Invité de TraMeZziniMag, le journaliste Philippe Gallard de la rédaction du magazine Challenges qui sort ce jour un article sur les français qui franchissent le pas en s'installant à Venise :
Embarcadère sur le Grand Canal. © Réa / Challenges - 2015 |
Formalités, fiscalité, immeubles classés, inondations… Malgré la course d’obstacles pour s’installer dans la cité des Doges, de plus en plus de Français se jettent à l’eau.
On y est. Le camion chargé de meubles, de livres et de vaisselle s'annonce enfin à l'entrée du pont attachant Venise à la terre ferme. Nous l'attendons sur un topo, péniche étroite et colorée, le long du quai du Tronchetto voué aux accouplements camion-bateau. Premier transfert, du premier au second, doté d'un pont béant alors qu'il se met à pleuvoir. Les caisses de livres en carton, trempées, ne résisteront pas au second transfert, une demi-heure de voies d'eau plus loin. Au petit point de débarquement, le topo bouche l'étroit canal, il faut faire vite. Le beau canapé-lit de cuir blanc est à deux doigts de plonger dans l'eau saumâtre. Et c'est avec une charrette à bras qu'il faut enfin emporter le tout, en s'engouffrant au passage sous un sottoportego particulièrement bas, jusqu'à la porte de l'appartement.
Cela se mérite, de vivre à Venise, d'y avoir un appartement, acheté ou loué, même occupé une partie de l'année, comme c'est souvent le cas. Pourtant, de plus en plus de Français se jettent à l'eau. Nous en avons identifié près d'une centaine, architectes, journalistes, galeristes, blogueurs, artistes ou hommes d'affaires. De plus en plus de retraités aussi. Ils et elles partagent une passion pour la cité des Doges, malgré ses chausse-trapes. "Ne jamais oublier que Venise est tout ce qui reste de Byzance", avait prévenu un prédécesseur de Jérôme-François Zieseniss à la tête du Comité français pour la sauvegarde de Venise.
Pour trouver son nid ou ses fournisseurs, il y a déjà le casse-tête de l'adresse : un nom de quartier plus un numero civico de un à quatre chiffres, à la distribution obscure. Rarement précisés, les noms de rue affichés sur les nizioleti – "petits linceuls" en vénitien, car lettres noires et liséré noir sur fond livide – sont en pur vénitien, langue souvent utilisée pour dérouter l'intrus, Italien inclus. Si vous voulez conduire un bateau, ce qui va un peu de soi, il vous faudra connaître à la fois le plan des rues et le plan des canaux, avec leurs panneaux et règles. Savez-vous de quel côté on doit, ou non, dépasser une gondole en bateau à moteur ?
Il faut se familiariser avec les cotes de marée, leurs heures, guetter les sirènes d’alerte ou l’application spécialisée de son smartphone. Ordures non ramassées ce matin ? Les bateaux-bennes n’ont pu passer sous les ponts, ou, plus rare, se sont échoués. Certaines lignes de vaporetto vont donc être détournées. Tiens, encore un poisson mort trouvé dans la cour. Les rayons de l’épicier seront inondés, on va mettre les cuissardes pour les courses… "La Fenice est le seul Opéra où je n’ai aucune honte à entrer en bottes de caoutchouc", relève le journaliste-écrivain Gabriel Milesi.
"Et puis Venise est la seule ville où on ne te demande pas ce que tu fais en ce moment", se réjouit Michel Thoulouze, un ancien baroudeur des JT puis des chaînes à péage, installé au bord du potager de Venise, Sant’ Erasmo. Pourtant il ne chôme pas. En dix ans, il a recréé un vignoble qui existait jadis sur cette île vénitienne. Il a réussi à placer quelques-unes de ses 15.000 bouteilles d’orto veneto dans les meilleurs restaurants de Paris et de Venise, ou au Bon Marché. "Quand tu t’installes à Venise, tu es certain d’avoir beaucoup de visites : famille ou conseillers viennent sans rechigner, même en hiver. Il y a des vols directs de cinq villes de province (six l’été), et trois ou quatre compagnies concurrentes sur Paris-Venise." Sur son île agreste et peu peuplée, il dispose d’un service de vaporetto toute la nuit, tout le jour, d’un panorama unique, l’hiver, il baigne dans la culture et, l’été, il se baigne tout court, le Lido devenant alors une plage fréquentée.
Et il fait des émules : la famille Tarbouriech de l’étang de Thau négocie avec les autorités vénitiennes une concession d’élevage d’huîtres dans la lagune. Il affirme avoir entendu baptiser "rue des Français" une calle de Burano, l’île multicolore, où Philippe Starck a acquis au moins deux maisons de pêcheurs, pas loin de son maître verrier habituel, Aristide Najean, un Français de Murano.
Tout n’est pas facile pour autant. Même une location d’un mois doit être enregistrée, le nouveau venu doit absolument obtenir un codice fiscale qui sera son sésame. Les arcanes du fisc italien sont tels – il faut traquer la sortie de l’impôt local IMU sans cesse changeant – qu’on en vient vite à s’assurer les services d’un expert-comptable local. Il faut apprendre à échapper aux tarifs extravagants imposés aux touristes d’un jour : cartes Venezia Unica pour payer cinq fois moins cher le vaporetto, Muve pour entrer dans dix musei civici et Chorus dans quinze églises, ainsi que le sconto veneziano (30 à 50% de rabais dans les restaurants et certains magasins).
Mais c’est quand on songe travaux que cela s’aggrave et qu’il faut recourir à un architecte du cru. S’entendre avec les voisins pour le toit ou les murs ? Il y a rarement une co-propriété organisée. "Et les copropriétaires, il faut les trouver : avec le temps, ils sont souvent dispersés en Italie ou dans le monde, faits de familles éclatées, voire divisées", explique Giorgio Cichellero, expert-comptable bien implanté. Une fois cerné, le propriétaire vénitien, qui aura le plus souvent omis d’assurer son logis, tendra à vous décourager : "Une maison debout depuis six siècles peut bien continuer comme ça, no ?"…
Enfin et surtout, les travaux doivent être autorisés. "Tout Venise est classé vincolato. Un cran encore au-dessus, votre maison ou palais peut être notificato, c’est-à-dire expressément listé “intouchable” par la Surintendance à l’architecture, qui peut y intervenir directement", explique Gabriel Milesi, au bel appartement notificato. Et puis pas question de creuser le moindre trou sans la présence d’un archéologue. "Il y a surtout trop de textes accumulés, qui laissent la porte ouverte à trop d’interprétations : difficile d’établir ce qui est permis", constate Piero Vespignani, architecte vénitien.
Cela vaut aussi pour les constructions "modernes" si leur aménagement – y compris intérieur – est jugé typique de l’époque. C’est ainsi qu’un financier français, Claude Buchert, a acheté récemment un grand pan de la maison de Titien, largement refaite au xixe siècle. Il voulait lui rendre son visage initial sur la foi de croquis datant de Titien : refusé. Il faut la garder dans son jus xixe, a tranché la Surintendance. Claude Buchert la revend.
Les Français jouent un rôle non négligeable dans la sauvegarde de la ville. Vieux de presque un demi-siècle, le Comité français est justement en train de restaurer les dix-sept pièces de cette véritable encyclopédie de l’art décoratif vénitien du xixe qu’est le palais royal de la place Saint-Marc. Sous son égide, une bande de jeunes diplômés d’HEC et d’X s’est cotisée pour financer le nettoyage des vrais chevaux de Saint-Marc, ceux qui sont à l’abri dans le musée de la basilique, vestige majeur de Byzance. . Son président, Jérôme-François Zieseniss, vit depuis plus de vingt ans à Venise face à l’église San Sebastiano tapissée de peintures de Véronèse. Heureux, le président. Il résume : "Vie de ville de province dans une capitale artistique, maison de ville avec, d’un côté, un grand jardin, donc maison de campagne, et, de l’autre côté, un bateau, donc maison de bord de mer."
A son conseil d’administration siègent, entre autres, l’avocate Agnès Schweitzer, femme de Louis, et Chantal Mérieux, épouse d’Alain, deux couples assidus – et locataires – à Venise. Le docteur Nicole Bru, ancienne présidente des Laboratoires Upsa, a restauré le casino Zane, voué à la musique, pour y faire vivre un centre de la musique romantique française. L’architecte Jean-Michel Wilmotte vient régulièrement hanter sa fondation, ouverte près de la géante Misericordia. Et personne n’a oublié les travaux du Palazzo Grassi et de la Dogana de François Pinault.
Plus modestement, l’Alliance française, installée dans l’adorable petit ridotto Venier, s’efforce, dans un grand dénuement d’argent public, de jouer son rôle de pont et de point de ralliement culturels. Sa directrice, Marie-Christine Jamet, est depuis trente ans à Venise. "Une ville à dimension humaine, vante-t-elle. Se déplacer toujours à pied crée des relations très faciles, car on se croise sans cesse." "Les mots-clés de la vie à Venise ? Calme, beauté, non-agressivité, communication", confirme Dominique Pinchi, le libraire français de San Zanipolo, artiste aussi, trente-huit ans de lagune.
Quand il ne lit ou ne vend pas, il va ramer debout à la vénitienne sur un sandalo. Il y a beaucoup de loisirs possibles à Venise. Outre le bateau ou la plage, le vélo dans les îles de la lagune sud, jusqu’à Chioggia, ou dans les charmants marais de la lagune nord. Les stations des Dolomites sont à portée de main. Dix villes d’art italiennes sont visitables dans la journée en train. Et les enfants ? Pas d’école française officielle, mais une petite association de parents a créé Les Loustics de la lagune, où on complète l’école italienne avec des cours de français.
Le regret unanime, c’est l’ensevelissement rapide du commerce utile sous le futile touristique, aggravé par la dépopulation de Venise. "On ne peut plus songer à un sauvetage par un retour de gens du Veneto à Venise, juge Piero Vespignani. Seul un Venise ouvert à des créatifs et des passionnés venus de partout pourra retrouver une nouvelle vie." Et Venise a de quoi les attirer. La cité des Doges n’est pas près d’être engloutie.
Philippe Gallard