Les lecteurs de Tramezzinimag ont déjà souvent entendu parler des Morosini, cette vieille et importante famille patricienne de Venise. Une légende familiale les fait descendre du célèbre roi des huns, Attila. Des généalogistes affirment qu’ils sont issus de marchands venus de Mantoue. Leur fortune fut immense et leur gloire, comme leur réputation furent très tôt reconnues et ils participèrent en 697 à l’élection du tout premier doge, Paolo Lucio Anafesto. Mais ont-ils entendu parler de l'impressionnante Annina Morosini ? Une histoire à faire étouffer de rage un lecteur du nom de personne ! (1)
Ils participèrent donc très tôt à la vie publique de la Sérénissime et lui donnèrent pas moins de huit doges ! : Domenico en 1147, Marino en 1249, Michele en 1382, qui mourut de la peste et ne régna que quatre mois et Tommaso en 1414, Pietro en 1474, Giovanni en 1478, lui aussi mort de la peste et qu’on enterra dans la plus grande clandestinité par peur de la contagion. Le XVIe siècle vit monter sur le trône de San Marco, en Alvise Ier, grand intellectuel, sous le règne duquel eut lieu la fameuse bataille de Lépante et qui reçut en grande pompe le roi Henri III revenant de Pologne pour coiffer la couronne de France, son descendant Alvise II fut le premier doge du XVIIIe siècle qui parvint à faire vivre la république en paix tout au long de son règne en dépit de la guerre entre les espagnols et les français. Alvise III, communément appelé Sebastiano, fut élu en 1722. Lui aussi grand pacifiste, qui sut maintenir la neutralité de Venise. On lui doit le pavement de la Piazza et la construction du dernier Bucentaure, la somptueuse galère dogale que Buonaparte fera brûler, non pas pour détruire un symbole (contrairement à la légende tellement surfaite du caporal corse), mais pour en récupérer l’or qui recouvrait la coque et les sculptures du navire. Le dernier de la famille à coiffer le corno, antépénultième souverain de la République (il y en eut 120 entre 697 et 1797, soit 11 siècles !), le transparent Alvise IV, régna de 1773 à 1778. La famille donna aussi au cours des siècles à l’Église, un grand nombre de prélats, dont trois cardinaux et un patriarche de Constantinople. (2)
Le palais Morosini Da Mula sur Canalazzo |
C’est avec ce poids que l’enfant débarqua avec ses parents à Venise, son père y ayant été nommé gouverneur de la Banque d’État. Elle raconta souvent bien plus tard combien ces années furent difficiles, avec une sorte de chape de tristesse et de silence qui recouvrait la demeure familiale. Cela renforça son caractère et fut peut-être la cause de sa détermination d’être heureuse et l’origine de sa forte personnalité. « Je voulais faire tout mon possible pour satisfaire les ambitions de ma chère mère » écrivait-elle à dans une lettre à une amie qui devait devenir mon aïeule.
Annina devint une des plus jolies jeunes filles de Venise. Gracieuse, elle était élancée, très claire de peau, elle était brune avec des yeux verts qui ne laissèrent indifférent aucun jeune homme. Ils avaient la réputation de changer de nuances selon la lumière. La grâce personnifiée. Très vite, les calle qui entouraient la demeure familiale devinrent un but de promenades des jeunes messieurs de la bonne société vénitienne. Les jours de réception de sa mère, bon nombre des dames venaient accompagnées de leur fils. Les prétendants se firent nombreux.
Celui qu’elle choisit – avec ses parents – était un beau jeune homme issu d’une des plus grandes et nobles familles de la noblesse vénitienne. Michele Morosini, dit Gino en famille, descendait en ligne directe (la famille Morosini eut de nombreux ramages) du doge Francesco dit le Péloponésiaque (1618-1694). Il avait peu de fortune, mais le titre et le rang, ce qui manquait aux Rombo, très riches mais seulement (grands) bourgeois.
robe de mariée maison Worth |
Restée seule, elle quitte la Ca d’Oro pour le très agréable palazzo Da Mula, dont la façade a été immortalisée par Claude Monet. Appelée la Dogaressa, seule et libre de toute attache, se mit à vivre et à agir comme telle, participant activement à la vie sociale de la ville. Son salon devint rapidement le point de mire de la vie mondaine de la Sérénissime. Elle organisa jusqu’à la seconde guerre mondiale des fêtes restées légendaires. Ses grands bals costumé, celui de la Saint-Sylvestre, comme celui de la fête du Rédempteur étaient courus par toute la société vénitienne et beaucoup d’étrangers s’y pressaient. Elle y faisait se produire les plus grands artistes européens, les meilleurs orchestres européens jouèrent à ses soirées.
Parfaite hôtesse, elle tenait son rang avec grâce et rigueur, se comportant toujours comme une reine sait le faire. C’est ainsi qu’elle s’attira l’amitié et le respect des monarques du monde entier. La liste est longue de toutes ces têtes couronnées qui vinrent chez elle, de l’empereur d’Autriche au Shah de Perse... « Devant son charme, des hommes importants s'inclinaient, parmi lesquels l'empereur allemand Guillaume II et Gabriele D'Annunzio. » explique un biographe : en 1894, elle rencontre le Kaiser, de passage à Venise où il rencontra le roi Umberto Ier. L’empereur passant sous son balcon fit arrêter le bateau des souverains pour monter la saluer ; Il eut cette phrase impériale « Je m’incline devant le soleil » en claquant ses talons comme les allemands savent le faire. Il s’attarda et avec sa suite sortit sur le balcon en compagnie de la comtesse. Fervente monarchiste, elle ne pouvait qu’en être ravie et son amitié pour le kaiser ne se démentit pas, même après la chute de l’Empire des Hohenzollern.
En 1896, elle fit la connaissance de Gabriele d’Annunzio, le Vate. Pris à son charme, lui vouant une admiration sans bornes, il l’appelait « La Beauté vivante ». Avec l’écrivain aussi, une profonde amitié naquit qui dura et a duré jusqu'à la mort de D’Annunzio. Ils échangèrent de nombreuses lettres. Pourtant, bien que parlant plusieurs langues, lisant beaucoup et sachant se tenir et parler, Annina avait la réputation de n’être pas très cultivée ni curieuse intellectuellement. Il faut bien que chez les sots et les envieux, on trouve à redire devant autant de perfection.
Ma grand-mère me raconta qu’en 1913, la comtesse, aidée par sa fille et son gendre, organisa dans sa villa de Trévise, un grand dîner en l’honneur de la duchesse douairière d’Aoste, Son Altesse Impériale et Royale était arrivée quelques jours auparavant. Parmi les invités, toute l’aristocratie vénitienne, mais aussi la grande-duchesse Vladimir et le grand-duc et la grande-duchesse Cyrille de Russie, le duc et la duchesse de Manchester, des artistes, des écrivains. Le dîner fut joyeux. Il y eut le lendemain une bagarre entre des ouvriers sardes ou génois et des vénitiens sur un campo. Les ouvriers s’étaient moqués de la comtesse et de tous ces aristocrates prétendant que la rumeur courait qu’ils faisaient des choses peu convenables lors de ces diners. Les vénitiens témoins de ces propos virent rouge et tombèrent comme un seul homme sur ces types qui se permettaient de critiquer « leur » comtesse. De tout temps, les vénitiens adorent ces fêtes qui rappelaient une époque révolue comme du temps où la pompe et la magnificence de la République était affaire d’État et cause publique. Les ouvriers sardes auraient mis en pièce sans l’intervention des carabiniers ! On ne voyait rien d’injuste dans ces fêtes. Narcissique et fière de sa liberté et de son rang, la Dogaressa ne se montrait jamais arrogante ou méprisante.
La fantasque marquise Casati |
Elle resta jusqu’à la fin une grande dame. Dans une Venise devenue indifférente, elle se laissa rattraper par la vieillesse, ne recevant plus que quelques intimes, sortant peu et ne se montrant plus du tout en société. Un matin, sa femme de chambre la trouve immobile dans son lit, paralysée et incapable d’articuler une phrase, Elle survécut une semaine à cette attaque d’apoplexie, ne prononça plus un mot, même à la comtesse Louis de Robilant, sa fille venue à son chevet. La plus belle femme de Venise s’éteint le 10 avril 1954. Elle avait 89 ans. La Dogaressa repose au cimetière de San Michele, dans la chapelle de sa famille.
Notes :
1 Pendant la rédaction de ce billet, j’ai repensé à un lecteur inconnu qui, en 2006, avait laissé un commentaire assez négatif et méprisant. Sous le pseudonyme de ich bin niemand (je ne suis personne), il critiquait les chroniques de Tramezzinimag mais le lisait quand même. je me demande parfois ce qu'il est devenu presque 20 ans après nos échanges qui furent assez virulents. Je n'ai jamais découvert qui se cachait derrière ce je ne suis personne. Je me demande ce qu'il a pu devenir. Toujours vendeur de pizza cultivé, arrogant et méprisant ? Tout le contraire de la comtesse Morosini. Je dédie donc ce billet à ce nessuno qui a pris vingt ans lui aussi mais lit peut-être encore et toujours notre misérable site, avec la même colère et la même hargne. Lui rappeler que Tramezzinimag existe toujours et garde des lecteurs fidèles, en rien agacés par «mon édifiante weltanschauung». Les improbables duchesses le saluent.
2 voir le billet sur les doges de Venise :