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18 mai 2024

La part de la beauté

Je parlais à ces jeunes alumni, que j'accompagne comme je peux dans une société en train de se défaire, de l'importance de l'esthétique, et en particulier de la beauté. De sa part dans le réel. L'esthétique, cette science du sensible, longtemps désignée comme science du beau et de nos jours réduite à n'exister que comme philosophie de l'art. 
 
Les échanges sont riches, chacun évoque ce à quoi il pense immédiatement quand le mot «beauté» est prononcé. Très vite, ils sont d'accord entre eux pour dire que, comme l'argent dans un autre domaine, la beauté n'est pas une fin en soi ; qu'il s'agit d'un moyen, d'un outil. Ils peinent à définir un ordre dans la liste des choses belles. On en vient aux paysages et aux constructions humaines. Il y a des milliers de lieux dans le monde où la beauté règne, j'avance le nom de Venise bien sûr. Où mieux qu'à Venise peut-on pérorer sur le sujet ?  La Sérénissime possède quelque chose d'unique dont bon nombre de grands lettrés, écrivains ou poètes ont parlé mieux que je ne le ferai jamais. 
 
J'évoque donc Venise avec mes télémaques, après l'avoir fait avec mes propres enfants. Je me sers depuis toujours de la ville de Saint-Marc comme modèle de LA Ville, comme exemple ou mieux encore comme preuve de ce que j'essaie de leur expliquer. Lorsque cela s'avère possible, les leçons ont lieu sur place. C'était du moins en train de devenir un rite auquel la pandémie et les aléas qui suivirent ont mis un terme.
 
N'entendez pas dans ces propos, chers lecteurs, que je me prétende enseignant (Un de ces jeunes un jour m'a qualifié avec beaucoup d'esprit et sans forfanterie d'enseigneur [en-seigneur...]). Trop dilettante depuis toujours pour pouvoir m'astreindre à la discipline nécessaire, le travail de préparation et la méthodologie obligée pour donner un enseignement, je ne suis qu'un humble passeur, passionné par ce qu'il cherche à transmettre. 
 
Apparemment ce mentorat fonctionne. A une exception près, il a même donné de surprenants résultats. Je n'en tire ni fierté ni arrogance. Plutôt de la joie. Celle de transmettre l'amour de ce que j'ai appris. Comme le font les professeurs, mais aussi les artisans, tous ceux qui par leur métier font office de passeurs. 
  
Dans je ne sais plus quel texte, Kenneth White citait Buchanan l'écossais de Saint Andrews qui enseigna à Bordeaux, au Collège de Guyenne et fut le maître apprécié - moqué aussi - de latin de Montaigne. L'auteur des Essais a aimé son maître qui ne faisait que transmettre ce qu'il avait appris et qui l'avait aidé à devenir ce qu'il était. Le disciple et le maître trouvaient du bonheur dans cet échange.  
 
Il ne s'agit pas que de contenu, pas seulement de techniques et de ficelles - il y en a forcément mais elles sont communes à toutes les disciplines - il s'agit d'aider ces jeunes gens à appréhender le monde et les autres, à se connaître, à se passionner, à être curieux, inventifs... Les aider à vivre en les mettant sur la voie, la leur qui n'est pas forcément celle que la société, la famille trace pour eux... 
 
 

11 février 2024

Relectures et commentaires...


En relisant les anciens billets enfin republiés après neuf de latence, je retrouve des sujets devenus brûlants aujourd'hui. Tramezzinimag et ceux qui nous soutiennent et y participent n'a jamais dérogé aux principes inscrits sous le titre du blog. Cela nous a valu de lourdes sanctions tombées d'on ne sait où.

Le 13 août 2009, je tempérais les propos publiés la veille (ICI) sur l'arrivée prochaine de l'armée dans les rues de Venise contre l'avis de la municipalité d'alors, progressiste et démocrate. Les militaires font leur métier certes mais ils doivent le faire dans un cadre bien précis (pour défendre le peuple souverain et son territoire ou ses alliés). Mais les ajouter aux forces de police apparemment parce que cela rassurerait les gens est une mesure qui nous paraissait dangereuse en 2009 comme de nos jours...

Elle nous habitue à cette présence armée qui un jour peut être utilisée à des fins d'oppression violente et menacer notre liberté et nos droits. Le 13 août donc, le billet se voulait rassurant et rectifiait le précédent où nous nous étions fait l'écho des rumeurs qui parlaient d'un bataillon entier appelé être déployé dans la ville comme dans une république bananière ( ce que Venise même au temps de sa toute puissance n'aura été). Les dernières lignes sur les «bonnes raisons qui pourraient être invoquées» ont ainsi pris un sens prophétique...

je vous invite à jeter un coup d’œil sur ces billets (le sommaire du site est en entier sur la colonne de gauche), et à retourner voir d'autres billets sur le MOSE encore en gestation à l'époque, des photographies de la Venise d'il y a quinze ans ou plus. 

Et puis, nous avons pu retrouver les commentaires - très nombreux à l'époque - de nos lecteurs. peut-être vous y retrouverez-vous ou reconnaîtrez-vous les signatures d'amis disparus, devenus blogueurs à la suite de Tramezzinimag ou à peu près à la même époque, qui tous ensemble avec nous ont forgé une image de Venise enfin détachée  des clichés d'autrefois. 

Ajoutez-en, faites vivre par vos commentaires, vos réactions, vos avis, vos idées.

Notre Tramezzinimag déploie depuis 2005 la même philosophie où prime la joie, l'amour et la sérénité. Venise est un monde et sa beauté, sa lumière, les sons et bien entendu ses habitants. Le leit motiv pourrait en être ces mots de Tommaso Paradiso «Non Avere Paura...

Bon dimanche !

04 avril 2021

Aimer Venise avec l'œil et l'esprit

à Baptiste Marle, in memoriam

Ces temps un peu perturbés de confinement et de couvre-feu, de paranoïa et de terreur diffuse, difficile à contrer sans prendre le risque de se fâcher avec nos proches, nous obligent à compenser la vie sociale interdite ou drôlement codifiée, par un retour sur soi. Attitude habituelle pour celui qui écrit après tout. Reprendre mes notes, chercher parmi les livres qui m'entourent, ceux qui s'avèreront d'agréables compagnons pour quelques heures.  C'est dans cet état d'esprit, studieux et apaisé que j'ai repris un carnet daté de 2014. Parmi les pages, des lettres oubliées. Un échange de correspondance avec un jeune ami récemment disparu. Sur une carte j'évoquais une question que mon correspondant m'avait posée. « Comment le mieux aimer Venise ? »

Nous nous régalions tous deux de ces échanges et de nos longues joutes dialectiques. Lectio et disputatio étaient la base de mon enseignement. C'était plutôt un partage, un échange d'idées et paradoxes et contradictions me paraissaient les meilleurs outils pour le préparer à Sciences Po mais avant pour l'aider à intégrer Durham ou Cambridge. Les joies de la dialectique nourrirent sa réflexion quant aux choix qu'il allait devoir faire mais m'apportèrent aussi énormément, ne serait-ce que par les recherches que je faisais, les livres que je lisais avant de les lui faire découvrir et analyser. Quelques mois d'un bonheur partagé qui l'aidait à reprendre confiance et à se préparer pour les prochains combats contre la maladie.

C'est ainsi que Venise avant même qu'il la découvrit, fut l'objet d'une Lectio Profana qui se transforma en une sorte de Lectio divina, tant j'y insufflais toute l'émotion qui me remplit lorsque un livre évoque des sensations identiques à celle qui élabora ma relation à la cité des doges, évoque des expériences esthétiques pareilles aux miennes, décrit des rencontres tout aussi fondatrices... Voici quelques passages de ces notes retrouvées à l'adresse de mon Télémaque :

 

« Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n'y sont que parce qu'elles éveillent un écho dans notre corps, qu'il leur fait accueil. » Merleau-Ponty, quand il écrit ces mots était peut-être comme moi en ce moment, assis à une table du Harry's Dolce... A-t-il seulement été à Venise ? Lorsqu'il écrit "L’œil et l'esprit", il est installé dans une maison de Provence, sous le même ciel que Cézanne des années plus tôt. Le philosophe écrit sa pensée comme un poète crée son univers, dans un jaillissement d'images et de sensations.  

 

Mon obsession de Venise, de sa lumière et de son atmosphère voudrait apprendre qu'il y passa et que cette rencontre fut un choc constitutif d'un des pans de sa pensée esthétique. J'ai découvert cet ouvrage il y a des années dans la bibliothèque paternelle, alors que je n'avais encore aucune idée de cet envoûtement qui me rendrait tout entier et ad vitam, faisant de moi un inadapté absolu à d'autres mondes que celui des bords de la lagune. Paru chez Gallimard en 1964 dans la collection L'Infini, l'ouvrage est bien défraîchi aujourd'hui. Il comporte six planches dont ce tableau de Nicolas de Staël qui m'a fait longtemps rêver, enfant. Un coin d'atelier - Bien plus tard, quand j'ai eu l'occasion de découvrir le musée Picasso à Antibes, ce fut une grande émotion que de découvrir l'atelier de Staël, avec les objets qui servirent de modèles pour le tableau... 


En relisant l'essai du philosophe cet été, parce que la lecture du Dictionnaire des couleurs de Venise d'Alain Buisine, m'avait donné envie d'aller plus avant dans ma réflexion sur les approches esthétiques dans les études et les recherches sur ce qui a fait de Venise ce qu'elle fut et demeure encore pour une large part. Le « mystère vénitien » comme l'a écrit Ferdinand Bac au début du XXéme siècle...
C'est de divagations en farfouillages que j'ai retrouvé ce petit texte de Philippe Jaccottet, l'un des plus grands poètes contemporains, intitulé « Promenade à Venise » et daté de décembre 1976 (paru dans La Semaison, carnets de 1954-1979) :


"Rêve. Nous sommes retournés à Venise, A.-M. et moi. Je nous revois d’abord dans une immense et haute salle, proche de la mer, où passe beaucoup de monde, une sorte de halle aux voûtes peintes; et dans le rêve même, je me souviens avoir déjà rêvé de Venise ainsi, avec des bateaux visibles dehors dans la lumière, à travers de larges ouvertures (des portiques comme chez Claude Lorrain) ; il me semble que je trouve cela à la fois admirable et assez différent de la Venise réelle. Mais bientôt, c’est aux peintures dont sont couverts les murs et les plafonds de cette halle que je reviens, sachant que ce sont bien les fameux Tintoret, à propos desquels je note deux choses : l’éclat excessif de la restauration dans l’un d’eux et, dans l’ensemble, la fréquence des lances et des épées qui organisent la composition (comme chez Uccello plus que chez le vrai Tintoret)..."

 

"Ensuite, nous marchons au bord d’un canal. Et c’est là, peut-être, que nous apercevons le premier grand oiseau noir posé sur un poteau plongé dans l’eau, pareil à ces cormorans en qui j’ai vu naguère des oiseaux funèbres, à cause de leur couleur, de leur nom (qui sonne comme corps mourants) et de ma mère malade. Le rêve a tourné aussitôt au cauchemar. Je nous ai retrouvés dans une église, immense elle aussi, surtout très haute, mais fermée, et dont le sol s’était effondré, ou avait été fouillé; et les énormes piliers, dont quelques-uns portaient des peintures à dominante jaune, solaire, de style primitif, montaient de ces espèces de caves ou de fondrières. Là-dedans s’est mis à voler, menaçant, prêt à fondre sur nous, l’un de ces oiseaux. Ensuite, on ne pouvait plus aller où que ce soit sans en rencontrer. Sur un quai où passaient des mères avec leurs enfants, tout à coup, on a cru en distinguer un qui marchait au milieu d’autres, inoffensifs mais assez gros, du genre dindon ou paon, et la panique s’est emparée des promeneuses. Il a fallu embarquer dans le premier bateau venu pour fuir cette ville. (Ces oiseaux, dans le rêve, il me semble que je les nommais vraiment des harpies, et les jugeais tels.)"

 

"La fin de ce cauchemar, ou une scène d’un autre rêve de la même nuit, se déroule sur un versant de colline ensoleillé, portant au-dessous d’une forêt un champ de hautes plantes pareilles à du maïs. On pourrait se croire à la montagne, dans la belle lumière d’été. Or, un moissonneur est en train de moissonner ce champ, à la faux, si je vois bien; quoi qu’il en soit, les hautes plantes sont coupées; et à ce moment-là, je décolle de la pente, ainsi qu’un planeur, je suis changé en oiseau, je vole, je triomphe des harpies – et je sais (ou, l’on m’apprend) que c’est parce que l’on a coupé les plantes du champ vert que le miracle a été possible."

Simples bribes, voilà, quelques notes pour guider votre réflexion (méditation ?), comme une réponse à votre question : comment aimer Venise ? simplement, avec "l’œil et l'esprit".»

[La suite hélas semble perdue. peut-être les autres feuillets sont-ils restés dans ses dossiers à lui ou bien les ai-je rangés ailleurs...]




11 février 2017

Un jeune homme m'écrit


Le Jeune homme et le triptyque

Les heures passées devant l'ordinateur pour produire ces quelques textes qui partent ensuite vivre leur vie auprès de milliers de lecteurs inconnus font souvent l'objet chez leurs auteurs de grandes interrogations. Ai-je eu raison de publier cela ? Ne vais-je pas heurter quelqu'un ? Suis-je parvenu à transmettre mon idée ? En suis-je seulement capable ?... Autant de questions qui le plus souvent ne trouvent pas de réponse et forment finalement l'engrais ou le combustible nécessaires pour continuer. Parfois, un commentaire enthousiaste ou critique montre que l'on n'est pas seul, perdu au milieu de l'immensité du vide. Il y a quelqu'un quelque part, attentif et sensible à nos mots. Parfois aussi un courriel vient justifier soudain ces heures de solitude passées à peaufiner une phrase, à illustrer une conviction. C'est le cas de cette lettre virtuelle reçue il y a quelques jours. Peu ordinaire, elle m'a été adressée par un jeune homme, étudiant d'une classe préparatoire parisienne, qui ne dit pas son âge. Sa verve et l'éclat de ses mots me fait penser qu'il est très jeune. Je ne sais pas pourquoi mais sa missive dématérialisée s'est associée aussitôt à cette photo trouvée sur pinterest ou tumblr, je ne sais pus, d'une jeune garçon en train de contempler trois toiles de je ne sais plus quel peintre.

Lecture chez les dominicains de Venise
Mais me considérant bien vieux moi-même désormais, je suis certainement mauvais juge. En quelques lignes, il parvient à m'exprimer son enthousiasme pour le blog, pour son contenu, ses illustrations et me parle, d'abord à mots ouverts, puis ouvertement, de sa passion pour l'écriture et son pendant, la lecture. C'est son professeur de littérature qui lui aurait fait découvrir TraMezziniMag (que ce brave enseignant au très bon goût en soit remercié !). Il termine sa lettre par plusieurs questions. Qu'il me les pose m'honore, tant j'ai toujours la crainte de trop m'impliquer quand une jeune personne me demande aide ou avis, à une époque où la sollicitude d'un aîné pour un plus jeune qui n'est pas son enfant, semble vite quelque chose de suspect. 

On crie vite à l'emprise morale et psychique, attitude perverse qui mène droit à toutes sortes d'abus dangereux pour ces jeunes cervelles et ces cœurs tendres. Mon jeune lecteur a la tête sur les épaules et le recul nécessaire pour ne pas me sembler à la recherche d'un gourou. Jeune mais libre et posé. Mais revenons à la question qui m'a paru la plus importante. Il ne m'en voudra pas de la rendre publique comme je rends publique ma réponse. Pas plus que le renvoi fait à cette citation de l'auteur polonais, Gombrowitcz cité dans TraMeZziniMag il y a quelques années (voir ICI) et qui contient en quelques lignes l'essence même de la position la meilleure pour l'écrivain en herbe. La question qui semble tenir à cœur au jeune Grégoire - le prénom non plus n'est pas ordinaire -  porte sur le désir d'écrire et le travail d'écriture, vous l'aurez deviné : "Que faut-il considérer avant tout quand on veut faire de l'écriture son métier et comment savoir si nous en sommes capables ? " 

Spontanément j"ai envie de répondre qu'il s'agit avant tout de demeurer clairvoyant, insoumis, insolent et audacieux. Cela ne veut pas dire qu'il faut à tout prix et systématiquement cultiver la provocation et chercher à choquer. Il faut seulement être soi-même dans chacun des mots qu'on emploie, être déterminé dans la volonté d'affirmer ce que l'on croit et d'essayer de le définir, de le comprendre afin de pouvoir mieux l'expliquer. C'est cet état d'âme que celui qui veut écrire doit entretenir quand il est face à sa feuille - à son clavier; quand peu à peu les mots s'alignent dans sa tête, avant que de venir s'ordonner d'eux-même en phrases et en paragraphes. Ensuite, vient le vrai travail de leur inventeur : relire, refaçonner, remodeler... Quand le texte est prêt à être lu, on le sait. on le sent. C'est comme une petite musique qui résonne harmonieusement en nous.

Grégoire me demande aussi de lui recommander des lectures avant d'aller découvrir Venise pendant les vacances que ce jeune homme bien né et à l'âme bien trempée qualifient de Pâques, terme passé de mode et qui vous fait aussitôt suspecter si vous l'employez, d'être un suppôt, fascisant, passéiste et ombrageux, de la Manif pour Tous.. J'ai aussitôt pensé, outre l'excellent Venise de la collection Bouquins qui réunit un joli panaché d'opinions et d'idées sur la Sérénissime, à l'ouvrage du croate Matvejevic, L'Autre Venise, au Petit Guide sentimental de Venise écrit par Paolo Barbaro. Puisqu'il est en prépa, pourquoi pas lire aussi l'excellent et très précieux ouvrage de Sophie Basch, Paris-Venise 1887-1932 sur la "folie vénitienne" dans le roman français de Paul Bourget à Maurice Dekobra, paru chez Champion en 2000 que j'ai découvert grâce à Dominique Pinci de la regrettée librairie française de Venise. Bien entendu, il lui faudra lire Portrait historique d'une cité de Philippe Braunstein, Le Carnet vénitien de Liliana Magrini et Henri de Régnier aussi... Enfin, j'ai ajouté dans ma liste Les Ciels de Tiepolo d'Alain Buisine et les Lettres de Venise du baron Corvo...

Je me réjouis en tout cas qu'il existe encore des jeunes gens enthousiastes et poètes, qui ne laissent pas leur sensibilité s'étioler avec des passions vulgaires, qui ont le sens de la beauté et demeurent passionnés dans un monde revenu de tout, n'ont pas envie de fabriquer des explosifs pour se faire sauter en tuant des centaines de victimes innocentes au nom d'un dieu qui, si il existe, a depuis longtemps détourné son regard magnanime devant toutes ces horreurs commises en son nom.

07 février 2017

La vérité sur la mort de Pateh, le jeune gambien qui s'est noyé à Venise

Depuis sa création en 2005, Tramezzinimag a choisi de consacrer ses pages uniquement à Venise, à ses habitants, à la vie vénitienne. Sa civilisation, son histoire, ses problèmes actuels... "Tout ce qui est Venise est nôtre". Nous avons toujours pensé - et écrit - que ce qui touche à Venise a forcément un retentissement partout ailleurs dans le monde.me réduite à une bourgade de province, assimilée de plus en plus à un parc d'attraction que certains touristes pensent doté d'horaires d'ouverture et de fermeture, Venise n'en demeure pas moins un laboratoire. Qu'il s'agisse de l'environnement, de l'organisation de la cité, les solutions qu'elle trouve pour demain comme celles qu'elle inventa autrefois, méritent que les responsables des grandes cités modernes s'y intéressent. Cependant, passée la colère qui fut la nôtre face au référendum sur la constitution européenne, l'attitude des politiques et celle des journalistes criant aux partisans du Non qu'ils n'étaient que des pauvres abrutis ne comprenant rien à rien, plus un seul article politique n'a été publié ici. Le suicide tristement médiatisé d'un jeune homme de 22 ans, venu de Gambie à la recherche d'un avenir meilleur confirme hélas cette responsabilité de Venise devant le monde nous a décidé à faire une exception.


Il faisait encore très froid à Venise, ce dimanche 21 janvier. Rien à voir avec les froidures des jours précédents, pas de neige ni de vents violents, mais un temps suffisamment passable pour ralentir le flot de visiteurs. Une journée comme les autres à Venise avec ses vaporetti bondés, le défilé permanent des touristes hagards le long des ruelles étroites de la gare au Rialto du Rialto à San Marco et retour. Sur le parvis de de la gare Santa Lucia, un jeune homme d'à peine 22 ans regardait devant lui. Soudain, après avoir rangé son sac à dos à côté de lui et remis ses documents dans un sachet hermétique en plastique, il s'est levé.   Sans l'ombre d'une hésitation, il a couru se jeter dans l'eau du grand canal. Les témoins n'ont pas tout de suite compris. L'eau est particulièrement glaciale à cet endroit-là du Grand Canal. Le courant y est fort et l'eau profonde. Pendant quelques minutes, rien ne bouge, rien ne semble se passer. Puis soudain la foule qui traverse le pont devant l'église des Scalzi remarque la silhouette qui dérive, sans nager, sans faire un seul mouvement par lui-même et des cris fusent de partout. 

Les passants médusés ne comprennent pas tout de suite. La plupart ne font pas attention. Et puis, tout est toujours plus lent à Venise, même pour ce genre de situation. Certains croient à une plaisanterie, d'autres à un accident. Et puis tout se précipite. On a compris qu'un drame se joue. Dans la rumeur de la foule qui gonfle, quelqu'un apostrophe le jeune homme, "Africa" comme un appel, comme pour dire "mais qu'est-ce que tu fous, mec. Attrape les bouées"... Lancé du haut du pont, ce cri semble bien plus un cri de surprise et d'horreur qu'une injure à caractère raciste. Les bateaux passent. Une autre personne crie aux bateliers "Butta i salvagente, butta i salvagente !" ("lancez des bouées de secours") avec un fort accent du sud, la voix visiblement commotionnée. Non loin de lui, toujours à portée d'un des cinq téléphones saisis depuis par la police, et qui enregistrent la scène, deux femmes commentent, sans véritable émotion tout d'abord; l'une se met même à rire, l'autre se demande ce qu'il fiche ce type dans l'eau, puis on sent qu'elles prennent conscience de ce qui se passe et soudain elles se taisent. 

Sur les deux rives comme sur le pont, c'est l'attroupement, avec le mélange commun et courant des badauds curieux, de ces gens que les accidents attirent, des braves gens aussi qui assistent tétanisés. Le vaporetto qui passait a enfin réalisé sa manœuvre. Avec le courant, le poids de l'embarcation (le bateau est bondé), il faut encore plus de temps pour arrêter la lourde embarcation puis faire marche arrière. Finalement il s'est immobilisé à quelques mètres du jeune homme. Le batelier s'acharne sur les courroies pour libérer les bouées qu'il lance enfin, un passager fait de même. Ce sont deux, trois puis quatre bouées qui sont envoyées vers le jeune homme. Elles sont toutes proches. Il lui suffirait de tendre le bras pour les attraper. Il ne fait pas un geste. Ne dit rien. pas un cri. Il ferme les yeux. 

Sur le bateau, un maître-nageur, secouriste cherche à sortir sur le pont. On le retient. L'eau est à moins de 5° ! Sans une tenue spéciale sauter ainsi dans l'eau est particulièrement dangereux. Partout les gens s'arrêtent pour regarder ce qui se passe. On explique aux nouveaux venus les faits, on commente. Inconscients, ceux qui n'ont rien entendu rigolent, papotent. Des groupes, après un regard distrait, passent leur chemin sans interrompre leur bavardage... Une scène courante. Et ici, une scène à la Goldoni.

Mais ce n'est hélas pas une comédie. Il va y avoir mort d'homme. Soudain une voix aigre se fait entendre. Traduit cela donne à peu-près : "El fa finta, disgraxià !" (il fait semblant ! cette saleté"), injure courante à Venise. On peut imaginer que l'on a pas entendu tous les propos, ceux que la femme a marmonné d'abord avant que sa colère ne monte et que les caméras s'enclenchent. Peut-être hurle-t-elle simplement parce qu'elle va manquer un rendez-vous ou un truc pressé à faire, des paroles du genre ; "Laissez le se noyer s'il veut se noyer... C'est du pipeau... Perdre du temps pour une merde pareille ! Qu'il crève ! Qu'on en finisse", etc....

D'autres voix à bord du vaporetto, sans bien savoir ce qu'il en étaient sont peut-être de son avis. (Il faut avoir patienté de longues minutes dans un de ces bateaux-bus bondés, sous la chaleur de l'été ou le froid de l'hiver, pour comprendre ce genre de situation; quand on sent l'explosion proche et que l'impatience de tous est à son comble), "Ras-le-bol" doivent-ils se dire dans la cabine, "Rester ainsi bloqué, c'est inadmissible..."

N'eut-il mieux pas valu finalement de vrais propos racistes débordants de haine plutôt que cette ambiance faite de hargne et d'impatience, de ras-le-bol et d'égoïsme qu'on remarque partout face à ce genre d'incident...  Ajoutée aux propos de cette femme en proie à une crise d'hystérie, c'est peut-être cela aussi qui a retenu le secouriste.bien était-ce le danger ? Et puis tout s'est passé tellement vite finalement. Chaque geste retardé, chaque hésitation peut avoir été fatale au jeune homme, mais tout ce qui aurait pu être tenté l'aurait certainement été en vain. Personne n'a vu ni réagi à la situation quand tout était encore possible. Il y a eu un décalage, comme toujours. Le temps que le secouriste sorte de la cabine pleine de monde il était vraisemblablement trop tard. 

Dans un ultime réflexe, le jeune homme a tendu un bras vers les bouées, comme s'il se réveillait soudain. Le désir de vivre plus fort que le désespoir... Mais le froid, le courant auront eu raison de cet ultime sursaut et là, devant la foule horrifiée, il a disparu

Les deux dames qui papotaient tranquillement, commentant la scène comme on commente un épisode des Feux de l'amour, sont restées silencieuses. Elles ont pleinement conscience du drame qui vient de se dérouler là, sous leur yeux. Il y a un court moment de flottement. Puis des commentaires comme pour dire à ceux qui ne voient pas ce qu'il vient de se passer... On entend des gens qui continuent d'appeler les secours. Puis une sirène enfin. Ceux sont les pompiers. Ils s'approchent du lieu de la noyade. On repêche le corps, aussitôt mis à l'abri des regards. Toute la circulation sur le canal est interrompue et de longues minutes passent. Dix, quinze, vingt ? 

Soudain, la même voix qui avait injurié le jeune désespéré surgit du silence " laissez-moi sortir, je veux sortir, je me sens mal, pourquoi on reste là ? laissez moi". Et la voix qui avait hurlé au batelier de jeter les bouées, invective la femme. "Tu n'as pas honte, tu ne peux pas patienter, ce type que tu traitais de merde est mort et tu ne penses qu'à tes fesses ? C'est toi la merde". S'en suit un échange musclé. Là encore, dans d’autres circonstances, tout le public aurait ri ! Une scène de Commedia dell'Arte comme les vénitiens - et les italiens en général - en raffolent.  Hélas, sur le palcoscenico, aujourd'hui un jeune homme a perdu la vie. 

Suit un échange assez véhément. Les deux dames reprennent leurs commentaires "je me demande comment elle va faire avec ça sur la conscience celle-là". On entend des gens expliquer ce qu'ils on vu. Répondant certainement aux policiers ou aux pompiers. Puis les vidéos s'interrompent. Tout le monde connait la suite : la nouvelle se répand aussitôt, lancée par l'ANSA, l'agence de presse italienne. Bientôt éditée par le Gazzettino, elle va très vite être reprise - et déformée - par les médias du monde entier : "à Venise, un jeune migrant meurt noyé sous les cris de haine de la population".  Honte aux vénitiens si cela était vrai !

En cette période où le monde ne sait plus trop où il va ni ce qu'il est, où les valeurs humanistes semblent moribondes, un tel évènement s'il choque nos esprits bien-pensants, ne parait  pas improbable hélas. Comme évident : Cela devait arriver semblent vouloir dire tous les journalistes qui se sont précipités sur l'information avec ce qu'on leur en disait d'après une vidéo trop vite interprétée. A chaud. On a pu lire et entendre n'importe quoi de la part de certains d'entre eux. La plupart (notamment dans les médias britanniques), ne sachant pas l'italien, ont pris pour des injures tous les cris entendus. No sir, Selvagente ne veut pas dire sauvage, mais bouée de secours. 

Crier "Africa" est une apostrophe sinon affectueuse, du moins courante à l'adresse d'un étranger, à la romaine ou à la napolitaine. Rien de raciste qui soit avéré dans ce cri. Lancé ici à l'adresse du jeune gambien pour attirer son attention vers les bouées qu'on venait de lui jeter, ou à l'intention des bateaux qui passaient pour leur signaler le jeune homme, cela n'avait rien d'injurieux ou de méprisant. Un cri spontané lié à l'effroi. Un cri maladroit pour tenter de le ramener à la raison peut-être aussi... J'ai souvent rencontré ici des gens frustres qui pensent qu'un migrant africain ne parle que petit nègre et ne comprend pas tout. Les vendeurs de faux Vuitton qui pullulaient un moment dans les rues de Venise n'avaient-ils pas été surnommé (par la presse) les Vu comprà ? Personne à l'époque n'y avait vu un épithète à caractère raciste... Il faut relire les propos de Tintin en Afrique aujourd'hui considérés comme méprisants. Ils en sont encore là. 

Finalement, les seuls propos racistes émanaient d'une vielle femme pressée, peut-être véritablement en train de faire une crise de panique, une femme ordinaire que j'imagine au milieu de la foule compacte du vaporetto. Fallait-il qu'elle soit stupide ou en souffrance pour afficher un tel égoïsme, une telle indifférence devant un jeune homme qui veut mourir et qu'il importe de chercher à sauver... Qui pourra le dire ? Elle n'a pas été retrouvée. Le parquet ouvre une enquête. Pour pouvoir délivrer le permis d'inhumer et rendre le mort à sa famille, il faut un motif reconnu. Ce que doit établir le rapport de police Les téléphones sont saisis, les témoins oculaires entendus...

On ergote sur l'indifférence, sur la non intervention des gens... Venise n'est pas une ville comme les autres, tout prend des proportions différentes ici. L'absence de voitures, l'essentiel de la vie qui se passe dans les rues, le chaos mal contenu causé par les hordes de visiteurs et qui finit par créer des tensions, tout concourt à poser un décor et une atmosphère différente de celle des autres grandes villes d'aujourd'hui. Mais les habitants ont toujours conservé cet esprit d'autrefois qui transforme le moindre incident, la moindre algarade en une affaire publique, le plus souvent légère et joyeuse, fort heureusement. Non, à Venise, de par sa structure même, personne n'est indifférent. Pourrait-on dire la même chose de Paris ou de Londres, où vitesse et indifférence règnent en maîtres incontestés ?

Peut-être qu'en été beaucoup auraient sauté sans hésiter. Mais encore une fois à cet endroit c'est dangereux. Le courant, le trafic et parfois la vitesse de certaines embarcations. Comme l'a dit un vénitien : « J'aurai certainement tenté de l'aider mais je ne crois pas que je me serai jeté à l'eau ».  Interrogé pour la télévision, il répondait à la question d'une jeune journaliste : « Et vous, auriez-vous sauté ? ». Et un pompier de rajouter sur une autre antenne : « Habillé, on ne tient pas cinq minutes dans cette eau glacée. Si des gens avaient sauté, nous n'aurions pas eu un mort, mais trois ou quatre ! »...

Le parquet a rendu un premier rapport. Le verdict est tombé : finalement, il y a bien eu non assistance à personne en danger. Il ne s'agit pas des gens restés à filmer la scène, mais du pilote de la vedette du Casino qui passait là au même moment et a vu la scène. L'homme, âgé de 36 ans, qui conduisait le bateau a été inculpé. Toutes les images confirment les témoignages : passant près du jeune homme il n'a rien tenté, n'a pas diminué l'allure du bateau, et à continué sa route, indifférent. Le procès permettra de savoir la raison de cette attitude. S'est-il enfermé dans sa mission, devait-il aller chercher ou ramener quelques VIP au casino voisin ? A-t-il sciemment continué sa route en dépit des cris que le public lui lançait parce que l'homme était noir ? Cette infraction au  code international de la navigation est considérée comme un crime.
 
La justice à ce jour n'a donc pas suivi le jugement à l'emporte-pièce des médias. Il semblerait donc, après l'étude scientifique des cinq vidéos et l'audition des témoins, que rien ne permette à ce jour de confirmer les dires des journalistes - absents - selon qui les gens - présents sur place, eux -, vénitiens et touristes, auraient tenu des propos racistes à l'égard de ce malheureux. Les cris de colère et d'impatience de la vieille femme - certainement vénitienne quoi qu'en dise l'assesseur intervenu - sont-ils condamnables ? Moralement oui. On ne tient pas de tels propos, même et surtout sous le coup de l'exaspération. Mais la stupidité n'est pas un délit - et on peut le regretter parfois tant elle est répandue. A Venise autant qu'ailleurs. 

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Une couronne et le silence recueilli de la population
Il y a quelques jours, à l'initiative de plusieurs associations, une manifestation à la mémoire du jeune gambien a été organisée, à l'endroit même où il a mis fin à ses jours. Une couronne aux couleurs de son pays a été jetée dans l'eau. Des discours ont été prononcés. Puis la foule est restée là, silencieuse. Recueillie. Le temps était gris. Rien ne bougeait dans la ville figée. Comme un arrêt sur image. On a appris que la municipalité financerait le retour de la dépouille dans son pays. Ce sont les mots plein de douceur et de miséricorde du curé de Marghera, Don Nandino Capovilla qui doivent maintenant résonner dans nos esprits après la mort de Pateh :
« El fa finta, disgraxià ». On a dit que quelqu'un avait crcela pendant que le garçon se noyait. Non il ne faisait pas semblant. Dans son désespoir, il a dit assezFiori per Pateh, profugo morto a Venezia
. Assez de cette vie de marginal, assez de l'incertitude, assez des vaines espérances. Pourquoi n'as-tu n'a pas fait semblant quand tu as salué ta famille puis que tu es reparti de ton pays pauvre et ravagé [...] Si tu es parti, c'est que tu faisais partie de ceux qui croyaient en une vie plus digne. Mais les amis, de ceux qui auraient pu s'occuper de toi, seulement de toi, pas comme un matricule, pas comme dans un formulaire, où étaient-ils ? Tu n'as rencontré personne ici, dans notre monde qui sait seulement se méfier mais perd de vue ce que c'est que la solidarité. Nous voudrions t'avoir connu le jour d'avant, Pateh. Nous t'aurions embrassé, nous t'aurions serré dans nos bras. Nous aurions au moins essayé.»
C'est juste ainsi qu'il faut désormais penser cette triste affaire. Défendre la solidarité sans condition, permanente, active mais en même temps refuser l'anathème, les raccourcis, les présupposés et les approximations. Venise, comme l'Italie est touchée par la grande peur devant l'afflux des migrants. La crise rend la vie dure et les gens inquiets. Mais le racisme, la haine et le mépris ne sont pas dans les mœurs italiennes. Le sens de l'autre, l'accueil, la disponibilité demeurent des valeurs profondément ancrées dans l'ADN de ce pays. La foule venue spontanément rendre un hommage silencieux au jeune gambien en est la confirmation. Son silence a étouffé les pitoyables cris racistes de la femme en colère. Mais de cela aucun journal n'a parlé. C'est tellement moins porteur..

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«Les faits sont sacrés, les commentaires sont libres» écrivait Beaumarchais.
Les cris d'indignation, les gros titres des journaux, les médias toujours prompts à lancer des anathèmes se sont une fois encore rués sur la douleur et la violence pour vendre leur camelote. De partout on s'est scandalisé sur la monstrueuse attitude des vénitiens. Une femme a crié sa haine ou simplement sa hargne, injuste, indigne, inexcusable mais ce n'est pas la dureté de ces mots qui a tué Pateh. C'est un désespoir qui devait monter depuis des jours, et la solitude aussi. Le cousin du jeune homme qui vit et travaille en Italie a expliqué que le jeune homme était fragile psychologiquement. Le père Capovilla a raison de dire qu'un jour plus tôt, si quelqu'un avait pu parler avec lui, le rassurer, l'accompagner ne serait-ce que pour quelques pas, il n'y aurait pas eu ce cri, cette foule massée comme au spectacle. Il ne voulait pas être sauvé. Cela ne nous exempte pas de notre responsabilité à tous. Un jour avant... peut-être que cela aurait tout changé...
Mais, le cri d'une pauvre disgraxiata hystérique a été repris par les médias comme celui de toute une population jetée en quelques secondes à la vindicte universelle. L'info répandue à travers le monde comme une traînée de poudre, sous la bannière du politiquement correct asséné en boucle par ces chantres de la morale, n'était qu'un buzz. Mon maître Jacques Ellul dont les journalistes parlent souvent mais qu'ils n'ont certainement jamais lu, pour qualifier ce genre d'information qu'on nous jette à la figure sans aucune précaution, sans ménagement et sans jamais en vérifier les sources ni étudier le contexte, aurait assimilé tout ceci à de la propagande... Le besoin d'aller vite, mal terrible de notre société occidentale, la primauté de l'émotion sur la raison, forment un cocktail dangereux. Du fond de l'enfer, Goebbels doit se frotter les mains et Hitler se réjouir. Ils sont en train de gagner. Cela va tellement bien avec le populisme, cette rapidité de l'image et de l'info propagées par des journalistes qui laissent parler leur émotion et érigent leurs bons sentiments en morale. Cela fait tellement de mal à la démocratie. 

Pauvre monde que celui où les journalistes confondent le sensationnel avec la vérité, l'émotionnel avec le tangible. Comme le soulignait récemment Jean-François Kahn, «Aussi respectable et même juste soit-elle, une cause justifie-t-elle que, pour la défendre, on abolisse le réel à partir du moment où il devient dérangeant, jusqu'à se construire un monde complètement imaginaire =» ? Il donne l'exemple de la Guerre d'Espagne, confirmant que s'il ne fait pas de doute que tout démocrate se devait de se ranger du côté des républicains contre le camp fasciste, «pour autant, fallait-il s'interdire, surtout si on était journaliste, de rapporter les terribles exactions anticléricales commises par les anarchistes ?» La triste mort du jeune gambien illustre bien la dérive de la presse. La plupart des journaux qui ont publié ce fait divers affreux, ont fait plier le réel à une vision manichéenne que rien de dérangeant ne devrait venir brouiller. «L'approche journalistique devrait-elle à ce point se transformer en approche ultramilitante.»

Paraphrasant Kahn, personne ne niera que, pour des tas de bonnes raisons, la presse auto-intoxiquée, s'est une fois de plus racontée des histoires. «Une vision purement idéologique s'est substituée à la prise en compte subjective d'un évènement qui échappe totalement au confort intellectuel d'un tel schématisme binaire ». Pas un média qui ait publié l'info sur la noyade de Pateh et des insultes qu'il aurait subi en l'assortissant de réserves. Personne n'a cherché d'en savoir plus avant publication. Cela fait une victime supplémentaire : la crédibilité médiatique. Ce que le rédacteur en chef de Marianne appelle la postvérité, «cette tentation de plus en plus prégnante» dont Le Monde soulignait récemment les dangers en soulignant le développement «d'une consommation communautaire de l'information par "bulles cognitives", où chacun s'enferme dans ses convictions.»
 
Même voulue, la mort de Pateh n'est pas un fait divers. Elle met le doigt sur une forme de violence dont notre monde est responsable. Si des millions de gens qui fuient la violence et la misère arrivent chez nous, c'est bien parce que nous n'avons pas su les aider à bâtir chez eux un monde où il est possible de vivre, de manger et d'espérer. Le pape François l'a rappelé dans des termes bien plus véhéments. Et ce qui importe aujourd'hui ce n'est pas d'ergoter sur le comportement des médias ou l'attitude des gens. Il s'agit simplement, quelque soient nos convictions, nos croyances, de refuser la haine et la peur; de toujours nous souvenir qu'une main tendue, un regard bienveillant peuvent sauver une vie. C'est cette attitude qui doit présider à tous les choix que nous avons à faire pour que nos enfants vivent dans un monde apaisé et solidaire, quoiqu'en disent les apprentis sorciers qui partout dans le monde rêvent de s'emparer de nos libertés.

19 décembre 2016

Mériter Venise ou l'éloge de la Lenteur


TraMeZziniMag défend depuis sa création en 2005, la même conception du voyage et par conséquent du voyage à Venise. Nous sommes de ceux qui privilégient le temps et font leurs délices de la lenteur. Nous sommes convaincus que Venise se mérite, qu'il faut beaucoup de temps pour vraiment appréhender ce qu'elle est vraiment. Mais le temps, prendre le temps, avoir le temps, tout cela est un luxe aujourd'hui. Du moins, c'est ce qu'on cherche à nous faire croire. Nous sommes tous devenus des gens pressés - les parisiens surtout... ..

Le vrai tempo de Venise

Le temps nous fait peur finalement. Le perdre, ne pas en avoir assez... Autant d'alibis pour cacher l'angoisse humaine face à la conscience de n'être jamais que de passage. Mais nous avons le choix. Laisser cette angoisse s'emparer de notre vie au quotidien et courir, courir sans cesse ou bien le prendre, ce temps, comme il vient, comme il va et l'apprivoiser. Le voyage peut devenir notre allié et nous guérir de la précipitation avec laquelle nous vivons. Séjourner à Venise au rythme qui est le seul à lui convenir, un adagietto qui peut se faire appassionato, andante , et nous laisse le cœur burlando en partant, rempli d'un allegro vivace. Le secret du bonheur : vivace mais jamais furioso...

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Ce qu'il y a de bien avec Venise, c'est que cette création unique que la civilisation occidentale a façonné en plus de mille ans, même endommagée, plus ou moins ruinée, vidée de sa substance originelle, demeure telle que les voyageurs d'autrefois pouvaient la voir. Haut-lieu de toutes les innovations, les inventions, les  créations techniques, politiques, sociales, artistiques qui se répandirent à partir d'elle, si elle reste un laboratoire encore aujourd'hui, Venise n'a jamais changé de rythme, pas plus qu'elle n'a changé de couleurs et d'aspect. Pourtant à plusieurs reprises, la catastrophe qui aurait fait d'elle une ville comme toutes les autres, a été proche : Napoléon qui voulait combler les canaux pour permettre la circulation des véhicules à roue et des chevaux, les autrichiens avec le pont de chemin de fer puis le doublement de ce pont pour la circulation automobile. 

Aujourd'hui encore le danger guette la Sérénissime, ne veut-on pas dans certaines officines creuser sous la ville des tunnels pour y faire courir un métro ? Un couturier parvenu n'a-t-il pas failli offrir au monde une tour gigantesque de plusieurs centaines de mètres au bord de la lagune ? Il y a quelques années un ministre grotesque depuis enferré dans de multiples scandales financiers, ne prônait-il pas l'organisation à Venise d'une exposition universelle ? Encore aujourd'hui n'y a-t-il pas des fous furieux qui veulent creuser encore plus profond certains chenaux pour permettre l'accès au centre historique des plus gros bateaux du monde au risque de compromettre définitivement l'écosystème lagunaire et tuer toute vie animale et végétale ?
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Venise immuable

Venise et son environnement changent peu. C'est ce qui en fait l'attrait à une époque où tout se transforme comme on cligne des yeux. Pourtant, le voyageur qui a la chance d'approcher de la cité des doges par la voie maritime ne verra jamais tout à fait la même chose. Selon l'heure, la saison, le temps qu'il fait, que l'approche se fasse à l'aube ou à la tombée du jour, vers midi en hiver ou en pleine nuit, sous un ciel brodé d'étoiles, impressions et sensations seront différentes. Une nouvelle histoire se forge à chaque fois, comme sont nouvelles les perspectives qui se découpent entre les lais des ilots qui émergent puis disparaissent, les hautes herbes, les chenaux... Tout dépend de l'état d'âme qui sera celui du voyageur quand il est prêt d'accoster les rives de Venise. Ce sera l'excitation de l'enfant qui part joyeux avec sa classe, laissant derrière lui l'école et sa routine ; ce sera l'apaisement que procure un paysage paisible quand on aura quitté échec et chagrin. L'enchantement est garanti même à l'énième voyage... On pourrait croire cet enchantement évanoui, éventé. Il n'en est rien. Jamais. L'enchantement ne disparait pas, il s'enrichit de tout ce que nous sommes au moment où il nous prend, de ce que nous vivons, pensons, sentons. On peut ressentir cela partout certes, mais à Venise cela se manifeste avec plus d'acuité.Cela marque l'âme plus intensément qu'ailleurs... ..


Parmi les statues de sel

A la joie peut succéder la douleur, surtout pour les âmes sensibles. Un peu comme au retour d'une visite à un parent âgé dont la santé décline vite et qu'on sait perdu. Les façades rongées par l'érosion, les sculptures de marbre qui s'effacent sous les attaques de la pollution... Ces dégradations, hélas, n'ont rien à faire de la lenteur et on constate que le processus fait de terribles ravages de jour en jour. Pourtant, cette douleur - remugles des vapeurs romantiques que les écrivains d'un temps ont incrusté dans l'idée qu'on se fait de Venise, a son remède apaisant. Souffrance et mort, abandons et chagrins, l'évocation des héros romantiques qui se sont frottés au Poison de Venise dans ce qu'adolescent j'appelais les années noir & blanc, n'a rien à voir avec la peine qui nous étreint quand ce qu'on aime se délite et se corrompt. Voir les monuments de Venise un jour prochain, comme autant de statues de sel s'effritant au simple regard du passant bouleversé, voir calle et campi envahis par la foule qui consomme chaque mètre carré de la ville comme une armée de cloportes affamés ; voir les hautes flammes qui surgissent des cheminées de Marghera et répandent dans l'air si clair de la lagune leurs gaz empoisonnés ; voir des navires gigantesques couvrir de leur ombre sordide les palais et les églises... N'y aurait-il pas là suffisamment de raisons pour pleurer et fuir ?
 
Pourtant, il suffit d'une promenade en barque loin des circuits touristiques, dans le silence des eaux que rien ne trouble, au milieu des oiseaux qui jouent à s'envoler à notre passage dans un florilège de cris joyeux et le bruissement coloré de leurs parures, pour n'y plus penser. Il suffit d'un coucher de soleil, d'une aube un peu floue qui révèle l'incroyable harmonie de la ville, la seule restée à "hauteur d'homme". Et la joie nous étreint. Car je défie quiconque qui se voudrait indifférent à la beauté unique de la Sérénissime, de continuer à le prétendre quand se dresse devant lui l'époustouflant spectacle des montagnes enneigées se détachant comme un décor peint sur les eaux blanches et opales de la lagune par un clair matin de décembre, ou les lumières du crépuscule au-dessus de San Giorgio et de la Dogana del Mare après une chaude journée de juillet !
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Venise demeure bien vivante

En dépit de la baisse jamais connue auparavant - même au temps des grandes épidémies - de sa population, en dépit des exactions liées à une soif de lucre à court terme, d'une administration sans imagination ni volonté, de plus en plus dépassée et souvent corrompu, Venise demeure bien vivante. Elle vit bien plus qu'elle ne survit. Par le dynamisme d'inconnus, presque anonymes, qui agissent, inventent, échafaudent des projets joyeux et porteurs d'espoir pour l'avenir. Ces irréductibles sont l'avenir de Venise. Rien à voir avec les excités nostalgiques de l'extrême, xénophobes et incultes qui répandent dans la ville et dans la région la puanteur des années noires et ne savent rien de l'esprit ni de l'histoire véritable de la Sérénissime. Mais n'est-ce pas partout la même chose depuis quelques années ? Face à eux, des groupes se sont créés qui prennent la réalité à bras le corps, inventent de nouvelles solidarités, proposent des solutions et les mettent en place. Ils se battent pour que la vie demeure à Venise et dans sa lagune. Ils ne perdent pas de temps dans les assemblées officielles, ils construisent et recueillent les trésors innombrables disséminés partout ici, sur les ilots à l'abandon, dans les ateliers, les mémoires.

Voir tout ce qui délite et disparait me ferait verser des larmes de désespoir s'il n'y avait pas ces résistants qui se battent pour faire vivre Venise. La liste est longue des initiatives qui d'année en année, font la véritable sauvegarde de Venise, moins tape-à-l’œil que celle, qui participe aussi à la volonté de sauver la cité des doges, entreprise par d'honorables organisations internationales, publiques ou privées. Restauration d'embarcations en voie de disparition, rénovation de lieux abandonnés pour loger des familles vénitiennes et d'autres issues de l'émigration que les instances officielles ne savent pas ou ne veulent pas satisfaire, mise en place de circuits touristiques par des historiens amoureux de leur ville qui montrent une Venise différente, véritable et qui vit, (voir le projet Slow Venice que nous recommandons à ceux qui viennent pour la première fois à Venise et refusent la vision low-cost proposée par les agences de voyage démunies d'imagination et d'esprit autre que de lucre). 

Alors, si vous êtes comme nous, très préoccupés, voire émus, devant l'évidence que la situation est grave pour Venise, vous serez heureux de savoir que ces projets sont à l’œuvre et que des centaines de vénitiens ardents font chaque jour ce que État et Administration sont incapables de faire. Sans grands moyens ; lentement, mais sûrement. A notre désespoir succède l'enthousiasme ! TraMeZziniMag défend l'idée depuis toujours, Venise est un laboratoire d'innovation au service de l'humain, de l'art et de la beauté. De tout ce qui compte en vérité. Mais sans la précipitation et la superficialité qui sont trop souvent le lot de notre époque.

Donner du temps au temps

La lenteur est une des caractéristiques de Venise. C'est en cela qu'elle reste à hauteur d'homme. Même digitale et gagnée aux modes et aux usages d'aujourd'hui, la vie quotidienne des vénitiens se fait toujours au rythme de la marche ou de la rame. Cela change et induit bien des choses, devoir aller à pied. "La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées : je ne puis presque penser quand je reste en place" écrivait Jean-Jacques Rousseau, qui a dû souvent arpenter Venise pendant son séjour comme secrétaire d'Ambassade (*). C'est ainsi, visiteur, que tu dois découvrir ou redécouvrir Venise, avec lenteur et déférence. Ni musée, ni parc d'attractions, la Sérénissime est un monde à part. Un univers matriciel où l'imaginaire et le retour sur soi sont d'excellents remèdes à nos manquements, nos doutes, nos peurs et nos fausses obligations. C'est à Venise autant que sur la Roche de Solutré, que François Mitterrand a forgé sa philosophie, "Donner du temps au temps". Alors, si vous ne pouvez pas tout voir, si vous vous perdez et manquez l'endroit où vous désiriez vous rendre, ne maugréez pas. Peu importe. Le temps ici n'est jamais perdu. Il est passé à vous rendre à vous-même, à vous retrouver. Nulle part ailleurs on peut avec autant d'acuité et de profondeur, réfléchir à ce que nous sommes, envisager nos erreurs et nos chutes, nous rassembler avec nous-même, nous rédimer. Par la lenteur. Par le silence et la beauté qui nous y entourent. 


(*) Cité par Bruno Planty, dans son excellent ouvrage, Sur les pas de Jean-jacques Rousseau à Venise" paru au printemps 2016, aux Éditions La Tour verte dans la collection L'Autre Venise (p.104).