29 décembre 2014

Réflexions sur l'art

..On a souvent "prétendu que l'Italie de la renaissance était dominée par l'idée d'art. C'est une confusion : ce qu'on appelle ici art n'a rien à voir avec les Beaux-Arts. C'est en réalité le triomphe de la logique, la perfection, raisonnée en toutes ses parties, qu'un souverain donne à l’organisation de ses états... Bref, l'idéal propre à tous les ouvriers de la pensée."  

..C'est avec ces quelques mots lus d'un ouvrage de Müntz, qu'un de mes maîtres me fit comprendre pourquoi la Renaissance a tant tardé à s'introduire à Venise et pourquoi Venise n'apparait pas aux yeux des historiens comme un lieu moteur et innovateur dans la création artistique de cette période extraordinairement féconde partout en Italie. Le doge avait bourse et poings liés par le Sénat qui, par sa nature et ses fonctions, restait dans tous les domaines autres que ceux qui pouvaient contribuer à la protection des acquis de la république, de son pouvoir, son influence et de sa fortune, très conservateur et frileux. Le système politique de la Sérénissime évitât la dictature et permit aux vénitiens une certaine liberté enviable à l'époque, mais freina beaucoup les inventions de l'art. L'inquisition veillait aussi. Pourtant, avec les échanges commerciaux et l'importance de l'activité portuaire, Venise voyait passer du monde et parmi eux des savants et des artistes dont les idées et les innovations forcément essaimaient les esprits. C'est ainsi qu'on ne peut imaginer le passage à Venise de Leonardo da Vinci sans qu'ait eu lieu un échange de nature philosophique, scientifique ou artistique avec ceux qu'il a pu rencontrer pendant son séjour.

..C'était en mars 1500. Le XVIe siècle n'avait pas trois mois. On sait qu'il était chez le célèbre luthier Gugnasco, derrière San Zaccaria, à qui il montra le portrait au fusain qu'il venait de réaliser d'Isabelle d'Este (cf Tramezzinimag, billet du 24/3/2007). La tradition voudrait que les plans et dessins des navires amphibie, ancêtres des sous-marins, aient été dessinés pendant son séjour. On sait qu'il rencontra des esprits brillants et cultivés et sa renommée lui aura forcément fait prendre contact avec les plus grands artistes vénitiens... Que n'avons-nous pas de témoignages vidéo ou simplement sonores de cette période... Si seulement cela avait existé alors, quelle richesse pour nous... Nous saurions ce qui fut dit, la nature des échanges chez les uns ou chez les autres et qui forcément contribuèrent à l'évolution des idées, la modernité entrant comme un courant d'air dans les palais comme dans les esprits vénitiens.
 
 
..Mais qu'importe les hommes, ce qui compte avant tout, c'est l’œuvre d 'art elle-même et la personnalité de son auteur n'intéresse que dans la mesure où elle permet d'expliquer la genèse et l'esprit de cette œuvre. Ne fait-on pas de nos jours trop cas de l'auteur de l’œuvre, glosant sur le pourquoi du comment ? Mais l'artiste est avant tout l"intermédiaire qui transforme une intuition, une idée, un ressenti en son expression visible et accessible à tous... Un besogneux doué d'une intuition et naturellement d'un savoir-faire du même type finalement que celui du boulanger ou de l'ébéniste... Saviez-vous que pour les grecs, le mot qui servait à désigner un sculpteur servait aussi pour définir un simple fabricant d'assiettes ? 
 
 
..Mais le sujet mériterait bien des développements qui ne peuvent trouver leur place sur un blog. Nos temps sont au court, au rapide, au pré-digéré. Un critique n'a-t-il pas écrit il y a quelques années, au sujet des billets de ce blog, qu'ils étaient trop longs et trop sophistiqués. J'ai pris cela comme un compliment... Encore une autre histoire... Bonne dernière semaine de l'année à mes lecteurs!

24 décembre 2014

13 décembre, Sainte Lucie, la fête qui nous porte vers Noël

Dans un monde de plus en plus chamboulé par la mondialisation, la libre circulation, physique ou virtuelle des êtres, des marchandises et des idées, certaines traditions périclitent ou du moins perdent du sens. Manque général de culture ? Perte de repères traditionnels ? Rythmes de vie qui ne laissent plus de place aux rites ? Désacralisation des fêtes et des traditions liées à la spiritualité ? Matérialisme  déchaîné de nos sociétés ultra-libérales et repues ? 
.
Certainement un peu de tout cela. Mais avant tout, selon moi, par l'étouffement de l'esprit d'enfance. En ce temps de Noël, on voudrait nous faire assimiler cette attitude mentale à un simple appétit matériel pour les belles et bonnes choses qui nous attendent sur la table des fêtes et sous le sapin dressé dans le salon. L'esprit d'enfance, c'est autre chose. C'est l'émerveillement devant le mystère de l'incarnation, l'impossibilité de comprendre comment ce qui s'est passé il y a plus de deux mille ans en Judée a pu avoir lieu et comment deux mille ans après on en parle encore. C'est la joie des petits devant la crèche où bientôt l'enfant-roi se trouvera entre le bœuf et l'âne, entre Marie et Joseph, devant les bergers émerveillés... C'est la joie de la lumière, vieille tradition qui remonte à des temps bien plus anciens que les temps de la Bible... C'est ainsi que l'on fête la Lumière aujourd’hui, à travers le monde. 
 .
Et cette fête est personnalisée un peu partout dans le monde par Sainte Lucie,  martyre de Syracuse, dont le corps repose depuis des siècles dans une chapelle de l'église San Geremia, près du palazzo Labia, au bord du Canalazzo. Sa fête marque, avec l'Avent le début du temps de Noël. Traditionnellement importante dans toute la Chrétienté occidentale, elle est aujourd'hui surtout célébrée en Scandinavie et plus particulièrement, en Suède, au Danemark, en Norvège, en Islande et en Finlande. Mais on la célèbre aussi ailleurs, notamment en Croatie et bien sûr en Italie. Lucie, cela vient du latin Lux, qui veut dire lumière. N'est-elle pas la patronne des opticiens et des ophtalmologues ? A Venise sa momie est entourée d’ex-votos représentant des lunettes ou des yeux, vieille tradition que pratiquaient déjà les romains...

Sainte Lucie est très populaire parmi les enfants du nord-est de l'Italie, surtout dans les environs de Bergame, à Brescia, Crémone, Mantoue et en Émilie-Romagne, tradition encore très suivie à Parme et à Plaisance. En Vénétie, c'est à Vérone que la tradition persiste. Les enfants lui écrivent pour dire combien ils ont été sages et doivent donner ce qu'ils ont sous la main à manger, pour elle comme pour l'âne qui l'accompagne et transporte les cadeaux tant attendus... La fête de Sainte Lucie est à rapprocher de la Hannuka juive, et l'évolution de notre calendrier la situe aux alentours du solstice d'hiver quand elle devait coïncider avec. Et cette année, la fête prendra un tour un peu particulier puisque les reliques de la sainte retournent dès demain et pour le reste du mois de décembre à Syracuse, la ville où elle est née et dont elle est la patronne. De nombreuses manifestations sont prévues pour ce retour très attendu par la population.


On peut sourire sur les manifestations de la piété populaire, liée depuis toujours à des croyances bien éloignées de l’Écriture mais tellement nécessaires à la cohésion sociale et à la paix des cœurs. Cette dévotion pour les saints a permis, d'enrichir les arts depuis des siècles, en offrant au monde de nombreux chefs-d’œuvre qui forment aujourd'hui des trésors pour l'humanité toute entière. Sans la vie des saints et les épisodes de l’Évangile, que serait l'art après tout ?

Puisque nous évoquons les arts, parlons musique... Vous connaissez peut-être la très belle canzone, interprétée ici par Lucio Dalla et son créateur, Francesco De Gregori. Un moment d'émotion pour ceux qui ont grandi avec ces deux voix :


"Santa Lucia, il violino dei poveri è una barca sfondata
e un ragazzino al secondo piano che canta, ride e stona perchè vada lontano, 
fa che gli sia dolce anche la pioggia delle scarpe,
anche la solitudine."
D'autres images et d'autres détails intéressants chez notre ami Fausto Maroder de l'Alloggi Barbaria, ICI. "Buona Santa Lucia a tutti, a Venezia come a verona, Brescia, Trento e Siracusa !"

08 décembre 2014

Petits vénitiens, été de la saint Martin.


Quand dehors, le froid se répand et qu'il faut allumer les lampes

Quand dehors, le froid se répand et qu'il faut allumer les lampes, le bonheur est grand de pouvoir se lover dans un fauteuil confortable, près d'un feu de bois, une tasse de thé bouillant à portée et des livres. L'hiver est la saison de l'introspection et le retour sur soi trouve son compte dans ce ralentissement des mouvements et de la pensée. Remettre une bûche dans l'âtre, attiser les braises. Tirer une bouffée de la vieille pipe et mettre de la musique. Belle expression qui me fait sourire à chaque fois que je l'emploie. «Je mets mes chaussures» crie le loup de la comptine aux enfants délicieusement effrayés. Moi, «je mets de la musique» et mon corps se détend d'avance comme par enchantement. C'est peut-être cela la Joie dont parlent les bouddhistes, comme un remède à notre incomplétude. L'ego laissé à ceux qui dehors continuent de courir, la tendance de mon cœur est toujours à la à la méditation. Un paisible retour sur soi et le thé qui fume dans la tasse.De la lecture aussi.
Aujourd'hui, ce seront Les Cantos du grand Ezra Pound. Le livre posé sur un bras du fauteuil semble retenu par le chat qui ronronne en somnolant sur une page trop compliquée pour sa simplicité de chat. Et cette belle prière magnifiée par Mozart dans un offertoire composé en 1775, ce «Sub Tuum Praesidium» que j'ai eu le bonheur d'entendre chanté par Max Emmanuel Cencik, alors jeune soprano soliste des petits chanteurs de Vienne, et dont j'ai retrouvé récemment des images.
 


Bien que je l'aie certainement croisé à Venise, je ne me souviens pas d'Ezra Pound disparu en 1972. En revanche le souvenir de mes rencontres avec Olga Rudge est très présent dans ma mémoire. C'est à Dachine Rainer que je dois d'avoir pu pénétrer dans la petite maison du poète. A ce que j'ai vu et entendu, se mêlent les propos et les explications volubiles de la dame américaine très proche du couple Pound-Rudge, qui a beaucoup échangé avec l'auteur des Cantos (Elle le fit libérer de l'hôpital psychiatrique où le gouvernement américain l'avait fait interner après son procès, un peu dans l'espoir de s'en débarrasser). La lecture des Cantos est un moment important pour l'amoureux des mots. Comme devrait l'être la découverte de Ulysse de James Joyce ou des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar.

07 décembre 2014

Des milliers de gondoliers


Philippe de Commynes raconte dans sa chronique qu'il y avait lors de son séjour à Venise environ trente mille gondoles. C'était l'époque des galères et autres embarcations à rames, ce qui donnait aux hommes des milieux pauvres de la République de nombreuses possibilités : bon nombre de vénitiens exerçaient ainsi le métier de rameur ou de gondolier.
La profession était héréditaire et tenue en grand honneur parmi les classes populaires. On la considérait comme l'école et la retraite de la puissante marine vénitienne dont les exploits permirent de baptiser la république de Saint-Marc, la Dominante. 

Une très grande variété de costumes se montrait chez les gondoliers. Il y avait ceux qui étaient au service d'une riche famille. En général, ils opéraient par deux, comme le montrent gravures et peintures, contrairement aux barques publiques, qui n'avaient qu'un rameur. La livrée des gondoliers des puissantes maisons patriciennes fut longtemps riche et élégante, du moins pour le goût de l'époque. Le Sénat ayant décidé un jour de mettre un terme à la surenchère qui poussait les plus riches vénitiens à faire décorer somptueusement leurs gondoles, ces tenues devinrent le seul débordement autorisé d'extravagance. Les nouveaux riches, et cela est de tout temps, aiment à faire la roue...
Ceux qui exerçaient la même profession sans pour autant appartenir aux grandes maisons, qui louaient leur service à la course, ou à la journée formait deux catégories qui se distinguaient par la couleur de leur vareuse : les Nicolotti étaient vêtus de couleurs sombre, marron ou noir et les Castellani de rouge. Leurs noms proviennent des quartiers de la ville où ils résidaient, les premiers de la rive droite et les autres de la rive gauche du Canalazzo. ..C'est de leur rivalité, qui remonte aux premiers temps de la République, qu'est née cette opposition qui perdura jusqu'au milieu du XIXe siècle et que des artistes ont immortalisé dans leurs peintures (Cf. les scènes de la vie vénitienne de Giuseppe Bella à la Querini-Stampalia). 

La lutte était permanente entre ces deux factions et il était parfois dangereux d'être passager d'une gondole de l'une ou l'autre des factions car les gondoliers n'hésitaient pas à faire chavirer leur adversaire pour peu qu'une vendetta personnelle s'ajoute à la traditionnelle animosité. On trouve dans les archives de la République, plusieurs mains courantes racontant des scènes qui pourraient faire rire si certaines ne s'étaient pas soldées par la noyade d'innocents passagers. Le Sénat mit un terme à ces exactions selon ses usages : coupables démembrés et décapités ou pendus, gondoles brûlées et familles bannies selon la gravité de l'affaire et le rang des victimes.

La gravure du peintre et illustrateur français Stéphane Baron (183-1921) montre assez fidèlement ces tenues qu'on a peine à imaginer aujourd'hui. Les deux figures du milieu (n° 3 et 4) sont tirées des illustration du fameux ouvrage de Ludovico Menin, Il Costume di tutte le Nazioni e di tutti i Tempi descritto ed illustrato, paru à Padoue en 1833. 

Les deux gondoliers sont en tenue ordinaire. Nous sommes au XVe siècle. Ils portent chacun un bonnet enveloppant toute la tête. le premier est vêtu d'un surcot vert orné d'un capuchon en drap rouge foncé. ceinture et sacoche de cuir et poignard. Chausses de couleur foncée et souliers de cuir souple. Le second, porte en plus du bonnet, une jugulaire terminée en pointes avec des glands et deux plumes sur le côté. Il a un corselet de cuir cintré à la taille par une ceinture. ses chausses sont de deux couleurs, blanche sur la partie antérieure des jambes et rouges sur la partie postérieure.

Lorsqu'il y a deux gondoliers, celui qui se trouve à la proue appuie sa rame sur le tranchant d'une pièce de bois placée sur le côté gauche, plus haute que le bord de l'embarcation et échancrée en pour y loger le manche de la rame. La gravure le montre bien avec cette poésie propre aux descriptions des choses réelles du quotidien de l'école vénitienne. Le deuxième gondolier se tient debout sur la poupe afin de voir la proue au-dessus du felze, la partie couverte de la gondole, appelée aussi la caponera puisqu'elle était faite d'une armature de bois tendue d'une bâche de toile enduite ou de cuir noir, où s'installaient les passagers à l'abri du vent et de la pluie mais aussi des indiscrétions. Le second gondolier rame du côté droit, établissant ainsi un savant équilibre qui permet à la barque de glisser littéralement sur l'eau sans aucun a-coup.

Que dire d'autre sur les gondoles et les gondoliers ? Que le fer en croissant à sept dents n'apparait qu'au XVIe siècle et que personne n'est vraiment d'accord sur sa signification. Dans les anciennes gondoles comme celle qui se trouve représentée dans l'illustration ci-dessus, un petit tapis blanc est attaché à la proue par deux cordons de passementerie et couvre tout le fond du bateau.

Les numéros 1, 2, 5 et 6 présentent des exemplaires de costumes d'apparat. Les lecteurs de Tramezzinimag auront reconnu des figures peintes par Carpaccio dans le cycle de Sainte Ursule entre autres, conservé à l'Accademia. Le premier porte ce qui semble être une livrée. C'est un nègre comme on disait couramment avant que les mots soient considérés comme porteurs de discrimination et connotés comme jargonnent aujourd'hui nos élites . Il y en avait fréquemment au service des familles patriciennes de l'époque comme il y en aura un peu plus tard dans les cours européennes et ce jusqu'aux quinze premières années du XIXe siècle.

Pour les amateurs de costume - et ils sont nombreux depuis que le travestissement du carnaval occupe de nouveau de nombreuses personnes avec la réinvention du carnaval dans les années 80 - le nègre porte un bonnet rouge, certainement de velours de soie, une cotte de satin. Le pourpoint est en velours rehaussé de parements de soie jaune. Les brassards sont de la même couleur que le pourpoint. On voit les manches de la chemise qui bouillonnent. A cela s'ajoute une ceinture de cuir, des hauts-de-chausses de velours et des bas-de-chausses de soie bariolée. Ce bariolage dont la mode venait de l'Europe du Nord (on en retrouve de nombreuses illustrations dans la peinture allemande de l'époque) n'était pas le fait d'un tissu polychrome mais de la juxtaposition de bandes de drap de différentes couleurs. On notera le raffinement de la tenue qui se complète par les chaussures de même nuance que le bonnet le pourpoint. le gondolier de la figure n°2 porte une bien belle plume rouge sur son bonnet. . Son pourpoint de satin dont les ouvertures traversées par des aiguillettes, laissent apparaître le bouffant d'une ample chemise pour faciliter les gestes du rameur. Hauts-de-chausses rayé rouge. Qui saura jamais à quelle famille cet homme appartenait  et que fut son histoire ? Encore un berretino rouge pour le gondolier de la figure n°5. 


Mais revenons au mode de vogare. Le gondolier de poupe ne godille pas comme on le lit trop souvent dans des descriptions profanes. Contrairement au rameur de proue qui imprime  à son aviron un mouvement en huit ou plus précisément qui dessine une queue de poisson comme en font les enfants pour le 1er avril (ce que fait le gondolier aux longs cheveux de la figure n°5), le rameur de poppa pagaye littéralement, c'est à dire que son aviron lui sert simultanément de rame pour faire avancer la gondole et de gouvernail pour la diriger.On voit bien ici la forme caractéristique en bois sur laquelle le gondolier appuie sa rame.

Un dernier mot sur le costume en usage aujourd'hui. Bien que tellement habituel à nos yeux, il ne date que de quelques dizaines d'années. Longtemps les gondoliers des grandes maisons portaient la livrée de leurs maîtres comme tous les autres domestiques. Les gondoliers des services da parada (comme le Traghetto qui existe encore aujourd'hui) louant leurs services comme le fait un taxi de nos jours, portaient des vêtements chauds et pratiques pour ramer. Vêtus de blanc pour les grandes occasions, ils étaient le plus souvent vêtus de marinières sombres. Ils ne portaient pas encore ce rayé, devenu partout le symbole de la navigation à la rame, ni ce canotier de paille avec ruban de couleur. Ils avaient de grands chapeaux, parfois des feutres mous. Du temps de la Sérénissime, le bonnet des gondoliers ressemblait à celui des marins de partout. Aux pieds, ils chassaient la friulana, cette sandale très souple devenue un objet de luxe très recherché par les élégantes.



17 octobre 2014

Venise, c'est contagieux !

Reçu dans notre boîte aux lettres ce message autant inattendu que sympathique. Nos lecteurs onde l'humour, et ils ont l’œil ! Merci Jipé pour cet envoi que je m'empresse de porter à la connaissance des autres lecteurs de Tramezzinimag :


Envoyé : samedi 11 octobre 2014 14:10
À : buderi@hotmail.com <buderi@hotmail.com>
Objet : venise, c'est contagieux

Bonjour,

La folie de Venise, depuis longtemps, a fait de nombreuses "victimes" dans le monde. De ci ce là, on en trouve parfois les traces.En voici 2 exemples, l'un situé dans mon Bourbonnais natal, l'autre sur cette Côte d'Usure ou je réside depuis 30 ans. pas étonnant que j'aie été contaminé, déjà, par ces voisinages!

 

Villa « La Mauresque » 129 chemin de l'Aube, Golfe-Juan (06)

Je n'ai pas trouvé le nom de l'architecte, ,qui a réalisé cette folie, ni celui de son commanditaire. C'est un mélange d'oriental, de byzantin et de gothique vénitien sur les bords de la Nationale 7.

« Anciennement appelée « Villa Mauresque » de par son style architectural d’inspiration orientale, le château de l’Aube est aujourd’hui une luxueuse copropriété. Construit au XIXe siècle (vers 1880), l’édifice est marqué par la forme et la disposition des baies et arcades ainsi que par les éléments remarquables tels que les corniches ouvragées et les pierres apparentes. Il fut lors de la première guerre mondiale, un lieu d’accueil pour les militaires convalescents (Établissement n°16). 

Son allée des cocotiers est légendaire... » (aujourd'hui, l'allée a disparue depuis longtemps, mangée par l'élargissement de la nationale 7...)


Villa Vénitienne , 7 rue de Belgique. Vichy ( 03)

« Vénitienne, car son architecte Henri Décoret prit son inspiration sur la Casa del Oro.
C'est en 1897 que cette villa a été construite en jouant sur deux styles, gothique et mauresque, assez opposés. Le portail montre bien l'union harmonieuse des 2 styles. »

On n'en guérit jamais, mais, heureusement, il y a des traitements symptomatiques qui aident à gérer le quotidien.

Justement! c'est l'heure du spritz!

Au revoir

Bien cordialement

JiPé


Le lien joint aux photographies et commentaires de JiPé : http://www.petit-patrimoine.com/fiche-petit-patrimoine.php?id_pp=03310_10

Vous aussi, si par hasard vous avez connaissance d'une de ces folies vénitiennes, n'hésitez-pas à nous en faire part, nous publierons ces pastiches, relayant ainsi l'hommage de ceux qui les firent construire et bien entendu les architectes qui les dessinèrent en leur temps.

11 juillet 2014

l'écrivain Roberto Ferrucci : Venise va s'auto-détruire...



Auteur de "Ça change quoi" (Le Seuil) et de "Sentiments subversifs", le vénitien Roberto Ferrucci scrute et combat la folie des paquebots de croisière dans la lagune. Il s'exprimait récemment dans les colonnes de l'Humanité dans uin texte flamboyant repris aussitôt par Mediapart et que Tramezzinimag a l'honneur et le plaisir de reproduire pour ses lecteurs. Où comment les mastodontes flottants du capitalisme mondialisé détruisent un joyau de l'humanité :

Il y a quelques jours, ici, en France, on m’a demandé si, dans cinquante ans, Venise serait vraiment submergée, engloutie par les eaux. J’ai souri, j’ai répondu non, je ne crois pas, et puis, quand même, je me suis demandé ce qu’il en serait de ma ville si, pendant cinq décennies de plus, les bateaux de croisière continuaient d’entrer dans la lagune, toujours plus grands et toujours plus nombreux, comme cela arrive régulièrement d’une année à l’autre. Presque un million de tonnes par jour qui se tiennent sur l’équilibre précaire des eaux lagunaires. Tout le monde connaît le problème désormais, et tout le monde – en dehors de Venise – s’étonne qu’il n’ait pas encore été résolu. Que l’on n’ait pas encore simplement interdit aux mastodontes d’entrer dans les eaux fragiles de la lagune. Parce que la lagune n’est pas la mer. Tous s’en étonnent, en dehors de Venise. Beaucoup moins dans la ville elle-même, parce que la majorité écrasante des Vénitiens qui sont restés dans le centre historique les veulent, ces navires, " ‘e porta schei ", disent-ils en dialecte, ils rapportent du fric. Parce que les rares Vénitiens restés là sont ceux qui s’en foutent de la protéger, de la préserver, cette ville qui leur a été prêtée et que, c’est certain, nous laisserons bien dégradée aux générations futures. Ce sont les Vénitiens prêts à tout. Ce sont les pires ennemis de la ville, comme a pu dire Massimo Cacciari quand il était maire.
Mais voilà, ces derniers mois, on a l’air de s’approcher de la solution. À chaque occasion, quelqu’un dit toujours que la prochaine sera la bonne, qu’elle sera décisive, que cette folie des paquebots dans la lagune va être réglée très vite. Puis l’étape arrive, et décisive, elle ne l’est jamais. Il n’y a qu’à voir cette rencontre, début mai à Rome, avec les élus locaux, la capitainerie du port de Venise et le gouvernement. Ça devait être le jour de la décision, prise en personne par Matteo Renzi, le président du Conseil, qui n’est même pas venu finalement, remplacé par un sous-secrétaire d’État. Tout a été renvoyé à la fin mai, et maintenant à la fin juin, et à ce moment-là, le gouvernement le promet, une décision évidemment définitive sera prise. On devrait choisir entre sept options, et si jamais une décision était prise, on peut parier que c’est celle des autorités portuaires qui sera retenue, avec le creusement dévastateur d’un nouveau canal, un chantier d’une durée de quatre ans, affirment-elles, qui coûtera très cher, avec des délais qui ne seront pas respectés, et qui détruira l’écosystème de la lagune comme le font les bateaux qui y passent. Ces renvois à plus tard sont terriblement italiens, utilisés avec la certitude qu’au bout du compte, nous nous résignerons et que tout restera comme aujourd’hui.
Gare à ceux 
qui touchent aux intérêts 
du lobby des croisières !
Pourtant la décision définitive existe déjà, elle a été prise par le gouvernement de Mario Monti, juste après le naufrage du Costa Concordia à côté de l’île de Giglio. Le décret Clini-Passera interdisait l’entrée dans la lagune à tous les navires de plus de 40 000 tonnes. Mais comme Venise est aussi en Italie, le décret a été immédiatement désamorcé par sa dérogation classique : l’interdiction n’interviendrait pas avant d’avoir repéré un parcours alternatif. Le lobby des croisières a poussé un ouf ! de soulagement, et les responsables du port comme de la capitainerie ont enfilé le maillot orange des Pays-Bas de 1974, l’équipe qui avait inventé le premier tiki-taka, qu’à une époque où le football était très lent, on appelait "melina". Gagner du temps, le faire passer en faisant diversion chez l’adversaire, et voilà que presque trois années se sont écoulées et qu’aucune alternative n’a émergé.
Il faudrait déjà dissiper l’idée fallacieuse de Venise comme ville de mer. Venise ne l’est pas, et nous, les Vénitiens, n’avons pas grand-chose à voir avec la mer, nos fragiles embarcations servent pour faire une excursion dans les eaux de la lagune, certainement pas pour sillonner l’Adriatique. Et donc il est dément d’avoir pensé à installer un port au bout – ou à l’entrée, c’est selon – de la ville, précisément là où, aujourd’hui, c’est la pleine lagune. Un choix scélérat, irréparable à présent, quand le port aurait eu un sens ailleurs, si quelqu’un n’avait pas décidé, de manière tout aussi scélérate, de placer un pôle industriel à Porto Marghera, toujours au beau milieu de la lagune, en face de la ville. Ce spectacle pervers qui associe le poison et la beauté.
Bien sûr, il y a une bonne part de Vénitiens qui, depuis un certain temps, luttent contre le passage des navires de croisière dans la lagune. Il existe un comité qui se bat avec vigueur, présentant au monde des études et des documents qui ne laissent aucun doute sur l’impact destructeur de ces passages quotidiens. Mais gare à ceux qui touchent aux intérêts du lobby des croisières. Ils peuvent tolérer les manifestations occasionnelles, mais si vous prenez sur le fait l’absurdité et le danger que court chaque jour la plus belle ville du monde, ce qui intervient alors, c’est ce que Roberto Saviano a appelé la "macchina del fango", la machine à boue.
Manifestation contre les paquebots géants à Venise, le 21 septembre 2013.
Ça m’est arrivé à moi, en juillet 2013. Depuis des années, l’été en particulier, je vais souvent lire, écrire au bar Melograno, sur la Riva Dei Sette Martiri. Assis là, vous n’y faites même plus attention, au passage des navires de croisière. Ils sont le corollaire du regard. Ils font partie des meubles, pourrait-on dire. Et ils détonnent, faut-il ajouter, ils les redistribuent, les meubles. Ils les détruisent. Abord inquiétant. Romanesque au point que je les ai racontés, ces bateaux, dans un roman. Certains d’entre eux sont construits à Saint-Nazaire où j’ai été invité par une fondation littéraire et où j’ai appris à les aimer autant qu’on les aime là-bas, ces grands bateaux, ces "paquebots". Qui, après, lèvent l’ancre pour partir vers l’océan. Leur destination naturelle. Pas vers la lagune. La lagune, maintenant vous l’aurez compris, n’a rien à voir avec la mer. Et moins encore avec les navires de croisière. C’est pour ça qu’à Venise, si l’on s’habitue aux allées et venues des navires mastodontes, une petite variante dans l’anomalie globale saute encore aux yeux. Ainsi, un matin de juillet, l’année dernière, le passage du Carnival Sunshine, si près de la rive, ne pouvait que faire tressaillir. Quelques secondes de stupéfaction et, tout de suite, un de ces nouveaux gestes devenus habituels : saisir le smartphone, prendre des photos, tourner une vidéo. Qui témoignent d’une espèce de glissade accompagnant un passage peut-être trop près de la rive, avant que le bateau ne reprenne sa trajectoire vers le canal de la Giudecca. Pitié, je suis écrivain, et en matière de trajectoires ou de manœuvres navales, je n’y connais rien… Je le souligne. Et peut-être qu’il s’agissait là d’une manœuvre normale, comme l’a tout de suite affirmé la capitainerie du port. Qu’est-ce que j’en sais ? Restait l’effet visuel, impressionnant, l’inertie de cette glissade, avec le bateau incliné sur la rive. C’est normal à quelques dizaines de mètres ? Peut-être bien. Ces photos et cette vidéo ont fait le tour du monde en quelques heures. Diffusées par l’écrivain Gianfranco Bettin, l’adjoint à l’environnement de Venise, à qui je les avais envoyées immédiatement et qui était aussi stupéfait que moi devant cette manœuvre. Mais que n’avions-nous pas fait ! Moi, témoigner, comme chaque citoyen sensé devrait le faire, et lui, diffuser l’information au nom de l’administration de Venise. Aujourd’hui, surtout en Italie, le citoyen qui se fie au bon sens, qui sait quels sont ses droits et les revendique, qui connaît ses devoirs et s’y plie, ce citoyen-là risque gros. Le citoyen qui, consciencieusement et en toute bonne foi, met en débat, à travers un simple témoignage, tout de même étayé, ce qui aux yeux du monde entier tient de la pure folie, est d’abord raillé, puis insulté et, au bout du compte, accusé de délits gravissimes. J’ai été accusé par le comité Cruise Venice – qui défend le passage des grands bateaux dans la lagune et est directement intéressé par le business qui en découle – d’attenter à la navigation, de répandre de fausses alarmes et de fabriquer des pièces d’accusation. Ils m’ont qualifié de "manipulateur de perspectives". Ils ont embauché des détectives privés pour enquêter sur mon compte. Afin de corroborer la thèse du complot imaginé par l’adjoint au maire et moi-même, ils ont découvert – quel exploit ! – que j’avais été repéré dans ce même bar la veille et le lendemain du jour de l’incident. Dommage que des milliers de témoins – lecteurs de mes livres ou de mes articles – savent déjà que ce bar, je le fréquente depuis plus de dix ans, très régulièrement. Quelques mois plus tard, interrogé par un magistrat – qui ne m’a jamais convoqué, moi –, le pilote du navire a admis qu’il avait fait une manœuvre plus risquée que d’habitude à cause, a-t-il argué, d’un ferry qui arrivait en sens inverse… L’aspect le plus pénible, au fond, c’est que c’est cette Venise que les Vénitiens veulent, celle de la vidéo d’un mastodonte des mers qui frôlent les vaporetti et les rives, celle-là parce qu’elle rapporte de l’argent. Et si vous vous opposez à cette folie, cela veut dire que vous vous fichez bien de ceux qui travaillent au port, et cætera, et cætera. Dès lors, il est plus que probable – par-delà le changement que Matteo Renzi voudrait donner à cette Italie exténuée et dévastée par plus de vingt ans de berlusconisme – qu’à la fin, comme d’habitude, il ne se passera rien.

Le destin de la ville la plus belle 
et la plus aimée 
au monde : être pressée jusqu’au bout
De renvoi en renvoi, les grands bateaux continueront à passer dans la lagune, ils continueront à la dévaster et à convoyer du fric, ce qui paraît être le destin de la ville la plus belle et la plus aimée au monde : être pressée jusqu’au bout, comme une sorte de distributeur automatique de beauté. De toute façon, qu’est-ce que vous voulez attendre d’un pays où, pour un délinquant condamné à quatre ans de prison pour fraude fiscale, on commue la sanction en une peine de travaux d’intérêt général, quatre heures par semaine pendant quelques mois dans les services sociaux ? Ce qui, le reste du temps, permet au repris de justice d’apparaître sur toutes les télés du pays, publiques et privées, pour mener ses campagnes électorales. Vous ne voudriez quand même pas qu’un pays de ce genre puisse, et surtout veuille, régler la folie du passage des grands bateaux à Venise ? Non, non, vous n’êtes pas si naïfs. Et surtout, vous n’êtes pas aussi idiots que nous, les Italiens.
(traduction de Thomas Lemahieu)

Texte publié avec l'aimable autorisation de l'Humanité

(1) Ça change quoi, Éditions Le Seuil.
(2) Sentiments subversifs, Éditions de La Meet.
À lire :  
-"Le paquebot de croisière, incarnation flottante du modèle capitaliste, Impressions à l’issue d’une croisière effectuée sur le paquebot MSC Splendida du 7 au 14 mars 2014", article de Jean-Philippe Guirado, in-Le Grand Soir.
-"Maxi navi : et si nous nous mobilisions" (Tramezzinimag, 9/11/2012)
-"Maxi navi, l'étau se resserre"  (Tramezzinimag, 29/07/2013) 
-"Maxi navi, ne serions-nous pas en train d'avancer ?" (Tramezzinimag, 24/7/2013)
À voir :  
-"La face cachée des croisères de luxe", documentaire de Mélissa Monteiro et Jérôme Da Silva, (film réalisé en caméra cachée).

Paul and Elizabeth, deux américains à Venise. Que sont-ils devenus ?


Je passe beaucoup de temps à trier tous les vieux papiers qui remplissent mes tiroirs. Avant de jeter, j'aime bien me replonger dans tout cela, souvenirs de ma vie vénitienne d'avant, souvenirs de jeunesse... Je cherchais ce matin une coupure de presse dont j'avais besoin. Dans la même enveloppe de kraft jaune, un vieux carnet, sorte de scrapbook où je rangeais pêle-mêle photos et adresses, tickets, cartes postales, mots et dessins des uns et des autres. A l'intérieur, je retrouvais un morceau de papier sur lequel avait été apposé un tampon, que nous donnions aux clients faute de carte publicitaire :
71.72.31 
Alloggi Biasin
Ponte delle Guglie, 1251
30121 - VENEZIA
Inscrites dessus au stylo vert, deux adresses de deux mains différentes : "Elizabeth Elvidge 1929 Plymouth Road 1004 Ann Arbor, Michigan, USA 48105" et, sous le tampon : "Paul Nelson 708 State St. Petoskey, Mi. 49770"... Qui cela pouvait-il bien être ?

Soudain ce bout de papier m'a fait chavirer trente ans en arrière... Juillet 1983, ou bien était-ce en 82 ? votre serviteur travaillait encore alors dans cette petite pension bien connue des étudiants du monde entier, qui savaient combien on y était bien accueilli et pour un prix modique. Ce qu'ils ne savaient pas, c'est qu'une partie des chambres (et des salles de bains) n'avait jamais été déclarée et parfois, lorsque la brigade financière risquait de débarquer, on posait devant les portes, de fausses cloisons faites de panneaux de contreplaqué recouverts du même papier-peint que les autres murs, avec des appliques en faux bronze et des tableaux, pour cacher les pièces supplémentaires où la Signora Matilda entassait clandestinement quatre, voire cinq clients.
Le plus souvent de solides gaillards venus d'Outre Atlantique, le guide Let's Go Europe édité par les presses de Harvard à la main. Ils avalaient l’Europe entière parfois en moins d'un mois. Avec Gabriele et un garçon chilien ou péruvien, je travaillais dans cette pension, au pied du ponte delle Guglie, là-même où se trouve depuis quelques années une station de vaporetto. L'Alloggi Biasin existe encore, mais il n'appartient plus à l'inénarrable Signora, âpre au gain, rusée comme une fouine mais brave et bonne, bourrue mais très maternelle avec nous qu'elle faisait dîner souvent avec son fils cadet Federico, adolescent taciturne devenu depuis le dynamique propriétaire du Cantiere Soccol, pour la grande fierté de sa mère.
Ils étaient arrivés ensemble, une fille et un garçon, sac au dos. J'étais à la réception ce matin-là. Elizabeth Elvidge, d'Ann Arbor et Paul Nelson de Petoskey... Deux villes du Michigan, au-dessus de Detroit. Je me souviens de leurs fiches. Ils avaient à peu près mon âge, peut-être un peu plus jeunes. Étudiants comme moi, mais avant tout musiciens. Ils voulaient devenir chanteurs d'opéra. Si mes souvenirs sont exacts. Paul était à l'Université du Michigan. Nous avons vite sympathisé et je les ai promené un peu partout dans la ville, à pied et en bateau. Je ne sais plus trop grand chose de ce que nous avons pu nous dire. C'était il y plus de trente ans et je voyais tant de monde à cette époque, entre la faculté. Je sais que nous avons beaucoup évoqué la musique et l'histoire.
Un jour que nous étions dans la petite église de Torcello où l'acoustique sonne si bien, j'avais voulu chanter le Crucem tuam de Taizé dont j'aimais particulièrement faire la seconde voix, puis j'entamais le Confitemini. Ces deux œuvres de Jacques Berthier, je les avais souvent chanté plus jeune en France... Paul écoutait. Il ne disait rien, il se contentait de sourire. Je chante juste et sais poser ma voix, mais à cette époque je ne savais pas respirer et je m'en sortais bien qu'accompagné par d'autres. Je réalisais soudain combien il y avait de ridicule à chanter devant un ténor professionnel moi qui avais du mal à tenir mes notes sans chevroter... 

A la fin de mon pitoyable récital, il se mit à fredonner,  d'abord timidement puis déployant toute la puissance de sa magnifique voix de ténor... L'Ave Maria de Schubert se répandit dans l'air, remplissant les lieux d'une lumière nouvelle. Je me sentais un peu penaud avec mes velléités lyriques. Il faut dire que j'avais l'habitude depuis quelques années de me rendre aux JMJ de l'époque, le fameux Concile des jeunes que Frère Roger de Taizé organisait entre Noël et le premier de l'an, dans une grande ville d'Europe. c'est ainsi que j'avais chanté dans le petit chœur à Barcelone, puis à Rome et enfin à Londres, sous la férule de Frère Robert, qui formait sur le tas plusieurs centaines de jeunes voix avec un humour et une patience incroyables... 

Nous sommes restés en silence quelques minutes. Puis, rompant le silence de cet après-midi de semaine, il me dit "c'était pour toi". Je revois parfaitement la scène, les lieux, l'atmosphère un peu magique de cette chapelle vide redevenue silencieuse. Le cri des mouettes à l'extérieur... Que sont-ils devenus après tant d'années ?

Internet est un outil magique. quelques clics et me voilà sur le site d'un périodique de Petoskey. Un entretien avec un Paul Nelson sur le Northern Express, hebdomadaire du Northern Michigan, daté de juin 2007 est la première étape de mon enquête. C'est bien du même Paul Nelson dont il s'agit, ancien chanteur d'opéra, devenu producteur de comédies musicales, professeur de musique dans le très select Trinity Pawling prep School de New York, superbe institution privée située à quelques kilomètres de New York City. De fil en aiguille, je retrouve des traces plus récentes. Paul a épousé Elizabeth avec qui il était venu à Venise ! Ils ont deux enfants, Parker et Ellen. Petite visite sur le site du collège. Aucune trace dans l'annuaire... Lui serait-il arrivé quelque chose ? Une vidéo amateur intitulée Tribute to Paul Nelson me fait craindre le pire. 


Non, fort heureusement, Paul Nelson est toujours en vie. La vidéo date de 2010. Il s'agissait du concert de clôture de l'année scolaire et les élèves ont chanté l'hymne de l'école avec l'assistance pour remercier leur directeur musical qui quittait l'établissement après douze années de présence. Apparemment douze ans de bon travail vu combien professeurs, parents et élèves semblaient l'apprécier. Mais mon enquête s'arrête là. Depuis quelques années, plus rien dans les médias, ni sur les réseaux sociaux. Finalement, je me suis décidé : une lettre est partie à la dernière adresse trouvée sur le net. Comme une bouteille à la mer... Se souviendra-t-il du jeune franco-vénitien avec qui il alla dans les îles et à travers la ville, ses églises et ses musées ? A suivre donc...

06 juillet 2014

Intoxication



"Devant ce flot d'histoires extravagantes, je songeais à la Venise du candide de Voltaire, Venise aujourd'hui auberge de fous, autrefois auberge de rois."
Jean Lorrain
Un Intoxiqué
(1903)
TraMeZziniMag aura bientôt dix ans. Dix ans passés à nourrir l'appétit des Fous de Venise, de ceux qui ne se remettent jamais de leur passage sur les bords de la Lagune, de ceux qui n'arrêtent jamais d'y revenir, d'en parler, de s'en nourrir. "Fous de Venise", l'expression est bien plus ancienne. Elle date de la fin des années 60, lorsque des happy few parisiens exprimèrent le souhait de prolonger l'immense et universel sursaut de compassion pour la ville inondée par les inondations catastrophiques de 1966, en contribuant par tous les moyens en leur possession à la Sauvegarde de Venise, alors entre les mains de vieux aristocrates britanniques et de quelques millionnaires américains (on ne disait pas encore "milliardaires"). Fous de Venise, d'autres sont arrivés, de Belgique, du Canada et bien entendu de France aussi. La plupart n'avaient ni l'entregent, ni la notoriété, ni les moyens financiers des premiers. Mais ils se sont mis au travail avec acharnement et passion, diffusant dans leur univers quotidien une autre image de Venise que celle répandue alors dans les médias, contribuant, chacun à leur niveau à changer la vision des journalistes justement, qui dans leur grande majorité aujourd'hui, relaient la véritable image de la Sérénissime. Ce blog a montré le chemin, faisant de nombreux émules au fil des années. certains ont disparu, d'autres se sont étoffés au point de dépasser en activité ce bon vieux TraMeZziniMag. Nous revendiquons pourtant le titre de premier magazine virtuel des Fous de Venise. 

De temps à autres, outre les commentaires de nos fidèles lecteurs, des contributeurs se proposent. Ils ne sont pas assez nombreux. Journalistes, professionnels ou amateurs, étudiants Erasmus en séjour à Venise ou vénitiens en France, écrivains... Vous êtes les bienvenus pour soutenir le rythme et amener un peu d'air frais dans ces pages et raviver l'esprit Tramezzinimag qui s'étiole un peu parfois. Vous pensez, après dix ans, on finit forcément par dire un peu toujours les mêmes choses, avec les mêmes mots. Alors si le cœur vous en dit, envoyez vos textes, vos projets d'articles, vos billets d'humeur, vos poèmes, des extraits de vos journaux, vos carnets de voyage, vos croquis, vos vidéos. Nous les publierons dans le respect des droits d'auteur.
Envoyez vos projets de contribution à : tramezzinimag@yahoo.it 
 

03 juillet 2014

Chaque rue est un canal, journal illustré d’un Noël à Venise, par Pierre et Jean Adrian

La route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit... Un début prometteur pour ce journal de voyage d'un Noël à Venise par Pierre et Jean Adrian, jeunes lauréats 2014 du concours Libé-Apaj que Tramezzinimag suit fidèlement. Rappelez-vous l'an dernier, nous fêtions en grande pompe le prix d'Antoine Lalanne-Desmet, ami très cher et collaborateur précieux de Tramezzinimag avec qui j'ai de nombreux projets en cours d'élaboration (nous en reparlerons très vite). Extraits.
"Venise n’a pas résisté à Attila, à Bonaparte, aux Habsbourg, à Eisenhower ; 
elle avait mieux à faire : survivre; ils ont cru bâtir sur le roc;
 elle a pris le parti des poètes, elle a bâti sur l’eau." (Paul Morand,Venises)
21 décembre 2013, vers Venise
La route de fer vers Venise, le fracas du train sur les rails. Je me suis couché entre Paris et Lyon. Je me réveille dans quelque banlieue de la mer Adriatique. Un train de nuit est un train qui fend la nuit. Dans ces villages tristes et vides que traverse le train, même une station d’épuration est coloriée. En Italie, le jour de l’hiver, quelques draps pendent aux fenêtres. Un crissement hystérique et le wagon s’arrête en gare de Vicenza.
Arrivée
Le train est lancé sur l’eau, bordé de pilotis. J’aperçois les premières gondoles. La banlieue industrielle laisse sa place à quelques îles froides et marécageuses. Le ciel gris sale pèse sur l’eau et confond sa couleur.
Passé les portes de la gare Santa Lucia, je débouche sur le Grand Canal. Pour la première fois du voyage, je deviens spectateur. Venise force à l’attitude passive. On accepte tout, y compris cette agitation trop italienne.
Six ans plus tôt, je tombais sur Venise inondée de soleil. Aujourd’hui, un début de pluie, une odeur d’urine : la beauté aussi a parfois ses relents.
Au petit matin nous traversons la ville pour déposer nos bagages. Des groupes de vieux Vénitiens en bonnet, à la barbe blanche et emmitouflés dans de gros manteaux d’hiver, discutent. On a peine à croire qu’ils vivent ici.
Des canaux fangeux se perdent au lieu de ruelles. On se contente de barques à moteur plutôt que des automobiles.
Une eau couleur pétrole.
Dans chaque boutique, au détour d’un kiosque, à chaque coin de rue, je cherche un peu de Pasolini.
22 décembre 2013
Les vaporetto: des bus qui roulent dans un couloir d’eau.
Promenade de fin d’après-midi sur les quais de la Ponta della Dogana. Les figures d’une crèche en carton surplombent un vieux voilier qui se repose au bord du quai. La nuit se mélange à la brume, et les lampadaires qui guident l’eau renvoient leur lumière floutée, blafarde.
Maman: "ses lacets sont défaits."
Papa, déjà un peu sourd: "c’est la saison des fées ?"
C’est amusant une famille où une phrase mal perçue devient un hémistiche.
23 décembre 2013
La crypte de l’église saint Zacharie, c’est l’intimité d’un édifice vénitien. Un parterre en eau, on n’y marche que sur un filet de pierre émergée. Laure dit que c’est un des lieux les plus bas de la ville. Au fond, inatteignable à cause de l’eau, une statue de la vierge, tête vers le ciel, semble soupirer. L’eau ronge les briques, le mur s’effrite. Venise est née sur l’eau, elle agonise et elle mourra en elle. La ville est debout, assise sur des milliers de manches de poignards plantés dans l’eau. Ça me fait croire en l’homme. L’homme est capable.
Simplicité romane. La nuit se couche derrière les lucarnes de la crypte claustrale. C’est le début des lunes.
 
24 décembre 2013
Nous partons pour les îles Murano et Burano au large de Venise. Chacune a sa spécialité : la verrerie et la dentelle.
A Murano, une drôle de sculpture surprend : deux lampadaires ont été fondus jusqu’à enlacer leur long cou. Ils tournicotent et leurs lumières s’embrassent.
Quelques vieilles dames discutent, le cabas sagement posé à leur droite. Une promenade dans un quartier vide aux potagers crevés, ses briques tremblantes de solitude, et les revoilà au même endroit. Elles n’ont pas bougé. Dans ces villages où tout le monde se connaît, partir faire son marché c’est ne retrouver son perron qu’après une longue matinée.

Burano. Ici, choisir sa maison, c’est choisir le parfum de sa glace. Je suis une nouvelle fois impressionné devant la splendeur de ces maisons cassis, vanille, pistache ou chocolat. Dans quelques mètres carrés se rejoignent une demi-douzaine de couleurs. Auraient-ils trouvé un remède à la tristesse ?
Les coups de vent agitent les linceuls accrochés devant l’entrée des maisons. Il faut se perdre parmi ces ruelles de couleur. On débouche soudain sur une pelouse qui se jette à la mer, lacérée par des sèches linge dénudés. Nous sentons les miasmes d’une grillade, une odeur de poisson grillé, de vacances au bord de la mer.
A Burano, les linges qui pendent sur un fil entre deux maisons sont des drapeaux.
Une pompe à essence pour bateaux s’ennuie, tournée vers le large.

La vigie de Noël. Nous fêtons la naissance de Jésus avec quelques verres de Spritz. Jean décide d’une promenade nocturne dans Venise. Nous lui emboitons le pas, excités par cette nuit de Noël, par les haleurs de l’alcool familial. Nous attendons plus de cette Ville. A ses oreilles endormies, nous faisons ronfler de grandes tirades de Parisiens avinés. Comme c’est agréable une ville sans trottoir. Au milieu des rues, les poètes peuvent crier à la lune sans être dérangés par les crissements des pneus des automobiles.
Jean veut prendre les photos de la vitrine d’un magasin niché dans une maigre ruelle, en face de la maison du dramaturge Carlo Goldoni. C’est une boutique de masques vénitiens, d’automates, de pendules et de poupées. Dans l’obscurité, on devine le regard laconique de Pinocchio, le sourire crispé de Pierrot, les jambes de bois pendantes d’une marionnette prête à s’animer. Quelle vision effrayante pour des enfants. Ils sont tous là, rongés par la solitude : Arlequin, Scaramouche, Léandre… Leur vie ne tient qu’à quelques ficelles qui les retiennent au plafond. C’est le bal des pendus. Je toque contre la vitre, je veux attirer le regard de Polichinelle. Mais non, son visage masqué demeure inanimé, inerte, le front baissé et les yeux écarquillés vers le vide. Quand nous partirons, Jean, après tes photos, rejoueront-ils la comédie ? Pierre, le cadran de leur vie s’est arrêté pour toujours. Tic tac tic tac tic. Plus rien. Venise est une ville comme dans les livres d’images. Ici, les poètes ont gagné.

"Il faut choisir entre le musée et la vie." (Paul Morand, Venises)


 © Pierre Adrian (Texte) et Jean Adrian (Photos).
 Avec l'aimable autorisation 
des organisateurs du concours Libération-Apaj 2014.
 Tous Droits réservés.