Le Caigo qui recouvre la ville depuis hier rend propice à l'introspection, surtout quand la page demeure blanche et que toutes les belles idées, les jolies phrases qui jaillissaient toutes à la fois dans ma tête ne retrouvent pas leur chemin jusqu'à la plume. Est-ce bien raisonnable de s'acharner ainsi ? Cette réflexion m'a fait penser au titre d'un livre d'Arnaud Cathrine, écrivain que je n'ai pas le bonheur de connaître personnellement, mais dont je me sens très proche depuis ses premiers livres.
Communauté d'idées et de mots. Michel Abescat, dans la critique d'un de ses ouvrages pour Télérama écrivait : "La recherche inlassable d'une vérité intime, d'une liberté de soi que seule l'écriture permet d'approcher et d'imposer, qu'elles qu'en soient les conséquences [...] Oser ainsi, au fil des pages, livre après livre, une sorte d'autoportrait crypté, les masques de la fiction servant à faire tomber, un à un, ceux de la vie réelle..." N'est-ce pas ce qui a déclenché un jour, il y a fort longtemps, cette obsession de l'écriture quand bien même d'autres avant moi avaient su répondre avec génie à la même obligation : tenter de solder une fois pour toutes les comptes de la jeunesse...
Voyez-vous même : Un éternel jeune homme, inaccompli, empêtré dans une enfance et des liens familiaux dont il ne parvient pas à se libérer, incapable de s'engager "autrement que dans l'écriture". Sa jeunesse est partie. Il ne retrouve plus personne et ne s'est pas encore trouvé, faute d'affirmer au grand jour sa singlarité et sa liberté, son goût des "chemins de traverse, des sentiers dépréciés", lui qui n'est pas "fabriqué pour emprunter les grandes avenues et habiter les foyers respectables." Le jour où il en sera capable, sera-t-il capable aussi de comprendre pourquoi il écrit ? Ma ligne d'écriture est la même. Exactement. Cela est frustrant au premier abord. Réconfortant ensuite car cela signifie après tout que ce que je ressens et tente de traduire avec mes mots, est ressenti aussi par d'autres qui tous sont des écrivains accomplis. Ce qui au premier abord devrait me pousser à jeter l'éponge me renforce plutôt dans mon désir d'écrire. Mais que le lecteur ne se trompe pas, bien que de la génération qui en a fait une sorte de florissant fonds de commerce, ce n'est pas d'auto fiction dont il s'agit, oú du moins pas seulement, pas entièrement.
C'est le seul moyen dont je dispose en fait pour transmettre des couleurs et des sons venus de ma propre enfance, les bonnes et mauvaises expériences de ma jeunesse, à une autre jeunesse qui ne demande rien mais que nous devons prémunir de tomber dans les mêmes travers, les mêmes ornières. Il m'est souvent dit que je suis davantage un passeur qu'un pédagogue. J'en conviens. Ce que j'écris ne serait alors destiné qu'à cette jeunesse qui m'attire d'autant plus que je me suis empêché de vraiment vivre la mienne. Les anglo-saxons ont une belle expression pour cette période dense et très courte où le jeune garçon n'est pas tout à fait sorti encore de l'enfance tout en étant déjà confronté aux désirs et aux pensers de l'adulte : the Coming of Age (littéralement l'âge qui vient). Agathe Gaillard explique quelque part à Hervé Guibert sa fascination pour "ces petits garçons dans des corps d'adulte".Ce qu'elle exprimait au regard de la photographie (Elle fut la première à ouvrir une galerie entièrement consacrée à la photographie rue du Pont Louis-Philippe, lieu que j'ai souvent hanté dans ma jeunesse sans jamais pouvoir oser rien acheter), pourrait s'appliquer au cinéma, à la musique et donc à l'écriture.
Mais cela ne suffit pas pour justifier une œuvre ni pour en constituer une. Roland Barthes nous a prévenu :"On échoue toujours à parler de ce qu'on aime"... De là à penser que c'est parce qu'on n'a pas aimé - oú assez aimé - sa propre jeunesse qu'on est si prolixe sur le sujet... pour paraphraser Barthes encore, il s'agit de parvenir à engager un long travail de retrouvailles. Opérer en soi le retour d'une âme trop longtemps absentée. Le plus souvent parce que nous l'avons chassée... Partir du journal intime pour tenter de le faire devenir une œuvre qui puisse servir à ceux qui arriveront après nous et leur éviter les mêmes chutes et plus tard les mêmes regrets ?
Venise et son brouillard en tout cas m'aident à ne garder de cette introspection que l'utile. Beaucoup d'humilité, pas mal de doutes et une grande frayeur. Celle de se perdre, de vouloir faire de jolies phrases, élaborer des effets qui sonneraient faux, outrés. Mais la pulsion est incontrôlable en vérité. C'est de bonheur dont il s'agit. Paroles de passeur : l'acédie, ce vague à l'âme que nous ont légué les anciens, entraîne au malheur et, purtroppo, être malheureux se traduit le plus souvent par l'impossibilité de donner aux autres ! Que ceux qui ont quelque chose à dire s'expriment maintenant oú qu'ils se taisent à jamais.