2 novembre 2013
Le document ci-dessous n'est pas très récent, sans être pour autant ancien. Il provient d'une chaîne de télévision locale en Essonne qui consacre un temps d'antenne à la culture et notamment à la littérature. L'ayant retrouvé dans mes archives,j'ai souhaité le donner à voir aux lecteurs de Tramezzinimag en espérant que que celui qui en est le sujet ne m'en voudra pas trop, tant l'homme est modeste et peu soucieux de paraître sous les feux de la rampe.
Gérard-Julien Salvy est écrivain, tout le monde le sait, éditeur aussi. On lui doit la magnifique revue L’Énergumène et les Cahiers de l’énergumène.
Depuis quelques années, cet amoureux de l'art et de l'Italie, de Venise
en particulier sert la République et la francophonie avec brio en dépit
du peu de moyens mis à sa disposition : L'homme est aussi consul de
France. Bien sûr, la mission, si elle demeure ardue, n'a hélas plus
grand chose à voir avec ce que furent les fonctions de ses
prédécesseurs, ceux en poste avant Schengen, ou pour être plus clair,
avant la chute du mur de Berlin. Le poste consulaire des Trois Venises comme
on le dénommait à la Chancellerie, couvrait la ville de Venise, mais
aussi Trieste, Vérone et Padoue. Le consulat était installé sur les
Zattere, au Palazzo Clari, ou se trouvait aussi la résidence du consul. Le dernier à y vivre avant la chute du mur, fut Christian Calvy dont Tramezzinimag
a plusieurs fois parlé. Aujourd'hui, sans plus aucun moyen pour assurer
le rayonnement de la France, de sa langue et de sa culture, le consul
réside dans sa propre maison et possède des bureaux du côté de Santa
Maria Formosa. Jusques à quand ?
Il est à Bordeaux une splendide revue, Le Festin, dirigée par un groupe d'amis très chers que j'ai un temps accompagné dans leur aventure. Le directeur de la revue, Xavier Rosan, s'est entretenu avec celui qui allait devenir quelques années plus tard notre consul à Venise. C'était pour le numéro de l'été 1992. Tramezzinimag propose ci-dessous à ses lecteurs l'intégralité du texte :
Salvy, Le voyageur
littéraire
Gérard-Julien
Salvy a créé en 1972 la revue L'énergumène,
puis, en 1981, les Cahiers
de l’Énergumène
où architecture, arts plastiques et littérature étaient disposés
côte-à-côte. Depuis trois ans, il anime les éditions qui
portent son nom avec le désir intact de marier les différences,
les hasards et les goûts selon ses propres tendances.
J'ai
découvert les Cahiers
de l’Énergumène
en 1989, quelques mois avant de créer Le
Festin.
Cette rencontre m'a troublé car je trouvai dans cette revue
l'affirmation brillante d'envies personnelles non encore affirmées,
parmi lesquelles celle de montrer des objets, des formes, des
tendances variées, pas forcément complémentaires mais, qui,
mises bout à bout, ressemblaient à ce "paysage" fictif
dont parle Gérard-Julien Salvy. L'éditeur fête aujourd'hui le
trentième titre de sa collection avec la parution du livre de Bret
Easton Ellis, American
Psycho.
Je crois qu'il n'est aucune de ces parutions (L’Énergumène
(1972), les Cahiers
de l’Énergumène
(1981), L’Égoïste
de luxe
(1977), les Éditions
de l’Énergumène...) qui ne participe à la distinction, à
l'audace et à l'intelligence d'un goût personnel : le fonds le
plus précieux d'un éditeur véritable.
LE
FESTIN :
Le commencement de votre activité de collectionneur et
l'élaboration de la revue L’Énergumène
ont été simultanés.
GÉRARD-J.
SALVY
: Oui, à peu près. Je suis né dans une famille de
collectionneurs versatiles, ce qui est une contradiction dans
les termes. Des collections commençaient et étaient abandonnées
au bout de six mois ou de cinquante ans. Le
résultat de cette obsession familiale était une volonté de
collection qui ne parvenait jamais à s'assouvir. J'ai donc ainsi
vécu dans cette folie douce qui caractérise assez bien le
collectionneur, une sorte d'excitation permanente et de déception
irrémédiable. Le drame du collectionneur est d'être pris dans un
mouvement contraire : arriver à la pièce unique ; or la pièce
unique, est la destruction de l'idée même de collection.
Par goût personnel je me suis intéressé aux dessins d'architecture, essentiellement de la fin du XVIII eet de la première moitié du XIXe siècle... Un peu par hasard aussi : j'ai commencé vers seize ans, au milieu des années 1960, et c'était alors un domaine assez vierge, on pouvait devenir facilement collectionneur avec une volonté d'achat régulière. A l'époque, les collectionneurs agissaient dans une contrainte culturelle bien délimitée : d'abord chronologique — on n'imaginait pas de collectionner un objet qui ne soit pas antérieur à la dernière guerre —, ensuite limitée au champ artistique des Beaux-Arts et des Arts Décoratifs... Finalement, j'ai accumulé des centaines de dessins. Puis, à un moment, je me suis arrêté car j'étais arrivé à toutes les permutations possibles à l'intérieur de ma collection. Ne voulant plus entretenir celle-ci, je l'ai un peu épurée de ce qui me semblait secondaire ou répétitif.
Cependant mon goût de collection ne s'est pas amoindri pour autant et comme il était lié à un goût des livres — pas bibliophilique, un goût pour la littérature —, il s'est transformé en activité éditoriale. La revue L’Énergumène en a donc été l'un des premiers avatars, d'autant plus que j'ai eu l'idée de faire ce métier— au moins pour les revues, maintenant pour les livres — dans un état d'esprit de collectionneur en me donnant à l'avance une limite. Dans le cas de L’Énergumène, et des Cahiers de l’Énergumène par la suite, j'ai décidé que ce serait douze numéros pour la première et sept ou huit pour la seconde qui, en définitive s'est arrêtée un peu plus tôt pour des raisons personnelles. Et n'étant pas moi-même un praticien, n'ayant aucune velléité d'écrivain - L’Énergumène était strictement littéraire -, j'ai agi purement comme un collectionneur, c'est-à-dire en m'intéressant autant au rapport entre les textes ainsi réunis qu'à eux-mêmes. Ma démarche me poussait à m'intéresser à la juxtaposition de ces textes, à une certaine configuration qui, en fait, était un paysage, et tout paysage est le fruit d'une démarche de collectionneur.
Ceci ne m'a jamais quitté et dans le cadre des Cahiers de l’Énergumène, qui s'étaient élargis aux arts plastiques et à l'architecture, cette même démarche s'est poursuivie. La singularité de cette revue était d'être faite par quelqu'un qui n'intervenait en aucune façon dans les domaines qu'il publiait : je n'avais partie liée ni avec la littérature ni avec la peinture ni avec l'architecture, sinon en amateur. Je n'ai jamais voulu écrire de texte liminaire, je n'ai jamais donné d'interview à cette époque. Dès que l'on commente, on retire déjà une partie de ce rêve, il faut laisser les gens circuler dans le paysage que l'on a construit, c'est à eux de choisir leur chemin.
Par goût personnel je me suis intéressé aux dessins d'architecture, essentiellement de la fin du XVIII eet de la première moitié du XIXe siècle... Un peu par hasard aussi : j'ai commencé vers seize ans, au milieu des années 1960, et c'était alors un domaine assez vierge, on pouvait devenir facilement collectionneur avec une volonté d'achat régulière. A l'époque, les collectionneurs agissaient dans une contrainte culturelle bien délimitée : d'abord chronologique — on n'imaginait pas de collectionner un objet qui ne soit pas antérieur à la dernière guerre —, ensuite limitée au champ artistique des Beaux-Arts et des Arts Décoratifs... Finalement, j'ai accumulé des centaines de dessins. Puis, à un moment, je me suis arrêté car j'étais arrivé à toutes les permutations possibles à l'intérieur de ma collection. Ne voulant plus entretenir celle-ci, je l'ai un peu épurée de ce qui me semblait secondaire ou répétitif.
Cependant mon goût de collection ne s'est pas amoindri pour autant et comme il était lié à un goût des livres — pas bibliophilique, un goût pour la littérature —, il s'est transformé en activité éditoriale. La revue L’Énergumène en a donc été l'un des premiers avatars, d'autant plus que j'ai eu l'idée de faire ce métier— au moins pour les revues, maintenant pour les livres — dans un état d'esprit de collectionneur en me donnant à l'avance une limite. Dans le cas de L’Énergumène, et des Cahiers de l’Énergumène par la suite, j'ai décidé que ce serait douze numéros pour la première et sept ou huit pour la seconde qui, en définitive s'est arrêtée un peu plus tôt pour des raisons personnelles. Et n'étant pas moi-même un praticien, n'ayant aucune velléité d'écrivain - L’Énergumène était strictement littéraire -, j'ai agi purement comme un collectionneur, c'est-à-dire en m'intéressant autant au rapport entre les textes ainsi réunis qu'à eux-mêmes. Ma démarche me poussait à m'intéresser à la juxtaposition de ces textes, à une certaine configuration qui, en fait, était un paysage, et tout paysage est le fruit d'une démarche de collectionneur.
Ceci ne m'a jamais quitté et dans le cadre des Cahiers de l’Énergumène, qui s'étaient élargis aux arts plastiques et à l'architecture, cette même démarche s'est poursuivie. La singularité de cette revue était d'être faite par quelqu'un qui n'intervenait en aucune façon dans les domaines qu'il publiait : je n'avais partie liée ni avec la littérature ni avec la peinture ni avec l'architecture, sinon en amateur. Je n'ai jamais voulu écrire de texte liminaire, je n'ai jamais donné d'interview à cette époque. Dès que l'on commente, on retire déjà une partie de ce rêve, il faut laisser les gens circuler dans le paysage que l'on a construit, c'est à eux de choisir leur chemin.
LE
FESTIN :
Le glissement n'est-il pas important entre le collectionneur et le
directeur d'une revue, entre celui qui s'approprie les œuvres et
celui qui travaille à leur diffusion ?
GÉRARD-J.
SALVY
: Ce n'est qu'apparence. Ceux qui collectionnent dans un même
domaine sont tout aussi spectateurs de ce que chacun fait que le
lecteur qui achète une revue dans une librairie — le cercle est
beaucoup plus large, c'est la seule différence. Quand on
collectionne, on s'intéresse à un certain nombre d'artistes, on
sait qui s'y intéresse aussi, qui a tel tableau, etc. En effet, il
y a appropriation personnelle mais elle est limitée par le fait
que les œuvres circulent et sont prêtées si elles doivent
l'être. L'audience concernée par un artiste connaît toute son
œuvre bien qu'elle soit "appropriée" par des
collections publiques ou privées. En fait, on ne peut s'approprier
totalement qu'une chose qui n'intéresse personne. D'ailleurs, ceci
se vérifie dans toute l'histoire de l'art, puisqu'il n'y a pas
d'œuvre qui ait durablement disparue de la connaissance. Ensuite,
je n'ai jamais réussi à savoir s'il y avait vraiment une volonté
d'appropriation de la part du collectionneur.
LE
FESTIN :
A l'inverse, la revue représente une multiplication gigantesque à
des centaines ou des milliers de lecteurs immédiats.
GÉRARD-J.
SALVY
: Oui. Comme l'idée de collection est parfaitement vaine et
qu'elle est d'autre part une façon de conjurer la folie — pour
ne pas plonger dans la démence —, le fait de publier n'y change
pas grand chose. J'ai toujours vu ma revue comme une unité : c'est
toujours une chose unique avec cette particularité qu'elle se
répète à x
exemplaires. A l'identique, elle arrive chez quelqu'un et, à ce
moment-là, elle redevient autre chose, à l'intérieur d'un autre
paysage physique ou mental.
LE
FESTIN :
Au moment de votre collection, étiez-vous autant séduit par les
œuvres de prix, et donc rares, que par l'ensemble, en comparaison
plus moyen, de la collection ?
GÉRARD-J.
SALVY
: C'est assez complexe. Ce qui crée la valeur de l'objet n'est pas
un élément précis. Il ne s'agit pas d'une économie pure, mais
d'une économie de jeu, la valeur n'est pas créée par la rareté
; la valeur est motivée par la singularité, l'exception, le
complément à l'ensemble dont elle deviendrait une clé et ce qui
est essentiel est l'amour que l'on a pour une pièce plutôt qu'une
autre. La collection étant dynamique, elle ne peut jamais vraiment
se définir : on en retire des éléments autant qu'on en acquiert.
On reconnaît un vrai collectionneur à sa capacité d'éliminer
des pièces : dans une construction, certaines ne servent plus
parce que la collection prend une autre direction et leur présence
en atténue la cohérence ; ce qui est retiré l'est selon le
sentiment du collectionneur, et non pas selon un critère
économique. C'est pourquoi le problème ne me semble pas devoir
être posé de cette manière.
LE
FESTIN :
Qu'avez-vous gardé de votre propre collection ?
GÉRARD-J.
SALVY
: Je n'ai gardé que les manifestations pures du néo-classicisme,
j'ai retiré tout ce qui était superfétatoire ou postérieur. Ce
qui m'intéresse dans l'histoire de l'art, c'est l'histoire du goût
plus que l'histoire des objets eux-mêmes, ce qui explique ma
vieille passion pour Mario Praz. Je n'arrive pas à m'expliquer la
pauvreté des écrits français sur l'histoire du goût à la
différence des Anglo-saxons ou des Italiens. Ce qui m'intéresse,
ce sont les changements de comportements dans la quête du beau ;
observer, dans le sens du mouvement collectif et inconscient, ce
qui fait qu'une tendance se dégage dans une petite période — ce
bouleversement du néo-classicisme s'est d'ailleurs joué sur peu
d'années et fut la clôture d'une esthétique qui avait régné
pendant les cent années précédentes ! Ces révolutions du goût
précèdent curieusement des révolutions politiques. Le sentiment
esthétique anticipe le sentiment social. Cela ne m'intéresse pas,
mais je l'ai observé...
LE
FESTIN :
Avez-vous entrepris la construction de ces numéros en essayant de
rendre quelques unes des tendances de l'époque ?
GÉRARD-J.
SALVY :
Non, il n'y avait aucune volonté de rendre compte de l'époque, je
n'en ai jamais éprouvé l'intérêt. Ce qui m'intéressait, était
le spectacle de mes goûts dans une époque. Je n'ai pas
l'obsession de me dire que je dois absolument savoir, observer les
tendances de mon temps. Mes revues n'ont jamais été réalisées
dans cet esprit : je ne sais pas si elles sont anachroniques
mais elles sont, en tout cas, intemporelles, puisque dans les
Cahiers
de l’Énergumène,
vous pouviez avoir dans un même numéro Cy Twombly pour la
peinture et Schinkel pour l'architecture. Donc, à moins de tenir
un discours spécieux, je ne vois pas en quoi cela pouvait
rejoindre les préoccupations de l'époque. Ce sont des
préoccupations privées manifestées en public. Le corrélat,
d'ailleurs, de cette attitude est qu'il n'y a aucune part critique.
Je n'ai fait que publier sans jamais proposer la moindre analyse.
Il faut aussi tenir compte de l'époque : elle était diablement
saturée de discours en tous genres et sur tous les domaines, on
était en pleine folie des sciences humaines ; il y avait donc,
bien que j'y fus mêlé — j'ai suivi les cours de Roland Barthes
—, une réaction contre ce phénomène. J'étais exaspéré par
toute cette logomachie et cela a accusé un trait de mon
tempérament.
LE
FESTIN :
La meilleure façon d'être dans une époque, n'est-elle pas d'en
être l'observateur situé entre le conservatisme et les
avant-gardes qui l'animent inévitablement mais ne suffisent pas,
chacun de son côté à la constituer entièrement ?
GÉRARD-J.
SALVY
: Je ne me voyais pas comme un observateur, mais plutôt comme un
voyageur qui s'arrête quand il croise quelque chose qui
l'intéresse et reprend son chemin quand il a épuisé son plaisir.
J'ai voyagé dans un certain nombre de domaines en essayant de ne
pas être tenté par la hiérarchie. Je suis voyageur par
tempérament, au sens classique du terme. J'aime rester longtemps
dans les mêmes endroits et j'ai agis de même en tant qu'éditeur
: j'ai déambulé selon mes envies et mes intérêts. On peut aimer
l'architecture industrielle du Nord de la France et les villes de
Toscane, il n'y a pas d'incompatibilité ni de hiérarchie à
établir entre les deux. D'ailleurs — et ce doit être encore de
l'égoïsme —, les querelles ne m'intéressent pas : elles
ridiculisent généralement les gens qui y prennent part et
anéantissent souvent les meilleures causes ; enfin ce n'est
pas dans mon tempérament.
LE
FESTIN :
A quelles personnes avez-vous fait appel pour intervenir dans ces
deux revues ?
GÉRARD-J.
SALVY
: Je suis allé dans toutes les directions. Très jeune, j'ai connu
Henri Michaux, parce qu'il était lié aux parents de mon meilleur
ami : il fut donc un parrain lointain de la revue, nous en avions
parlé et il me confia des textes. En réalité, il arrive très
souvent que l'on connaisse des gens et, tout à coup, l'on découvre
au hasard d'une phrase une part d'eux qu'on ignorait et qui peut
s'avérer sinon centrale en tout cas très importante dans leurs
émotions. Une revue a ce grand mérite, pour les agréments de la
vie quotidienne, de vous amener à ce genre de découvertes et de
rencontres. Il me semble que c'est l'un des éléments moteurs pour
lesquels on puisse mener une revue. Ou alors, ce sont des raisons
de pouvoir, ce qui me paraît dérisoire.
Pour répondre plus précisément à votre question, il n'y a jamais eu de groupe permanent : par exemple, je trouvai une direction comme la littérature de la double-monarchie qui, à l'époque, n'intéressait personne. Ma découverte de l'Empire des Habsbourg, de la Vienne finissante — il n'y avait pas encore eu le numéro de Minuit consacré à cela —, s'est faite par hasard, avec l'aide d'un ami musicien, un peu germaniste, qui avait trouvé une collection complète de Die Fackel, revue qui était le centre de ce qui se passait à Vienne, et nous avons travaillé ensemble. Il n'y a pas eu en définitive de contact privilégié et systématique, ce furent des déambulations, passant puis repassant par certains lieux privilégiés et en explorant de nouveaux...
Pour répondre plus précisément à votre question, il n'y a jamais eu de groupe permanent : par exemple, je trouvai une direction comme la littérature de la double-monarchie qui, à l'époque, n'intéressait personne. Ma découverte de l'Empire des Habsbourg, de la Vienne finissante — il n'y avait pas encore eu le numéro de Minuit consacré à cela —, s'est faite par hasard, avec l'aide d'un ami musicien, un peu germaniste, qui avait trouvé une collection complète de Die Fackel, revue qui était le centre de ce qui se passait à Vienne, et nous avons travaillé ensemble. Il n'y a pas eu en définitive de contact privilégié et systématique, ce furent des déambulations, passant puis repassant par certains lieux privilégiés et en explorant de nouveaux...
LE
FESTIN :
A la lueur de ce que vous dîtes, on peut croire que
l'appropriation que vous refusiez au collectionneur existe bel et
bien chez le directeur de revue...
GÉRARD-J.
SALVY
: En effet, il y a une appropriation dans la façon dont les choses
sont organisées les unes par rapport aux autres, elle se fait dans
l'interprétation de ce que l'on rend public, surtout si l'on n'y
ajoute aucun commentaire. Là, existe bel et bien une appropriation
perverse, certainement plus forte que celle d'un objet par un
collectionneur.
GÉRARD-J.
SALVY
: J'ai fait des voyages qui se sont enchaînés et m'ont éloigné
de France. J'ai arrêté les Cahiers
par lassitude, j'avais l'impression de me répéter, je ne savais
plus très bien que faire. J'ai réuni des collections pour des
amis. Des gens très occupés ou pas très sûrs de leurs choix,
qui voulaient constituer une collection dans un domaine que je
connaissais ou pour lequel je pouvais avoir moi-même des conseils
ou des sources d'informations. Les collectionneurs forment une
société secrète, il faut "baigner" complètement
dedans pour sentir certains mouvements et voir ce qui fait qu'à un
moment l'un d'eux peut remonter sa collection différemment et
souhaitera se défaire de telle ou telle pièce. Généralement,
les collectionneurs détestent que ces transactions se passent en
public. L'activité de conseiller d'un collectionneur est
extrêmement difficile à mener parce que l'on est à la fois le
conseiller de l'acheteur et celui du vendeur, ce qui est évidemment
une position intenable. On ne peut jamais vraiment choisir son camp
parce que les deux sont trop étroitement liés. L'avantage de
cette situation, en même temps, c'est de constituer des
collections par personne interposée. Et puis un jour, une amie m'a
invité à dîner pour me dire qu'elle voulait refaire L’Énergumène,
qu'elle était prête à tout pour relancer la revue, or cela
était, pour moi, hors de question. Plus tard, nous avons décidé
de créer une maison d'édition. Celle qui existe aujourd'hui —
et publie peu, dix livres par an depuis trois ans et a fêté son
trentième titre avec American
Psycho
de Bret Easton Ellis — a pour unique "programme", à
quelques exceptions près comme Sottsass1
ou Philippe Jullian2
—, de ne publier que de la fiction.
LE
FESTIN :
Cela dit, l'espace est vaste entre Elizabeth von Arnim3
et Bret Easton Ellis4
qui figurent parmi les "succès"5
de
vente de la maison d'édition...
GÉRARD-J.
SALVY :
C'est par goût que j'ai décidé de publier l'une et l'autre.
Elizabeth von Arnim était absolument inconnue en France. Cette
œuvre me semblait importante et je l'ai faite traduire. J'ai
publié les deux dans l'esprit : "j'aime/je n'aime pas".
Il n'y a pas de stratégie. Il y a certaines propensions,
évidemment : je suis amené à publier beaucoup de littérature
étrangère dans des langues que je connais, c'est pourquoi je n'ai
publié que von Rezzori6
parmi les écrivains allemands. Tout cela est improvisé, sans plan
à long terme, la seule chose qui compte est de garder le même
esprit et d'être assez réceptif — mais cela reste une question
de goût personnel. Dans le cas d'Américain
Psycho,
c'est un livre qui m'a intéressé par sa grande qualité
d'écriture — ce que l'on a remarqué dans la presse française à
la différence de la presse américaine qui n'a voulu développer
que des polémiques idiotes —, parce que j'ai envie de publier de
jeunes écrivains et parce que ce livre me semble être par
ailleurs, du point de vue de la société, le portrait le plus
exact des Etats-Unis. J'ai rarement vu quelqu'un refuser avec tant
de sang-froid les concessions jusqu'à se mettre en danger en tant
qu'écrivain : il y a dans l'écriture d'Américain
Psycho
une part quasi suicidaire. Enfin, je trouve ce livre immensément
drôle et puis, il faut voir les choses clairement, cela participe
de ma haine pour l'Amérique...
LE
FESTIN
: Ce n'est pas "toute l'Amérique " qui est décrite dans
Américain
Psycho.
GÉRARD-J.
SALVY
: C'est la partie la plus américaine de l'Amérique, l'Amérique
blanche. Il est probable que l'Amérique sera de moins en moins
anglo-saxonne. C'est donc en effet marginal, mais c'est une marge
qui concerne l'Europe.
LE
FESTIN
: Vous avez également publié Le
Voyageur passionné,
de Bernard Berenson7,
qui n'est donc pas un livre de fiction mais un recueil de notes qui
ont pour principal objet l'art et l'histoire de l'art. N'avez-vous
pas le désir de poursuivre la publication d'ouvrages d'histoire de
l'art ?
GÉRARD-J.
SALVY
: La publication du livre de Berenson a été le fruit d'un choix
personnel, en dehors de toute idée d'en faire le début d'une
collection. Ceci dit, la publication d'ouvrages concernant
l'histoire de l'art est en effet la seule chose que j'aimerais
faire en dehors de ce que je fais déjà. Nous vivons dans un pays
qui vit une tragédie ahurissante en ce domaine. C'est une matière
quasiment absente des programmes scolaire et universitaire ;
il n'y a pas d'école, pas de bibliothèque de qualité : pour
un pays qui a été un producteur majeur en matière d'art, nous
vivons dans un désintérêt impressionnant si
l'on compare notre situation à celle des pays anglo-saxons ou de
l'Italie. Si j'étais éditeur d'histoire de l'art, je ferais une
mise à jour des connaissances en traduisant des dizaines de textes
qui sont le corpus inévitable en ce domaine. Cela excède les
problèmes de l'édition pour atteindre un problème de société.
J'aurai aimé le réaliser, mais cela demande un travail, des
moyens financiers considérables, une volonté politique de la part
des institutions. En effet, ce sont des projets qui n'ont de sens
que s'ils s'appuient aussi sur la volonté de créer un Institut
d'Histoire de l'Art, une grande bibliothèque, une collection de
peintures et d'objets, non pas dans une optique seulement
muséographique mais de formation... Ce n'est hélas pas dans les
goûts des gens qui nous gouvernent, ni dans ceux de leurs
prédécesseurs ni, apparemment, de leurs successeurs... Je crois
que nous pourrons avoir la même conversation à un âge avancé...
LE
FESTIN
: Pourquoi avoir "resserré" le champ éditorial aux
écrivains français et du XXe
siècle, puisqu'à la différence de la peinture, vous semblez être
moins "conservateur" en ce domaine ?
GÉRARD-J.
SALVY
: Je n'ai effectivement publié que quatre auteurs français. La
raison en est simple, je n'ai jamais reçu d'autre manuscrit à mon
goût. Je le regrette... Quant au XXe
siècle, il me semble que je dois respecter une certaine cohérence,
que je casserai si je devais publier des auteurs antérieurs. Je
devrais alors accroître le nombre des parutions ce que je ne veux
faire en aucun cas. Je préfère en rester au XXe siècle et le visiter plus profondément, comme je préfère
marcher dans les villes plutôt que les traverser en voiture.
LE
FESTIN
: C'est donc plutôt une collection qu'une maison d'édition...
GÉRARD-J.
SALVY
: Absolument. Comme je n'aime pas l'idée de collections à
l'intérieur d'une même maison d'édition, c'est donc une
collection devenue maison d'édition.
________
Notes
1. Ettore Sottsass, C'est pas facile la vie, 1989.
2. Angus Wilson, Philippe Jullian, Lorsque Maisie dansait, 1990.
3. Elisabeth von Arnim, Elisabeth et son jardin allemand, 1990, Avril enchanté, 1990, En caravane, 1991, L'Eté solitaire, 1991.
4. Bret Easton Ellis, American Psycho, 1992.
5. Les trois premiers livres d'E. von Arnim ont été réédités trois fois et le quatrième est en cours d'épuisement : avec Vita Sackville-West (Toute passion abolie, L'Héritier, Les Invités de Pâques) et Bret Easton Ellis (25.000 exemplaires au 1er mai 1992), elle fait partie des "best-sellers" qui ont contribué à créer puis assurer l'image de Salvy.
6. Gregor von Rezzori, Œdipe à Stalingrad, 1990.
7. Bernard Berenson, Le voyageur passionné.