C'était
un jour de septembre comme aujourd'hui. Il faisait très beau mais l'air
était frais. Je venais d'arriver à Venise. Enfin. Mes bagages défaits,
rangés dans la minuscule chambre que m'avait attribué la Signora Biasin
dans son alloggi fantasque, j'avais rendez-vous avec mon destin. C'est
du moins ce que mon coeur qui battait la chamade semblait me signifier. Castello, 2423, Fondamenta di Fronte l’Arsenale, Cours d'italien pour les étrangers de la Dante Alighieri. Le rendez-vous avait été pris pour 9 heures.
Je
pris le vaporetto. C'était alors la ligne 5, la plus longue qui partait
de la Piazzale Roma et allait jusqu'à Murano en passant par le bassin
de San Marco, l'Arsenale et les Fondamente Nuove. L'air marin, les
senteurs si pures de la lagune au lever du jour me comblèrent de joie.
Après des mois difficiles, la mort de mon père, le départ de la grande
maison, tous les changements qui marquèrent, sans que je m'en rende
compte alors, le terrible passage entre l'enfance et l'âge adulte,
j'étais de nouveau dans la joie. La lagune était magnifique ce matin-là,
la lumière diaphane pleine encore des teintes de l'aube... J'arrivais
avec beaucoup d'avance. Assez pour m'arrêter au petit café de l'Arsenal.
Celui qu'on voit sur cette photographie dénichée sur le site d'un autre
fou de Venise, bordelais lui aussi. Le patron s'affairait derrière son
comptoir. Il préparait des tramezzinis. Une grande planche en bois, un
énorme pot de mayonnaise, un saladier avec du thon haché... Le voir
faire me fascina, sa dextérité, la beauté des sandwiches une fois
terminés qu'il alignait sur de grands plats de céramique blanche, avant
de les recouvrir d'un torchon humide... J'ignorais encore que nous
deviendrions des amis et que ma passion pour les tramezzinis déboucherait
un jour, presque trente ans plus tard sur ce site où j'écris mes
souvenirs.
Le
cappuccino que je dégustais ce matin-là, avec un croissant fourré encore
tiède, assis à l'une des tables de la petite terrasse (en ce temps-là,
le bar peu fréquenté par les touristes bien moins nombreux
qu'aujourd'hui, ne disposait que de trois ou quatre tables sur le
campo). C'était un jour sans école, car des enfants jouaient devant
l'entrée de l'Arsenal. Un marin au regard triste était en faction en
haut des marches. On aurait dit un enfant puni. Peut-être enviait-il ces
gens qui pouvaient aller et venir librement quand lui, engoncé dans son
uniforme, devait monter la garde. Peu à peu la vie s'insuffla sous mes
yeux et la place devint une sorte de scène de théâtre. Un palcoscenico
pour la comédie humaine qui pendant des années et aujourd’hui encore
fait mon régal à Venise et me fascine. Des ouvriers débarquaient d'une
barge bleue des barres de métal destinées à un échafaudage, un peintre
chantonnait en peignant des volets dans ce vert si caractéristique qu'on
retrouve partout ici. Un groupe de religieuses toutes de blanc vêtues,
traversaient en diagonale, des ménagères bavardaient, leur panier sous
le bras, un chien reniflait le bas d'un poteau... Je savourais toutes
ces images mises en valeur par un éclairage parfait. Le soleil était
déjà haut, le ciel presque sans nuage. Le bonheur.
Peu à peu, le bar se
remplissait. Les gens allaient et venaient. Un vieux prêtre lisait le
journal au coin du comptoir. Je surveillais les abords de la Dante,
située de l'autre côté d'un petit pont qui menait directement à la porte
d'entrée. Des gens y pénétraient. Certainement le personnel
administratif. Il n'était pas encore neuf heures. C'est alors que je les
vis. Quatre silhouettes d'abord sombres qui arrivaient du côté de San
Martino, la belle petite église du quartier. Trois filles et un garçon.
Ils venaient au cours, c'était évident. Le garçon, grand, mince, les
cheveux blonds se dirigea vers le pont quand une des filles l'arrêta en
lui montrant le café. Ils vinrent dans ma direction. Annette, Anna,
Christine et David s'installèrent à la table en face de moi. L'une était
rousse avec un visage très fin et les yeux verts, l'autre était brune
avec une peau très blanche, presque maladive. Son sourire était très
doux. La troisième était anglaise, cela était certain. Les tâches de
rousseur, la moue, les attitudes. Quant au garçon, il devait être
anglais lui aussi à cause de ses manières un peu ampoulées comme on en
attrape dans les bons collèges d'Albion.
J'étais
à Venise pour six semaines avec pour seul objectif de savoir l'italien
que je m'étais toujours bêtement refusé d'apprendre. Une sorte de
réaction épidermique d'adolescent contre mon père et notre famille...
Mais ma passion pour Venise, cette obsession qui me tiraillait sans
cesse, rendait obligatoire la pratique de l'italien. Avant sa mort, mon
père aurait voulu m'envoyer à Florence, la ville de sa jeunesse. Je ne
voulais entendre parler de rien d'autre que de Venise. Je ne connaissais
encore personne en dehors de la matrone qui me logeait sur la
fondamenta delle Guglie, son fils le ténébreux Federico et Gabriele, le
garçon de Mogliano Veneto qui servait d'homme à tout faire dans la
pension. Les vieilles parents de mon père étaient en villégiature
quelque part dans le Haut-Tyrol et ne reviendraient à Venise que bien
après mon départ. Cela m’avait rassuré, je n’avais aucunement envie
d’aller faire bonne figure auprès de vieilles dames sévères que je ne
connaissais pas.
J'observais
ce petit groupe et je redoutais de n'être pas à la hauteur. Ils
parlaient apparemment tous l'italien puisque c'est dans cette langue
qu'ils discutaient entre eux. J'allais être ridicule avec mon sabir
encore mêlé d'espagnol. L'heure arriva. La directrice de l'école nous
accueillit avec gentillesse. Une fois les formalités remplies, nous
étions tous réunis dans une grande salle dont les hautes fenêtres
donnaient sur la fondamenta. Le soleil éclairait les murs blancs et
donnait à la salle un petit air de fête. J'étais assis entre Anna
l’allemande de Stuutgart et David, le jeune anglais. La première matinée
passa, puis les jours. Nous devinrent des amis. Chaque jour nous nous
retrouvions de bonne heure au petit café de l’arsenal pour un cappuccino
et un croissant. Tous les clients nous saluaient comme de vieilles
connaissances. Nous n’étions plus des étrangers...A la fin du stage,
David et sa cousine Christine repartirent en Angleterre. Nous avons
entretenu une correspondance un temps puis nous nous sommes perdus de
vue. Anna et Annette, en revanche, restèrent à Venise. L'une était
inscrite à l'université et l'autre avait été engagée comme nanny dans la
famille d'un magistrat près de l'Accademia. La date fixée pour mon
départ approchait et cela m'était un déchirement. J'allais devoir
quitter Venise et mes nouveaux amis. Il me faudrait repartir et
commencer en France une vie nouvelle, sans mon père, sans la grande
maison, sans l'insouciance d'avant...
Quelques jours avant mon
départ, je croisais la signora Biasin sur le pont des Guglie. Elle
revenait de je ne sais où et sa silhouette me faisait toujours sourire.
Son sac plaqué contre elle, la tête un peu penchée en avant, le buste
recourbé comme quelqu'un qui va se mettre à courir, elle semblait
toujours di fretta. Je pensais au Shylock de la comédie de Shakespeare,
ou à une sorcière de contes pour enfants. "Ah vous voilà" me cria-t-elle
essoufflée, «je suis ravie de vous voir. Justement je voulais vous
parler. J'ai une proposition à vous faire». Gabriele ne pouvait
s'occuper de tout et le jeune étudiant colombien qu'elle employait
clandestinement préférait souvent faire la sieste dans une des chambres
plutôt que s'affairer à repeindre les volets ou déboucher les
canalisations. «Vous parlez l'anglais, l'espagnol, et le français. Vous
apprenez l'italien. C'est tout à fait ce qu'il me faut. Si vous voulez,
je vous propose de travailler pour moi en échange du gîte et du
couvert».
Cette offre me fit bondir de joie. Non seulement je pourrais
rester à Venise, mais j'aurai un appartement à moi. Je ne songeais pas
aux à-côtés qu'il faudrait résoudre tôt ou tard : le permis de séjour,
la rémunération, l'avenir. Je ne voyais qu'une chose, j'allais
m'installer à Venise. Je me précipitais chez Anna et Annette vint nous
rejoindre. Le juge et son épouse furent sollicités. Pouvais-je accepter ?
Devant mon enthousiasme et après s'être renseigné sur la
dame-aubergiste, il ne trouva pas d'inconvénient majeur à ce que je
fasse un essai jusqu'à Noël, prenant certainement mon enthousiasme pour
une foucade d'adolescent. J'écrivis à ma mère pour l'informer de ma
décision. Elle m'invita sagement à réfléchir et à rentrer quelques jours
pour rassembler mes affaires et prendre un peu d'argent. C'est ainsi
que, mal logé, sans un sou, parlant mal l'italien mais heureux comme un
pape, je devins vénitien...