ? Même gelé, il pouvait tendre les bras, elles étaient vraiment à côté de lui et c'est surement ce qui a subjugué la foule. J'ai réécouté la bande-son des vidéos. On remarque qu'à cet instant précis - quelques secondes avant qu'il ne se noie - il n'y a pratiquement plus de cris, presque plus de bruit, même la rumeur de la ville s'est atténuée. Les gens sont sidérés, je le répète, c'est bien le mot le plus juste. C'est aussi le plus triste. 

Le soleil tente de faire une percée mais la densité du brouillard l'en empêche. Cela donne une jolie lumière mordorée. Les branches des tilleuls sont passées du noir d'encre à un marron tirant presque sur le vert. Ces variations de lumière depuis ce matin m'évoquent la différence, le soir dans la maison, entre les lampes allumées. Celles avec des ampoules traditionnelles à filament (j'en ai acheté en quantité partout où je pouvais, à Venise, à Bordeaux, Nantes, à la campagne) qui répandent un joli jaune chaleureux, et les ampoules LED, blanches et laiteuses. Selon l'emplacement, elles organisent dans le salon un jeu de nuances agréable à l'œil. Mais laissons ces pensées domestiques... Décidément, écrire dans mon lit n'apporte que des considérations bien ordinaires. L'impression d'animer à moi tout seul, avec moi-même, le chat ne participant que d'un œil qu'il ouvre de temps à autre pour deviner si j'ai malgré tout bientôt l'intention de me lever pour le nourrir, une sorte de conversation piece, ou pour parler français une discussion genre café du commerce... Le soleil maintenant est vraiment levé. Doré comme du bon pain, il efface la palette des gris dont le brouillard avait recouvert la ville. Il est temps de passer au occupations domestiques. C'est bien l'avis de Mitsou. Dehors, les bruits de la ville sont revenus. Il est presque onze heures. A la musique de Caldarà a succédé Hit The Ground, très belle chanson de la splendide Lizz Wright. je l'offre à la mémoire du jeune Pateh.