Mardi 1er juin 1982
Assis à la terrasse d’un café devant l’église dei Ss. Apostoli, entouré de vénitiens tranquilles, je reçois le merveilleux cadeau que Venise m’offre à chacun de mes retours : le spectacle de la rue, ce brouhaha qui en fait ne perturbe en rien le silence immuable de la ville. Partout ailleurs, le bruit, infect poison de notre époque – et l’odeur – des automobiles anéantit la paix et la sérénité de tous lieux jusqu’aux quartiers que le société moderne cherche à restaurer et protège comme par désespoir. Les plus belles villes du monde de vaudront jamais dans mon cœur le charme et la tendresse de Venise.
Au risque de paraître ridicule, je chante avec emphase cette amante fidèle et patiente ! Que vouloir d’autre ? Que chercher en plus ? Le reste n’est que perte de temps, fausses illusions, vains combats…
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Seul dans Venise, j’ai retrouvé ma liberté et le goût d’espérer, le désir de créer !
Mercredi 2 juin.
J’ai su dès mon arrivée lundi matin que c’était ici. Nulle part ailleurs, mon cœur, mon esprit et mon corps ne se trouvent ainsi unifiés. Une même sérénité faite d’espérance tranquille, de joie profonde et de certitudes.
Quoiqu’il advienne, quelques soit mon existence et l’évolution du monde, des évènements et des circonstances, je retrouverai toujours ici la paix et la joie.
P. me disait avant mon départ combien selon lui Venise est un lieu malsain, morbide, déliquescent. Je crois qu’il n’a pas compris. Venise ne se donne pas. On pourrait croire, en voyant le flot de touristes qui l’envahit, qu’elle se vend. Cela n’est qu’apparences, vision superficielle. Il faut mériter ces palais gigantesques, ces églises dont l’aspect change au gré des heures et de la lumière. Cette lumière justement, unique et nacrée qui enveloppe tout ce matin d’un voile irisé. Mon initiation fut longue et elle loin d’être achevée. Si la bêtise humaine ne vient pas tout détruire, je suis, sans le moindre doute, persuadé que mon bonheur est ici.
P. ne veut voir de Venise que les fêtes du regretté Visconti, les trop jolis garçons, faisandés et ces femmes un peu fanées déjà, qui hantent le Harry’s, le Danieli ou le Gritti et recherchent plaisir et fortune, sans spiritualité aucune. Sans héroïsme. Sans la grâce non plus. Un monde que j'exècre. Impur, malsain et pervers.
Il ne peut y avoir de bonheur dans la vie sans la Grâce. L’espérance et le rêve ne restent jamais que du vent si nous ne regroupons pas en nous toute cette force, cette énergie que nous avons reçu comme un don précieux du divin. J’ai compris cela ici, dans cette vieille église parfumée et tellement fraîche des Saints Apôtres. Venise m’unifie et me rassemble.
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Dimanche 6 juin.
Giardini Publici.
Il fait très chaud. Assis sur les bords d’un petit canal, je laisse passer les heures loin de la foule. Devant moi se dresse une ravissante petite maison, avec un jardin débordant de hautes herbes. Une vigne vierge recouvre presque toute la façade. Abandonnée, elle a été entièrement murée l’année dernière.
Je ne sais pas pourquoi elle me plait tant. Je l’ai découvert lors de mon premier séjour avec mes parents, il y a plus de quinze ans. Ils m’avaient laissé me promener seul et j’avais fini par déboucher dans cette rue où naquit Tiepolo, au fin fond de Castello. Je l’ai connu vivante, elle dort maintenant. C’est une petite merveille, avec un joli jardin hélas abandonné, bordé sur deux côtés par un canal et qui donne sur la grande allée du jardin public. Restaurée, elle redeviendrait vite une pimpante domus vénitienne. Elle a connu le temps de Goldoni et de Vivaldi. Avec la villa Lysis de Capri, cette maison aux ouvertures murée s’ajoute à mon futur imaginaire. Le 1623 de la calle San Domenico serait un lieu de vie idéal. Pour écrire, vivre et aimer...
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Le départ n’est pas triste cette fois. J’ai la sensation de fermer la porte de chez moi pour quelques semaines tout au plus… Je m’éloigne quelques temps, laissant la clé sous le paillasson et le frigo branché.
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Venise me dit au-revoir d’une belle manière en ce dimanche soir : concert sur l’herbe à San Alvise. De jeunes musiciens proposent à un parterre de vieilles dames ravies et d’enfants piailleurs (joyeux/chamailleurs...), un bel échantillon de musique vénitienne (du XVe à nos jours). Trois bonnes heures de musique, chansons et dans au son du luth et du hautbois.
Poésie des ruines qui ornent ce jardin pendant que se répand parmi les arbres et les fleurs la musique.
Ultime promenade. Halte au Florian, puis dernier verre au Harry’s bar et ce sera le départ.
Lundi 7.
Dans le train qui me ramène vers ma vie provinciale, je lis Henri de Régnier, L’Altana ou la Vie Vénitienne.
Combien ces pages me correspondent et me comblent de joie. Je m'identifie tellement à l'auteur et la musique de son époque coule dans mes veines : "On peut aimer Venise sans y adopter un état d’exaltation et sans s’y attendre à des sensations exceptionnelles… Elle enveloppe de tant de douceurs que l’on y vit vite dans une sorte de bonheur apaisé, dans une espèce de détente amicale, de joie discrète, de tendre reconnaissance, dont il faut accepter le délicat plaisir. C’est cet acquiescement raisonnable à ce qui vous entoure, cette réserve vis-à-vis de toute exaltation factice, ce laisser-aller aux tranquilles délices d’un beau loisir dans le plus beau lieu du monde que nos amies du Palais Dario appellent « être bon vénitien ». Or il me semble que je me sens bon, très bon et même excellent vénitien"
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"A Venise, aller au plus beau et au plus essentiel. Pour celui qui y vient pour la première fois, en emporter sinon une image complète, du moins bien composée. La véritable connaissance de Venise exige de longs mois d’intimité"
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" Pourquoi le son des cloches dans le ciel, le bruit des pas sur les dalles me font-ils battre le cœur d’une certaine façon ? De quelle prédisposition me vient cet accord avec tout ce qui m’entoure ? De quelque lointaine influence atavique peut-être ? N’ai-je pas dans mon ascendance deux aïeules qui portaient un nom à consonance italienne et qui m’auraient transmis d’obscures affinités ?"
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"Je ne sais, et que savons-nous d’avant nous-mêmes ? Que conservons-nous en ce que nous sommes de ce que nous avons peut-être été ? Or, de ces vies antérieures que nous nous plaisons à nous imaginer et dont nous croyons volontiers reconnaître en nous quelques traces, il en est une dont je retrouve ici le souvenir et qui fait que je m’y sens vénitien autant que le Doge au corno doré dont j’admire le portrait ducal, ou que le pauvre rampino qui, du bout de son crochet de fer, aide à l’accostage de ma gondole. "
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"Mais ce n’est pas cette vie antérieure que je tente d’évoquer en ces pages, c’est celle que j’ai vécue à Venise. Peut-être aurai-je préféré m’y voir le contemporain de la Venise du XVIIIe siècle, de la Venise de Goldoni, de Gozzi et de Casanova, au temps de la Sérénissime République où l’existence vénitienne atteignit son point le plus délicat dans ses plaisirs et sa nuance la plus exquise en sa molle et voluptueuse décadence ; mais si j’éprouve quelque regret de n’avoir pas porté la baüta de satin noir et la maschera de carton blanc, je n’en rends pas moins grâce au destin bienveillant qui m’a permis de vivre en la Venise d’hier et d’aujourd’hui."