23 juillet 2016

Les marchands de rêves : considérations dilettantes & autres souvenirs sur les librairies à Venise (1)



Chaque époque à ses usages et ses mœurs. En passant ce matin devant la magnifique affiche de l'exposition consacrée au libraire imprimeur et typographe de la renaissance vénitienne, Alde Manuce, je repensais à cet enfant immortalisé par un ami photographe sur le vaporetto alors qu'il était en train de lire un gros roman quand tout autour de lui des dizaines d'adultes tapotaient nerveusement sur leur smartphone ou leur tablette. On devine combien l'enfant est loin, perdu dans les douces brumes de l'imaginaire, le gros livre à peine commencé, posé sur ses genoux. Vision qui m'émeut toujours que celle de ces jeunes lecteurs gourmands de mots et d'idées pour qui le livre est un compagnon fidèle, un ami, un consolateur parfois...

De là je me suis souvenu de mon enfance au milieu des livres. La grande et riche bibliothèque de la maison où j'ai grandi, celle de ma première école, une simple armoire en pitchpin au fond de la classe, que le maître ouvrait une fois par semaine et qui contenait une centaine d'ouvrages pour la jeunesse, tous recouverts d'un papier au bleu délavé bien assorti à nos tabliers gris et aux tâches d'encre sur nos doigts. Que de découvertes, de joies, de terreurs, de désirs sont nés de ces ouvrages. Puis il y eu la petite bibliothèque des éditions de l’Érable. Un ouvrage reçu par la poste chaque mois avec le Littré en trois volumes en hommage lors du premier envoi... Quelle fierté ce fut pour l'enfant de dix ans que j'étais, de collationner ainsi peu à peu ces petits in-octavo à la reliure élégante de toile beige avec le dos en cuir et les titres dorés. Je pourrais disserter des heures durant sur ma première bibliothèque, mon émotion en revenant de l'école à l'idée qu'un petit paquet de carton libellé à mon nom m'attendait sur la console de l'entrée, mon impatience ces jours-là qui me faisait quitter mes camarades au plus vite, et puis l'angoisse, lancinante terreur de l'enfance, à chaque fois que je défaisais l'emballage ("et si le nouvel ouvrage ne me plaisait pas ?")... Les Trois mousquetaires, François le Champi, l'Homme à l'oreille cassée, Ivanhoé, la Canne de Jonc, les Trappeurs de l'Arkansas, les Derniers jours de Pompéi et mon favori, que j'ai encore et que l'ai lu dix fois, l'Ami Fritz, peuplèrent mon imagination en m'ouvrant aux délices de la littérature. Ils s'ajoutèrent aux romans scouts de la collection Signes de Piste - ah ! les aventures du Prince Éric, la Bande des Ayacks, Yug... - à ceux de la bibliothèque verte, puis vinrent les livres de poche de ma mère, et tout ce que je pouvais subtiliser dans la grande bibliothèque du rez-de-chaussée où s'alignaient des centaines de volumes. Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, les romans d'aventure de la bibliothèque de prêt de mon quartier, même les livres cachés dans l'Enfer de la bibliothèque de mon père qui m'ont familiarisé avec un univers qui m'a toujours paru un rien désespéré et sans attrait. J'étais peut-être un peu jeune pour lire de marquis de Sade, comprendre la finesse des contes de Lafontaine mais l'Arétin et Boccace me plurent beaucoup parce que je les savais lié à Venise...

Les livres, combien sommes-nous à avoir été un jour d'enfance pris par leur magie sans jamais plus ne s'en être détachés ?

Je pourrais parler aussi de l'émotion qui s'empara de moi lorsque je pénétrais seul, un peu tremblant, pour la première fois de ma vie, dans une librairie. C'était un des premiers jeudis où ma mère me laissait aller en ville seul... L'odeur mêlée de cire et de papier, les hauts rayonnages remplis d'ouvrages jusqu'au plafond, les vendeurs en blouse blanche, la caissière derrière son haut guichet de bois, le silence des lieux comme un appel au recueillement...

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J'ai l'impression de parler d'un autrefois mirifique, depuis longtemps abandonné à la mélancolie des souvenirs. Trop long bavardage pour en arriver au triste constat, universel hélas, de la lente disparition de ces temples de l'écrit que sont les librairies, et leur remplacement peu à peu par des supermarchés impersonnels réduisant leur offre à des produits markéting conçus pour faire un maximum de ventes. Partout les librairies ferment. Celles qui restent doivent s'adapter et dans bon. Ombre de pays, le livre n'est plus qu'un produit de consommation comme les autres, les fonds ne sont pas renouvelés, des titres disparaissent des catalogues, des éditeurs de qualité jettent l'éponge? Incapables de résister longtemps aux grosses usines. La vente en ligne et le livre numérique donnent le coup de grâce...

Mais je m'emporte en d'ineffables digressions et certains diront qu'une fois encore je le laisse prendre par la nostalgie d'un temps largement périmé. Nostalgie ? Mélancolie plutôt, dont une dose légère en parfumant le quotidien de senteurs précieuses, le rend supportable au vieil homme que je deviens. Il est entendu que nous parlons des vraies librairies, pas des supermarchés discount qui proposent des livres comme ils pourraient offrir au chaland des poires ou des caleçons... Venons-en à notre sujet : Des vraies librairies donc et en particulier de celles de Venise.


J'ai essayé l'autre matin de forcer ma mémoire pour déterminer le nombre de mercante di libri qu'il y avait ici dans ma jeunesse. J'ai dû en oublier. Comme partout, au hasard de la vie ou la mort du libraire, de la conjoncture, certaines baissaient rideau, d'autres voient le jour. Il en a toujours été ainsi. Une de mes vieilles amies - millésime 1923 - grande lectrice et authentique vénitienne, me parlait d'une bonne trentaine de librairies, il y a une cinquantaine d'années... Le chiffre me paraît un tantinet exagéré. Certes Venise alors comptait près de 100.000 habitants et Mestre n'était qu'un gros bourg étranger qui avait sa propre vie, mais le chiffre d'une quinzaine d'enseignes me semble davantage correspondre à la réalité. J'ai essayé de dresser la liste des librairies que j'ai connu, et me suis amusé à en recenser quelques-unes dont il est parfois difficile aujourd'hui de retrouver la trace. Certaines appartiennent à un autre monde, si je devais céder à une stérile nostalgie (voir plus haut!), d'autres ont pris la relève. C'est un miracle que ces marchands de rêve que sont les libraires puissent encore exister. Mais commençons notre promenade.
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Le point zéro.
Il y avait parmi les plus connues de la ville, la Tarantola, sur le campo San Luca. Devenue un magasin de vêtements, elle se tenait à l'endroit exact où se trouve la pierre qui marque le point zéro de la Sérénissime, celui depuis lequel on comptait la distance de Venise jusqu'aux confins de la République. Ses vitrines, toujours remplies de titres alléchants, permettaient aussi au jeune homme timide que j'étais, de surveiller sans en avoir l'air les allées et venues des personnes que je souhaitais rencontrer à la passeggiata. Point zéro de ma vie sociale d'où démarrèrent mille aventures de ma jeunesse vénitienne, mes années d'apprentissage.

En ce temps-là le campo San Luca, à deux pas du Rialto et non loin de la Piazza, était l'endroit où se retrouvaient les étudiants, le campo San Bartolomeo étant davantage le lieu de rencontre des plus jeunes, collégiens et lycéens, comme Santo Stefano qui réunissait les jeunes professionnels adultes, fonctionnaires ou avocats et Sant'Apostoli, comme Santa Maria Formosa et San Giacomo dell'Orio les familles avec des petits enfants. Chaque campo était ainsi une sorte de salon où les communautés naturelles se retrouvaient. A San Luca, il y avait Rosa Salva (bar Marchini aujourd'hui) comme point de ralliement, et puis la Standa, l'un des premiers supermarchés de la ville ; les marches de l'horrible Cassa di Risparmio pour se poser et, à deux pas, qui ouvrait assez tôt et fermait très tard, se trouvait le Cherubin', bar à la mode où toute la jeunesse passait.

J'aimais bien rentrer dans cette petite librairie. Un grand comptoir présentait les nouveautés et les rayonnages étaient couverts de titres classiques. L'odeur était agréable et parfois j'entrais dans la boutique sans intention de rien acheter - j'étais un étudiant fauché et les livres déjà coûtaient cher - juste parce que le silence et la proximité des livres faisaient du bien tant à certains moments il y avait foule sur le campo. C'est à la Tarantola que je me suis réfugié le jour où on m'a appris la mort accidentelle de mon ami Jacopo Foscari.

Jacopo était mon cadet. Nous avions sept ans de différence. Je l'avais rencontré comme beaucoup d'autres vénitiens au hasard d'une soirée je ne sais plus chez qui. Nous avions beaucoup parlé de Londres, de mon expérience des collèges anglais et lui de la Domus Cavanis où il terminait ses études secondaires. Il faisait partie je crois de la même bande que fréquentait Agnès, la fille de notre consul d'alors, elle même préparant son bachot. Il était drôle, rayonnant, beau gosse avec juste ce qu'il faut de morgue pour ne pas paraître suffisant. Indolent plus que paresseux, il était très entouré nos être jamais dupe du prestige que lui conférait son patronyme et son titre de comte. Il vivait la vie facile des jeunes gens de bonne famille mais s'interrogeait beaucoup et son intelligence l'empêchait de tomber dans la facilité au contraire de certains de ses pairs qui étaient déjà imbuvables. Nous nous sommes souvent vus. Je l'aidais parfois en français et en anglais. Il m'était arrivé de le trouver snob, imbuvable les premiers temps puis, au fur et à mesure de nos rencontres, j'avais découvert un garçon drôle, réfléchi, plein de questionnements. Il sortait peu à peu de l'adolescence rempli de projets et d'idées mais aussi de doutes et d'angoisses.

Je passais beaucoup de temps en France cet hiver-là, auprès de ma mère gravement malade. Nous avions prévu une virée je ne sais plus où pour les vacances de Pâques et je n'avais pas pu rentrer. Jacopo me faisait un peu la tête. J'avais rencontré sa grand-mère un peu avant Noël chez la vieille comtesse Marcello, grand-mère de Nicolo, puis à la Fenice. Elle m'avait beaucoup parlé de lui. Il en avait pris ombrage. Bref, nous étions un peu en froid lorsque je me rendis de nouveau à Bordeaux. Je ne devais jamais plus le revoir. C'était en 1985, le 17 exactement. Partout en Italie se succédaient tempêtes et ouragans et le Veneto n'était pas épargné. Pendant La nuit, un orage terrible m'avait tenu éveillé. La foudre éclatait presque continuellement et le vent soufflait très fort faisant craquer l'huisserie des fenêtres. J'habitais encore sur la Fondamenta Coletti, à Sant'Alvise. Je voyais la silhouette des arbres du terrain derrière la maison plier comme de simples brins d'herbe. Épuisé, j'avais fini par m'endormir quand un horrible cauchemar me fit hurler et jaillir de mon lit, en nage. Ma petite chatte Rosa qui dormait toujours à côté de moi sur l'oreiller s'était enfuie le poil tout hérissé. Je ne savais pas ce qui se passait. Dehors la tempête faisait rage. Je pensais aussitôt à ma mère gravement malade et je m'inquiétais pour elle. Était-ce la raison de ce mauvais rêve ? Une des fenêtres était ouverte et l'eau pénétrait dans la chambre.

Retrouvant mon calme peu à peu, des images me revinrent. J'avais vu et senti des flammes, des arbres qui pliaient et tombaient sur une route éclairée par de grands flashes blancs, des trombes d'eau et de grêle et plusieurs visages assez flous, comme entourés de fumée. Parmi ces visages, j'avais vu celui de Jacopo qui semblait me regarder comme effaré et profondément triste, avant de disparaître dans une sorte de jaillissement de formes sombres... Comme dans un mauvais film d'horreur, une fenêtre s'était ouverte avec le vent. Pourtant, je dégoulinais de sueur. Jamais je ne m'étais senti aussi mal. Le lendemain, toujours commotionné par le souvenir de ce mon rêve, j'appelais en France. Ce que me dit mon frère me rassura. Notre mère avait eu les résultats de ces analyses. Si le cancer devait encore être contenu, tout allait aussi bien que possible. Il n'y avait pas lieu de s'inquiéter dans l'immédiat. 

Mais je me sentais vraiment trop mal pour aller en cours. Je passais la journée tant bien que mal, avec du thé brûlant, les Sonates à Pisendel que je venais de découvrir et des pages de lecture. Il s'agissait, je m'en souviens parfaitement du journal de Jean-René Huguenin. La détestation spontanée que je ressentais pour Jean-Hedern Hallier l'infâme, et pour mon concitoyen Philippe Sollers, tous deux simples imposteurs et faiseurs prétentieux à mes yeux, m'avaient porté sur les rives somptueuses de ce grand aîné en qui je me reconnus très vite. « La Côte sauvage » m'avait transporté, des articles découverts dans de vieux exemplaires de Réalité qu'il y avait chez nous et puis ce que Mauriac disait du jeune écrivain mort comme Camus sur une route bordée de platanes, les merveilles de son œuvre à venir terrassées en même temps que lui, tout me portait à aimer Huguenin. Bref, je n'étais pas sorti de la journée, ne sachant rien encore du lien qu'il y avait entre mon cauchemar, ma lecture et ce qui s'était passé pendant la nuit dans la tempête, sur la route de Castelfranco Veneto, et que j'allais apprendre en me rendant sur le campo San Luca. 
 
Ce n'est qu'à la passeggiata ce soir-là que j'appris le terrible accident qui venait de coûter la vie à Jacopo et à son grand ami, Nicolò Marcello. Ils avaient à peine dix-huit ans. Nous avions plaisanté quelques semaines auparavant de tout ce qui pesait de violent sur ce prénom qu'il était le troisième à porter. Lors de notre dernière discussion - celle où nous nous étions un peu disputés - il n'allait pas très bien. Ce soir-là s'interrogeant sur la vie, se remettant mal d'une de ces histoires de cœur qui nous ravagent à l'adolescence, je lui avais cité un texte de son aïeul, le grand poète Ugo Foscolo, que je venais de découvrir. Des notes inspirées à l'auteur par ses lectures (le texte de Pascal notamment), trouvant ces mots parfaitement en parfaite adéquation avec l'état d'esprit de mon ami :
"Io non so perché venni al mondo; né come; né cosa sia il mondo; né cosa io stesso mi sia. E s'io corro ad investigarlo, mi ritorno confuso di una ignoranza sempre più spaventosa. Non so cosa sia il mio corpo, i miei sensi, l'anima mia; e questa stessa parte di me che pensa ciò ch'io scrivo, e che medita sopra di tutto e sopra se stessa, non può conoscersi mai. Invano io penso di misurare con la mente questi immensi spazi dell'universo che mi circondano. Mi trovo come attaccato a un piccolo angolo di uno spazio incomprensibile, senza sapere perché sono collocato piuttosto qui che altrove; o perché questo breve tempo della mia esistenza sia assegnato piuttosto a questo momento dell'eternità che a tutti quelli che precedevano, e che seguiranno. Io non vedo da tutte le parti altro che infinità le quali mi assorbono come un atomo." (1)

Et puis j'étais rentré en France. Le lendemain. Ce jour-là, comme à mon habitude, je restais un moment devant la vitrine de la Tarantola, cherchant dans le reflet ceux de mes amis que je voulais surprendre et puis ceux que je ne voulais pas voir. L'atmosphère semblait différente. C'était perceptible. Là où d'habitude régnait une joyeuse animation, tout n'était que silence et pesanteur. Un malaise commun. Les gens chuchotaient, quelques filles pleuraient... J'avais déjà senti ce malaise en passant sur le campo Santi Apostoli, puis à San Bartolomeo, sans vraiment comprendre... Ce fut Agnès qui m'appris la nouvelle. Elle avait un regard différent quand elle me vit. Elle m'accueillit avec un sourire contraint. Devinant que je n'étais pas au courant, elle me prit le bras et inspira profondément avant de se lancer : "C'est Jacopo. Il est mort. Cette nuit, un accident. La tempête..." et fondit en larmes. C'est tout ce dont je me souviens.

Évoquer ces Images, ces quelques mots d'Agnès avant que nous nous serrions dans les bras sous le regard de nos amis atterrés, tous comme figés par la disparition si soudaine et violente d'un des leurs, me glace encore le sang et l'émotion demeure la même, aussi forte, aussi pénible que ce jour de mars 1985.

Le lendemain, je croisais près de chez moi une vieille dame qu'on disait un peu voyante mais avec qui j'aimais bien parler. Elle avait devant elle la page du Gazzettino entièrement consacrée à l'avis de décès des deux N.H. avec leur photo. Je lui racontais mon cauchemar. Elle eut ces simples mots que j'ai noté dans mon journal tant ils m'ont marqué : « Mais tout c'est normal, Lorenzo. Cela arrive souvent à Venise : il est simplement venir te dire au-revoir...» Vous pouvez imaginer mon état d'esprit en entendant cela. Hugo Pratt avait donc raison, il y a beaucoup d'irrationnel dans cette ville...

La Tarantola è sparita il y a quelques années, mais je ne puis passer devant ses vitrines et traverser le campo sans penser à mon ami, à son intelligence, son humour, son sourire et désormais, à son éternelle jeunesse...

à suivre.


(1) : Ugo Foscolo, Les lettres de Jacopo Ortis (Ultime Lettere di Jacopo Ortis). Extrait de la lettre du 20 mars 1799.(Ed. Giunti, 1997, p.174) 

Venise autrement chez Détours : l'émision de la RTS s'intéresse à Tramezzinimag

© Détours - Radio Télévision Suisse - Photographie Antoine-Lalanne-Desmet - 2016. Tous Droits Réservés.

C'était un projet assez ancien. L'idée en était venue à Antoine Lalanne-Desmet - dont Tramezzinimag a déjà souvent cité dans ces colonnes - lors d'un voyage d'agrément il y a trois ans avec comme troisième larron mon filleul Jacques Comby, pianiste de talent mais aussi l'un des camarades de virées parisiennes d'Antoine. Guider les auditeurs dans la Venise de Tramezzinimag, ou pour être plus près de l'idée de départ, dans la Venise où j'ai vécu avec les gens que j'y connais tout en présentant la vision que j'en ai et qui évolue avec les années. Ce fut le prétexte de mon voyage de mai dernier dont la chronique a été publiée sur le blog. Des heures de prise de son, de nombreux entretiens avec des amis, des détails revenus au fil des discussions entre Antoine et moi et l'idée de montrer une Venise différente de celle qu'on voit dans les documentaires des télévisions du monde entier. Parler de la lagune, de ses habitants, des gens qui se battent pour que le monde unique de la cité lagunaire perdure et ne se transforme ni en réserve d'indiens ni en parc d'attraction. Cela a donné deux heures d'émission. Il y avait de la matière pour quatre ou cinq heures supplémentaires d'émission... 

Les productrices de Détours, la célèbre émission de la Télévision Suisse Romande, qui ont souvent parlé de Venise, voulaient un autre angle d'approche et ce fut ma vie à Venise il y a trente ans et la comparaison avec ce que la Sérénissime est devenue - est en train de devenir - et quelques témoignages de ce que fond des vénitiens, de naissance ou d'adoption pour éviter le naufrage de la Dominante, préserver ses merveilles tout en évitant qu'elle ne soit plus qu'un musée qui servirait de décor obligé aux historiettes d'amour et aux auto-portraits (les ridicules "selfies" à perche) réalisés par milliers chaque jour sur ses ponts et ses campi. C'est ainsi qu'on découvre l'action d'un groupe de jeunes gens venus de tous horizons qui avec des architectes, des artistes, des vieux vénitiens aussi inventent une réponse iconoclaste mais viable au problème du logement intra-muros, celle de fous de musique ancienne et de bateau qui en perpétuant le rythme traditionnel de la navigation à la rame, livrent chaque semaine fruits et légumes de l'agriculture bio locale aux vénitiens, sans moteur et avec bonne humeur, un restaurateur venu de France qui a su marier la tradition culinaire d'ici et des senteurs et goûts nouveaux, une charmante éditrice, vénitienne de la Giudecca qui édite une revue et écrit des livres, suivie dans cette passion par son fils, écrivain de Venise vivant à Paris mais revenant dès qu'il peut sur la lagune... 
 
On entend Gabriele qui compare le tourisme d'aujourd'hui et celui d'il y a quelques années. Il en côtoie tous les jours dans son hôtel et ne manque pas d'anecdotes sur la mauvaise éducation générale des visiteurs. Tobia amoureux de sa ville qui a transformé la maison de famille en lieu de création artistique. A la fois résidence d'artiste, galerie, scènes musicale et table d'hôte gourmande, on y perpétue la création artistique et la vie culturelle locale, loin des biennale et collection Pinault réservées à une élite qui ne sait rien de la vraie Venise, d'autres encore que je vous laisse le plaisir de découvrir... 

Difficile pour la réalisatrice qui a dû faire des coupes dans les heures de son et construire avec Antoine un montage qui tienne la route et trahisse le moins possible l'esprit dans lequel le reportage avait été envisagé. On n'entend pas la très belle déclaration d'amour de Roger de Montebello qui nous faisait visiter son atelier à l'emplacement idéal, pas plus que les femmes de la prison de la Giudecca qui cultivent dans le potager de l'ancien couvent où est située leur lieu de détention, une quantité de fruits et de légumes en biodynamie qu'elles vendent à de nombreux restaurants et proposent chaque semaine aux vénitiens directement devant l'entrée du jardin. N'est pas non plus à l'antenne cette passionnée de roses qui nous a fait l'honneur de son jardin, et tant d'autres dont nous nous servirons dans un autre projet dont je vous reparlerai et qui devrait être lancé cet automne et sortir avant l'été prochain. Mais n'en disons pas davantage. juste ce qu'il faut pour mettre l'eau à la bouche à nos lecteurs ! 

Pour ceux qui ne l'ont pas encore écouté, voici le lien pour écouter le reportage d'Antoine Lalanne-Desmet, réalisé par Carmen Algarrada : Cliquer ICI pour écouter le premier épisode et ICI pour le second. 

En attendant, bons baisers de Venise. Nous étions partis pour faire une sortie en bateau puis aller en vélo jusqu'aux Murazzi pour nous baigner. Mais le ciel en a décidé autrement. La lourdeur du matin l'annonçait. La pluie est tombée pour la première fois depuis plusieurs semaines. Le ciel est de nouveau dégagé mais pas de plage aujourd'hui. Demain est un autre jour. 

Beaucoup de français dans les rues comme chaque fin de semaine. Et puis les hordes habituelles venues d'Asie, d'Allemagne ou des pays scandinaves. Les récents évènements de Nice et Munich semblent avoir ralenti un peu le mouvement. Ici aussi la police et des soldats en arme circulent, surtout autour de la Piazza, à la gare et au Rialto, mais on ne ressent aucune tension. Il y a juste dans les esprits qui voudraient n'y pas penser, cette incompréhension que nous ressentons tous ce me semble quant à l'inanité de ces horribles meurtres et cette folie qui semble s'emparer des hommes...