A deux pas de chez nous, il y a le campo Sta Margherita. Aujourd'hui c'est un lieu à la mode, très fréquenté par les touristes (les bobos parisiens notamment). Quand j'étais étudiant, c'était un lieu tout à fait authentique. .
L'ancienne église n'était toujours qu'un ancien cinéma porno fermé pour vétusté. le seul bar sympa, c'était les "Do' draghi" de Renzo Ballarin, juste en face du campanile en allant vers San Pantalone. C'est un des lieux-phare de mon histoire vénitienne. Là où j'ai rencontré tous ceux qui ont compté pour moi pendant mes cinq années de vie à Venise. Et puis, jusqu'en avril dernier, il y avait la fameuse Trattoria due Torri, l'un des derniers restaurants casalinga de toute la ville. Cessation d'activité pour les propriétaires, Edoardo et Giusi. Ils étaient fatigués de tant d'années passées à recevoir vénitiens et touristes dans un restaurant (plus de 50 couverts en salle) qui certes ne payait pas de mine, mais où on mangeait délicieusement bien, surtout quand les patrons ou les serveurs vous connaissaient. C'est souvent le problème à Venise. Le même plat commandé et servi à deux tables différentes n'aura rien à voir selon que vous soyez habitué ou inconnu. On peut le regretter. Ceux qui bénéficient du traitement de faveur ne s'en plaindront jamais. Discrimination positive, j'en ai bien peur (clin d’œil en passant).
Mais revenons à mon sujet : le due torri, connu aussi sous le nom de Trattoria Da Edoardo ou de Ristorante Ai Mureri, a fermé ses portes et j'avais omis de vous en parler. La dernière fois que j'y suis allé, c'était avec les enfants, au printemps dernier. Nous étions à l'intérieur (un peu triste, sans fioriture) car al sole, il y avait une table de voisins venus fêter un anniversaire. La salle était grande. Il y avait outre les patrons qui vous accueillaient, deux serveurs que j'ai toujours vu là et puis une dame toujours affairée qui dressait les tables. Une vraie ruche. Davide, le chef râleur comme tous les chefs passait souvent dans la salle. Il mitonnait une cuisine familiale à des prix plus que raisonnables.
Même le menu turistico - que je passe mon temps généralement à dénoncer quand on me demande conseil pour se bien restaurer dans le centro storico -, était bon et abordable. C'est la vie, l'authentique disparaît un peu chaque jour. Je ne sais même pas ce qu'il y a la place aujourd'hui. Un piège à touristes, agressif et artificiel certainement. C'est triste car c'est vraiment un morceau de la Venise authentique qui a disparu. Comme le magasin de jouets (juste en face d'ailleurs).
Sur la photo ci-dessus, Edoardo et la Signora Giusi (la Signora), Gianluca le serveur et Davide le chef. Il manque Susy et la belle dame aux cheveux blancs qui s'occupait des tables. Loredan, Betti, Stefano, Antonio, je les ai tous connu ici. Et d'autres que j'ai oublié. Nous passions du bar des Do' Draghi à la trattoria. A l'époque on pouvait commander des plats et du vin à emporter. Quelques uns d'entre eux sont devenus de vrais amis même en dehors du restaurant.
Le dernier soir, en plus de l'honnête petit vin habituel servi au pichet, ils ont offert plusieurs tournées de pâtes. On a pu ainsi manger - pour la dernière fois - la pasta paesana (tomate fraîche, basilic et crème de lait) et puis la fameuse pasta alle due torri à base de sardoni (ces grandes cousines des sardines qu'on pêche dans l'Adriatique) et tomates fraîches. Tout ça va bien nous manquer. Voilà depuis le mois de mars dernier, il manque quelque chose Campo Santa Margherita. Je suis un peu triste en y pensant. Mais qu'est ce qu'on y peut ? Je garderai comme beaucoup de mes amis vénitiens le souvenir ému des pommes de terre rôties (ils en faisaient toujours peu et il fallait prévenir d'avance quand on en voulait), le ragù à la saucisse avec des gnocchis, leur bacalà, les crevettes frites avec de la polenta. Délices, délices.
Mais s'il n'y avait que ce local. Le “Clodia”, un bar mythique de la calle delle razze à Castello, que tenaient deux vieux couples délicieux a changé de gestion et de décor. Finis les tramezzini format familial et leur extraordinaire “aranceta” à un prix pré-ère moderne. Un lieu authentique avec une clientèle authentique. Des gens du coin. Au lieu de ça on trouve désormais un décor qu'aime décrire le satiriste Stefano Benni (lire son roman Bar Sport, paru chez Feltrinelli qu'il écrivit à 26 ans) : une pointe de chic, du rustique moderne, de fausses vieilles briques qui transparaissent de ci-de là pour faire usé ; nappes et serviettes rouges en lin, pringles à volonté, petits pains lilliputiens avec du saucisson nain et autres micro-produits à des macro-prix, le tout avec une musique Loundge bien entendu... Nous vivons une époque moderne comme le répétait Philippe Meyer... J'ai un peu l'impression de tourner au vieux machin, mais tant pis ça fait du bien.
(*) "Salut les potes" en vénitien.