Pour A.,
qui peut-être lira ses lignes.
[...] Il referma la grille du jardin sans un seul regard vers la rue.
Déjà, l'air se faisait différent. L'agitation de la rue, les bruits de
la ville s'estompaient comme montait en lui une infinie tristesse. Un
goût amer dans la bouche, il renifla pour retenir ses larmes. Comme tout
avait été simple. Un adieu rapide, quelques mots brefs prononcés avec
indifférence. Un dernier regard puis l'absence, le vide et le silence.
Plus rien jamais ne serait comme avant. Pourtant il fallait qu'il en
soit ainsi, il le savait. La satisfaction d'avoir agi sagement pourtant
n'atténua pas le cataclysme intérieur qui s'était emparé de lui. Ses pas
sur le gravier, le chant d'un merle dans les buissons, l'odeur des
roses et l'herbe coupée, tout cela d'habitude le réjouissait quand il
pénétrait dans ce jardin. Pourtant, tout lui semblait fade et moche à
cet instant. Un premier chagrin véritable qui le laissait brisé,
anéanti, perdu. [...]
..Quelques
lignes écrites par un inconnu, quelques mois avant la première guerre
mondiale. Un jeune aristocrate comme l'Europe en produisait encore.
Il se prénommait Nicolas Weyss de Weyssenhoff. Un joli nom pour un bien grand mystère. Il y eut longtemps quelques traces de lui à Venise. Des témoins. Olga Rudge
m'avait présenté à une de ses amies musiciennes qui avait connu sa
famille... Adolescent, la lecture d'un carnet retrouvé dans notre
vieille maison, quelques photos, des lettres piquèrent ma curiosité. On
me montra la tombe de sa mère Marie de Wirouboff, qui resta longtemps dans un angle du cimetière orthodoxe de San Michele, non loin du monument de Caterina Potemkine.
Elle mourut, assez jeune encore, dans un palais vénitien dont je n'ai
jamais retrouvé l'adresse, un jour d'hiver 1899. Je crois que Nicolas
naquit à Constantinople, comme sa tante Hélène Stoyanovich, morte
elle aussi à Venise à l'aube du XXe siècle. J'ai longtemps voulu écrire
un roman de sa vie. Mais il eut fallu presque tout inventer, faute de
documents. Pourtant, son amour pour Venise, la mélancolie de ses propos
et les quelques vers bien tournés de son carnet pourraient constituer
l'ébauche d'une biographie imaginée. Un jour peut-être. Rien ne presse.
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