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© Photographie Jeff Cotton |
Il
est un jardin sur la Giudecca qui est tombé, depuis plus de trente ans,
dans une décrépitude que certains qualifient de criminelle, mais qui en
fait sourire d'autres. Après avoir été pensé, entretenu et gardé comme
un joyau précieux, admiré par tout ce que le monde comportait
d'artistes, de poètes et de célébrités quand ils passaient par Venise,
le Giardino Eden, situé au 137-138 de la Fondamenta della Croce, est
devenu une jungle couverte de mauvaises herbes, victoire posthume de
l’idéal iconoclaste de son dernier propriétaire, le peintre autrichien
Friedensreich Hundertwasser. Ce jardin aujourd’hui clos sur son mystère
repose dans l' attente d'une flamboyante résurrection. Il fut considéré
comme l'un des plus fameux jardins du monde au XIXe siècle. Laissez-moi
vous raconter son histoire.
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© Photographie Jeff Cotton.
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enise
en 1884. La cité des doges a sombré depuis une cinquantaine d'année
dans une misère incroyable. Les plus anciens de ses habitants se
souviennent encore de la prospérité et de l'opulence des dernières
années de la République. Les caisses de l’État étaient certes presque
vides, mais la société fonctionnait comme elle l'avait toujours fait,
pareille au mouvement du balancier d'une horloge. Napoléon avait ensuite
surgi, bloquant le mécanisme que les autrichiens s'empressèrent de
dérégler définitivement. L'indépendance de l'Italie et le rattachement
des anciens territoires de la République à la couronne vidèrent Venise
de ses forces vives. Elle n'était plus désormais qu'une petite ville de
province dont les façades n'étaient plus entretenues et où les plus
modestes de ses habitants ne trouvèrent plus de travail. C'est dans ce
contexte un peu morbide, que les riches aristocrates du monde entier,
attirés par le charme de la déliquescence, vinrent en masse s'installer
sur les bords du Grand Canal.
Parmi eux, un britannique issu d'une vieille famille de parlementaires britanniques, Sir Frederick Eden, (1828-1916), tomba amoureux de la ville. Avec sa femme, Caroline Jekyll,
comme lui passionnée par Venise, il acheta en 1884 une ancienne
dépendance du couvent des soeurs de Santa Croce. C'était un vaste espace
semi-rural, un vestige de potager où poussaient ça et là des rosiers
sauvages, des hortensias. Ils entreprirent de le transformer, l'agrandir
et le planter. Mais restaurer des bâtiments et aménager un jardin
d'agrément sur la lagune n'est pas aussi facile que dans le Kent. Notre lord excentrique découvrit l'ampleur des défis : les vents (la Bora, le Scirocco, le Garbin, le Levante, et les autres) ,
les marées, le sol mouvant et instable. Tout le ramenait à l'expérience
de la Venise anadyomène quand la cité primitive émergeait à peine de la
lagune. Il parvint cependant à faire naître son fabuleux jardin, à
force de ténacité et à grand renforts d'espèces sommantes et
trébuchantes. L'orto di Santa Croce devint vite le bien-nommé "Giardino Eden", le plus vaste espace vert privé de Venise. Un paradis de jardin à l'anglaise, luxuriant et confortable. Il
tira de cette épreuve titanesque un récit horticole très pittoresque et
plein de poésie comme les anglo-saxons savent si bien en écrire. Publié
à Londres en 1903, «A garden in Venice» eut un grand succès et fut aussitôt traduit dans le monde entier. Sir Eden
avait conçu son jardin comme un anglais sait le faire, avec un respect
inconditionnel de la nature, mais sans oublier pour autant le côté : « Our individual taste loves vegetation as nature grows it rather than as man clips it ».
Son jardin fascina aussitôt les visiteurs. Toutes les célébrités littéraires de l'époque en ont parlé : Proust, Cocteau, Rilke, Henry James, Aragon. D'Annunzio situe un des épisodes de son célèbre roman Le Feu dans le jardin. Le célèbre Baron Corvo proposa ses services comme gardien du poulailler. Jean Cocteau est
à Venise en 1908. A peine âgé de 19 ans, il accompagne sa mère dans un
grand tour de l'Italie du nord par un bel automne. Un soir, le 24
septembre exactement, son ami Raymond Laurent se suicide sur les marches de
la Salute. Ils venaient à peine de se quitter, après avoir visité le
jardin en compagnie d'un jeune américain cause du drame. Le triste
épisode lui inspira une poésie, intitulée «Souvenir d'un soir d'automne au jardin Eden». L'allusion à l'évènement figure dans ces quelques vers à la consonance symboliste presque outrée : «jardin exquisément fatal, sépulcre embroussaillé de roses».
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© Photographie Jeff Cotton |
Au printemps 1910, c'est au tour de Rainer Maria Rilke de parler du jardin. Il écrit à Marie von Thurn und Taxis en avril : «Ma première promenade hier me conduisit au Giardino Eden ; il me semblait que nous étions convenus de nous y retrouver. La Princesse Gabrielle se serait réjouie du violet sombre de l'ancolie. Les roses ne sont qu'en devenir. Mais le plus beau, c'était les nombreux papillons qui flamboyaient au-dessus de l'herbe haute, dans le vent , et la jeune feuille de vigne à peine déployée, aperçue contre le ciel». Frederick Eden mourut en 1916, Lady Caroline continua à y vivre jusqu'en 1928. La propriété fut ensuite vendue à Lord James Horlick, le fondateur de la fameuse Horlick’s Malted Milk Company.
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Dans les années folles, la vanité mondaine s'empara de ce jardin qui devint une étape obligée de tout séjour à Venise. Puis il fut acquis par la reine Aspasia de Grèce, qui y vécut jusqu'à sa mort. Elle était l'épouse morganatique d'Alexandre de Grèce, roi des Hellènes, qui l'épousa en 1919 pour mourir l'année suivante d'une septicémie due à la morsure de son singe favori.
Sa fille, la princesse Alexandra en hérita. Devenue reine de Yougoslavie, abandonnée par le roi qui la fit passer pour démente, elle demeura quasiment cloîtrée dans le jardin jusqu'à sa mort en 1974. Elle décrit dans ses mémoires toutes les déprédations subies par le jardin pendant la seconde guerre mondiale. Mais elle s'employa à tout remettre en état, planta de nouveaux arbres.
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© Photographie Jeff Cotton |
C’est alors qu’intervient le vibrionnant peintre et "médecin de l’architecture", Fritz Hundertwasser (de son vrai nom Friedrich Stottwasser). Personnage singulier de l’art, militant écologiste avant l’heure, il l'acquit à la mort de la reine. Il y vécut jusqu'à sa mort en février 2000 et laissa le jardin devenir une ruine romantique. Étrangement, le peintre prétendait toujours ne pas en être propriétaire en dépit des rumeurs qui parlaient d'une transaction de plusieurs centaines de millions.
Installé à Venise en 1968 pour restaurer dans un chantier de la Giudecca un vieux gréement qu’il avait ramené de Sicile et rebaptisé "Regentag", il découvre en 1972 le Giardino Eden et décide d'en être le propriétaire. Là, ce chantre de l’ortie qui disait : «Savez-vous qu’il est facile de vivre sans argent ? il suffit de manger des orties… Les orties poussent partout, elles ne coûtent rien…Mangez les !», laisse la nature reprendre ses droits, s’exposant à la virulence des critiques : «Les gens qui ne comprennent rien colportent que je laisse le jardin à l’abandon» expliqua-t-il, «Pas du tout : je n’aime que les plantes sauvages. Je repique constamment les orties, les ronces. Vois commeces verts sont harmonieux. Et ces fouillis de ramures, on dirait une broderie !».
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Il défend haut et fort sa théorie des jardins :"Il ne faut pas jardiner. Mais laisser faire la nature. Pratiquer la
végétation spontanée. Tout laisser pousser sans jamais couper... Il est urgent de dialoguer avec nos jardins, de signer un traité de paix".
Depuis sa mort, le jardin demeure fermé et le mystère reste entier. Gruener Janura, la société allemande qui gère les biens de l'artiste a posé sa plaque sur la sonnette du portail d'entrée. En 2003, le magazine Hortus (no 67 - Automne 2003) publia un article de John Hall,
qui, ayant pu pénétrer dans le jardin, en décrit l'état lamentable. Peu
de traces de la configuration dessinée par Eden sont encore visibles. Le
journaliste dépeint des allées négligées aux pavés disjoints, des
pergolas écroulées et des statues brisées couchées dans de hautes herbes
folles. De quoi alimenter de romantiques rêveries et mille rumeurs.
On prétend aujourd'hui que le jardin a été acquis par deux entreprises, une japonaise et une suisse. Mais après enquête, le jardinier (suisse)
qui s'y rend de temps à autre, est toujours employé par les gens de
Vienne... Mystère et boule de buis ! Le jardin Eden a été classé
monument historique en 1945. Nous sommes nombreux à espérer pouvoir y
pénétrer un jour prochain. En attendant, l'arrivée de Google Earth nous permet d'avoir une idée de ce jardin mythique unique à Venise.
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