Chaque époque à ses usages et ses mœurs. En passant ce matin devant la magnifique affiche de l'exposition consacrée au libraire imprimeur et typographe de la renaissance vénitienne, Alde Manuce, je repensais à cet enfant immortalisé par un ami photographe sur le vaporetto alors qu'il était en train de lire un gros roman quand tout autour de lui des dizaines d'adultes tapotaient nerveusement sur leur smartphone ou leur tablette. On devine combien l'enfant est loin, perdu dans les douces brumes de l'imaginaire, le gros livre à peine commencé, posé sur ses genoux. Vision qui m'émeut toujours que celle de ces jeunes lecteurs gourmands de mots et d'idées pour qui le livre est un compagnon fidèle, un ami, un consolateur parfois...
De là je me suis souvenu de mon enfance au milieu des livres. La grande et riche bibliothèque de la maison où j'ai grandi, celle de ma première école, une simple armoire en pitchpin au fond de la classe, que le maître ouvrait une fois par semaine et qui contenait une centaine d'ouvrages pour la jeunesse, tous recouverts d'un papier au bleu délavé bien assorti à nos tabliers gris et aux tâches d'encre sur nos doigts. Que de découvertes, de joies, de terreurs, de désirs sont nés de ces ouvrages. Puis il y eu la petite bibliothèque des éditions de l’Érable. Un ouvrage reçu par la poste chaque mois avec le Littré en trois volumes en hommage lors du premier envoi... Quelle fierté ce fut pour l'enfant de dix ans que j'étais, de collationner ainsi peu à peu ces petits in-octavo à la reliure élégante de toile beige avec le dos en cuir et les titres dorés. Je pourrais disserter des heures durant sur ma première bibliothèque, mon émotion en revenant de l'école à l'idée qu'un petit paquet de carton libellé à mon nom m'attendait sur la console de l'entrée, mon impatience ces jours-là qui me faisait quitter mes camarades au plus vite, et puis l'angoisse, lancinante terreur de l'enfance, à chaque fois que je défaisais l'emballage ("et si le nouvel ouvrage ne me plaisait pas ?")... Les Trois mousquetaires, François le Champi, l'Homme à l'oreille cassée, Ivanhoé, la Canne de Jonc, les Trappeurs de l'Arkansas, les Derniers jours de Pompéi et mon favori, que j'ai encore et que l'ai lu dix fois, l'Ami Fritz, peuplèrent mon imagination en m'ouvrant aux délices de la littérature. Ils s'ajoutèrent aux romans scouts de la collection Signes de Piste - ah ! les aventures du Prince Éric, la Bande des Ayacks, Yug... - à ceux de la bibliothèque verte, puis vinrent les livres de poche de ma mère, et tout ce que je pouvais subtiliser dans la grande bibliothèque du rez-de-chaussée où s'alignaient des centaines de volumes. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, les romans d'aventure de la bibliothèque de prêt de mon quartier, même les livres cachés dans l'Enfer de la bibliothèque de mon père qui m'ont familiarisé avec un univers qui m'a toujours paru un rien désespéré et sans attrait. J'étais peut-être un peu jeune pour lire de marquis de Sade, comprendre la finesse des contes de Lafontaine mais l'Arétin et Boccace me plurent beaucoup parce que je les savais lié à Venise...
Les livres, combien sommes-nous à avoir été un jour d'enfance pris par leur magie sans jamais plus ne s'en être détachés ?
Je pourrais parler aussi de l'émotion qui s'empara de moi lorsque je pénétrais seul, un peu tremblant, pour la première fois de ma vie, dans une librairie. C'était un des premiers jeudis où ma mère me laissait aller en ville seul... L'odeur mêlée de cire et de papier, les hauts rayonnages remplis d'ouvrages jusqu'au plafond, les vendeurs en blouse blanche, la caissière derrière son haut guichet de bois, le silence des lieux comme un appel au recueillement...
Mais je m'emporte en d'ineffables digressions et certains diront qu'une fois encore je le laisse prendre par la nostalgie d'un temps largement périmé. Nostalgie ? Mélancolie plutôt, dont une dose légère en parfumant le quotidien de senteurs précieuses, le rend supportable au vieil homme que je deviens. Il est entendu que nous parlons des vraies librairies, pas des supermarchés discount qui proposent des livres comme ils pourraient offrir au chaland des poires ou des caleçons... Venons-en à notre sujet : Des vraies librairies donc et en particulier de celles de Venise.
J'ai essayé l'autre matin de forcer ma mémoire pour déterminer le nombre de mercante di libri qu'il y avait ici dans ma jeunesse. J'ai dû en oublier. Comme partout, au hasard de la vie ou la mort du libraire, de la conjoncture, certaines baissaient rideau, d'autres voient le jour. Il en a toujours été ainsi. Une de mes vieilles amies - millésime 1923 - grande lectrice et authentique vénitienne, me parlait d'une bonne trentaine de librairies, il y a une cinquantaine d'années... Le chiffre me paraît un tantinet exagéré. Certes Venise alors comptait près de 100.000 habitants et Mestre n'était qu'un gros bourg étranger qui avait sa propre vie, mais le chiffre d'une quinzaine d'enseignes me semble davantage correspondre à la réalité. J'ai essayé de dresser la liste des librairies que j'ai connu, et me suis amusé à en recenser quelques-unes dont il est parfois difficile aujourd'hui de retrouver la trace. Certaines appartiennent à un autre monde, si je devais céder à une stérile nostalgie (voir plus haut!), d'autres ont pris la relève. C'est un miracle que ces marchands de rêve que sont les libraires puissent encore exister. Mais commençons notre promenade.
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Le point zéro.
Il y avait parmi les plus connues de la ville, la Tarantola, sur le campo San Luca. Devenue un magasin de vêtements, elle se tenait à l'endroit exact où se trouve la pierre qui marque le point zéro de la Sérénissime, celui depuis lequel on comptait la distance de Venise jusqu'aux confins de la République. Ses vitrines, toujours remplies de titres alléchants, permettaient aussi au jeune homme timide que j'étais, de surveiller sans en avoir l'air les allées et venues des personnes que je souhaitais rencontrer à la passeggiata. Point zéro de ma vie sociale d'où démarrèrent mille aventures de ma jeunesse vénitienne, mes années d'apprentissage.
En ce temps-là le campo San Luca, à deux pas du Rialto et non loin de la Piazza, était l'endroit où se retrouvaient les étudiants, le campo San Bartolomeo étant davantage le lieu de rencontre des plus jeunes, collégiens et lycéens, comme Santo Stefano qui réunissait les jeunes professionnels adultes, fonctionnaires ou avocats et Sant'Apostoli, comme Santa Maria Formosa et San Giacomo dell'Orio les familles avec des petits enfants. Chaque campo était ainsi une sorte de salon où les communautés naturelles se retrouvaient. A San Luca, il y avait Rosa Salva (bar Marchini aujourd'hui) comme point de ralliement, et puis la Standa, l'un des premiers supermarchés de la ville ; les marches de l'horrible Cassa di Risparmio pour se poser et, à deux pas, qui ouvrait assez tôt et fermait très tard, se trouvait le Cherubin', bar à la mode où toute la jeunesse passait.
Jacopo était mon cadet. Nous avions sept ans de différence. Je l'avais rencontré comme beaucoup d'autres vénitiens au hasard d'une soirée je ne sais plus chez qui. Nous avions beaucoup parlé de Londres, de mon expérience des collèges anglais et lui de la Domus Cavanis où il terminait ses études secondaires. Il faisait partie je crois de la même bande que fréquentait Agnès, la fille de notre consul d'alors, elle même préparant son bachot. Il était drôle, rayonnant, beau gosse avec juste ce qu'il faut de morgue pour ne pas paraître suffisant. Indolent plus que paresseux, il était très entouré nos être jamais dupe du prestige que lui conférait son patronyme et son titre de comte. Il vivait la vie facile des jeunes gens de bonne famille mais s'interrogeait beaucoup et son intelligence l'empêchait de tomber dans la facilité au contraire de certains de ses pairs qui étaient déjà imbuvables. Nous nous sommes souvent vus. Je l'aidais parfois en français et en anglais. Il m'était arrivé de le trouver snob, imbuvable les premiers temps puis, au fur et à mesure de nos rencontres, j'avais découvert un garçon drôle, réfléchi, plein de questionnements. Il sortait peu à peu de l'adolescence rempli de projets et d'idées mais aussi de doutes et d'angoisses.
Je passais beaucoup de temps en France cet hiver-là, auprès de ma mère gravement malade. Nous avions prévu une virée je ne sais plus où pour les vacances de Pâques et je n'avais pas pu rentrer. Jacopo me faisait un peu la tête. J'avais rencontré sa grand-mère un peu avant Noël chez la vieille comtesse Marcello, grand-mère de Nicolo, puis à la Fenice. Elle m'avait beaucoup parlé de lui. Il en avait pris ombrage. Bref, nous étions un peu en froid lorsque je me rendis de nouveau à Bordeaux. Je ne devais jamais plus le revoir. C'était en 1985, le 17 exactement. Partout en Italie se succédaient tempêtes et ouragans et le Veneto n'était pas épargné. Pendant La nuit, un orage terrible m'avait tenu éveillé. La foudre éclatait presque continuellement et le vent soufflait très fort faisant craquer l'huisserie des fenêtres. J'habitais encore sur la Fondamenta Coletti, à Sant'Alvise. Je voyais la silhouette des arbres du terrain derrière la maison plier comme de simples brins d'herbe. Épuisé, j'avais fini par m'endormir quand un horrible cauchemar me fit hurler et jaillir de mon lit, en nage. Ma petite chatte Rosa qui dormait toujours à côté de moi sur l'oreiller s'était enfuie le poil tout hérissé. Je ne savais pas ce qui se passait. Dehors la tempête faisait rage. Je pensais aussitôt à ma mère gravement malade et je m'inquiétais pour elle. Était-ce la raison de ce mauvais rêve ? Une des fenêtres était ouverte et l'eau pénétrait dans la chambre.
Retrouvant mon calme peu à peu, des images me revinrent. J'avais vu et senti des flammes, des arbres qui pliaient et tombaient sur une route éclairée par de grands flashes blancs, des trombes d'eau et de grêle et plusieurs visages assez flous, comme entourés de fumée. Parmi ces visages, j'avais vu celui de Jacopo qui semblait me regarder comme effaré et profondément triste, avant de disparaître dans une sorte de jaillissement de formes sombres... Comme dans un mauvais film d'horreur, une fenêtre s'était ouverte avec le vent. Pourtant, je dégoulinais de sueur. Jamais je ne m'étais senti aussi mal. Le lendemain, toujours commotionné par le souvenir de ce mon rêve, j'appelais en France. Ce que me dit mon frère me rassura. Notre mère avait eu les résultats de ces analyses. Si le cancer devait encore être contenu, tout allait aussi bien que possible. Il n'y avait pas lieu de s'inquiéter dans l'immédiat.
Ce n'est qu'à la passeggiata ce soir-là que j'appris le terrible accident qui venait de coûter la vie à Jacopo et à son grand ami, Nicolò Marcello. Ils avaient à peine dix-huit ans.
Nous avions plaisanté
quelques semaines auparavant de tout ce qui pesait de violent sur ce
prénom qu'il était le troisième à porter. Lors de notre dernière
discussion - celle où nous nous étions un peu disputés - il n'allait pas
très bien. Ce soir-là s'interrogeant sur la vie, se remettant mal d'une de ces histoires de cœur qui nous ravagent à l'adolescence, je lui avais cité un texte de son aïeul, le grand poète Ugo Foscolo, que je venais de découvrir. Des notes inspirées à l'auteur par ses lectures (le texte de Pascal notamment), trouvant ces mots parfaitement en parfaite adéquation avec l'état d'esprit de mon ami :
"Io non so perché venni al mondo; né come; né cosa sia il mondo; né cosa io stesso mi sia. E s'io corro ad investigarlo, mi ritorno confuso di una ignoranza sempre più spaventosa. Non so cosa sia il mio corpo, i miei sensi, l'anima mia; e questa stessa parte di me che pensa ciò ch'io scrivo, e che medita sopra di tutto e sopra se stessa, non può conoscersi mai. Invano io penso di misurare con la mente questi immensi spazi dell'universo che mi circondano. Mi trovo come attaccato a un piccolo angolo di uno spazio incomprensibile, senza sapere perché sono collocato piuttosto qui che altrove; o perché questo breve tempo della mia esistenza sia assegnato piuttosto a questo momento dell'eternità che a tutti quelli che precedevano, e che seguiranno. Io non vedo da tutte le parti altro che infinità le quali mi assorbono come un atomo." (1)
Évoquer ces Images, ces quelques mots d'Agnès avant que nous nous serrions dans les bras sous le regard de nos amis atterrés, tous comme figés par la disparition si soudaine et violente d'un des leurs, me glace encore le sang et l'émotion demeure la même, aussi forte, aussi pénible que ce jour de mars 1985.
La Tarantola è sparita il y a quelques années, mais je ne puis passer devant ses vitrines et traverser le campo sans penser à mon ami, à son intelligence, son humour, son sourire et désormais, à son éternelle jeunesse...
à suivre.
(1) : Ugo Foscolo, Les lettres de Jacopo Ortis (Ultime Lettere di Jacopo Ortis). Extrait de la lettre du 20 mars 1799.(Ed. Giunti, 1997, p.174)