Mon
amie Claire, qui séjourne à Venise comme elle le fait plusieurs fois
dans l'année pour ses affaires, vient de m'adresser un texto pour le
moins inhabituel. D'ordinaire mesurée, elle a rarement un mot plus haut
que l'autre et le respect qu'elle manifeste en toutes circonstances pour les autres, est bien connu de son entourage.
Pourtant, cette fois, ses mots expriment un désarroi qu'hélas nous
sommes nombreux aujourd'hui à partager :
"Je suis écœurée par cette marée de touristes déversée chaque jour par
d'énormes navires. Impossible de reconnaître la Venise des années 70-80
que nous avons connu et où il faisait si bon vivre." Inquiète de
virer à la vieille ronchon, elle me dit son bonheur de se réfugier à
Murano où ses activités l'appellent. La foule y est moins dense et moins
longtemps.
Bien sur ces
hordes de touristes sont faites d'individus qui ont comme nous tous le
droit de venir admirer les beautés incroyables de la Sérénissime ; et il
faut se réjouir bien sur de la démocratisation des voyages. Nous ne
pouvons qu'apprécier les facilités d'aujourd'hui qui permettent de
visiter le monde à peu de frais. Mais Venise est en train de sombrer
sous ce flot ininterrompu de visiteurs. 21 millions de personnes qui
envahissent chaque année des lieux rendus fragiles par le temps, la
pollution et où ne vivent plus qu'un peu plus de 50.000 habitants... Le
mal est sans issue. On ne peut interdire le tourisme, il est impossible
de réguler ces flux à la croissance exponentielle et les pires
conclusions apparaissent ça et là dans les rapports officiels. La
récente initiative de Venessia.com qui organisa avec un humour grinçant l'inauguration de Veniceland,
vaste parc d'attractions sur le modèle de Dysneyland. On n'avait jamais
été aussi près de la réalité qui semble attendre Venise et les
vénitiens et le cauchemar revient souvent qui montre un vénitien - le
dernier - ouvrir le matin et fermer le soir les portes de la
cité-lunapark...
Les élus planchent depuis trente ans maintenant sur les
moyens de sauver la ville et ses habitants. Toutes tendances politiques
confondues, personne à ce jour n'a trouvé la solution : taxe de séjour,
numerus clausus quotidien, nouveaux itinéraires, blocage des
autorisations d'ouverture de commerces touristiques et de création de
nouveaux hébergements... Rien n'y fait. Les vénitiens continuent de fuir
le centre historique pour les banlieues modernes et équipées, les
commerces de proximité disparaissent les uns après les autres, les
écoles et les dispensaires ferment leurs portes. A chacun de nos
séjours, nous constatons la disparition d'un commerce, l'ouverture d'une
boutique ou d'un bar à touristes, des immeubles entiers sont vides et
il y a moins de linge aux fenêtres, moins d'enfants sur les campi
à la sortie des écoles et dans les églises, les rares paroissiens
s'excusent presque d'occuper les lieux pour rendre grâce au Seigneur
empêchant ainsi les visites...
Pourtant
la magie des lieux reste entière, fascinante qui suffoque à chaque fois
comme à la première fois. Mais combien de temps encore pourrons-nous
profiter tous autant que nous sommes, de ce trésor unique ? Pourtant la
Venise vivante est toujours là, à quelques pas de la foule. En faisant
l'effort de sortir des circuits touristiques, on se retrouve assez vite
dans des lieux paisibles où le bruit de la foule n'est plus que
lointaine rumeur. Mais si ces lieux sont tranquilles, ils sont aussi de
plus en plus dénués de vie : tel marchand de fruits et légumes qui se
dressait sur cette petite place, a disparu. Plus loin, la petite école
maternelle a fermé ses portes, là le droguiste qui vendait aussi des
bonbons est remplacé par un cyber-point... Le progrès, l'évolution des
choses et des esprits me dira-t-on...
Certes, il faut aller avec son
temps et aucune civilisation n'est immortelle. Les plus belles créations
humaines meurent toutes un jour, mais l'agonie de Venise dont nous
sommes les témoins est douloureuse pour ceux qui l'aiment avec passion. A
ce point de notre raisonnement, tout est question d'état d'esprit et de
mentalité. Il y a ceux qui ont décidé de serrer les poings et de ne
voir que ce qu'ils aiment voir à Venise, les reflets, la lumière, les
milliers de sollicitations esthétiques qui semblent échapper aux
outrages du temps. Ils vont à travers la ville, le visage marqué d'un
sourire béat et les yeux tout imbibés d'émotion. Ils vibrent au même
rythme que l'histoire de la ville. La foule ne les encombre pas, ces
bienheureux ne la voient pas. Ils passent (le plus souvent possible)
quelques jours au milieu de l'histoire, de la beauté et du calme.
Venise
est pour eux comme une princesse assoupie qui bouge juste assez encore
pour les accueillir et ils en sont chaque fois très émus. Il y en a
d'autres qui évoluent aussi dans les méandres de la ville, fascinés eux
aussi mais indifférents à la foule qu'ils y ont toujours connu. Ils ont
souvent la chance d'être propriétaires et peu à peu, ils ont l'illusion
de devenir vénitiens, comme les vacanciers du Cap Ferret se sentent
arcachonnais ou ceux de l'ïle de Ré se pensent rétais... N'avoir que
quelques fournisseurs attitrés pour remplir leur frigo ne les surprend
pas, ils vont au restaurant. ils ignorent les centaines de boutiques qui
existaient là auparavant et la foule très dense de vénitiens qu'on
croisait avant les matins au marché, vaut pour eux celle qui joue les
figurants désormais... Leur béatitude masque les problèmes mais eux au
moins - dans leur grande majorité - respectent la ville et son art de
vivre. Ils seront peut-être un jour, et nous avec eux, les ultimes
habitants de Venise sans jamais avoir été réellement vénitiens...