Il est des œuvres d'art qui s'imposent à nous un jour et ne quittent plus notre panthéon intérieur. André Malraux qui inventa, ou du moins détaillera le concept du musée imaginaire disait : "Il n'est pas vain de savoir à quel appel profond de notre être répond une œuvre, ni de savoir que ce n'est pas toujours au même..." Dans un musée réel, l’objet d'art qu'on peut y admirer est détaché du contexte dans lequel l'artiste en son temps avait composé sa peinture ou sa sculpture. Il n'y a plus cette liaison fondamentale entre le monde réel et l’œuvre. Et une dimension nous manque donc. L'avantage du musée imaginaire est cette possibilité - démultipliée avec bonheur par les moyens techniques modernes - non seulement de constituer pour soi, au gré de nos trouvailles, de notre cheminement personnel, de nos attirances et de nos besoins, des objets d'art que nous pourrons contempler à loisirs, n'importe quand, n'importe où.
Mais cette joie pour moi a ses limites quand on ne peut que se résigner à l'idée que l’œuvre tant aimée est totalement détachée du monde où elle a vu le jour et pour qui elle a été créée. C'est un peu comme avoir dans une vitrine une belle vaisselle ancienne, des couverts d'autrefois et ne pas les utiliser pour ce qu'ils sont, de la vaisselle et des couverts...). C'est simplement pour cette raison que je me suis pris d'affection très jeune pour l'art vénitien, avant et bien plus que tous les autres. Même largement appauvri par les pillages et les dispersions liées aux aléas de l'Histoire, il existe toujours en grande partie à l'endroit même où il est né. Certes on peut dire cela de l'art gothique resté sur l'emplacement même de sa création, à la façade des églises, l'art de la Renaissance est toujours visible dans les palais de Rome ou de Florence et les flamands en Flandre. Mais, quelque chose a changé. Pas seulement l'état de l’œuvre elle-même, forcément modifié par le temps. Malraux l'a dit bien mieux que je ne saurai le faire quand il souligne que "Toute œuvre d'art survivante est amputée, et d'abord de son temps. Sculpture où était-elle ? Dans un temple, une rue, un salon. Elle a perdu temple, rue ou salon. Si le salon est reconstitué au musée, si la statue est encore au portail de sa cathédrale, la ville qui entourait le salon ou la cathédrale a changé." (1)
Rien de cela avec l'art vénitien, car finalement, les siècles s'ils ont porté leur lot d'outrage à la cité des doges, l'essentiel demeure. On peut sans être moqué ni taxé de doux rêveur prétendre haut et fort que Venise demeure ce qu'elle était aux temps des Bellini, Giorgione ou Tintoret. C'est d'ailleurs étourdissant de se dire que les siècles et les modes artistiques se sont succédé sans que soit détruits les témoignages des époques précédentes... C'est aussi pour cela que Venise n'est pas encore prête de devenir un musée et un musée seulement : la vie est toujours là. Les personnages qui peuplent les tableaux de Carpaccio sont toujours dans la rue, des siècles après, comme le sont aussi ceux de Guardi ou du Canaletto. Ce sont leurs descendants qui vivent et respirent dans la Venise d'aujourd'hui. Ne vous est-il jamais arrivé de croiser au détour d'une calle un des jeunes écuyers de la suite de la princesse-martyre Ursule, ou bien parmi les jeunes rameurs d'une régate les gondoliers du miracle de la croix ?
Sans cette Sagra conversazione de Bellini (2), le personnage agenouillé aux pieds de la Vierge et de l'enfant, serait depuis longtemps disparu des mémoires, mais son visage demeure, comme une photo d'identité. Il s'agit de N.H. Giacomo Dolfin, qui fut duc de Candie (3). aisant que l'homme existe encore aujourd'hui en quelque sorte... On ne peut pas dire la même chose des autres protagonistes du tableau.
Marie elle-même n'a rien d'un visage sorti de l'imagination du peintre. L'humilité de son attitude avec son regard gracieusement baissé vers le gentilhomme agenouillé, avec un je ne sais quoi de bouderie naturelle, cela ne s'invente pas. La jeune fille qui a posé était un être de chair et d'os. J'ai toujours pensé que l'adolescent qui posa pour figurer Saint Sébastien était son frère. Le même nez, le même menton, quelque chose de semblable dans le regard. Il y a de fortes chances pour que leurs descendants vivent encore dans les parages.
Et puis, en dépit de Buonaparte et des autrichiens ensuite, la majorité des œuvres conservées à Venise, est restée le plus souvent in primo loco suo. Quand on marche dans les rues adjacentes à l'atelier du Titien, on respire le même air que le maître, la lumière est semblable et le silence qui englobe tout porte en lui les silences qui entouraient la méditation de l'artiste. De là à penser qu'ils sont tous encore là autour de nous, peintres et modèles, commanditaires et voisins, mêlés à la population d'aujourd'hui, il n'y a qu'un pas que mon imagination d'enfant m'a souvent fait franchir quand j'allais seul me promener dans la ville. Cela souligne à mes yeux l'importance du silence dans la ville car si de mémoire d'homme, elles ont toujours été bruyantes (Relisons dans ses Satires, ce qu'éructe Boileau victime des Embarras de Paris. (4)
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(1)- Et j'aime qu'il rajoute presqu'aussitôt "Si nous parvenions à éprouver les sentiments qu'éprouvaient les premiers spectateurs d'une statue égyptienne, d'un crucifix roman, nous ne pourrions plus laisser ceux-ci au Louvre..."
(2)- Peinture de Giovanni Bellini conservée dans la Capella Sacra de San Francesco del Deserto, un des lieux les plus paisibles de Venise. Longtemps attribuée à un élève de Bellini, Girolamo Mocetti. Selon Vasari, elle remplacerait un magnifique Christ mort qui avait été commandé au maître mais qui fut offert au roi Louis XI par le Sénat sous le dogat de Vendramin, mais dont on ne sait rien.. Serait-ce le superbe panneau conservé au Musée Correr ? A ma connaissance, il n'y a aucun tableau de Bellini dans les collections de France...
(3)- Il est vrai qu'une autre image de lui subsiste. Il s'agit d'un grand portrait du Titien réalisé en 1532, année où le patricien fut nommé gouverneur de Trévise. Il est conservé au Los Angeles County Museum of Art.
(4)- Pour le texte intégral de la Satire, voir la page ICI.
Les citations d'André Malraux sont extraites se son ouvrage Les Voix du Silence ( NRF Gallimard, Collection La Galerie de la Pléiade, édition de 1952).