On peut à Venise se contenter d'errer le nez au vent de San Marco au Rialto, de la pointe de la douane aux confins des Fondamente Nuove et se sentir loin de la vie habituelle, loin du monde courant et oublier tout le reste. C'est agréable certes, et beaucoup s'en satisfont, mais c'est assez réducteur pour cette ville unique au monde. Y vivre est un bonheur qui se paye.
Aucune allusion aux prix pratiqués par les commerces et restaurants chinois - et s'il n'y avait que dans ces lieux-là... - mais aux difficultés rencontrées pour trouver du pain frais, des lacets de chaussure ou du dentifrice. Capable d'abriter plus de 100.000 habitants, Venise fut jusqu'à récemment dotée de toutes les facilités nécessaires à la vie quotidienne, des commerces de proximité à foison, des écoles, des crèches, des hôpitaux. On y vivait mieux qu'ailleurs car sans le stress du trafic automobile et dans un décor unique au monde, entouré d'eau comme dans une matrice. L'eau est toujours là, elle monte au gré des marées et des vents un peu plus souvent qu'autrefois, la beauté même décatie par l'usure du temps, et la pollution - Venise serait plus polluée que Pékin à certains moments de l'année (c'est sûrement ce qui attire les milliers de chinois qui y viennent vivre ou la visitent), et mêmes nombreux, les moteurs des bateaux sont loin d'atteindre le niveau sonore insupportable des grandes cités modernes. Mais il n'y a pratiquement plus rien qui permette aux vénitiens de vivre facilement. Avec un million de touristes en plus par rapport à l'an passé - ce qui donne plus de 30.000.000 de visiteurs par an ! - on n'est pas comme ailleurs. Dubrovnik ou Corfou vivent le même cauchemar : les habitants s'enfuient, les maisons se vident vite transformées en hôtels ou en chambres d'hôtes pour l'appât du gain et les boucheries, les fleuristes, les boulangers et les épiciers cèdent la place à des marchands de bimbeloterie à trois sous (toujours les chinois) ou des fast-foods...
Bref, ce n'est pas une sinécure. Pourtant, Dieu comme on y est bien. Surtout aux périodes boudées par les touristes (ou par les voyagistes plutôt) et pendant la saison touristique (qui s'étend quasiment sur toute l'année désormais) dans les moments où les hordes se posent pour se sustenter, reposer leurs pauvres pieds endoloris ou pour dormir. Le vénitien peut alors retrouver ses homologues, promener tranquillement son chien ou faire jouer ses enfants sur les campi vidés du plus gros des troupeaux de visiteurs. Il peut saluer ses voisins sans être la cible de dizaines de photographes, il peut arpenter les rues et traverser les canaux sans faire la queue comme à un feu rouge ni risquer de se faire écraser les pieds par une valise à roulettes. C'est pendant l'enfer un peu moins l'enfer et tout le monde se détend.
C'est dans cet esprit que s'est déroulé pour votre serviteur une bonne partie de la journée d'aujourd'hui. Après avoir traversé le grand canal avec hésitation (passer sur l'autre rive n'est pas une mince affaire depuis quelques temps : le pont de l'Accademia est en rénovation. entouré de palissades, le piéton ne dispose plus que d'un passage étroit en sens unique et il est très fréquenté ) emplettes dans un supermarché bon marché du côté de Sainte Marthe pour des produits d'hygiène ménagère, promenade dans ce quartier éloigné et peu fréquenté par les touristes - il faisait doux et le soleil donnait enfin envie de flâner - ombra ensuite au bistrot Do Draghi sur le campo Santa Margherita come di solito, servi par la ravissante Angelina de Trévise.
On en croisait partout du côté des Zattere en fin d'après-midi et la galerie ItinerArte de la très solaire Maria-Novella Papafava dei Carraresi, descendant d'une des plus grandes familles originaire de Padoue inscrite au Livre d'Or de Venise et fille de l'écrivain Novello Papafava qui fut directeur de la RAI, où se déroulait le vernissage d'une intéressante exposition des travaux de Virgilio Patarini et de Maria-Novella elle-même, vit passer des tas de gens bizarrement vêtus pour les lieux. Déjà vêtus des maillots et blousons officiels de la manifestation, ils erraient à la recherche d'une terrasse ou d'un marchand de glaces. Nico n'est pas très loin. Certains, sûrement mal informés, traînaient même avec eux un vélo...
Perifrase veneziane
La découverte du travail de Virgilio Patarini, un de ces artistes au talent polymorphe comme TraMeZziniMag les aime, est une belle surprise. Ce lombard (il est né à Breno dans la province de Brescia, non loin de Bergame, dans cette contrée splendide qui a tout pour façonner la sensibilité chromatique des peintres et des cinéastes - Comencini, Guadagnino viennent de par là ), a plein de cordes à son arc. Plasticien, scénographe, auteur, commissaire d'expositions, l'homme est passionné. Il communique instantanément sa jovialité avec la faconde des gens réellement inspirés et qui n'ont rien à prouver. La simplicité est souvent la compagne du vrai talent. Il propose dans la jolie petite galerie, pimpante et rénovée de Maria Novella des travaux récents, des paysages urbains réalisés aux pigments sur des plaques de ciment. Images de la Venise connue, skylines de la Sérénissime, conçues sur place mais peintes à Naples, nées du regard acéré du peintre mais interprétées par le biais du medium utilisé comme la traduction d'un ressenti. Il en ressort un travail pictural qu'on pénètre peu à peu et d'où surgissent des réminiscences d'émotions esthétiques personnelles et de sensations vécues au fil des promenades dans ces lieux connus de tous mais qui nous sont uniques. San Giorgio, San Trovaso, Marghera, autant de paysages urbains reconstitués dans des gammes chromatiques chaudes mais de cette chaleur si prégnante qu'ont les métaux quand ils vieillissent, ces tons veloutés de la rouille et de la mémoire. Certains évoquèrent Zoran Music qui travailla sa vision de Venise dans les mêmes tons mordorés. Une agréable promenade.
Les travaux de Maria-Novella Papafava présentés dans la deuxième - ou bien est-ce la première, car la galerie est faite de deux lieux mitoyens mais séparés - se marient parfaitement avec les œuvres du sympathique lombard. Elles illustrent avec la délicatesse et la fougue artistique de l'artiste, plasticienne, écrivain, danseuse et chorégraphe, auteur-compositeur, actrice, ces paraphrases vénitiennes - c'est d'ailleurs le (joli) titre de la mostra - mais aussi le talent de la maîtresse des lieux. Toujours avec discrétion et un sourire ensorcelant mais qui semble toujours vouloir s'excuser, elle exprime une sensibilité tellement ciselée qu'elle frise parfois la souffrance. Celle des plus talentueux d'entre nous, ceux que la vie ou la lucidité écorchent mais dont ils se nourrissent et qui offrent au monde une œuvre pleine de poésie. En parcourant ces parafrasi veneziane, j'avais dans la tête la voix de John Wills chantant Love is Swift My Dear qui me revient souvent lorsque je marche seul dans les rues de Venise.
Parfois l’effet d’un enfant
L'atmosphère toujours conviviale, retenue et pourtant pleine d'empathie qui suintent de ces lieux, les carafes de spritz et les tramezzini de Rosa Salva, le public où se mêlaient amis de la galerie, artistes, philosophes et poètes évoquaient aussi les Kinderszenen, l'opus 15 de Robert Schumann, et plus particulièrement L'enfant qui s'endort (Kind im Einschlummern) qui évoque aussi mes années vénitiennes de jeunesse, quand, comme Clara à Robert, on me disait souvent : "tu me fais parfois l’effet d’un enfant ! " Un des plus beaux compliments qu'on puisse recevoir et que je fais à mon tour aux deux artistes tant la poésie qui émane de leur travail comme de leur approche des beautés de la Sérénissime déborde de pureté, d'amour et de pudeur...
A deux pas de la galerie, sur le campiello, la jolie petite maison rouge était habitée par une famille sympathique. Giusi Gradella et son mari magistrat m'y accueillaient souvent avec leur gentillesse et leur simplicité. Ils logeaient mon amie Anna Neushhafer, jeune allemande à peine mariée à un pasteur avec qui j'écoutais souvent les Scènes d'enfant par Martha Argerich. Leurs deux filles, plus jeunes que nous, rayonnaient dans cette maison d'intellectuels cosmopolites qui me reposaient alors de l'atmosphère dans laquelle j'étais contraint de vivre du côté de Cannaregio. Il régnait chez eux le même esprit que chez mes parents et les dîners auxquels j'étais convié me ramenaient chez moi comme ceux de la duchesse Decazes me transportaient chez mes grands-parents.
C'est dans cette maison que je découvris vraiment l’œuvre de Robert Schumann avec les disques d'Anna que nous écoutions avec un walkman, merveilleuse invention de Sony... Rien à Venise, aucune sensation, aucun recoin, aucun moment n'est anodin pour mon cœur. Je me suis formé dans ces lieux, j'ai vécu l'essentiel de ma vie intérieure en partant de ce qu'ici j'ai reçu, appris, compris...
Promenade culturelle
Promenade culturelle
Cette journée sous le signe de l'art. Visite des galeries du côté de la Fenice. Chiacchierata avec Renato Luce dans sa galerie devant ses magnifiques Cesetti et ses Santomaso. Nous évoquons Graziussi qu'il ne porte pas dans son cœur comme beaucoup de professionnels ici, le Naviglio, et les autres galeries disparues. Visite ensuite à la galerie Bordas où sont exposés des œuvres de Zoran Music. Bonheur de voir ses croquis et quelques livres d'artistes splendides parus chez Fata Morgana ou ailleurs. Quelques petites toiles que je ne connaissais pas et l'ombre d'Ida Barbarigo, de François Mitterrand et de sa fille Mazarine du temps où les croiser dans la ville était une habitude... Que dirait l'ancien président de ces hordes bruyantes qui dévalent le long des rues sans jamais s'arrêter devant les belles choses exposées mais qui stagnent devant les boutiques des chinois comme subjugués par les horreurs présentées ? Mais il est temps de rentrer dîner. La course nocturne passe sous nos
fenêtres ou presque. Cela promet de durer un moment. Public bon enfant mais bruyant...
Crédits photographiques (et remerciements): © Catherine Hédouin, Avril 2018 - Tous Droits Réservés