30 janvier 2018

Chroniques de ma Venise en janvier

 
Lundi 22 janvier.
Promenade après deux heures à la bibliothèque. Mes pas me portent du côté de San Girolamo. Émotion comme à chaque fois, en passant devant la porte de mon premier vrai logement, sur la Fondamenta Coletti, ce petit studio tout en lambris qu'avait mis à disposition Giuliano Graziussi, le galeriste du campo San Fantin pour qui je travaillais. L'ambiance n'a guère changé. L'été dernier un vieux monsieur avait sorti une chaise et regardait passer les gens. Dans la même pose, au même endroit que mon voisin d'il y a plus de trente ans, ce vieux pêcheur qui ne parlait que vénitien...

Mardi 23. 
Toujours ce beau temps et cette lumière splendide. Voilà plusieurs années que je n'avais pu être à Venise en hiver. J'avais oublié combien la ville se retrouve. On ne croise pratiquement plus que les vénitiens d'origine oú d'adoption. Parmi eux les nombreux étudiants qui s'approprient la ville et contribuent à l'invention de nouveaux espaces de vie. Venus de toute l'Italie et d'ailleurs, ils endossent très vite les usages et les rites de la vie sur la lagune. Ils vont au rythme des vénitiens et s'en trouvent bien. Délicieux macchiato et imposante part de brioche servie avec de la crème fraîche bio des Dolomites aromatisée à la vanille à Sullaluna, la sympathique petite librairie-bistrot de la fondamenta della Misericordia (voir billet du 27/11/2017). Encore un nouvel endroit prometteur. Avec le Fujiyama à San Barnaba et l'arrière-salle de Rosa Salva aux pieds du Colleone, encore un endroit idéal pour écrire et bouquiner en toute tranquillité. Mais ne l'ébruitons pas... 

Visite de la Fondation Wilmotte qui est un de mes lieux favoris. Le traitement du local avec un éclairage à basse densité, le noir des parois et la mise en valeur de beaux éléments d'architecture de bois et de pierre créant une atmosphère paisible autant que mystérieuse propice à la rêverie. On se dit que quelque soit la qualité de l'exposition présentée, on ne pourra que l'aimer. En novembre dernier, repartant pour Milan le jour même du vernissage, je n'avais pu m'y rendre. Il s'agit d'une exposition de photographies de la Venise des années 55 à 65. Millésimes qui me touchent puisqu'ils couvrent les dix premières années de ma vie. Deux photographes de l'école de Venise, ce fameux Circolo Fotografico La Gondola créé en 1947 qui compta parmi ses membres la plupart des grands photographes italiens tels que Fulvio Roiter, Paolo Monti, Feruccio Ferroni, Vanni de Conti, Sergio del Pero et Gianni Berengo Gardin. Ce sont des œuvres de ces deux derniers artistes - artisans plutôt selon Berengo Gardin - que l'on peut admirer chez Wilmotte. Pas de catalogue hélas mais les tirages présentés sont en vente. Une  intéressante vidéo présente les photographes. Une interview de Gianni Berengo Gardin et un texte de Sergio del Pero admirablement dit par l'ineffable Bruno Toso Fei complètent le parcours. Je vais y amener du monde. L'exposition se termine le 13 mai. Le lieu à lui seul mérite le déplacement et c'est un vrai bonheur (égoïste) qu'il y ait rarement du monde...

Mercredi 24.
Virulente altercation dans le jardinet à la fontaine de l'ospedale avec une dame très remontée. Depuis quelques mois, des tortues ont élu domicile dans le bassin. Les gens viennent les voir, les enfants essaient de les touchèrent leur donnant des feuilles de salade ou des quignons de pomme. Avec le jardin des chats dans un des anciens cloîtrés de ce qui fut le plus grand couvent dominicain de toute la péninsule, c'est une attraction sympathique. Malheureusement les gabbiani ont découvert la petite colonie. Ces rats volants ne doivent plus trouver assez de poissons et de crustacés dans les eaux de la lagune pour se nourrirent tous ceux qui vont à Venise ont remarqué leur présence partout dans la ville, arrachant les sacs plastiques remplis d'ordures ménagères, s'attaquant même aux pigeons. Une plaie.Assis sur un banc au soleil, je dégustais un tramezzino en attendant l'ouverture d'une échoppe quand un de ces volatiles se posa avec une nonchalance feinte sur la margelle du bassin. Je réalisais vite que l'oiseau avait choisi son repas. Le regarder avec insistance sembla suffire pour le dissuader de faire un sort à l'une des tortues. Juché sur le toit de la galerie couverte voisine, un de ses compagnons suivait la scène et constatant ma présence quitta les lieux en jacassant quelques injures à mon intention. Le manège dura quelques minutes, la mouette nullement effrayée revenait sans cesse. N'y tenant plus, elle entra dans l'eau. Ma réaction fut immédiate, je ramassais quelques cailloux et avec de grands mouvements des bras pour lui faire peur, je lançais mes projectiles. La mouette quitta les lieux. 
 
Au même moment surgit une dames ans âge qui hurla :"vous n'avez pas honte, les Gabbiani sont une espèce protégée. C'est révoltant ce que vous faites, espèce de voyou !" Autant agacé qu'amusé, je répliquais aussitôt l'assurant de mon respect pour les mouettes, mais qu'il s'était agi d'agir vite poursuivre d'une fin atroce les pauvres tortues d'eau du bassin, elles aussi espèces protégées. Que n'ai-je dit. À croire qu'elle ne comprenait rien de mes paroles. Elle continuait à vociférer tout en reprenant son chemin. Je ne comprenais pas tout à son discours et pour cause. Une dame qui avait assisté à la scène me donna la solution de l'énigme. 
 
Dans mon énervement, j'avais hurlé aussi fort que la harpie protectrice des mouettes, que je voulais chasser l'oiseau parce qu'il voulait s'attaquer aux tartuffe au lieu de parler des tartarughe ce qui la fit bien rire la dame (pas la mouette...) que j'avais irritée qui trouvant absurde que je défende une confiserie en menaçant une pauvre mouette innocente et protégée ( et loin d'être en voix de disparition apparemment à Venise !) dut me prendre pour un déficient mental venu en consultation psychiatrique !

Cliché © Russo 86 - Tous Droits Réservés.
Jeudi 25.
Le temps a changé ce matin. Ciel gris presque blanc. La lune qui monte s'est fatiguée du ciel bleu et du soleil qui paraît les façades les plus décrépies d'un manteau de lumière. L'air restait froid mais avec quelque chose de joyeux. La grisaille du jour n'annonce rien de bon, surtout si le vent se lève. L'eau bientôt va monter. Est-ce pour marquer sa désapprobation devant le retour des touristes où suis-je en train d'habiller Dame Nature de mes mauvaises pensées. Il était à peine 7 heures ce matin quand le bruit des valises qu'on traîne m'a réveillé alors que depuis longtemps ce furent les cloches du campanile voisin qui m'invitaient à ouvrir les yeux. Rappel des douloureuses contingences du monde moderne qu'on oublie facilement ici... Le carnaval approche. Hélas. Demain commence celui des vénitiens et dimanche verra l'ouverture officielle des festivités. J'ai croisé pas mal de gens en train de faire leurs bagages. Beaucoup partent le temps de ce qui n'est plus depuis longtemps une réjouissance pour Venise mais une véritable contrainte. 

Vaporetti bondés, ponts encombrés, trop de masques grossiers pour quelques splendides travestissements. L'esprit des origines, celui des premières années quand Venise renoua avec la tradition, est bien loin. Tout est devenu une affaire de schei (argent en dialecte) comme trop souvent ici et pour être honnête, le départ des vénitiens pendant le temps du carnaval est souvent motivé par l'appât d'un substantiel loyer puisque beaucoup louent à prix d'or leur appartement. Venise pendant le carnaval est remplie de touristes attirés par la légende. Mais entendons-nous, je ne critique ni le désir de fête dans une époque tellement morose qu'il faut bien trouver à se distraire, ni ceux que la mascarade attire. Il y a souvent de biens beaux costumes et il arrive parfois, surtout dans les fêtes privées, que tout ce monde aie fière allure. Comme les autres jeunes gens de mon âge, j'allais grimé et masqué et plus d'une fois nous fûmes photographiés attablés au Florian où sur la piazzetta. Mais c'était au début des années 80... La jeunesse inventait les fêtes au détour d'un campo, tout était bon enfant et spontané...il n'y avait pas encore de rues embouteillées, de fontaines à vin et de présence policière.

Gianni Berengo Gardin, Venezia, in vaporetto, 1960 © Gianni Berengo Gardin
 
Joie de croiser dans les rues des visages familiers et d'échanger quelques mots, ces petits riens qui rendent la vie supportable : ce "bon di" ou "salve" lancé avec entrain, toute la bonne humeur des matins calmes, au comptoir du café habituel. Joyeux tintamarre, les voix humaines, les cloches, le cliquetis des cuillères et des tasses... On ne s'attarde pas, on bavarde un peu, certains lisent le journal. janvier, comme novembre sont des mois où les vénitiens se retrouvent entre enfin. Cela ne durera que quelques semaines. Bientôt les hordes seront de retour... Joie aussi de voir qu'en dépit d'une administration dont beaucoup cherchent la compétence, de l'exode continu de la population, une dynamique semble vouloir souffler sur le centre historique. Non loin de chez moi, une épicerie bio avec un rayon de fruits et légumes, a ouvert ses portes il y a quelques mois, trois librairies nouvelles, des associations culturelles dans des tas de domaines différents. Oui, on dirait bien que ça bouge à Venise. Et l'esprit de résistance qu'il y a derrière tout cela doit être souligné, soutenu, encouragé. Surtout quand on commence à revoir sur les panneaux d'affichage l'ignoble binette ravaudée de l'infâme Berlusconi et les affiches des néo-fascistes qui reprennent de l'allant... Les italiens, comme les français n'auraient-ils pas de mémoire ?


Je lis le dernier Erri de Luca conseillé par un ami rencontré l'autre jour sur le vaporetto, La Natura Esposta, paru en France sous le même titre, La Nature exposée. Toujours cette écriture ciselée, précise et tellement poétique. Un beau texte. Le courrier m'a amené Letters to Poseidon de Cees Nooteboom, un de ces auteurs - comme l'écrit Alberto Manguel dans la préface - qui nous fait nous sentir plus intelligent. Je n'ai découvert que les premières pages mais c'est un éblouissement. Le silence sur le campo le soir, la nuit qui tombe tôt et un mug de thé bouillant. Tout est propice à la lecture. S'il manque le chat resté en France cette fois-ci (trop froid pour lui et séjour trop court) et un bon feu de cheminée, le fauteuil est confortable, Music for a while de Purcell par le Deller Consort en fonds sonore, un disque des années 80, retrouvé par hasard sur Spotify, dont la qualité n'a jamais été égalée depuis... Il suffit de peu pour être heureux, même sans le soleil qui a fait place au caigo (brouillard en vénitien) depuis hier.

 
Dimanche prochain, première galette des rois au Palais de France, comme on appelait autrefois le consulat. Tout est plus modeste aujourd'hui mais l'initiative est intéressante. Marie-Christine Jamet, qui succède à Gérard-Julien Salvy arrivé au bout de ses deux mandats, était jusqu'à sa nomination, directrice de l'Alliance Française de Venise. Nous rencontrerons son successeur à ce goûter. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas rendu à une réception consulaire. Je repense souvent à cette époque où j'étais devenu, officieusement et par la volonté du consul général de l'époque, Christian Calvy, une sorte de drogman souvent chargé avec sa fille Agnès - dont j'étais de par la volonté de Nicole Calvy le sigisbée - d'accompagner les hôtes d'honneur en ville, avec , Ile de France, le motoscafo du consulat et son fanion aux couleurs de la République... Souvenirs, souvenirs, comme dans la chanson... 
 
Le deuxième étage du palazzo Morosini del Pestrin à Santa Maria Formosa n'est pas le Palazzo Clari sur les Zattere, mais cette petite fête promet d'être des plus sympathiques. Et puis une part de frangipane (réalisée par un pâtissier français qui vient de s'installer à Venise), cela ne se refuse pas. Et quel joyeux clin d’œil que fêter officiellement les Rois dans un palais de la République !

Intérieur de Sullaluna, la nouvelle librairie-bistrot-salon de thé de Venise