Pour mon ami Pierre Berthier,
et puis aussi pour Will Coffey
En revoyant hier le film de Guadagnino et James Ivory, j’ai compris ce qui m’avait si profondément ému lorsque j’ai découvert le film à Venise, juste à sa sortie. Le héros du roman d'André Aciman, désormais immortalisé par Timothée Chalamet, est comme une projection de l'adolescent que j'ai été dans ces mêmes années 70, au milieu d'une famille aimante, un peu déjantée, cultivée et très ouverte parce que très à l'aise matériellement et intellectuellement. Une grande proximité des personnages avec ceux qui peuplaient l’univers de mes quinze ans. « Pas d’exercice de reconstitution à exécuter » comme l’écrit J.-P. Kauffmann à propos de Venise dans son dernier opus, seulement un petit pincement au cœur, et tout un passé qui resurgit...
Décors, sons, attitudes, vêtements, livres… Tout est semblable à mes souvenirs. Même la langueur de l’été, les relations filles-garçons, le rythme de la vie dans la grande maison de famille, les rites, la lumière, les possibles… tout me ramène à ces étés d’avant l’âge adulte. Les images du film m'ont donné envie de rouvrir une petite boîte couverte de poussière qui traîne depuis des années tout en haut de la bibliothèque de ma chambre, trésor secret toujours transporté avec moi de maison en maison.
Voilà ce que j'avais noté dans mon journal il y a quelques années, à propos de cette fameuse boîte :
6 avril 1998
Rouvert ce matin pour la première fois depuis longtemps cette curieuse petite boite en tôle dont l'émail a presque disparu. Un de mes trésors d’antan que m’avait offert Madame B. un jeudi où elle m’avait invité pour le thé. Je n'avais pas quatorze ans. Elle contient toujours ces petits riens auxquels je tiens le plus. Une part de mon enfance. La plus intime, la plus secrète et donc à mes yeux la plus belle.
J'écris enfance quand d'autres noteraient adolescence, car tout pour moi semble avoir débuté avec ce moment, très court, ténu, où tout en nous implose et se transforme, bousculant le confort de nos certitudes, modifiant jusqu'à notre vision du monde. Le temps de tous les possibles, celui de tous les dangers aussi. Et puis, c'est sur l'enfance que se bâtit l’adulte. Je ne le savais pas encore.
Il nous faut lutter le plus souvent, jour après jour, pour en garder une part. Ils sont tellement nombreux ceux qui ont trahi celui qu’ils ont été, abandonnant les promesses qu’ils se firent à eux-mêmes, par faiblesse ou couardise.
Celui que je fus et qui n'a vraiment été lui-même que dans ces quelques semaines où tout s'ouvrait en moi, où tout semblait être possible, demeure à chaque instant.
Cette période, dont j'ai noté chaque jour les hauts et les bas, du début de ma conscience au passage de l'autre côté, dans ce monde des adultes auquel je n'ai jamais vraiment appartenu, sinon par obligation et respect des convenances, elle continue de me hanter.
Comme les papiers et les photos dans la vieille boîte, pendant cette période tout s'est mélangé, à l'exemple de ce que j'ai retrouvé dans le petit carnet Clairefontaine qu’elle contient. On me l'avait acheté en sixième, pour que j'y écrive les mots d'anglais qu'on m'apprenait au lycée. Très vite, il fut rempli de poèmes, de dessins, des notes, simples détails sur mon quotidien d'élève, et de phrases qui m'avaient marqué au cours de mes lectures...
J'y ai collé aussi les portraits de ceux que j'aimais découpés dans la traditionnelle photo de classe de cette première année au lycée. Je me réjouissais d'être enfin chez les grands - le collège d'Enseignement Secondaire n'existait pas encore. Les pages sont chargées d’émotion, tout me semble dater d’hier. C’était l’année scolaire 1967-1968… Le monde s'apprêtait à changer.
Il y a cette photo où nous sommes assis côte à côte, Gilles et moi. Émotion de nous revoir à dix ans, ensemble, souriant au photographe...
Gilles a été mon premier véritable ami. Le premier de mes amis. Nous nous sommes perdus de vue depuis des années, mais jamais perdus de cœur. Nous nous écrivons encore de temps à autre. J'ai aimé cette amitié avec toute la passion et la pureté d'un enfant solitaire. Je nous revois en Angleterre, un après-midi de juillet. Il logeait dans le sud de Londres et moi près de Barnet, sur la Northern Line. Tout est gravé dans ma mémoire moi qui en ai si peu. Chaque moment, chacun des endroits où nous sommes allés, nos rires, notre complicité, son sourire radieux, ses yeux qui irradiaient de joie, notre chagrin aussi quand il a fallu nous séparer et reprendre chacun le chemin du retour... Il y a aussi dans la boîte, les lettres et les cartes postales qu'il m'envoyait. Soigneusement rangées dans un portefeuille de cuir, cadeau de ma grand-mère à qui je racontais tout de ma complicité avec ce garçon plus jeune d’un an. J’avais sympathisé avec lui dès le premier jour... Un coup de foudre. Il n'y a pas qu'en amour. Mieux, l'amour n'est pas que ce sentiment intense qu'on porte à l'autre, quelque soit son sexe. Une attirance - autant qu'une attraction - faite de pulsion physique, de désir, de passion dévorante. Le cœur ému et le corps plein de désirs. Nous nous étions reconnus, tout simplement. L'amitié est cette forme d'amour qui est une reconnaissance, la découverte de l'alter ego dans l'évidence acceptée des particularités de chacun. Attirance et attraction aussi, mais d'un autre niveau, une autre échelle ; la rencontre soudaine de deux âmes qui se complètent et s'entendent, sans ambiguïté aucune, simplement. En toute pureté. Souvenez-vous de la phrase de Montaigne, "parce que c'était lui, parce que c'était moi".
Gilles est passé par Venise un jour, avec Hélène sa jeune épouse et leur premier enfant, encore tout petit. Une de ses sœurs était aussi du voyage. Ils se rendaient à Medjugordje, voir la Vierge noire. Nous avons passé une soirée ensemble dans le tout petit appartement que j'occupais alors. Modeste domus que j'avais baptisé "mon petit taudis". C'était en réalité un cellier doté de deux fenêtres ouvrant sur un petit jardin sauvage, un de ces jardins improbables et de secrets comme on en oublie dans Venise. Ils avaient laissé leur voiture (une 2cv bleue avec laquelle nous étions allés à Rome rejoindre le Concile des Jeunes organisé par Taizé, quelques années auparavant) Piazzale Roma et avaient fini par arriver calle del Aseo à la nuit tombée. Une nuit d'orage. Il pleuvait des cordes. Le bébé dormait paisiblement dans la pièce à côté sans que le tonnerre et les éclairs le réveillent. Ce fut une bien jolie soirée, fraternelle et paisible. Là encore, il me semble que c'était hier.
La boîte contient d'autres photos, d’autres lettres, toutes d'amis très chers, quelques unes avec des signatures oubliées... Il y a aussi des vieux tickets de train, avec des notes au verso parfois à moitié effacées, griffonnées en toute hâte pour pallier mon manque de mémoire. Pour me souvenir des moments vécus au bout de ces voyages qui façonnèrent l'apprentissage de ma vie d'homme... Tout ce que je fus, tout ce que je suis devenu est contenu dans ces bribes d'un autrefois bien loin désormais, mais qui occupe toujours autant mon esprit.
Toutes ces pauvres reliques cependant ne remontent pas à mes treize ans. Elles ne contiennent pas que des bribes d'enfance. Quelques bouts de papier concernent les années de ma vie vénitienne dans les années 80. Ces moments riches autant que désespérés qui furent l'antichambre de ma vie d'adulte, d'époux et de père... Venise est le lien invisible qui relie toutes ces vestiges du passé d'un jeune homme qui cherchait sa voie en se cherchant aussi. Ils furent si nombreux, celles et ceux qui ont occupé ma vie vénitienne.
Il y a des croquis faits par Violaine Laveaux quand je lui servais de modèle, des essais de gravure de Rebecca, leurs petits mots, le bristol d'une soirée chez le vice-consul Dilleman qui vivait au dernier étage du Palais Sagredo. Il y a aussi des tickets de vaporetto. Années 1978, 1982, 84, 85. Au dos sont notés la plupart du temps des initiales ou des prénoms, des numéros de téléphone, des adresses griffonnées... "Hervé", "Pier", "avec Domino", "Anna et Annette", "avec Luisa", "avec Marido", "Francesco"... "DD.267"...
Des trésors à mes yeux. La mémoire aussi des grands et petits moments de ma vie vénitienne. Il y a le petit mot gentil laissé à mon intention par Hervé Guibert (ou par le garçon qui l'accompagnait cette année-là) à l'en-tête de l'Hôtel des Bains avec son adresse à Paris et son numéro de téléphone. Nous ne nous étions rencontrés qu'un court moment au bar de l'Excelsior, lors de la Mostra. Était-ce en 1978 ou en 1979 ? J'aimais ses chroniques - notamment celles que publiait Le Monde - sur le cinéma, la photographie, que je découpais soigneusement. J'en ai conservé quelques unes, pauvres bribes jaunies d'une œuvre qui se construisait peu à peu. Nous avions le même âge, mais pas la même vie. J'oscillais entre la préparation du concours du Quai d'Orsay et mon envie de ne vivre que pour écrire. J'envisageais déjà de laisser Sciences Po pour suivre les cours d'Histoire des Arts à Venise. A Bordeaux, à chaque fois, je montais presque au dernier moment dans le Bordeaux-Trieste qui existait alors. L'express de 22h27... Un train de nuit qui rejoignait Santa Lucia en 22 heures, via Marseille, Nice, Vintimille, Milan... Dès que l'occasion de présentait, que je le pouvais financièrement acheter mon billet, dès que la vie d'étudiant m'étouffait, débauchant souvent camarades et amis, sous le prétexte de leur faire découvrir la Sérénissime. J'y retournais trois quatre cinq foisdans l'année. Venise fut aussi pendant des années un point d'étape obligé de chacun de nos voyages partout en Europe, Inter Rail vers la Grèce, l'Europe centrale, la Turquie...
Hormis ses articles, Hervé Guibert n'avait pas encore beaucoup publié. Mais déjà, il était plongé dans le monde littéraire. Je m'y voyais aussi mais ne faisait rien pour y pénétrer... Peur de ne pas y arriver ? Simple paresse ? Intuition de n'en être pas capable ? Je ne parvenais pas à surmonter cet état récurrent qui me reprend encore parfois et me fait renoncer à bien des choses... Lui semblait ne se poser aucune question de ce type. Il vivait à Paris et faisait déjà partie du monde des Lettres alors que je me posais mille questions existentielles et ne faisais pas grand chose d'autre que de profiter de ma vie de grand bourgeois gâté. Je n'allais jamais au bout de rien, par paresse ou lassitude. Par terreur aussi, finalement. C'est du moins ce que je pense aujourd'hui...
Guibert écrivait vraiment. Il était publié, déjà reconnu. Il tenait sa vie en main et donnait l'impression de savoir où il voulait aller et avec qui. Aucune compromission dans son regard, dans ses gestes. Etait-il heureux ces années-là ? Et moi, étais-je heureux sur mon chemin ? Je ne me suis posé la question que bien plus tard, lorsque je le rencontrais de nouveau à Bordeaux.
Dans la même boîte, il y a la photo faite à Bordeaux quelques années après notre rencontre à Venise. Il est assis parmi les livres en compagnie de Mathieu Lindon dans la librairie où ils vinrent rencontrer leurs lecteurs. Ce soir-là, autour d'un verre, ils m'avaient encouragé à envoyer un manuscrit aux éditions de Minuit, pour la revue. Hervé, Mathieu, je venais juste de les rencontrer et eux venaient de rencontrer Eugène Savitzkaya, dont l'écriture me plut aussi tout de suite. Je me sentais proche d'eux, bien que ma vie (qui se partageait déjà entre Bordeaux où il y avait ma mère malade, et Venise où je cherchais à comprendre comment soigner mon âme), ne me laissait pas beaucoup de place pour un ailleurs que je sentais n'être de toute façon pas forcément matérialisable.
Nous avions le même âge et la même passion pour les mots. Pourtant d'instinct, je ressentais un malaise à les lire, les écouter. Je baignais moi aussi dans la ferveur, mais davantage dans la tonalité de Jean-René Huguenin que dans celle des élèves de Foucault. Je lisais La Tour du Pin plutôt que Baudelaire ou Rimbaud. J'étais un tiède. Adepte des passions modérées, de l'esthétique autant que de l'ordre, j'ai toujours détesté ne plus m'appartenir. Ne plus rien maîtriser de mes sens ou de mes jours me répugnait déjà. J'écrivais dans mon journal, en 1975 :
[...] Le mot acerbe de Paul-Marie Coûteaux qu'il vient de me jeter à la figure résonne encore dans ma tête, "Tu finiras petit notaire de province". Beaucoup y verraient un compliment, une prédiction rassurante. J'ai bien compris ce qu'il insinue, mais je ne pencherai ni ne faiblirai !
Je ressens comme un dégoût devant les passions exacerbées, la violence des sentiments, l'activisme révolutionnaire et la laideur des lieux de débauche. Ma répulsion n'empêche pas la ferveur.
La furie désespérée de certains de mes condisciples, se poussant à l'extrême violence et toujours en révolte me fait fuir. Incompatibilité absolue.
La beauté, rien que la beauté et sa sœur la pureté, voilà quel est le credo de ma jeunesse. Ne jamais faillir ni concéder au commun.
Pourtant, avec les trois auteurs Minuit, rien d'incompatible avec ce que j'étais. Juste des amitiés nouvelles et ardentes. Des frères d'écriture. Et puis finalement, la même liberté de corps et d'esprit vécue différemment. Des fous de jeunesse et de mots m'entrouvraient leur porte. J'étais aux anges. "Joie, joie, pleurs de joie"... Mais, j'arrivais trop tard : la revue cessa de paraître avant que j'y sois publié. Il m'avait fallu près d'un an pour me décider à envoyer un texte au père de Mathieu à qui mon texte avait plu cependant... Coup du sort ? Réponse à mes atermoiements et à mes doutes.
Je me souviens de ma déception et de ma colère quand j'ai appris que la revue disparût. Colère contre moi-même, sorte de clairvoyance inopinée et d'éveil bien tardif. C'était en 82 ou 83, je ne sais plus très bien. J'ai toujours dans ma bibliothèque les numéros où se côtoient les textes d'Hervé et ceux de Mathieu Lindon, et les premiers textes d'Eugène. J'entends encore Hervé Guibert disant que Mathieu était son meilleur lecteur, presque le seul qui comptât.
Cette boîte comme un mémorial. J'y ai retrouvé l'invitation d'un vernissage chez Agathe Gaillard lié par un trombone rouillé à une note du M.I.J.E. - l'auberge de jeunesse un peu décalée où je logeais lors de mes séjours parisiens et qui fait face à Saint-Gervais. Dans la même enveloppe il y a la photo d'un jeune garçon qui sourit à l'objectif dans les arènes de Lutèce... Pas de date ni de nom. Je ne sais plus qui il est, qui il fut pour moi... Pareil pour ce cliché en noir et blanc d'une jolie fille au sourire ravageur, la tête légèrement penchée dans une soirée, avec un cœur et un numéro de téléphone griffonnés au dos à l'encre verte...
Vestiges de trop de moments perdus, de rencontres inattendues, lambeaux de vies tristement rendues à l'anonymat de l'oubli. Mais aussi l'intuition a posteriori que cette histoire jamais vraiment entamée m'aura peut-être sauvé la vie. Comme bon nombre de jeunes de notre génération, Hervé Guibert, Mathieu Lindon, et Paul Coûteaux, d'autres encore, ne mettaient aucune barrière à leurs désirs, à leurs fantasmes, à leurs passions. Certains en sont morts. J'éprouvais pourtant avec chacun d'eux une sorte de connivence secrète, intellectuelle et sensuelle. Parfois je voulais me fondre avec eux trois dans une œuvre commune aux accents et aux parfums différents mais complémentaires. Toujours cette part première donnée au sentiment d'amitié, le plus pur et le moins mortel des amours. Tout cela ne fut qu'un rêve d'adolescent attardé. Je ne les ai jamais vraiment suivis, ni sollicités, ni revus.Toujours la voix du poète qui vibrait en moi ces vers connus depuis l'enfance :
"Laisser tomber tous ces symboles ;
Si l'on souffre trop d'être humain,
Il faut chercher un peu plus loin :
Si peu sonsole..."
J'étais moralementchaste. Mon désir de beauté et mes attirances en conséquence demeuraient, toujours et sans effort, du domaine de l'esprit. Plus précisément du spirituel. "Toi tu portes déjà la robe des pasteurs" m'avait dit un de mes condisciples, fervent admirateur de Marguerite Duras qu'il me fit découvrir sans parvenir à me la faire aimer. Je n'étais pas dévot cependant. Simplement, une évidence occupait tout mon espace intérieur. Non pas que je fus insensible et dénué de désirs - je n'ai pas toujours résisté, ce serait mentir - mais toujours quelque chose de plus fort, de plus grand, de plus désirable m'empêchait d'aller sur les chemins de totale liberté qu'ils empruntaient. Suivre, accompagner, observer ceux de mes amis qui s'adonnaient sans retenue à des désirs que je n'aurais été capable d'imaginer, aurait pu servir ma prose et faire de moi un écrivain du réel, de nos temps. Mais ces temps-là sont-ils vraiment les miens ?
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Marilyn by Cossovel - Edizioni Graziussi. 1980. |
La boite contient aussi des mots de la main de Bobo Ferruzzi, le peintre qui m'a fait découvrir les mille assemblages de couleurs que le nerf optique ne retranscrit pas toujours en entier à notre cerveau. Le plus souvent ces notes sont de simples instructions triviales pour la galerie crayonnés à l'arrache par ce peintre que j'ai tellement aimé, sorte de père de substitution et de mentor bougon et tendre, qui me sauva des remugles de la violence des jours passés auprès de Giuliano Graziussi dans sa galerie de San Fantin. Une carte sérigraphiée de Marilyn revisitée par Cossovel vit aussi dans la boîte, gardienne d'un autre morceau de mes journées d'antan...Le sulfureux et génial galeriste me l'avait donnée en 1980. Je l'avais rencontré sur le campo, deux ans avant de lui être présenté par Christian Calvy, le Consul qui lui suggéra de me prendre à l'essai pour l'aider à la galerie et au lancement de sa revue Vivere a Venezia. Mes lecteurs connaissent la suite, la rencontre avec Arbit Blatas et Regina Reznik sa femme et tout ce qui s'en suivit.
De simples papiers qu'il faudrait peut-être jeter. Un tas de documents sans autre valeur que celle que ma mémoire leur attribue, qu'il me faudra détruire un jour. Pauvres souvenirs d'une vie. Ils n'auront plus aucun sens après moi, ce me semble. Rappel tranquille de notre incomplétude. Comme ces cartons d'invitation pour des soirées de toutes sortes que j'ai pieusement conservé. Moments oubliés eux aussi, sauf quelques uns dont je me souviens très bien, comme cette soirée chez le vice-consul dans son appartement tout en haut du palazzo Sagredo, celle du capitaine de vaisseau Rémy, commandant le célèbre croiseur Le Colbert, alors navire-amiral de la Royale en Méditerranée, bristol sur lequel une secrétaire du consulat malmena une fois encore mon nom de famille. J'évoluais soudain dans un monde de gens faits, aux carrières assises, largement mes aînés. Je m'ennuyais un peu.
Hervé Guibert lui avait mon âge, il avait juste trois mois de moins que moi, notre relation - éphémère - fut davantage égalitaire. Il écrivait et prenait des photos, il était au Monde et moi seulement pigiste à Sud-Ouest, débutant, provincial, timide, chaste et un peu coincé. Provincial donc, grandi comme les jeunes hommes de Mauriac. Lui était parisien et avait fui sa province. Il connaissait tous ceux dont je lisais les frasques et les exploits dans les magazines d'alors. Je découpais les billets de Guibert dans le Monde et j'en ai encore, petits bouts de papier jaunis. Nous avions une parenté certaine. la même que j'avais eu lors de ma première année à Sciences Po avec Paul Couteaux, nous lisions les mêmes livres, avions les mêmes attirances pour le cinéma.
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villa Medicis, Jean Dieuzaide |
Je ne savais que peu de choses alors de sa vie privée, de son mode de vie. J'ignorais tout cela qui n'avait pas atteint ma propre vie ni enflammé mon corps. Cette innocence dans Venise au début des années 80 m'aura sauvé la vie. Je crois que Guibert avait aimé ma pratique des lieux et le rythme qui était le mien dans la cité des doges. Nous avons correspondu. Un peu. Le lien que la Revue allait créer ayant été rompu, nulle attache ne se maintint sinon celle du souvenir, des réminiscences d'une rencontre agréable et d'idées réfléchies en commun. Son Italie à lui, ce fut plus tard l'île d'Elbe, Rome et la Villa Médicis où mes trois auteurs favoris se retrouvèrent ensemble, en 1988. Quelques années plus tôt je fis à la villa quelques séjours à l'invitation de Robert Fohr, un jeune tourangeau qui y était pensionnaire. Une vieille amie de Tours, nous avait présenté; Il logeait dans un des ateliers destinés en général aux peintres au milieu du parc, je me souviens des plafonds très hauts et tout était blanc à l'intérieur, jusqu'aux housses qui recouvraient fauteuils et canapé.
Je n'avais nullement ressenti à l'Académie espagnole cette misère en faux-col qu'évoquera Hervé Guibert dans son roman L'Incognito. Contrairement à celui d'Hector Lenoir (le héros du livre de Guibert) le logement attribué à mon ami Robert était spacieux, propre, une grande baie vitrée ouvrait sur les jardins, avec Rome à l'horizon, le mobilier était simple, monacal mais il se détachait de l'ensemble une impression d'élégance et d'harmonie. J'étais venu avec Dominique, celui que je nommais le petit frère - qui était venu passer quelques semaine chez moi à Venise. Je ne suis jamais resté bien longtemps. Suffisamment cependant pour apprécier les dîner au réfectoire, à la grande table d'hôtes sous les plafonds peints à fresque. Nous passions le plus clair de notre temps dans le parc et descendions au crépuscule vers la ville. Le café Greco était notre point de ralliement.Il y avait parfois des fêtes que la splendeur des lieux, les jardins, la vue et l'idée que nous nous faisions de l'Académie espagnole rendaient uniques et somptueuses. Quelques anénes plus tard, Hervé dépeignait les lieux bien autrement :
« De notre Académie espagnole, je ne connaissais personne, j’étais
arrivé le premier, j’avais fait deux scènes au secrétaire général, et
j’étais reparti le soir même sur mon île, je pris froid sur le bateau,
une sale guigne d’automne. J’avais beaucoup rêvé : que toute la journée
de mon arrivée, je la passerais à écrire des lettres à mes amis pour
leur raconter comment c’était beau et somptueux, comme j’allais être
bien ici pour travailler les deux prochaines années. J’étais venu écrire
l’histoire de ma vie. Je tombais de haut : des murs avec des taches
jaunes d’infiltration, le frigidaire qui puait, une misérable armoire en
contre-plaqué qui ne fermait plus, une chaise défoncée avec le rotin
arraché, du sous-Ikéa exténué sur lequel auraient craché les
chiffonniers d’Emmaüs. »
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villa Medicis, Jean Dieuzaide |
Le style unique de Guibert, je l'ai inconsciemment copié au début mais sa réalité était trop éloignée de la mienne. Aux anges déchus, à la noirceur d'une sexualité débridée, libérée de toute contrainte, je préférais le rêve d'un amour qui jamais ne serait souillé, une passion diaphane, pureté et transcendance. Les pulsions contenues, l'apaisement des sens par la tendresse du regard et des mots me correspondaient mieux. Cela m'a sauvé en quelque sorte, mais m'aura coûté talent et renommée. Le refoulement dans notre société n'est pas apprécié. On n'estime que l'excès, pas la mesure. La fange attire mieux que la pureté qu'on moque et méprise le plus souvent. Pourtant je me sentais proche de lui et de ses amis, tous si différents de moi. Mystère des âmes qui se reconnaissent quand tout en apparence les sépare...
Hervé Guibert
L'Incognito
Paris, Gallimard, 1989
Patrice de la Tour du Pin
La Quête de joie
suivi de Petite somme de poésie
Paris, Gallimard NRF, 1967