Arbit Blatas a été jusqu'à sa mort, le dernier des grands artistes vivants de l'Ecole de Paris, membre de cet univers bohème qui éclaira la peinture contemporaine des premières années du XXe siècle jusqu'à son crépuscule dans les années 50. Après Paris, c'est à Venise qu'il a le plus travaillé, lorsqu'il quittait sa maison de New York pour retrouver la vieille Europe où il trouva refuge, après avoir fui un pogrom en Lithuanie, aux alentours de 1905... Quel roman que sa vie. Il aimait la raconter et sa peinture comme ses sculptures sont imbibées de son histoire personnelle, de l'Histoire tout simplement. Il a charmé mes années vénitiennes, lorsque je travaillais comme factotum chez Giuliano Graziussi, avant de devenir, grâce à lui, l'assistant du talentueux mais ténébreux galeriste, sur le campo San Fantin. C'est lui aussi qui m'aida à rompre mes chaînes pour rejoindre une autre galerie, à san Vio, un autre artiste, un autre état d'esprit. Mais j'ai déjà raconté tout cela. Parlons plutôt d'Arbit.
Un jour de 1985, Jacques Chaban-Delmas me recevait dans son bureau du Palais Rohan. J'avais obtenu une audience afin de parler au maire d'un projet qui pouvait intéresser la ville et que Christian Calvy, alors consul général à Venise, avait suggéré lors d'un dîner je ne sais plus où. Micheline Chaban-Delmas avait appuyé ma requête. Elle fut toujours d'un grand soutien et d'un dynamisme extraordinaire qui permit le développement des arts contemporains à Bordeaux, avec le CAPC mais aussi par de nombreuses autres initiatives. Un vrai ministre de la culture !
Blatas cherchait à montrer son travail sur l’École de Paris en France. Une exposition devait avoir lieu à New York, au Witney Museum. Les œuvres entreposées pour la plupart à Venise allaient voyager aux frais des américains. Il était facile de négocier une étape à Bordeaux, un catalogue commun. Le contenu était formidable : Blatas proposait de montrer l'ensemble des portraits qu'il a fait sur les membres de l'Ecole de Paris, peintures mais aussi sculptures. Splendides bronze en pied et en taille réelle. Il voulait ajouter à son travail des œuvres de chacun de ses amis artistes portraiturés qui forment une collection formidable. L'idée était intéressante. Mais ce qui l'était davantage c'est que le retour des œuvres financé par le Witney n'avait pas encore une adresse précise. Or Blatas ne voulait ni ne pouvait conserver entassées dans un hangar son travail. Il proposait donc à la ville de Bordeaux de récupérer l'ensemble de son travail ainsi que la plupart des œuvres des artistes portraiturés. C'était un moyen de doter Bordeaux d'une extraordinaire collection d'art moderne, de Suzanne Valadon à Picasso, en passant par Utrillo, Vlaminck, Marquet, Bonnard, Derain, Léger, Chagall, Soutine, Zadkine, enrichissant ainsi à peu de frais - l'organisation d'une exposition temporaire puis la conservation des œuvres dans un lieu spécifique et l'achat par la ville du portrait de Marquet, peintre d'origine bordelaise - le patrimoine artistique de la ville.
Ce fut un véritable ballet. rencontres avec les conservateurs, entretiens avec les responsables, lobbying au niveau national. je n'étais pas connu, mon équipe bordelaise pas assez imbibée du sujet et le personnage moins connu en France qu'il ne l'était à Venise ou à New-York. Bref, après des semaines de travail, de négociations et des dizaines de rendez-vous, l'exposition ne se fit pas. j'ai su depuis qu'il y avait un petit noyau de prétendus spécialistes locaux des arts et de la culture que ma proposition gênait. Et puis en ce temps-là, le CAPC* dont on parlait partout était dirigé par un gourou, certes génial et visionnaire, qui avalait tous les budgets possibles et imaginables pour ses expositions-évènements pharaoniques. On venait du monde entier pour assister aux vernissages et les plus grands artistes contemporains passèrent par l'entrepôt Laîné, somptueux temple de l'Arte Povera, mais gouffre financier où on méprisait le concept même d'exposition permanente. Alors, pensez donc, un peintre classique de l'école figurative dont firent pourtant partie quelques uns des plus grands mais démodés aux yeux des snobs qui formaient la cour de la pourtant très avisée première dame de Bordeaux !
C'est finalement la ville de Boulogne qui récupéra l'exposition puis l'ensemble des œuvres du maestro lituanien. Mais revenons à notre petite exposition virtuelle. Blatas est tombé amoureux de Venise dès son premier voyage en 1935. Il a peint la ville pendant des années, revenant souvent, avec d'autres peintres, comme Marquet notamment puis avec sa femme, la cantatrice Regina Reznik. Ensemble, ils avaient acheté un grand appartement à la Giudecca, juste à côté de ce qui allait devenir dans les années 80 le Harry's Dolce, un de mes endroits favoris (le meilleur club sandwich du monde avec du pain maison et en été le délicieux Bellini sans alcool pour les enfants, ainsi que les meilleures pâtisseries de la ville à déguster dès le printemps sur la terrasse face aux Zattere...). Voici quelques échantillons du travail vénitien du maestro :